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Date : 20210629


Dossier : T‑916‑19

Référence : 2021 CF 686

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

REDEEMER UNIVERSITY COLLEGE

demandeur

et

CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN‑D’ŒUVRE ET DU TRAVAIL)

défendeur

et

ALLIANCE DES CHRÉTIENS EN DROIT

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la ministre défenderesse a refusé une demande de financement présentée dans le cadre du programme Emplois d’été Canada 2019 au motif qu’elle n’établissait pas que le demandeur avait mis en œuvre des mesures pour créer un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination. Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la demande.

II. Faits

A. Contexte

[2] Le programme Emplois d’été Canada [EEC], une initiative fédérale destinée à financer des expériences de travail pour les jeunes et à appuyer des services communautaires, existe depuis de nombreuses années. Le programme visait initialement des étudiants, mais la catégorie des personnes admissibles a été élargie en 2019 [traduction] « pour aider les jeunes de 15 à 30 ans, en particulier ceux qui se heurtent à des obstacles à l’emploi, à obtenir des renseignements et à acquérir des compétences, une expérience de travail et les aptitudes nécessaires qui leur permettront d’intégrer avec succès le marché du travail ». Cet objectif est rempli par l’octroi de subventions salariales aux employeurs dont les programmes [traduction] « s’inscrivent dans un environnement respectueux des droits de tous les Canadiens ».

[3] Les objectifs du programme, tels qu’ils sont décrits dans le Guide du demandeur du programme EEC 2019 [le guide] sont d’offrir des expériences de travail de qualité aux jeunes; de répondre aux priorités nationales et locales afin d’améliorer l’accès au marché du travail pour les jeunes qui se heurtent à des obstacles particuliers; et d’offrir aux jeunes la possibilité de développer et d’améliorer leurs compétences.

[4] Pour être jugés admissibles au programme EEC, les projets devaient, suivant le guide, remplir les 15 exigences suivantes, que j’ai légèrement modifiées par souci de clarté :

1. La demande a été reçue avant la date limite;

2. La case d’attestation a été cochée;

3. La demande est dûment remplie;

4. L’employeur est admissible;

5. Les activités du projet sont admissibles;

6. Durée de l’emploi : De 6 à 16 semaines consécutives;

7. Heures de travail: L’emploi doit être à temps plein (c.‑à‑d. de 30 à 40 heures par semaine);

8. Autres sources de financement : L’organisme doit indiquer s’il recevra du financement provenant d’autres sources pour le placement demandé;

9. Salaire : Le salaire doit respecter les salaires minimums en vigueur;

10. Sommes dues au gouvernement du Canada : L’organisme doit déclarer toute somme due au gouvernement du Canada;

11. Santé et sécurité : L’organisme doit démontrer qu’il a mis en place des mesures appropriées pour sensibiliser les jeunes à l’égard des pratiques de santé et de sécurité au travail. Les pratiques de sécurité doivent être liées au type d’environnement de travail ainsi qu’aux activités et au type d’emploi précis. Service Canada évaluera chaque cas selon son mérite, en comparant les risques et les avantages pour les jeunes;

12. Pratiques de recrutement et milieu de travail : L’organisme doit démontrer qu’il a mis en place des mesures visant à assurer que les pratiques de recrutement et le milieu de travail sont exempts de harcèlement et de discrimination, notamment grâce à la sensibilisation et à des activités de prévention;

13. Supervision : L’organisme doit décrire le plan de supervision pour les jeunes et les activités proposées;

14. Mentorat : L’organisme doit décrire le plan de mentorat pour les jeunes et les activités proposées;

15. Résultats antérieurs : Le ministère examinera tous les dossiers associés à l’organisme afin de vérifier s’ils contiennent des preuves documentées d’ententes précédentes conclues avec le ministère qui rendraient la demande inadmissible (p. ex., irrégularités financières, préoccupations en matière de santé et de sécurité, résultats de projets antérieurs). Le ministère pourrait consulter l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet d’irrégularités financières antérieures.

[5] Une fois le projet jugé admissible, des critères d’évaluation et un système à points devaient servir à évaluer la qualité des projets qui étaient comparés à d’autres pour décider si le financement serait accordé.

[6] Redeemer University est un collège universitaire confessionnel et un organisme de bienfaisance enregistré à Hamilton (Ontario). Il s’agit d’une institution chrétienne réformée, ce qui signifie qu’elle est fidèle aux traditions et à la doctrine théologique de la confession chrétienne réformée à laquelle elle se rattache historiquement. Elle défend et fait sienne la vision de la morale sexuelle de l’Église réformée, selon laquelle l’activité sexuelle n’est permise que dans le cadre d’une union conjugale exclusive, pour la durée de la vie, entre un homme et une femme.

[7] De 2006 à 2017, le collège universitaire a demandé et obtenu un financement relatif au Programme EEC. En 2018, il a présenté une nouvelle demande sans toutefois inclure dans son formulaire l’attestation obligatoire requise cette année‑là parce qu’il estimait qu’elle était contraire à ses croyances et à ses valeurs religieuses. Sa demande EEC de 2018 a donc été refusée.

[8] En raison de la controverse ayant découlé de l’attestation obligatoire, celle‑ci a été retirée des exigences du programme en 2019 et remplacée par la déclaration suivante :

« Le financement du programme d’Emplois d’été Canada ne sera pas utilisé pour porter atteinte ou restreindre l’exercice de droits légalement protégés au Canada. »

[9] Aussi, une nouvelle question a été rajoutée au formulaire de demande : les organismes devaient expliquer comment ils mettraient en œuvre un milieu de travail sûr, inclusif et exempt de harcèlement et de discrimination (p. ex., dans leurs pratiques de recrutement, politiques, directives). Les exigences d’admissibilité obligeaient également les organismes à démontrer qu’ils avaient mis en œuvre des mesures visant à assurer des pratiques de recrutement et un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination, par exemple grâce à des activités de sensibilisation et de prévention.

[10] Les demandes EEC ont fait l’objet d’un examen interne par Emploi et Développement social Canada [EDSC] conformément aux directives opérationnelles [les directives]. Celles‑ci enjoignaient aux agents du programme EEC d’évaluer les risques [traduction] « afin de s’assurer que les jeunes ne sont pas soumis à des milieux de travail peu sûrs, non inclusifs ou malsains ». Les agents du programme étaient chargés d’examiner des informations du domaine public ainsi que les renseignements provenant des formulaires de demande actuels et antérieurs. Les demandes très à risque d’être jugées inadmissibles par un agent du programme devaient être déférées devant un comité de renvoi chargé d’examiner ces préoccupations.

[11] Le 17 janvier 2019, Redeemer University a rempli une demande au titre du programme EEC 2019 sollicitant une somme de 104 187 $ destinée à financer 11 emplois. Le 27 février suivant, la demande jugée à haut risque, en raison de renseignements sur le site Web du collège universitaire remontant à 2011‑2012 et à 2014‑2015 et d’un article récent sur les institutions confessionnelles, a été déférée devant le comité de renvoi. Le dossier certifié du tribunal [DCT] soumis à la Cour ne fournit pratiquement aucune information sur l’examen de l’affaire mené par le comité.

[12] Conformément aux directives, EDSC a envoyé une lettre de demande de précisions concernant des renseignements manquants datée du 7 mars 2019, sollicitant des clarifications ou des renseignements supplémentaires sur les pratiques que Redeemer University avait mises en œuvre pour assurer un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement et de discrimination. La lettre demandait en particulier des renseignements et (ou) des précisions sur les sujets suivants :

Les mesures mises en œuvre pour assurer un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination

Renseignements supplémentaires et (ou) autres : Veuillez fournir des précisions ou des renseignements supplémentaires sur les pratiques que vous avez mises en œuvre pour assurer un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement et de discrimination. Suivant le guide du demandeur du programme Emplois d’été Canada, vous devez démontrer que vous avez mis en œuvre des mesures visant à assurer des pratiques de recrutement et un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination, par exemple au moyen d’activités de sensibilisation et de prévention. Les projets et activités inadmissibles comprennent notamment ceux qui restreignent l’accès aux programmes, aux services ou à l’emploi, ou qui discriminent autrement, contrairement aux lois en vigueur, sur la base de motifs de distinction illicites, y compris le sexe, les caractéristiques génétiques, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, l’incapacité mentale ou physique, l’orientation sexuelle, ou l’identité ou expression de genre.

[13] Le 8 mars 2019, Redeemer University a répondu à la lettre concernant les renseignements manquants en fournissant au Programme EEC deux documents : 1) Politiques et procédures en matière de harcèlement et de discrimination et 2) Formation en matière de santé et de sécurité.

[14] Le 15 mars 2019, le sous‑ministre adjoint régional d’EDSC pour l’Ontario a approuvé un mémoire recommandant que Redeemer University soit jugé inadmissible à recevoir le financement demandé, et ce, pour un motif lié au harcèlement et à la discrimination. Le mémoire contient des renseignements inexacts concernant la demande et le financement sollicité. Bien que cela puisse signaler une certaine négligence dans l’examen de la demande, cet aspect n’est autrement pas pertinent au regard de la décision.

[15] Le 2 mai 2019, le défendeur a rendu sa décision indiquant que la demande de Redeemer University a été jugée inadmissible parce qu’elle ne démontrait pas que des mesures avaient été mises en œuvre pour assurer un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination. Cette décision est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

[16] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision au motif qu’il a été privé d’équité procédurale et que la décision porte atteinte à ses droits protégés par les alinéas 2a), 2b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [Charte].

[17] Dans une ordonnance datée du 13 novembre 2020, l’Alliance des Chrétiens en Droit a obtenu l’autorisation, aux termes de l’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, d’intervenir dans la demande pour présenter des observations sur le principe constitutionnel de la neutralité de l’État.

III. Questions en litige

A. Requêtes en radiation et en admission de nouveaux éléments de preuve

[18] Le demandeur a introduit des requêtes préliminaires avant l’audience pour faire radier les affidavits de deux sociologues soumis par le défendeur à l’appui de ses positions sur les questions liées à la Charte. Ces affidavits fournissaient l’avis des déposants concernant l’incidence négative de la discrimination de certains employeurs sur les personnes LGBTQ2 au Canada. Ces opinions ne concernaient pas directement la décision faisant l’objet du contrôle et étaient en grande partie inspirées d’affidavits soumis par les déposants dans d’autres instances. Lors de leur contre‑interrogatoire, les déposants ont reconnu qu’ils n’avaient aucune connaissance de l’affaire en dehors des renseignements limités que leur avaient fournis les avocats de la défenderesse.

[19] Le demandeur a également présenté une requête, quatre jours avant l’audience, en vue de produire de nouveaux éléments de preuve au titre de l’article 312 des Règles des Cours fédérales, concernant une décision rendue par le programme EEC à l’égard de sa demande de financement de 2020. D’après lui, la décision rendue en 2020 contredisait celle de 2019 et permettait à la Cour de décider si la première décision était raisonnable et conforme à la Charte.

[20] Ayant entendu les arguments à l’appui de ces requêtes au début de l’audience, j’ai décidé que je n’autoriserais pas l’admission de la nouvelle preuve concernant la décision de 2020. Le contrôle judiciaire d’une décision se limite généralement au dossier dont disposait le décideur, sous réserve de certaines exceptions qui, selon moi, ne trouvaient pas ici à s’appliquer : Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 au para 4. L’affidavit produit concernait une décision différente, était daté d’une année différente et se rapportait à un dossier différent.

[21] Quant à la preuve par affidavit soumise par le défendeur, j’ai exprimé des doutes quant à la pertinence des opinions formulées au regard de l’affaire en l’espèce, mais j’ai différé ma décision sur l’admissibilité jusqu’à la fin des plaidoiries et de mon examen du bien‑fondé de la demande. Leur pertinence, si tant est qu’ils en aient une, se limitait aux questions liées à la Charte et cette preuve aurait pu fournir à la Cour un certain contexte quant à l’exigence d’admissibilité en cause. Compte tenu de la décision que j’ai rendue, les affidavits n’ont aucune incidence sur l’issue.

B. Questions de fond

[22] Voici les questions de fond soulevées par la présente demande :

  1. Quelle est la norme de contrôle appropriée?

  2. La ministre a‑t‑elle enfreint les règles de l’équité procédurale lorsqu’elle a rendu sa décision?

  3. Si la décision était équitable sur le plan procédural, a‑t‑elle porté atteinte aux droits de RedeemerUniversity protégés par les alinéas 2a), 2b) et 2d) de la Charte?

  4. Si elle a porté atteinte aux droits de RedeemerUniversity protégés par la Charte, la décision a‑t‑elle permis d’atteindre un équilibre proportionné entre les intérêts de RedeemerUniversity protégés par la Charte et les objectifs du programme EEC 2019?

[23] Pour les motifs que je fournirai ci‑après, j’ai conclu que la présente affaire ne se prêtait pas à un examen par la Cour des questions liées à la Charte soulevées par le demandeur, attendu que la demande peut être tranchée uniquement à l’égard du motif de l’équité procédurale.

IV. Analyse

A. Quelle est la norme de contrôle appropriée?

[24] Le demandeur m’exhorte à appliquer la norme de la décision correcte aux questions qu’il a soulevées à l’égard de la Charte. D’après Redeemer, même si la Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] que la norme de la décision raisonnable était présumée s’appliquer au contrôle de décisions administratives, la présomption peut être réfutée lorsque la règle de droit l’exige. Toujours d’après Redeemer, la règle de droit exige ici d’appliquer la norme de la décision correcte attendu que l’affaire faisant l’objet du contrôle soulève des questions constitutionnelles ainsi que des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[25] Pour le défendeur, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer lorsque la Cour se demande si une décision atteste un équilibre proportionné entre des droits protégés par la Charte est celle de la décision raisonnable, comme le confirme l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré]. La Cour suprême a établi une distinction entre les affaires dans lesquelles l’effet de la décision administrative sous contrôle est de limiter de manière injustifiable des droits protégés par la Charte (comme dans l’arrêt Doré) et celles dans lesquelles la question sous contrôle est de savoir si une disposition de la loi constitutive du décideur contrevient à la Charte.

[26] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la présente affaire ne soulève aucune question de droit de portée générale pour le système juridique dans son ensemble.

[27] La décision contestée concerne essentiellement un processus administratif d’attribution de fonds à un nombre restreint d’organismes relevant d’un groupe beaucoup plus large de demandeurs, en fonction de critères d’admissibilité fixés par la ministre. Même si la décision peut faire intervenir des intérêts du demandeur protégés par la Charte, cela ne suffit pas à qualifier les enjeux soulevés en l’espèce de questions de portée générale pour le système juridique.

[28] Comme l’a estimé la Cour suprême dans l’arrêt Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33 [Trinity Western], les décisions administratives discrétionnaires qui font entrer la Charte en jeu sont contrôlées selon le cadre de droit administratif fixé dans l’arrêt Doré : Vavilov au para 57.

[29] Suivant ce cadre, notre Cour est tenue 1) de se demander si la décision administrative fait intervenir la Charte en restreignant des droits qu’elle protège; et 2) le cas échéant, de se demander, au moment d’évaluer l’incidence sur le droit pertinent protégé par la Charte à la lumière de la nature de la décision et du contexte législatif et factuel, si la décision atteste un équilibre proportionné des droits en cause protégés par la Charte.

[30] La norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale : Girouard c Canada (Procureur général), 2020 CAF 129 au para 38. La Cour qui effectue un contrôle selon cette norme décide elle‑même si le processus administratif satisfaisait au niveau d’équité requis dans toutes les circonstances : Hood c Canada (Procureur général), 2019 CAF 302 au para 25; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Hughes c Canada (Procureur général), 2021 CF 147 au para 50.

B. La ministre a‑t‑elle enfreint les règles de l’équité procédurale lorsqu’elle a rendu sa décision?

[31] Comme l’a estimé la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], le fait qu’une décision soit administrative et touche les droits, les privilèges ou les biens d’une personne suffit pour entraîner l’application de l’obligation d’équité. Cette obligation est souple et variable et repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés : Baker au para 22.

[32] Plusieurs facteurs sont pertinents pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les termes de la loi régissant l’organisme; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même : Baker aux para 23‑28.

[33] L’idée sous‑jacente à tous ces facteurs est la suivante : les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur : Baker au para 22.

[34] Les parties conviennent que l’équité procédurale exige que les parties soient avisées des arguments à réfuter et qu’elles aient l’occasion de porter à l’attention du décideur des éléments de preuve pertinents : Vakulenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 667 au para 16.

[35] Le défendeur soutient que la ministre a totalement respecté son obligation d’équité procédurale, attendu qu’EDSC a publié des critères clairs aux fins de la décision, a avisé le demandeur de ses préoccupations, a réitéré qu’il incombait à Redeemer de satisfaire aux critères et lui a donné une autre occasion de fournir des observations. Subsidiairement, le défendeur affirme que, si l’équité procédurale n’a pas été respectée, cette atteinte était mineure et n’a pas influé sur l’issue de manière importante.

[36] À mon avis, contrairement à ce qu’affirme le défendeur, la ministre n’a pas donné avis des arguments à réfuter pas plus qu’elle n’a donné au demandeur l’occasion de porter à l’attention du décideur des éléments de preuve pertinents. En effet, rien dans la lettre concernant les renseignements manquants n’indique que la ministre estimait que Redeemer University se livrait à une discrimination illicite ou qu’elle contestait l’une des politiques de ce collège.

[37] La lettre concernant les renseignements manquants sollicite simplement des précisions ou des renseignements supplémentaires concernant les pratiques mises en œuvre pour assurer un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement et de discrimination. Elle ne divulgue pas que la ministre a conclu, en se basant sur des renseignements trouvés sur Internet, que Redeemer University n’avait pas mis en œuvre de mesures visant à assurer un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination. En d’autres mots, le demandeur n’avait aucun moyen de connaître les arguments qu’il devait réfuter, car la lettre concernant les renseignements manquants semblait remettre en cause le caractère suffisant des renseignements fournis dans la demande, et non l’adéquation des politiques même de Redeemer ou leur application.

[38] Sans ces renseignements, il était impossible au demandeur de savoir que la ministre souhaitait obtenir des observations sur le caractère adéquat ou l’application de ses politiques et qu’il devait fournir des éléments de preuve pertinents portant directement sur les préoccupations de la ministre.

[39] Quant à la question de savoir si ces politiques étaient adéquates, le DCT ne révèle aucune tentative de la part d’EDSC d’évaluer raisonnablement la demande en s’appuyant sur son contenu ou sur la preuve extrinsèque qu’elle permettait de recueillir. Si le décideur craignait que Redeemer ne se livre à une discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, aucune preuve au dossier n’en faisait état. Je note par exemple que la demande faisait expressément référence aux jeunes LGBTQ2 ciblés par les activités de recrutement de Redeemer, mais ce renseignement ne semble pas avoir été porté à l’attention du comité de renvoi ou du décideur. Il n’en est fait aucune mention dans le DCT, sauf dans la demande de financement elle‑même. La preuve extrinsèque invoquée par l’agent du programme et transmise au comité de renvoi était composée de quelques pages du site Web datant de 2011‑2012 et de 2014‑2015 ainsi que d’un article plus récent issu d’un magazine appelé Religion News, contenant un paragraphe sur Redeemer, lequel indiquait que l’institution procédait à l’examen de ses politiques.

[40] Voici ce qui semble s’être produit : l’agent du programme d’EDSC chargé d’examiner la demande a effectué une recherche sommaire sur Internet pour trouver des renseignements concernant les politiques et les pratiques de Redeemer; il a déniché quelques pages sur son approche confessionnelle en matière d’éducation et les a soumises au comité de renvoi comme preuve de l’inadmissibilité de Redeemer. La lettre concernant les renseignements manquants n’attestait pas selon moi une tentative sincère d’obtenir des précisions ou d’autres renseignements du demandeur, attendu qu’elle n’abordait pas les réelles préoccupations nourries par le défendeur. Ces préoccupations se rapportaient aux convictions indubitablement sincères de la communauté du demandeur quant à la nature du mariage. Plus important encore, le défendeur n’a pas donné au demandeur la possibilité de démontrer en quoi ces convictions n’étaient pas à l’origine de pratiques discriminatoires. La lettre a simplement été envoyée automatiquement pour créer une apparence d’équité, et non pour faire preuve d’équité en soi.

[41] Par conséquent, la ministre a contrevenu à son obligation d’équité procédurale lorsqu’elle a manqué d’aviser le demandeur des arguments qu’il devait réfuter et de lui donner l’occasion de fournir des éléments de preuve pertinents. Je suis donc convaincu qu’il doit être fait droit à la demande pour ce motif.

C. Les questions liées à la Charte

[42] Le demandeur fait valoir que la décision a porté atteinte à ses droits protégés par les alinéas 2a), 2b) et 2d) de la Charte et que cette atteinte n’attestait pas un équilibre proportionné entre ses intérêts au titre de la Charte et les objectifs du programme EEC 2019. D’après lui, la décision contrevenait plutôt à la liberté religieuse de Redeemer et au principe de neutralité de l’État dans les affaires religieuses.

[43] À première vue, le dossier semblait pouvoir confirmer que les fonctionnaires administrant le programme EEC avaient fait preuve de discrimination envers Redeemer. Le fait que Redeemer a clairement été identifié comme un candidat potentiellement à haut risque uniquement sur la base d’un examen sommaire de quelques pages Web et d’un article de magazine le confirme dans une certaine mesure. Malheureusement, la Cour n’est pas très certaine de comprendre ce qui s’est produit par la suite et ne peut conjecturer sur ce qui s’est passé devant le comité de renvoi.

[44] Bien que l’Alliance des Chrétiens en Droit n’ait pas pris position quant au fond de la présente affaire, elle a soumis des observations sur le principe de la neutralité de l’État, conformément à l’ordonnance lui octroyant le statut d’intervenante.

[45] Le défendeur soutient que, si la Cour fait droit à la demande pour des motifs d’équité procédurale, elle ne devrait pas trancher les questions liées à la Charte, mais faire preuve d’une certaine retenue judiciaire conformément à la mise en garde formulée par la Cour suprême du Canada dans de nombreux arrêts.

[46] Dans l’arrêt Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 105, la Cour d’appel fédérale a décrit en ces termes le principe de retenue judiciaire dans la résolution de questions constitutionnelles :

Il est bien établi que, dans les affaires où une question peut être tranchée en fonction d’un motif d’ordre non constitutionnel, la voie de la retenue judiciaire consiste à disposer de l’affaire en fonction de ce motif précis (voir Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, 1995 CanLII 86, aux paragraphes 6 à 9; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pages 361 à 367, 1989 CanLII 26). Comme le fait observer Peter Hogg, en choisissant cette solution, [traduction] « [l]e tribunal peut ainsi trancher le litige entre les parties en évitant les répercussions des décisions constitutionnelles sur les pouvoirs des organes législatif ou exécutif du gouvernement » (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. (Toronto, Thomson Reuters, 2007) (supplément sur feuilles mobiles, 2019), ch. 59, p. 59‑22.

[47] Je conviens avec le défendeur que la Cour devrait éviter de se prononcer sur des questions liées à la Charte si cela n’est pas nécessaire pour statuer sur une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur ne devrait guère se réjouir de cette conclusion. Rien dans le dossier limité concernant le processus décisionnel n’indique qu’il s’est délibérément efforcé de considérer la liberté de religion, d’expression ou d’association de Redeemer dans l’examen de sa demande. S’il était établi dans une autre affaire que des fonctionnaires avaient fait preuve de discrimination dans l’administration de programmes de financement contre des institutions confessionnelles en raison des convictions religieuses sincères de leur communauté, une conclusion d’atteinte à la Charte pourrait très bien en résulter. Ces institutions doivent non seulement être traitées avec l’équité procédurale voulue, mais aussi dans le respect de leurs droits protégés par la Charte.

V. Conclusion

[48] Comme je l’ai déjà indiqué, je suis convaincu que le défendeur a manqué à l’équité procédurale lorsqu’il a rejeté la demande de financement du demandeur relative au programme EEC en 2019. Cette atteinte découlait d’un examen sommaire des documents de la demande et de certains éléments extrinsèques. Aucun effort raisonnable n’a été déployé pour obtenir des précisions ou des renseignements supplémentaires concernant les préoccupations ayant amené le défendeur à estimer que la demande était à [traduction] « haut risque ». Pour ce motif, il doit être fait droit à la présente demande.

[49] Il ne sert à rien de renvoyer l’affaire pour réexamen attendu que le programme de 2019 a expiré. Mais la Cour doit rendre une déclaration portant que la décision n’a pas respecté l’équité procédurale et le demandeur se verra adjuger ses dépens sur la base d’une indemnisation totale.


JUGEMENT dans le dossier T‑916‑19

LA COUR STATUE :

  1. Il est fait droit à la demande et les dépens sont adjugés sur la base d’une indemnisation totale.

  2. La Cour déclare que le demandeur a été privé d’équité procédurale par le défendeur lors de l’examen de sa demande de financement relative au programme Emplois d’été Canada présentée en 2019.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑916‑19

INTITULÉ :

REDEEMER UNIVERSITY COLLEGE c CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN‑D’OEUVRE ET DU TRAVAIL) et ALLIANCE DES CHRÉTIENS EN DROIT

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 avril 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE juge MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2021

COMPARUTIONS :

Albertos Polizogopoulos

John Sikkema

pour le demandeur

Kerry Bond

Jennifer Lee

Keelan Sinnot

pour le défendeur

Derek Ross

Benjamin Ferland

Sarah Mix‑Ross

pour l’intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vincent Dagenais Gibson, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

pour le défendeur

Ferland Law

Edmonton (Alberta)

pour l’intervenante

 

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