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Date : 20210629


Dossier : T‑918‑19

Référence : 2021 CF 687

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

BCM INTERNATIONAL CANADA INC.

demanderesse

et

CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI,

DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN‑D’ŒUVRE

ET DU TRAVAIL)

ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

et

ALLIANCE DES CHRÉTIENS EN DROIT

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] BCM International [BCM] sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’Emploi et Développement social Canada [EDSC], datée du 2 mai 2019, rejetant sa demande de financement pour Mill Stream Bible Camp, dans le cadre du programme Emplois d’été Canada [EEC] de 2019. La demanderesse affirme que la décision est déraisonnable, inéquitable sur le plan procédural et contraire aux alinéas 2a) et d) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, art 35, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. Comme il est expliqué ci‑dessous, la Cour refuse de se pencher sur les questions relatives à la Charte soulevées par la demanderesse. Toutefois, je me prononcerai sur le caractère raisonnable de la décision, qui, à mon avis, ne satisfaisait pas à la norme attendue.

II. Le contexte

[3] BCM, une organisation confessionnelle, exploite le Mill Stream Bible Camp situé près d’Omemee, en Ontario. Elle offre des camps d’été d’une semaine pendant les mois de juillet et d’août pour les jeunes âgés de 5 à 15 ans. Les camps visent à développer le christianisme chez les jeunes ainsi que les compétences en leadership chez les jeunes et les adultes, grâce à des expériences spirituelles, physiques, mentales et sociales au sein d’un milieu de camping et au moyen de ses programmes estivaux.

[4] Entre 2011 et 2017, BCM avait déjà fait la demande de financement dans le cadre du programme EEC, et avait obtenu un tel financement. En 2018, BCM a présenté une nouvelle demande, mais n’a pas joint au formulaire de demande l’attestation exigée cette année‑là. BCM et d’autres demandeurs potentiels ont jugé que l’attestation était contraire à leurs croyances et à leurs valeurs religieuses. Par conséquent, la demande que BCM a présentée à EEC en 2018 a été rejetée. En raison de la controverse et des litiges connexes ayant découlé de l’attestation obligatoire, celle‑ci ne figurait pas dans les exigences d’EEC de 2019.

[5] Selon la description du défendeur, le programme EEC de 2019 est une initiative visant [traduction] « à aider les jeunes âgés de 15 à 30 ans, en particulier ceux qui font face à des obstacles à l’emploi – à acquérir les compétences, les aptitudes et l’expérience de travail dont ils ont besoin pour réussir leur transition vers le marché du travail ». Pour ce faire, il accorde des subventions salariales aux employeurs dont les programmes [traduction] « se déroulent dans un environnement qui respecte les droits de tous les Canadiens et Canadiennes ».

[6] Pour être admissibles au programme EEC 2019, les projets devaient répondre à 15 exigences. Voici ces exigences, qui ont été légèrement révisées pour en améliorer la clarté :

1. La demande est reçue au plus tard à la date limite;

2. Attestation cochée;

3. Demande complète;

4. Admissibilité de l’employeur;

5. Admissibilité du projet;

6. Durée de l’emploi : de 6 à 16 semaines consécutives;

7. Heures de travail : temps plein exigé (c.‑à‑d. de 30 à 40 heures par semaine);

8. Autres sources de financement : l’organisation doit déclarer si elle recevra un financement d’autres sources pour l’emploi;

9. Salaire : le salaire doit respecter les exigences en matière de salaire minimum;

10. Somme due au gouvernement du Canada : l’organisation doit déclarer toute somme due au gouvernement du Canada.

11. Santé et sécurité : l’organisation doit démontrer qu’elle a pris des mesures pour sensibiliser les jeunes aux pratiques de santé et de sécurité dans l’environnement de travail. Les mesures de santé et de sécurité doivent correspondre au type d’environnement de travail ainsi qu’au type et aux activités de l’emploi. Service Canada évaluera chaque cas en fonction du mérite, en comparant les risques et les avantages pour le jeune;

12. Pratiques d’embauche et milieu de travail : l’organisation doit démontrer qu’elle a pris des mesures pour garantir que ses pratiques d’embauche et l’environnement de travail sont exempts de harcèlement et de discrimination, comme des activités de sensibilisation et de prévention;

13. Supervision : l’organisation doit décrire le plan de supervision des jeunes et les activités professionnelles proposées;

14. Mentorat : l’organisation doit décrire le plan de mentorat des jeunes et les activités professionnelles proposées;

15. Résultats antérieurs : le ministère examinera tous les dossiers liés à l’organisation pour vérifier s’il existe des preuves documentées provenant d’ententes antérieures avec le ministère qui rendraient la demande inadmissible (p. ex., irrégularités financières, problèmes de santé et de sécurité ou résultats de projets antérieurs). Le ministère pourrait consulter l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet d’irrégularités financières antérieures.

[7] Une fois le projet jugé admissible, les critères d’évaluation et un système de points devaient servir à apprécier la qualité des projets par rapport à d’autres projets, afin de décider de l’octroi du financement.

[8] Le Guide du demandeur établissait sept catégories de projets non admissibles :

  1. les projets constitués d’activités qui se déroulent à l’extérieur du Canada;

  2. les activités qui contribuent à la prestation d’un service personnel à l’employeur;

  3. les activités politiques partisanes;

  4. les activités de collecte de fonds pour couvrir les coûts salariaux du jeune participant; ou

  5. les projets et activités qui :

a) restreignent l’accès aux programmes, aux services ou à l’emploi, ou qui font autrement preuve de discrimination, contrairement aux lois applicables, sur la base de motifs illicites, notamment le sexe, les caractéristiques génétiques, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la déficience mentale ou physique, l’orientation sexuelle, ou l’identité ou l’expression de genre;

b) prônent l’intolérance, la discrimination et/ou les préjugés;

c) contribuent activement à porter atteinte ou à restreindre l’accès aux femmes aux services de santé sexuelle et reproductive.

[9] Le 2 janvier 2019, BCM a rempli une demande pour le Mill Stream Bible Camp dans le cadre du programme EEC 2019, demandant 45 600 $ pour financer six emplois. Le 27 février 2019, conformément à ses processus, EDSC a envoyé à BCM une lettre concernant des renseignements manquants, pour obtenir plus de renseignements ou des précisions sur les pratiques de BCM en matière de santé et de sécurité au travail. BCM a répondu le 4 mars 2019 en fournissant une liste des séances de formation sur la santé et la sécurité offertes à ses employés.

[10] Le 28 février 2019, une deuxième lettre concernant des renseignements manquants a été envoyée à BCM. Dans cette lettre, EDSC a demandé des renseignements additionnels sur la durée et sur la rémunération offerte pour toute la formation obligatoire concernant les emplois demandés. BCM a répondu que tous les postes nécessiteraient au moins cinq jours de formation rémunérée au même taux que celui que recevrait le personnel d’EEC, si la subvention était approuvée. Le 5 mars 2019, EDSC a envoyé un courriel à BCM afin d’obtenir les dates de la formation de cinq jours, et ce, pour chaque poste. BCM a envoyé les dates le 8 mars 2019.

[11] Le 15 mars 2019, le sous‑ministre adjoint (SMA) régional d’EDSC, Ontario, a approuvé une recommandation visant à déclarer BCM inadmissible au projet ou à l’emploi, soit la cinquième catégorie de non‑admissibilité mentionnée plus haut. La note de service au SMA contient des renseignements inexacts au sujet du financement demandé. Bien que cela puisse refléter une certaine négligence dans le traitement de la demande, ce n’est pas par ailleurs important au regard de la présente décision.

[12] Le 2 mai 2019, EDSC a rendu sa décision, affirmant que la demande de BCM était jugée inadmissible, car son projet [traduction] « restrei[gnait] l’accès aux programmes, aux services ou à l’emploi, ou fai[sait] autrement preuve de discrimination, contrairement aux lois applicables, sur la base de motifs illicites, notamment le sexe, les caractéristiques génétiques, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la déficience mentale ou physique, l’orientation sexuelle, ou l’identité ou expression de genre ». Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Les questions en litige

[13] Les questions suivantes sont en litige dans la présente demande :

  • 1) Quelle norme de contrôle convient‑il d’appliquer?

  • 2) Le ministre a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en rendant sa décision?

  • 3) Si la décision était équitable sur le plan de la procédure, était‑elle raisonnable?

  • 4) Le ministre a‑t‑il porté atteinte aux droits de BCM garantis par les alinéas 2a) et d) de la Charte? Dans l’affirmative, la décision a‑t‑elle établi un équilibre proportionnel entre les droits de BCM garantis par la Charte et les objectifs du programme EEC de 2019?

IV. Analyse

A. Quelle norme de contrôle convient‑il d’appliquer?

[14] La demanderesse a exhorté la Cour à analyser la décision en fonction de la Charte, et a affirmé qu’il y avait un déni de ses droits fondamentaux. L’intervenante, bien qu’elle n’ait pas pris position sur l’issue de la présente demande, a abordé le principe de la neutralité de l’État dans ses observations écrites et orales.

[15] Les tribunaux devraient éviter d’effectuer une analyse en fonction de la Charte lorsqu’une affaire peut être tranchée sur d’autres motifs. Dans l’arrêt Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 105, la Cour d’appel fédérale a décrit le principe de retenue judiciaire pour trancher les questions constitutionnelles de la manière suivante :

Il est bien établi que, dans les affaires où une question peut être tranchée en fonction d’un motif d’ordre non constitutionnel, la voie de la retenue judiciaire consiste à disposer de l’affaire en fonction de ce motif précis (voir Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, 1995 CanLII 86, aux paragraphes 6 à 9; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pages 361 à 367, 1989 CanLII 26). Comme le fait observer Peter Hogg, en choisissant cette solution, [traduction] « [l]e tribunal peut ainsi trancher le litige entre les parties en évitant les répercussions des décisions constitutionnelles sur les pouvoirs des organes législatif ou exécutif du gouvernement » (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. (Toronto, Thomson Reuters, 2007) (supplément sur feuilles mobiles, 2019), ch. 59, p. 59‑22. […]

[16] Dans la présente affaire, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est la norme de la décision raisonnable. Tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], il existe une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à la majorité des catégories de questions dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[17] Comme le déclare la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision. Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec une « attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion : Vavilov, au para 84.

[18] Les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie : Vavilov, au para 95.

[19] Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative : Vavilov, au para 96.

[20] Les questions qui ont trait à l’équité procédurale sont soumises à la norme de la décision correcte : Girouard c Canada (Procureur général), 2020 CAF 129 au para 38. La cour de révision doit déterminer elle‑même si le processus administratif a satisfait aux critères d’équité dictés par les circonstances : Hood c Canada (Procureur général), 2019 CAF 302 au para 25; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Hughes c Canada (Procureur général), 2021 CF 147.

B. Le ministre a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en rendant sa décision?

[21] Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême a fourni une liste non exhaustive de facteurs ayant une incidence sur le contenu de l’obligation d’équité procédurale : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les termes de la loi régissant l’organisme; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; (5) les choix de procédure que le décideur fait.

[22] L’idée sous‑jacente aux facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, aux para 22‑28, est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur : Baker, au para 22. Les droits de participation exigent un avis de la preuve à réfuter et l’occasion de porter à l’attention du décideur des éléments de preuve pertinents : Vakulenko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 667 au para 16.

[23] La demanderesse prétend qu’il ne s’agissait pas d’une décision discrétionnaire, mais bien d’une décision visant à établir si le candidat avait restreint l’accès à ses programmes ou s’il avait fait preuve de discrimination, contrairement aux lois applicables, sur la base de motifs illicites. En l’espèce, la décision était importante pour la demanderesse et d’autres, car elle a privé BCM de la possibilité de recevoir jusqu’à 45 600 $ en subventions d’EEC et a fait en sorte que plus d’une douzaine d’enfants n’ont pas pu participer au camp cet été‑là.

[24] Étant donné que le ministre a échangé avec BCM sur la question de savoir si des salaires seraient versés pour la formation du personnel, la demanderesse affirme qu’elle s’attendait légitimement à ce que le ministre pose des questions semblables au sujet de toute autre préoccupation qu’il pourrait avoir à l’égard de la demande et donne à BCM l’occasion de répondre. Plus particulièrement, la demanderesse fait valoir que ces préoccupations étaient des allégations de discrimination.

[25] Le défendeur fait valoir que le ministre devait à BCM un faible degré d’équité procédurale, parce que a) la décision était principalement administrative et non contradictoire; b) la décision portait sur le financement discrétionnaire du gouvernement; c) le ministre a rendu la décision en vertu d’un vaste pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34; d) le ministre a rendu la décision dans le contexte d’un important programme de financement gouvernemental exigeant plus de 40 000 décisions dans un délai relativement court; e) la seule incidence directe sur BCM était d’ordre financier; f) le ministre a établi et suivi un processus équitable pour l’examen des demandes.

[26] En l’espèce, le ministre n’a pas donné avis de la preuve à réfuter ni donné à la demanderesse l’occasion de présenter des éléments de preuve pertinents à l’attention du décideur. Cela s’explique par le fait que rien dans la correspondance entre BCM et EDSC n’aurait pu amener la demanderesse à croire que le projet Mill Stream pourrait être jugé inadmissible en raison du fait qu’il serait discriminatoire pour des motifs illicites. Selon la correspondance avec EDSC, le ministre avait certaines préoccupations au sujet des pratiques de BCM en matière de santé et de sécurité ainsi que de la rémunération pour une semaine de formation, mais rien dans la correspondance ne donne à entendre que la discrimination constituait un problème.

[27] Il était clair, aux termes des Directives opérationnelles d’EDSC relatives au programme EEC, que le ministre devait envoyer une lettre concernant des renseignements manquants s’il avait des préoccupations au sujet de toute exigence d’admissibilité, ce qu’il n’a pas fait. Le fait que la décision relative à l’admissibilité était définitive donne plus d’importance à l’exigence d’avis et à la possibilité de se faire entendre.

[28] Par conséquent, le ministre a manqué à son obligation en matière d’équité procédurale lorsqu’il a omis d’aviser la demanderesse de la preuve à réfuter et ne lui a pas donné l’occasion de présenter des éléments de preuve pertinents. À mon avis, cette conclusion est suffisante pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, au cas où ma conclusion serait erronée, je juge approprié de formuler d’autres commentaires sur le caractère raisonnable de la décision.

C. Si la décision était équitable sur le plan de la procédure, était‑elle raisonnable?

[29] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable, parce que rien dans le dossier certifié du tribunal n’indique que quiconque participant au processus décisionnel a examiné la question de savoir si Mill Stream Bible Camp avait fait preuve de discrimination en matière d’emploi, contrairement aux lois applicables.

[30] Le défendeur prétend que la décision était hautement discrétionnaire, en ce sens qu’elle était fondée sur l’opinion stratégique du ministre sur les organismes les mieux placés pour offrir aux jeunes, y compris les jeunes LGBTQ2, l’expérience d’emploi la plus favorable et la plus inclusive.

[31] Je ne suis pas d’accord pour dire que la décision était hautement discrétionnaire, compte tenu du cadre élaboré et détaillé par EDSC qui régissait la décision d’admissibilité au programme EEC. La décision a eu une incidence, comme l’ont fait valoir les avocats de la demanderesse, sur le droit d’être évalué dans le cadre d’autres projets admissibles. Cette étape du processus aurait été hautement discrétionnaire, mais BCM n’a jamais eu une chance équitable que sa demande soit examinée à son mérite.

[32] Le dossier dans la présente instance donne à entendre que la demande pour le camp de BCM à Omemee a été confondue avec celle pour un autre camp de BCM en Nouvelle‑Écosse, dont les exploitants étaient considérés par les gestionnaires de programme comme ayant des [traduction] « croyances religieuses controversées ». Dans une tentative après coup visant à justifier la décision, le défendeur prétend qu’une demande présentée en 2018 pour le personnel du camp d’été de BCM révèle que des employés d’été potentiels ont été invités à révéler leurs croyances au sujet de l’homosexualité. Le défendeur prétend que cela était suffisant pour soulever des préoccupations selon lesquelles BCM pouvait faire preuve de discrimination à l’égard des jeunes LGBTQ2. Toutefois, rien dans le dossier n’indique que c’était le fondement de la décision d’exclusion. Si c’était le cas, cela mettrait clairement en jeu les droits de BCM garantis par la Charte.

[33] La déférence inhérente à la norme de la décision raisonnable se manifeste optimalement lorsqu’une décision administrative est justifiée de façon intelligible et transparente et que la juridiction de révision contrôle la décision à partir des motifs qui l’étayent : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 54. Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative : Vavilov, au para 96.

[34] De même, lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de la décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité : Vavilov, au para 98.

[35] En raison de la controverse générée par les exigences liées à l’admissibilité pour 2018 et les contestations juridiques qui en ont découlé, avant d’amorcer le processus de 2019, les fonctionnaires d’EDSC ont présenté au ministre deux options pour exclure des employeurs et des activités professionnelles : l’option A consistait à exclure certains employeurs en raison de leurs pratiques discriminatoires et l’option B consistait à exclure les projets et les activités professionnelles qui, entre autres choses, étaient discriminatoires [traduction] « contrairement aux lois applicables ». EDSC a estimé que l’option A aurait pour effet de rendre un plus grand nombre d’employeurs confessionnels inadmissibles et que ce n’était donc pas souhaitable. Selon eux, l’option B permettrait au ministère [traduction] « de prendre des décisions plus éclairées en matière d’admissibilité en tenant compte de la qualité du placement professionnel, en fonction des salaires offerts, des possibilités de perfectionnement des compétences, de la supervision et du mentorat, de la sécurité du milieu de travail ainsi que de l’inclusion et de la santé du milieu de travail ». Le ministre a choisi l’option B.

[36] Tout au long de l’examen relatif à l’admissibilité du projet Mill Stream, les fonctionnaires d’EDSC ont exprimé des préoccupations au sujet d’une semaine de formation non rémunérée, ce qui aurait contrevenu aux lois du travail de l’Ontario. Ils ont demandé des précisions sur les pratiques de la demanderesse en matière de santé et de sécurité au travail ainsi que sur la durée et la rémunération pour toute la formation obligatoire relative aux emplois demandés. Comme il a été mentionné ci‑dessus, ils n’ont jamais soulevé de préoccupations de discrimination auprès de la demanderesse, et il ne s’en trouve aucune dans le dossier certifié du tribunal.

[37] Le dossier est sans équivoque : le ministre n’a jamais examiné la question de savoir si le projet du Mill Stream de BCM était discriminatoire, contrairement aux lois applicables, pour des motifs illicites. Par conséquent, il était déraisonnable pour le ministre de conclure à l’inadmissibilité du projet du Mill Stream en raison de la discrimination. La décision ne précise pas en quoi le Mill Stream Bible Camp est discriminatoire, et le dossier n’aide pas à comprendre le raisonnement du décideur, sauf les références à une organisation associée en Nouvelle‑Écosse qui serait gérée par des personnes ayant des [traduction] « croyances religieuses controversées ». Il reste à examiner, peut‑être dans une autre affaire, si les fonctionnaires devraient fonder leurs conseils aux ministres quant aux programmes sur leurs opinions concernant ce qui constitue des [traduction] « croyances religieuses controversées ».

V. Conclusion

[38] Comme je l’ai mentionné précédemment, je conclus que la demanderesse a été privée d’équité procédurale dans l’examen de sa demande de financement, dans le cadre du programme EEC de 2019. Si ma conclusion est erronée, je conclus également que la décision était déraisonnable selon la norme que la Cour suprême du Canada a approuvée dans l’arrêt Vavilov. Pour les motifs mentionnés ci‑dessus, je refuse de me pencher sur les questions relatives à la Charte soulevées par la demanderesse.

[39] Le défendeur soutient, et je suis d’accord, que si la Cour devait trancher en faveur de la demanderesse, il n’y aurait aucun avantage pratique à renvoyer la demande pour nouvel examen, étant donné que le programme EEC de 2019 est terminé et que les fonds ont été déboursés. Cela pose la question de savoir quel redressement serait approprié.

[40] Dans les circonstances, j’estime qu’il est approprié de rendre un jugement déclaratoire portant que le défendeur a manqué à l’équité procédurale et a rendu une décision déraisonnable en niant à la demanderesse l’admissibilité au financement du programme EEC de 2019.

[41] Je suis également d’avis que les dépens liés à la présente demande devraient être adjugés à la demanderesse sur la base avocat‑client.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑918‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. Il est déclaré que la demanderesse a été privée d’équité procédurale dans l’examen de son admissibilité dans le cadre du programme Emplois d’été Canada 2019 financé par le défendeur;

  2. La décision de refuser à la demanderesse l’admissibilité au programme était déraisonnable;

  3. La demanderesse se voit adjuger les dépens sur la base avocat‑client.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑918‑19

INTITULÉ :

BCM INTERNATIONAL CANADA INC. c CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN‑D’ŒUVRE ET DU TRAVAIL) ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 29 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Marty Moore

Rod Wiltshire

POUR LA DEMANDERESSE

Kerry Boyd

Jennifer Lee

Keelan Sinnott

POUR LE DÉFENDEUR

Derek Ross

Sarah Mix‑Ross

Benjamin Ferland

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Justice Centre for Constitutional Freedoms

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

Ferland Law

Edmonton (Alberta)

POUR L’INTERVENANTE

 

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