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Date : 20210624

Dossier : IMM‑1506‑21

Référence : 2021 CF 664

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Damijida KAMBASAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur a été sommé de se présenter en vue de son renvoi au Nigeria, le pays de sa nationalité, prévu le 29 juin 2021. Il a présenté une requête en sursis de l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant le rejet de la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée depuis le Canada. La demande de contrôle judiciaire, qui a été mise en état, est en attente de la décision de la Cour à l’étape de l’autorisation.

[2] Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la requête.

II. CONTEXTE

[3] Le demandeur est né au Nigeria en octobre 1980. Il est entré au Canada en mai 2008 pour assister au mariage d’un ami.

[4] En janvier 2010, le demandeur a plaidé coupable de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur causant la mort et de conduite dangereuse d’un véhicule à moteur causant des lésions corporelles. Les infractions ont été commises le 19 octobre 2008. Le frère du demandeur, qui était l’un des passagers dans le véhicule que conduisait le demandeur au moment de l’accident, a été tué. Les autres passagers du véhicule ont été blessés. Le demandeur a été condamné, pour les deux chefs, à une peine concurrente d’emprisonnement de 15 mois. Il a aussi plaidé coupable d’une infraction connexe pour défaut de se conformer à un engagement. Il a été condamné, pour ce chef, à une peine concurrente d’emprisonnement de 30 jours.

[5] Avant ces plaidoyers de culpabilité, le demandeur avait, en septembre 2009, plaidé coupable de fraude portant sur une somme inférieure à 5 000 $, d’usage de faux et enfin d’entrave à un agent de la paix. Les faits à l’origine de l’accusation de fraude et d’usage de faux avaient consisté en une tentative du demandeur d’ouvrir un compte en banque au moyen d’un document contrefait. Les circonstances de l’accusation d’entrave à un agent de la paix ne sont pas révélées dans le dossier dont je dispose. Le demandeur a été condamné à un jour de détention à purger concurremment pour toutes les accusations, après s’être vu accorder un crédit pour 14 jours passés en détention provisoire. Il semble que le demandeur ait inscrit très tôt un plaidoyer de culpabilité.

[6] En raison de son casier judiciaire, le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité.

[7] Il a amorcé une demande de suspension du casier en vertu de l’article 3 de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C‑47. Cette demande est en suspens; il semble en effet qu’elle n’a pas été encore présentée en raison de délais dans l’obtention des documents nécessaires devant l’appuyer. Ces délais s’expliquent, du moins en partie, par la pandémie de COVID‑19 et par son incidence sur le fonctionnement quotidien des tribunaux.

[8] En mai 2013, le demandeur a été parrainé par son épouse d’alors en vue d’obtenir la résidence permanente.

[9] Par suite de la rupture de son mariage, le demandeur a abandonné la demande de parrainage conjugal pour plutôt présenter en novembre 2019, en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), une demande de résidence permanente depuis le Canada, en invoquant des considérations d’ordre humanitaire. La demande reposait principalement sur le degré d’établissement du demandeur au Canada, sur les difficultés auxquelles il serait confronté s’il devait retourner au Nigeria et sur l’intérêt supérieur de ses trois enfants nés au Canada. Les trois enfants sont maintenant âgés respectivement de 8, 6 et 3 ans. Ils vivent avec leur mère, mais le demandeur en partage la garde et la tutelle avec son ex‑épouse. Il bénéficie également de droits de visite (ou d’un « temps parental »).

[10] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été refusée par un agent d’immigration supérieur dans une décision datée du 5 janvier 2021. Dans une décision distincte, le même agent a refusé au demandeur un examen des risques avant le renvoi aux termes du paragraphe 112(1) de la LIPR. L’avocat du demandeur a confirmé que cette décision n’a pas été contestée par voie de contrôle judiciaire.

[11] Comme je l’ai mentionné, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre du refus de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demande a été mise en état et est aujourd’hui en attente d’une décision de la Cour à l’étape de l’autorisation.

[12] Tandis que ces diverses demandes suivaient leur cours, le demandeur a sollicité et obtenu des permis de séjour temporaire (PST) en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR. Le premier de ces permis était valide jusqu’en juillet 2020. Le second est valide jusqu’au 9 août 2021.

[13] Le 22 avril 2021 ou aux alentours de cette date, le demandeur a été sommé de se présenter pour son renvoi du Canada prévu le 11 mai 2021. À la suite d’observations de son avocat à propos du PST encore valide, le renvoi du demandeur a été annulé par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC).

[14] Par lettre datée du 25 mai 2021, l’ASFC a informé le demandeur que, une fois fixée une nouvelle date de départ, son PST serait annulé peu avant cette date. On lui a dit que le renvoi aurait lieu dans les trois ou quatre semaines suivant la date de la lettre.

[15] Par lettre datée du 31 mai 2021, le demandeur a été sommé de se présenter pour son renvoi prévu le 29 juin 2021. On lui a dit aussi que son PST serait annulé le 25 juin 2021 ou aux alentours de cette date. Aucune explication n’a été donnée.

[16] Le 15 juin 2021 ou aux alentours de cette date, avec l’assistance de son avocat, le demandeur a présenté une demande de prorogation de son PST et d’autorisation d’emploi ouverte. L’avocat souhaitait que cette demande soit traitée selon une procédure accélérée. À ce jour, aucune décision n’a été rendue.

[17] Le demandeur voudrait maintenant obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée contre le refus de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[18] La requête a été instruite par téléconférence le 24 juin 2021.

III. ANALYSE

A. Le critère du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi

[19] Le critère relatif à l’obtention d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. Le demandeur doit prouver trois choses : (1) que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire soulève une « question sérieuse à trancher »; (2) qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis est refusé; et (3) que la prépondérance des inconvénients (c’est‑à‑dire la question de savoir laquelle des parties souffrirait le plus de l’octroi ou du refus de l’injonction en attendant une décision sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire) milite en faveur de l’octroi du sursis (voir l’arrêt Toth c Canada (Emploi et Immigration) (1988), 86 NR 302, 6 Imm LR (2d) 123 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, p 334).

[20] Une ordonnance interlocutoire de la nature d’un sursis à une mesure de renvoi constitue un recours extraordinaire et en equity. Elle vise à préserver l’objet du litige, de sorte qu’une réparation effective soit possible si le demandeur obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire (voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24). La décision d’accorder ou de refuser un tel recours relève d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé d’une manière qui tienne compte de toutes les circonstances pertinentes (voir Société Radio‑Canada, au para 27). Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc : « Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte » (au para 25).

[21] Dans un cas comme celui‑ci, le critère minimal à satisfaire pour établir l’existence d’une question sérieuse à trancher (le premier volet du critère) est peu exigeant. Il suffit au demandeur de montrer que la demande n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald, p 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25).

[22] En ce qui concerne le second volet du critère de l’octroi d’un sursis, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire » (RJR‑MacDonald, p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable » qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid).

[23] Généralement, est irréparable le préjudice qui ne peut être quantifié en termes monétaires ou qui ne pourrait être réparé pour quelque autre raison même s’il peut être quantifié (par exemple, l’autre partie est à l’abri de tout jugement). Cette notion de ce qui est ou n’est pas réparable est facile à saisir dans les litiges de droit privé et les litiges commerciaux. Elle est sans doute plus difficile à intégrer lorsque le litige sous‑jacent est une demande de contrôle judiciaire, qu’une réparation ne peut pas quoi qu’il en soit être demandée et que d’autres intérêts non économiques sont prioritaires.

[24] Pour établir le préjudice irréparable, le demandeur doit montrer qu’il subira « un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Il doit produire une preuve claire et non hypothétique qu’un préjudice irréparable résultera d’un refus du sursis. Des affirmations non étayées de préjudice ne suffiront pas. Au contraire, « il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé », à moins que le sursis ne soit accordé (Glooscap Heritage Society, au para 31; voir aussi Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25 au para 12; International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 25; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7).

[25] Cette exigence se prête particulièrement à ce que l’on appelle les sursis préventifs ou les injonctions préventives (voir Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2020 CF 962 au para 136, et la jurisprudence y mentionnée). Si je comprends bien, le risque de préjudice futur dans de tels cas est distinct et indépendant des points de droit soulevés dans le litige sous‑jacent (par exemple risque d’être confronté à des difficultés dans le pays de renvoi, ou rupture d’une relation parentale). La requête du demandeur est fondée en partie sur ces types de risques futurs. Cependant, comme on le verra plus loin, ma conclusion selon laquelle un renvoi aujourd’hui causerait un préjudice irréparable au demandeur s’appuie sur d’autres considérations.

[26] Quant au troisième volet du critère, le demandeur doit établir que le préjudice qu’il subirait si le sursis était refusé est plus grave que le préjudice que subirait le défendeur si le sursis était accordé. L’exercice de pondération n’est ni scientifique ni précis (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 au para 17). Mais cela ne signifie pas qu’il ne repose pas sur des principes. Au contraire, il est au centre de la question de savoir ce qui est juste et équitable eu égard aux circonstances propres de l’espèce.

[27] Dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, outre les intérêts du demandeur, l’intérêt public doit être pris en compte puisqu’il s’agit d’un cas qui met en cause les décisions d’un organisme public (RJR‑MacDonald, p 350). Le demandeur est visé par une mesure de renvoi qui est valide et exécutoire. Cette mesure est donc présumée conforme à l’intérêt public. Par ailleurs, selon le paragraphe 48(2) de la LIPR, une mesure de renvoi « [doit] être exécutée dès que possible », une fois qu’elle est exécutoire. Il est présumé aussi qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public (voir RJR‑MacDonald, p 346 et 348‑349). La question de savoir si cela suffit à contrecarrer une requête en injonction interlocutoire dans un cas donné dépendra évidemment de l’ensemble des circonstances. Cela dépendra aussi parfois du temps pendant lequel l’effet de la mesure d’expulsion serait suspendu (voir Conseil canadien pour les réfugiés, au para 27).

[28] En outre, l’incidence sur l’intérêt public de l’octroi d’une injonction interlocutoire est une question de degré, et elle pourra varier selon l’objet du litige. Comme le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt RJR‑MacDonald, l’incidence sur l’intérêt public d’une décision soustrayant un plaideur à l’application d’une mesure législative valide est moindre que l’incidence d’une suspension intégrale de l’effet d’une telle mesure. L’incidence d’une suspension temporaire de la mise en œuvre d’une mesure de renvoi est sans doute encore plus faible (mais, encore une fois, le calibrage précis de cette incidence dépendra des circonstances particulières du cas).

[29] La question de savoir laquelle des parties subirait le plus grand préjudice par suite de l’octroi ou du refus de l’injonction en attendant une décision au fond sur la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire n’appelle pas nécessairement une réponse simple, binaire. En effet, l’intérêt public n’est pas nécessairement un concept monolithique qui penche exclusivement du côté du défendeur. Par exemple, le public est manifestement fondé à constater que justice est rendue dans la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire. Cela requiert notamment d’offrir au demandeur un recours utile et une réparation effective au cas où il parviendrait à faire invalider la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur lui‑même partage cet intérêt, non seulement avec le public, mais aussi avec l’administration de la justice.

[30] Plus largement, bien que chacun des volets du critère soit important et que tous trois doivent être observés, ils ne constituent pas des compartiments distincts et étanches. Chacun d’eux exige du tribunal qu’il s’attarde à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier (Wasylynuk, au para 135). Le critère devrait être appliqué d’une manière holistique, les forces attribuables à l’un de ses volets pouvant compenser les faiblesses attribuables à un autre (voir RJR‑MacDonald, p 339; Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; et Colombie‑Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (infirmé sur d’autres motifs : 2021 CAF 84). Voir aussi Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights » (2019) 69 UTLJ (suppl. 1), p 14). Ensemble, les trois volets du critère aident la Cour à évaluer et répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir Sharpe, précité). Ils guident la Cour dans sa réponse à la question suivante : est‑il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige sous‑jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?

B. Le critère appliqué

(1) Question sérieuse à trancher

[31] Je suis d’avis que les motifs soulevés par le demandeur dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre du refus de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne sont ni futiles ni vexatoires.

(2) Préjudice irréparable

[32] Je suis convaincu qu’un renvoi du demandeur avant qu’une décision définitive ne soit rendue sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire attaquant la décision défavorable fondée sur des considérations d’ordre humanitaire rendrait inopérante toute réparation qui pourrait être accordée en marge de sa demande sous‑jacente de contrôle judiciaire si le demandeur obtenait gain de cause dans ladite demande. Voilà qui suffit à satisfaire au deuxième volet du critère. J’examinerai plus avant le bien‑fondé de la demande sous‑jacente, dans le volet du critère se rapportant à la prépondérance des inconvénients. Pour celui qui concerne le préjudice irréparable, il suffit de dire que le demandeur a soulevé au moins un motif manifestement défendable à l’encontre de la décision de l’agent.

[33] Je tiens à souligner que je n’attache aucune valeur aux risques personnels ou aux difficultés auxquels le demandeur affirme qu’il serait exposé au Nigeria ou durant son transit vers le Nigeria, qu’il s’agisse de la COVID‑19 ou d’autre chose. Il n’est pas nécessaire non plus, dans le présent contexte, de déterminer si l’incidence du renvoi du demandeur sur ses enfants constitue un préjudice irréparable. La privation du droit à une réparation effective suffit à établir que le renvoi causerait un préjudice irréparable.

[34] Le défendeur cite une jurisprudence établissant qu’un renvoi effectué alors qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est pendante ne constitue pas en général un préjudice irréparable (voir l’arrêt Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165 aux para 13‑15, et la jurisprudence qui l’a suivi, dont Gafoor c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 893 au para 38). Cependant, ces précédents se distinguent de la présente espèce, où la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a déjà été refusée et où ce qui est en cause est une mesure de renvoi lorsqu’une demande de contrôle judiciaire de ce refus est pendante.

[35] Dans ses arguments écrits, le défendeur affirme, sans citer de sources à l’appui, que, puisqu’il est [traduction] « bien établi qu’une mesure de renvoi exécutée avant que ne soit jugée une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas un préjudice irréparable », [traduction] « il devrait donc également en résulter qu’une mesure de renvoi exécutée avant que ne soit jugée une [demande d’autorisation et de contrôle judiciaire] à l’encontre du refus d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas elle non plus un préjudice irréparable ». Il n’en est rien. Les deux situations sont entièrement distinctes. La question centrale dans la présente affaire est le droit du demandeur à une réparation juridique ayant trait à la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire, et le rôle de la Cour dans la sauvegarde de ce droit (à moins que des facteurs faisant contrepoids et suffisamment impérieux ne commandent un résultat différent dans le troisième volet du critère). Cette question ne se pose nullement quand l’exécution d’une mesure de renvoi est envisagée à un moment où une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est encore pendante.

[36] Lorsque, comme en l’espèce, la Cour est convaincue que le demandeur a soulevé au moins une question clairement défendable, mettre fin au statu quo en procédant à son renvoi avant qu’une décision définitive ne soit rendue sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le priverait du droit à une réparation effective ayant trait à cette demande. En effet, s’il obtient gain de cause dans la demande sous‑jacente et que l’affaire est renvoyée pour réexamen et nouvelle décision, les circonstances clés intéressant ce réexamen — notamment le degré d’établissement du demandeur au Canada et sa relation avec ses enfants — auront changé de manière radicale, sans pouvoir revenir à leur état d’origine ni être autrement compensées. Cela suffit en l’espèce à constituer un préjudice irréparable.

(3) Prépondérance des inconvénients

[37] Je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur. Pour en arriver à cette conclusion, je reconnais que le renvoi de personnes qui sont interdites de territoire pour grande criminalité est dans l’intérêt public et que cela appuie la thèse du défendeur (voir l’arrêt Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 112 au para 34). Cependant, les infractions à l’origine de l’interdiction de territoire du demandeur ne datent pas d’hier. Rien ne donne à penser que le demandeur constitue un danger pour le public. J’accorde aussi beaucoup de poids au fait que, jusqu’à maintenant, l’interdiction de territoire du demandeur pour grande criminalité ne l’a pas empêché de se voir accorder deux PST. Ils ont été accordés par des décideurs qui de toute évidence étaient persuadés que le besoin démontré du demandeur de se trouver au Canada l’emportait (temporairement) sur l’intérêt public à ce qu’il soit renvoyé pour grande criminalité (voir la LIPR, paragraphe 24(1)). Je signale également que, bien qu’un PST puisse être révoqué à tout moment, il semble que l’unique raison de révoquer le PST actuel est de faciliter le renvoi du demandeur. Elle n’est pas de réagir à une inconduite de la part du demandeur. Au reste, puisque la Cour s’apprête à instruire la demande de contrôle judiciaire, l’échéancier type de préparation du cas pour instruction ne devrait pas dépasser de beaucoup la période de validité du PST actuel, si ce PST est laissé en l’état. Je crois donc que l’intérêt public dans l’exécution de la mesure de renvoi à ce stade est modeste. Par conséquent, l’incidence d’un sursis sur cet intérêt serait probablement modeste.

[38] En revanche, l’« inconvénient » pour le demandeur de perdre le droit à une réparation effective est considérable. Comme je l’expliquais plus haut, cet intérêt ne se limite pas au demandeur; il est partagé par le public et par l’administration de la justice.

[39] Pour apprécier le volet de la prépondérance des inconvénients, j’ai accordé un poids considérable au bien‑fondé de la demande sous‑jacente. Le demandeur a contesté la décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en invoquant plusieurs motifs, mais, pour ce qui nous occupe, il suffit de dire que selon moi la contestation par le demandeur, sur des motifs liés à l’équité procédurale, de la décision relative à l’intérêt supérieur des enfants est une contestation manifestement défendable.

[40] Pour apprécier ce motif, la cour de révision devra mener sa propre analyse de la procédure suivie par le décideur et déterminer pour elle‑même si la procédure a été équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances, notamment celles recensées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21 à 28; voir Chemin de fer Canadien Pacifique limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31). Cela équivaut fonctionnellement à appliquer la norme de la décision correcte (voir Chemin de fer Canadien Pacifique, aux para 49‑56 et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). J’ai considéré les arguments du demandeur avec à l’esprit cette norme de contrôle.

[41] L’agent a estimé que la question de l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « constitue l’aspect le plus convaincant » de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; il l’a donc [traduction] « étudiée très attentivement ». Cependant, je suis d’avis que le demandeur a soulevé un motif manifestement défendable en contestant sa décision sur le fondement que les exigences d’équité procédurale n’avaient pas été respectées puisque, quant à la preuve relative à cette question, l’agent ne s’est pas contenté d’évaluer le caractère suffisant de cette preuve, il s’est aussi autorisé à juger de sa crédibilité sans d’abord donner au demandeur l’occasion de chercher à dissiper les doutes qu’il avait à propos de ladite preuve.

[42] Pour ces motifs, je suis donc convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur.

IV. CONCLUSION

[43] Après examen de toutes les considérations pertinentes, je suis d’avis qu’il est juste et équitable que ce soit le défendeur, plutôt que le demandeur, qui supporte le risque que l’issue du litige sous‑jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête. Un sursis de l’exécution de la mesure de renvoi est le seul moyen de faire en sorte que l’objet du litige soit préservé et qu’une réparation effective demeure possible dans le cas où le demandeur obtiendrait gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire (cf Google Inc, au para 24). Les facteurs faisant contrepoids ne suffisent pas à supplanter ce facteur d’une importance fondamentale.

[44] Par conséquent, il est fait droit à la requête. Le demandeur ne sera pas renvoyé du Canada avant qu’une décision définitive ne soit rendue sur sa demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire.


ORDONNANCE RENDUE DANS LE DOSSIER IMM‑1506‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. Il est fait droit à la requête.

  2. Le demandeur ne sera pas renvoyé du Canada jusqu’à ce que la Cour ait tranché définitivement sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision datée du 5 janvier 2021, qui rejetait sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1506‑21

 

INTITULÉ :

Damijida KAMBASAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VOIE DE VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JUIN 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Gen Zha

POUR LE demandeur

 

Meenu Ahluwalia

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE défendeur

 

 

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