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Date : 20001117

Dossier : T-1883-95

Entre

                                   KIM LEE GILMOUR

demanderesse

                                                  - et -

                                SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

                               MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Par lettre en date du 30 août 1993[1], le sous-directeur, Opérations, du Service canadien du renseignement de sécurité (le Service) a informé la demanderesse de ce qui suit :

[TRADUCTION]


Comme vous ne vous êtes pas présentée au travail à la Direction générale du contre-espionnage (Administration centrale) à la date prévue (93-08-23) et que le délai de grâce d'une semaine est expiré sans que vous vous présentiez à l'Administration centrale, vous êtes réputée avoir abandonné votre poste au sein du Service canadien du renseignement de sécurité. En conséquence, votre emploi au SCRS prend fin le 93-08-30.

Après de longues négociations avec le Service, la demanderesse avait effectivement refusé d'obtempérer à l'ordre qui lui avait été donné de quitter son lieu de résidence et son poste au sein du Service en Colombie-Britannique pour aller travailler à l'administration centrale de celui-ci dans la Région de la capitale nationale.

[2]                La demanderesse a présenté des griefs contre l'avis de renvoi pour abandon de poste et contre la décision qui la mutait de Vancouver à l'administration centrale du Service. Ses griefs ont été rejetés aux trois paliers. Elle en a saisi la Commission des relations de travail dans la fonction publique, qui s'est déclarée incompétente. La décision de la Commission a fait l'objet d'un recours en contrôle judiciaire devant la Cour, mais la demanderesse s'en est subséquemment désistée. Elle intenté ensuite l'action en instance, qui a été entendue pendant trois (3) jours à Vancouver, du 19 au 21 septembre inclusivement.

LES FAITS DE LA CAUSE


[3]                Le Service canadien du renseignement de sécurité a été institué par la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité[2] (la Loi), sanctionnée le 28 juillet 1984. La partie de la Loi portant création du Service et prévoyant sa gestion et ses fonctions est entrée en vigueur le 16 juillet 1984. Les dispositions qui en régissent l'administration sont les paragraphes 6(1) et 8(1) à (3), que voici :


6. (1) Sous la direction du ministre, le directeur est chargé de la gestion du Service et de tout ce qui s'y rattache.

...

6. (1) The Director, under the direction of the Minister, has the control and management of the Service and all matters connected therewith.

...

8. (1) Par dérogation à la Loi sur la gestion des finances publiques et à la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, le directeur a le pouvoir exclusif de nommer les employés et, en matière de gestion du personnel du Service, à l'exception des personnes affectées au Service ou détachées auprès de lui à titre d'employé_:

a) de déterminer leurs conditions d'emploi;

b) sous réserve des règlements_:

(i) d'exercer les pouvoirs et fonctions conférés au Conseil du Trésor en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques en cette matière,

(ii) d'exercer les pouvoirs et fonctions conférés à la Commission de la fonction publique en vertu de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique.

(2) Par dérogation à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique mais sous réserve du paragraphe (3) et des règlements, le directeur peut établir des règles de procédure concernant la conduite et la discipline des employés, à l'exception des personnes affectées au Service ou détachées auprès de lui à titre d'employé, la présentation par les employés de leurs griefs, l'étude de ces griefs et leur renvoi à l'arbitrage.

(3) Les griefs renvoyés à l'arbitrage ne peuvent être entendus et tranchés que par un membre à temps plein de la Commission des relations de travail dans la fonction publique constituée par l'article 11 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

8. (1) Notwithstanding the Financial Administration Act and the Public Service Employment Act, the Director has exclusive authority to appoint employees and, in relation to the personnel management of employees, other than persons attached or seconded to the Service as employees,

(a) to provide for the terms and conditions of their employment; and

(b) subject to the regulations,

(i) to exercise the powers and perform the duties and functions of the Treasury Board relating to personnel management under the Financial Administration Act, and

(ii) to exercise the powers and perform the duties and functions assigned to the Public Service Commission by or pursuant to the Public Service Employment Act.

(2) Notwithstanding the Public Service Staff Relations Act but subject to subsection (3) and the regulations, the Director may establish procedures respecting the conduct and discipline of, and the presentation, consideration and adjudication of grievances in relation to, employees, other than persons attached or seconded to the Service as employees.

(3) When a grievance is referred to adjudication, the adjudication shall not be heard or determined by any person, other than a full-time member of the Public Service Staff Relations Board established under section 11 of the Public Service Staff Relations Act.



[4]                La disposition portant mandat du Service prévoit ce qui suit :


12. Le Service recueille, au moyen d'enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard.

12. The Service shall collect, by investigation or otherwise, to the extent that it is strictly necessary, and analyse and retain information and intelligence respecting activities that may on reasonable grounds be suspected of constituting threats to the security of Canada and, in relation thereto, shall report to and advise the Government of Canada.


La notion de « menaces envers la sécurité du Canada » est définie à l'article 2 de la Loi et a suscité de nombreux débats.

[5]                La mission du Service, bien qu'elle n'ait pas été formellement produite aux fins de l'instance, est brièvement exposée dans un document soumis à la Cour dans le « recueil des documents compilé par la demanderesse » [3]. Voici ce qu'elle prévoit :

[TRADUCTION]

Le SCRS, qui est un élément sans pareil du gouvernement du Canada, contribue à la protection des intérêts du Canada et de la sécurité de sa population par les renseignements qu'il recueille et analyse et par les conseils qu'il donne.

[6]                L'adoption de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité par le Parlement a suscité un grand intérêt, en particulier chez ceux et celles qui voulaient faire carrière dans le Service. La demanderesse était l'une de ces personnes. Elle a écrit au printemps 1984 aux autorités compétentes pour exprimer son désir d'entrer au Service, en joignant son curriculum vitae à sa lettre.


LA CARRIÈRE DE LA DEMANDERESSE AU SEIN DU SERVICE

            (1)        Entrevues de recrutement et formation

[7]                La demanderesse a passé des entrevues de recrutement au printemps 1985. Le 13 mars 1985, elle a signé l'engagement suivant[4] :


Je, soussigné, Kim Lee Gilmour, suis conscient que je peux, à tout moment, en tant qu'employé du Service canadien du renseignement de sécurité, être appelé à aller travailler n'importe où au Canada. En outre, je sais que la nature de mes fonctions m'interdit d'en discuter avec des personnes qui ne font pas partie du Service.

                                                               [je souligne]

I, Kim Lee Gilmour understand that as an employee of the Canadian Security Intelligence Service I may at anytime be required to work anywhere in Canada. Further, I understand that the nature of my employment will be such that I cannot discuss it with persons outside the service.

                                                       [emphasis added]


[8]                On peut lire ce qui suit dans le procès-verbal d'une entrevue qui eut lieu le 2 mai 1985[5] :

[TRADUCTION]

Mme Gilmour a été informée de l'impératif de mobilité dans le travail. Elle fait savoir que, si elle préférait demeurer à Vancouver, son mari et elle-même sont disposés à déménager selon les besoins du service.

...


Mme Gilmour dit que son mari, qui faisait partie de la police municipale de Vancouver depuis 10 ans, approuve sa demande d'emploi au SCRS et est prêt à renoncer à sa carrière pour la suivre dans la poursuite de ses intérêts. Je trouve cette situation assez inusitée, mais la postulante m'assure que son mari et elle-même sont arrivés à cette décision après mûres délibérations... Je l'ai avertie qu'il faut penser aux difficultés que présente la réconciliation de deux carrières là où les mutations sont toujours une exigence du poste.

[9]                La demanderesse a reçu une offre écrite d'emploi du Service en date du 2 août 1985. On peut y lire ce qui suit[6] :

[TRADUCTION]

En outre, ainsi que vous en avez été informée lors de vos entrevues, une des conditions d'emploi est que vous pourriez être mutée ailleurs à l'occasion, selon les besoins du service.

La demanderesse a accepté l'offre d'emploi et, à l'automne 1985, elle a reçu pendant quelque cinq (5) mois une formation en Ontario, à la suite de quoi elle a été affectée au bureau régional du Service en Colombie-Britannique, dans un poste d' « agent de renseignements » débutant.

[10]            La demanderesse a continué de travailler pour le Service jusqu'au jour où elle fut considérée comme ayant abandonné son poste, comme il est mentionné plus haut. Elle a gravi les échelons de son poste jusqu'au « niveau de travail » . Son rendement était noté chaque année « entièrement satisfaisant » ou mieux[7]. La plupart des rapports d'évaluation contenaient une remarque sur la « mobilité » dans le travail au sein du Service.


            (2)        Le processus de mutation et ses implications

[11]            Le Service a adopté une politique en matière de « Déploiement et perfectionnement des ressources humaines » , laquelle est entrée en vigueur le 1er juin 1990. Cette politique a été communiquée à tout le personnel par note de service portant la même date. La philosophie sous-jacente est expliquée en ces termes dans l'exposé y afférent[8] :


Les employés du SCRS sont sa ressource la plus importante. Les objectifs et principes de gestion des ressources humaines, conçus de façon à promouvoir une approche globale reflètent cette conviction. Les pratiques de gestion doivent favoriser l'excellence et le traitement juste et raisonnable des employés.

The employees of CSIS are its most important resource. The objectives and principles of human resource management in the Service reflect this belief and are designed to promote a corporate approach to human resource management. Management's practices must ensure that the Service as a whole excels in its work, and that all employees are treated fairly and reasonably.


La politique définit « Affectation des employés » comme s'entendant de ce qui suit :


...

1.     Mobilité : le redéploiement des ressources entre les bureaux régionaux et l'Administration centrale.

...

1.             Mobility: the redeployment of resources between regions and Headquarters.

2.     Mutation : l'affectation d'un employé d'un poste à un autre de même niveau.

2.             Transfer: the movement of an employee from one position to another at the same level.


On peut lire ce qui suit en page 28 de cette politique :



5.     Programme de mutation par rotation des AR (PMR); le PMR vise autant à permettre aux AR [Agents de renseignements telle que la demanderesse] en poste à l'Administration centrale depuis au moins deux ans d'acquérir de l'expérience en région et par la suite, l'inverse. Le PMR offrira à tous les AR des chances égales de perfectionnement et facilitera des mutations vers l'Administration centrale. Les employés visés par le programme sont des agents de renseignements:

5.             Rotational Development Transfer Program (RDTP): The purpose of the RDTP is to enable IOs [Intelligence Officers such as the plaintiff] who have worked at Headquarters for at least two years to obtain experience in a region and eventually vice versa. The RDTP will give all IOs equal development opportunities, and facilitate transfers from Regions to Headquarters. To be eligible for the program, employees must meet the following requirements:

1.             de niveau IO-2 ou IO-3 (période indéterminée);

                1.             They must be at the IO-02 or IO-03 level (indeterminate period).

                2.             qui ont au moins deux (2) ans d'ancienneté à titre d'agent de renseignements au Service;

                2.             They must have at least two years experience as an Intelligence Officer in the Service.

              3.             qui ont reçu la formation préparatoire entière (analyse et enquête pour agents de renseignements ou l'équivalent c'est-à-dire formation intensive;

                3.             They must have undergone the full Intelligence Officer entry training, (in analysis and investigation), or equivalent, i.e. intensive training.

                4.             qui ont travaillé uniquement à l'Administration centrale ou uniquement en région.

                4.             They must have worked only at Headquarters or in a region.

5.             qui ont signé l'engagement en matière de mobilité ou qui sont disposés à le faire.                                                         [je souligne]

                5.             They must have signed the mobility agreement, or be prepared to do so.                                                  [emphasis added]


[12]            Le cas de la demanderesse tombait en plein dans le champ d'application du programme ci-dessus, dont elle remplissait toutes les conditions. En fait, elle a été informée que, « par la suite » , elle serait mutée à l'administration centrale dans la Région de la capitale nationale.


[13]            Par avis en date du 16 mai 1991, la demanderesse et d'autres employés du Service ont été informés qu'ils avaient atteint le stade « par la suite, l'inverse » du PMR. Voici ce qu'on peut lire dans cet avis[9] :

[TRADUCTION]

Nous demandons maintenant à tous les AR admissibles des niveaux 1, 2 et 3, qui seront mutés cet été ou à l'été 1992 à l'AC de se mettre en rapport avec leur directeur régional du personnel d'ici au 91-05-24 et de lui dire à quelle direction à l'AC ils aimeraient travailler de préférence. Dans la mesure où il sera possible de réconcilier les besoins du service et les préférences de l'employé, le choix de celui-ci sera respecté. En juin 1991, les employés qui ont fait connaître leur désir d'être mutés cette année recevront leur avis de mutation, dont la date de prise d'effet sera fixée par les directeurs généraux respectifs.

[14]            La demanderesse a eu un entretien avec son directeur du personnel, conformément à la directive ci-dessus, le 4 juin 1991. La transcription de l'entrevue[10] consigne ce qui suit :

[TRADUCTION]

[La demanderesse] fait savoir qu'elle aime son travail et tient à faire carrière au sein du Service. Elle exprime cependant sa préoccupation au sujet de l'effet de la « mobilité » sur les couples dont les deux conjoints travaillent, en général, et sur son cas, en particulier. [Elle] pense que le passage à l'AC pourrait être bénéfique, mais ne le considère pas comme essentiel pour le personnel subalterne.

Il appert que la demanderesse a reçu, ou au moins examiné, la transcription ci-dessus. Elle y a répondu par écrit, notamment comme suit[11] :

[TRADUCTION]


... Cependant, je tiens à souligner qu'une mutation prévue pour l'été/automne 1991 créerait une grande difficulté pour notre union conjugale au cas où mon mari ne serait pas en mesure de déménager. Pour lui, un déménagement en cette période nuirait à ses perspectives d'avancement. Au cas où nous déciderions de vivre à part par suite de la mutation, il est essentiel de convenir d'un échéancier pour mon retour par rotation dans la région de la C.-B. L'instabilité affective en l'absence de tout système de soutien établi, conjuguée avec le fardeau financier du maintien de deux résidences, rend nécessaire une planification préalable pour explorer toutes les options disponibles. Le moment de la mutation serait donc une variable importante; plus tôt ces questions sont abordées, plus de possibilités pourront probablement être explorées.

[15]            Dans son témoignage, la demanderesse reconnaît que la mention dans le passage ci-dessus de « l'été/automne 1991 » était une faute de frappe et devrait se lire « l'été/automne 1992 » . Quoi qu'il en soit, il ressort de la correspondance ci-dessus qu'elle a été formellement informée d'une mutation prévue à l'administration centrale à l'été ou l'automne 1992. Cette mutation a été confirmée par un message par télécopie en date du 2 avril 1992[12].

[16]            La demanderesse a répondu à l'avis de mutation imminente par un courrier en date du 21 avril 1992[13] portant notamment ce qui suit :

[TRADUCTION]

Après de longues délibérations et consultation avec mon mari et ayant exploré toutes les possibilités, nous avons conjointement décidé de demander la suspension des mesures de mutation me concernant.

Elle a exposé ensuite les raisons d'ordre humanitaire qui s'opposeraient à sa mutation à l'été ou l'automne 1992. La suspension demandée lui a été accordée « ... jusqu'en septembre 1993 » [14].


[17]            Sa mutation à Ottawa ayant été différée, la demanderesse était réputée être « temporairement détachée » de l'administration centrale à un poste excédentaire du Service au bureau régional de la C.-B.[15].

[18]            Son affectation à l'administration centrale du Service, sans indication expresse de date, a été confirmée le 4 juin 1993. Il appert que la date de mutation devait être le 4 août 1993[16].

[19]            Ce à quoi elle a répondu par lettre en date du 24 juin 1993[17], où on peut lire ce qui suit :

[TRADUCTION]

...                                                                                                                                       3) Une mutation avec transfert à un autre lieu en ce moment causera des difficultés extrêmes dans ma situation personnelle puisqu'elle m'obligera à choisir entre mon engagement et ma loyauté envers le service et mon engagement envers mon mariage et ma vie de famille. Je ne peux envisager le transfert à un autre lieu en ce moment s'il compromet la carrière de mon époux, la stabilité de notre union conjugale, et la stabilité de notre situation financière. Une séparation temporaire au cours de laquelle nous aurons deux résidences causerait de grosses difficultés sur le double plan financier et affectif; ce ne serait pas un choix possible pour nous.

4)    Je pourrais reconsidérer le transfert si le Service pouvait satisfaire aux conditions suivantes :

a) La mutation à l'administration centrale ne durera pas plus de deux ans, après quoi je reviendrai au bureau régional de la C.-B. à Metrotown, Burnaby.

b) Le Service s'arrangera pour que mon époux soit détaché à un service de police d'Ottawa, dans la brigade des stupéfiants ou brigade antigangs, et ce pour une période n'excédant pas deux ans.

c) Les conditions du détachement de mon époux doivent garantir ce qui suit :

                i) Le salaire ne doit pas être inférieur à son traitement actuel de 52 400,00 $ environ, avec augmentations annuelles progressives                    ii) Il conservera son grade de caporal                                                           iii) Il conservera sa pension et son ancienneté                                              iv) La durée de son détachement à Ottawa sera prise en compte à son retour au service de police de Vancouver.

5) Si le Service satisfait aux conditions ci-dessus, mon époux et moi-même pourrons envisager le transfert.

6) Je comprends l'esprit du programme PMR qui vise à développer au maximum les perspectives de carrière de l'employé et d'accroître ainsi l'efficacité du Service. Cependant, étant donné la situation telle que je l'ai précédemment expliquée et que je réitère ci-dessus, je ne suis malheureusement pas en mesure de participer pleinement au programme et demande à m'en retirer jusqu'à ce que ma situation personnelle change au point que je puisse répondre à ses exigences. Je suis disposée à rester au bureau régional de la C.-B. à titre d'AR3, grade 7, jusqu'à ce que j'acquière l'expérience nécessaire à l'administration centrale et sois en mesure de demander une promotion.

7) Veuillez considérer cette demande et comprendre qu'un transfert en ce moment se ferait au prix de mon mariage ou de ma carrière. Si le Service trouve inacceptable la solution proposée au paragraphe 4, veuillez me faire savoir quelles conditions sont acceptables et ce qui m'arriverait si je ne pouvais y satisfaire. Je vous prie de faire preuve de compassion et attends la suite que vous voudriez bien réserver à ma demande.                                                                                                    [je souligne]

[20]            Le Service a fait savoir que les conditions posées par la demanderesse n'étaient pas acceptables. Le directeur général, Formation et perfectionnement, a donné l'avis suivant :

[TRADUCTION]


[La demanderesse] doit être mutée à l'administration centrale dans le délai prévu à la Politique en matière de mutation. Faute de quoi il sera mis fin à son emploi à moins qu'on ne puisse lui trouver au bureau régional de la C.-B. un poste en dehors du groupe AR.

Cette information a été communiquée à la demanderesse le 21 juillet 1993, avec la mention qu'il n'y avait en dehors du groupe AR aucun poste vacant à sa disposition au bureau régional de la C.-B. et qu'aucun poste de ce genre ne devait être vacant dans un « avenir prévisible » [18].

[21]            Comme il a été signalé plus haut, la demanderesse a formulé un grief contre l'ordre de mutation[19].

[22]            Par lettre en date du 20 août 1993, elle a été informée qu'elle avait un « délai de grâce » de cinq (5) jours à compter du 23 août 1993 pour se présenter au travail à Ottawa, et que[20] :

[TRADUCTION]

... si vous n'êtes pas à votre poste à l'administration centrale, vous recevrez une lettre du DG Contre-espionnage vous informant que vous êtes renvoyée du Service pour cause d'abandon de poste.


La demanderesse ne s'est pas présentée au travail à Ottawa à l'expiration du délai de grâce ci-dessus. Par suite, elle a été informée qu'elle avait été renvoyée pour abandon de poste[21]. C'est la lettre de renvoi qui est au coeur de cette action. La demanderesse a formulé un grief contre son renvoi. Comme il a été mentionné plus haut, ses griefs contre sa mutation et contre son renvoi subséquent ont été rejetés aux premier et deuxième paliers. Les deux ont été portés au troisième palier, devant le directeur du Service.

[23]            Le 27 octobre 1993, le directeur du Service lui écrit ce qui suit[22] :

[TRADUCTION]

Je vous écris au sujet des deux (2) griefs que vous avez présentés, l'un contre votre mutation du bureau régional de la C.-B., l'autre contre votre renvoi décidé par le SDO après votre refus d'être mutée. Pour parvenir à ma décision en ces deux matières, j'ai attentivement examiné tous les faits pertinents, y compris les faits évoqués dans vos mémoires et dans celui de l'Association des employés.

En bref, bien que je regrette que vous ayez choisi de ne pas vous conformer à l'ordre de mutation du Service, j'approuve entièrement la décision du SDO de mettre fin à votre emploi du fait que vous avez abandonné votre poste à la Direction du contre-espionnage, à l'administration centrale.

Votre mutation était un élément nécessaire de la stratégie à long terme que poursuit le Service pour s'acquitter efficacement de son mandat. Qui plus est, vous saviez, avant même votre engagement en 1985, que la mobilité était une condition d'emploi. Malgré un sursis d'un an et tout en sachant que vos collègues acceptaient tout naturellement leur mutation à l'administration centrale, vous avez refusé de tenir votre engagement.

À mon avis, l'acceptation d'une telle attitude serait injuste à l'égard de vos collègues qui ont été mutés conformément aux impératifs de la politique en la matière et compromettrait à l'avenir l'efficacité du SCRS.

Pour ces motifs, vos griefs sont rejetés.


[24]            Comme il a été mentionné plus haut, la demanderesse a soumis ses griefs à la Commission des relations de travail dans la fonction publique, avec l'appui de l'Association des employés du Service, organisation mise sur pied et subventionnée par ce dernier pour assister les employés non syndiqués, comme la demanderesse, dans leurs rapports avec le Service. La Commission s'est déclarée incompétente pour connaître de la plainte. Elle faisait cependant certaines observations qui présentent un intérêt dans l'action en instance, en particulier en page 1 de sa décision[23], comme suit :

[TRADUCTION]

La plaignante [la demanderesse en l'espèce] soutient que la mutation envisagée et le renvoi subséquent étaient irréguliers et qu'elle n'a pas abandonné son poste. Elle avait refusé d'être mutée à Ottawa parce que sa situation personnelle ne lui permettait pas d'accepter la mutation à ce moment-là. Dans son grief, elle fait valoir ce qui suit :

Je n'ai pas abandonné mon poste puisque je suis prête, disposée et apte à continuer dans mon travail. Je n'ai jamais songé à quitter mon poste à titre de solution de rechange. Au contraire, j'exerce actuellement un recours par voie de grief en vue de l'infirmation de la mutation. Cette mutation elle-même est irrégulière.

[25]            Et en dernière page des motifs de sa décision :

[TRADUCTION]


Bien que je me sois déclaré incompétent en la matière, je tiens à souligner que, eussé-je compétence, je ne me serais pas prononcé en faveur de la plaignante [la demanderesse en l'espèce] à la lumière des faits de la cause. L'employeur m'a convaincu que la mobilité des agents de renseignements était un besoin légitime du service. Il est difficile de concevoir comment le SCRS pourrait fonctionner de toute autre manière. La plaignante le savait au moment de son engagement et a signé des documents indiquant qu'elle acceptait les mutations selon les besoins du service. N'empêche que la première fois qu'il fut question de la muter, elle a demandé un sursis, lequel lui a été accordé pour un an. Par la suite, lorsqu'elle reçut l'ordre de mutation, elle a refusé d'obtempérer à moins que certaines conditions qu'elle posait ne fussent acceptées. À mon avis, non seulement ces conditions étaient difficiles, sinon impossibles, à accepter par le SCRS, elles constituaient une dénonciation de ses conditions d'engagement. Enfin, comme il a été mentionné plus haut, à la question de savoir pourquoi elle était entrée dans le SCRS alors qu'elle savait qu'elle pourrait être mutée à tout moment, elle a répondu lors de son contre-interrogatoire :

Je misais sur la possibilité que je ne serais jamais mutée.

            (3)        Le rôle de l'Association des employés

[26]            Comme il a été mentionné plus haut, la demanderesse bénéficiait, dans ses négociations avec le Service au sujet de sa mutation, dans ses griefs et dans la procédure d'arbitrage devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique, de l'assistance de l'Association des employés au sein du SCRS. Le mandat de l'Association est expliqué dans une brochure qui, selon son président qui était en poste pendant toute la période en question et qui a témoigné devant la Cour, a été distribuée à tous les membres comme la demanderesse. Le voici[24] :

[TRADUCTION]

L'Association des employés a pour responsabilité d'assister ses membres dans leurs rapports avec la haute direction du Service. En outre, elle soutient les initiatives de coopération entre la haute direction et ses membres dans les questions relatives aux politiques/programmes du Service. L'Association croit en son double engagement envers le bien-être de ses membres et l'exécution du mandat du Service.


Le président de l'Association a écrit le 6 octobre 1993 au directeur du Service à l'occasion de l'audition au troisième palier des griefs de la demanderesse[25]. Il a également écrit à l'agent principal des relations du travail de la Direction du personnel du Service au sujet d'un entretien que les deux avaient eu au sujet de la lettre ci-dessus[26].

[27]            La représentante (nationale) de l'Association a également écrit à la Commission des relations de travail dans la fonction publique pour soutenir la position de la demanderesse[27]. Le président de l'Association reconnaît dans son témoignage devant la Cour qu'il a vu cette lettre et qu'il y souscrivait, du moins implicitement. Durant le processus d'arbitrage, une copie de la lettre est parvenue à des cadres supérieurs du Service. Selon le président de l'Association, toujours dans son témoignage devant la Cour, cela a déclenché une vive réaction au sein du Service. La représentante (nationale) a été démise de ses fonctions à l'Association. Le président de cette dernière s'est senti obligé d'écrire à la Commission des relations de travail dans la fonction publique pour tempérer considérablement sa position dans le soutien de la demanderesse. Il reconnaît dans son témoignage qu'il était « intimidé » par la réaction du Service. De fait, celui-ci a effectivement coupé les ressources à l'Association, en s'abstenant de lui affecter un autre représentant (national) pour remplacer celle qui a été démise de ses fonctions, et ce pendant des mois.


[28]            L'avocat représentant le Service soutient que l'ensemble des témoignages produits devant la Cour par l'Association et les documents y afférents sont étrangers au fond du litige et ne sont pas admissibles. Je ne partage pas cette conclusion. Bien que ces témoignages et documents n'aient peut-être pas un rapport direct avec le traitement de la demanderesse par le Service lui-même, ils éclairent l'importance que ce dernier attachait à la conduite de la demanderesse qui refusait d'être mutée à l'administration centrale au point de la renvoyer pour cause d'abandon de poste. Bien que j'attache peu de valeur probante aux témoignages produits par l'Association et aux documents y afférents, ils présentent quand même une certaine valeur pour l'appréciation de la bonne foi et de l'équité du Service dans le traitement réservé à la demanderesse.

LES TÉMOIGNAGES AU PROCÈS ET LES EXTRAITS D'UN INTERROGATOIRE PRÉALABLE, VERSÉS AU DOSSIER


[29]            Seule la demanderesse et la personne qui présidait l'Association durant toute la période considérée ont témoigné au procès. Essentiellement, elles ne faisaient qu'identifier le grand nombre de documents soumis à la Cour, la plupart par consentement des parties, et en expliquer le contenu et leur rapport avec les points litigieux. Ces témoignages faisaient par ailleurs ressortir un petit nombre d'autres points importants. La demanderesse reconnaît qu'à la date du procès, elle n'avait pas l'intention de revenir au Service et n'abandonnerait pas à cette fin l'emploi qu'elle occupait en ce moment, et ce bien que la réintégration fût l'un des chefs de demande. Comme il a été mentionné plus haut, le président de l'Association reconnaît qu'il était intimidé par le Service au sujet des efforts que lui-même et d'autres collègues faisaient pour soutenir la demanderesse dans son différend avec le Service pour ce qui était de sa mutation. En fait, il reconnaît que l'Association a été considérablement pénalisée par le Service pour ce soutien.


[30]            L'avocat représentant la demanderesse a donné lecture, à titre d'éléments de preuve à verser au dossier, d'extraits de l'interrogatoire préalable d'un cadre supérieur témoignant pour le Service. Ces extraits, de même que des documents complémentaires proposés par l'avocat du Service et versés au dossier avec le consentement de l'avocat de la demanderesse, montrent qu'outre la demanderesse, certains agents ont été considérablement dérangés par l'application à leur égard de la politique de déploiement et de perfectionnement des ressources humaines. Nombre d'entre eux ont néanmoins accepté la mutation à l'administration centrale. D'autres ont bénéficié d'autres arrangements, en particulier de la mutation à des postes en dehors de la catégorie d'agents de renseignements dans les régions, bien que ce ne fût pas au bureau régional de la Colombie-Britannique. Le cadre supérieur qui témoignait à l'interrogatoire préalable reconnaissait qu'à sa connaissance, la demanderesse était la seule employée du Service dans la catégorie d'agents de renseignements, qui ait reçu l'ordre de mutation en application de la politique en question, qui ait obstinément refusé d'obtempérer, qui n'ait pas bénéficié d'un autre arrangement, et qui ait été considérée comme ayant abandonné son poste lorsqu'elle ne fit pas le déplacement.

LES CHEFS DE DEMANDE

[31]            Par seconde déclaration modifiée déposée le 28 février 1996, la demanderesse a réclamé les réparations suivantes :

            a)         un jugement déclarant que le Service a manqué à l'obligation qui lui incombe d'agir équitablement et conformément aux principes de justice naturelle;

            b)         un jugement déclarant que la mutation et le renvoi subséquent de la demanderesse, décidés par le Service, étaient illégaux, nuls et non avenus;

            c)         un jugement allouant à la demanderesse une somme suffisante pour compenser les salaires et autres avantages sociaux qu'elle aurait touchés si le Service n'avait pas illégalement mis fin à son emploi;

            d)         des intérêts;

            e)         les frais et dépens;

            f)          toute autre réparation que la Cour juge indiquée.


ANALYSE

            (1)        Redressement par voie de jugement déclaratoire

[32]            Aux termes du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale[28], la Section de première instance de la Cour a compétence exclusive, en première instance, pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral. Il est indubitable que le Service et ses dirigeants, lorsqu'ils ordonnaient à la demanderesse de se présenter au travail à l'administration centrale du Service à Ottawa, agissaient à titre d' « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la même loi. Par application du paragraphe 18(3) de la Loi sur la Cour fédérale, le recours en jugement déclaratoire s'exerce par voie de contrôle judiciaire sous le régime de l'article 18.1, et non par voie d'action comme c'est le cas en l'espèce.


[33]            Dans Sweet et al c. Canada[29], la Cour d'appel fédérale a jugé que, dans les cas où, comme en l'espèce, il y a une multitude de chefs de demande, dont certains doivent être présentés par voie d'action et d'autres par voie de recours en contrôle judiciaire, il faut examiner quel chef de demande il est plus logique de trancher en premier, puis décider si la procédure engagée est celle qui s'y prête. Sur la foi des éléments de preuve produits et à la lumière des conclusions des avocats de part et d'autre, je conclus que le chef de demande principal en l'espèce est l'indemnisation financière. En outre, il ressort de l'analyse ci-après au sujet de l'indemnisation financière qu'il n'y a pas lieu à jugement déclaratoire, même si la procédure engagée en l'espèce était la procédure appropriée. La Cour ne rendra aucun jugement déclaratoire.

            (2)        Indemnisation financière

[34]            L'avocat de la demanderesse soutient que le Service a violé le contrat de travail conclu avec sa cliente, en tenant que ce dernier devait s'interpréter comme comprenant l'offre d'emploi faite par le Service à cette dernière, la clause de mobilité[30] qu'elle a signée, les indications que lui donnaient les dirigeants du Service tout au long de son emploi, et les politiques observées par le Service en matière de ressources humaines à l'époque considérée.


[35]            À la lumière de l'ensemble des preuves et témoignages produits, je ne peux accepter cet argument. Le sommaire des preuves documentaires soumis à la Cour et rappelé dans les présents motifs, considéré à la lumière du témoignage de la demanderesse elle-même ainsi que de la personne qui présidait l'Association des employés à l'époque considérée, me force à conclure que, vis-à-vis de la demanderesse, le Service a toujours agi conformément à sa politique applicable en l'espèce, que les indications données par ses dirigeants à la demanderesse renforçaient la politique en question et que ni cette politique ni ces indications ne donnaient à la demanderesse un fondement rationnel pour conclure qu'elle serait exemptée de la politique du Service en matière de mobilité des employés occupant les fonctions d'agent de renseignements..

[36]            Bien qu'il n'en ait été question que brièvement dans les présents motifs, les preuves documentaires soumises à la Cour montrent que la demanderesse faisait régulièrement l'objet d'une évaluation du rendement[31]. Presque sans exception aucune, les formules d'évaluation du rendement produites en preuve faisaient expressément état de la politique en matière de mobilité et de ses implications pour la demanderesse, laquelle a signé ces formules.


[37]            L'évocation des extraits de l'interrogatoire préalable du cadre supérieur du Service, selon lequel d'autres agents de renseignements auraient reçu un traitement différent de celui réservée à la demanderesse, démontre, à mon avis, exactement le contraire. Chacun de ces autres agents a été muté conformément à la politique en matière de mobilité ou a bénéficié d'un arrangement tel que le Service en a cherché un pour la demanderesse au bureau régional de la Colombie-Britannique et n'a pu le trouver. Celle-ci a été informée de l'impossibilité d'un arrangement dans la région.

[38]            Je suis encore convaincu que, durant toute la période où la demanderesse exprimait ses inquiétudes quant aux effets d'une mutation à l'administration centrale sur sa famille et sur sa situation financière, le Service a agi de façon raisonnable, ouverte et humaine. La demanderesse s'est vu accorder un sursis. Elle a été informée qu'un autre sursis serait hors de question. Il appert que le Service a essayé de satisfaire aux conditions plutôt extraordinaires que posait la demanderesse pour que son mari et elle-même « reconsidèrent » sa mutation à Ottawa. Comme on devait s'y attendre, il n'a pu y satisfaire. Il a exploré la possibilité d'une autre affectation au bureau régional de la Colombie-Britannique mais n'en a pas trouvé.

[39]            La brève analyse ci-dessus aurait réglé la demande en indemnisation financière n'eût été ce qui est, à mon avis, la violation d'une stipulation du contrat de travail conclu entre le Service et la demanderesse, et sur laquelle je reviendrai après une brève recension de la jurisprudence citée par les parties.


[40]            Dans Machtinger c. H.O.J. Industries Ltd.[32], la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la question de la vulnérabilité des travailleurs non syndiqués, en l'occurrence dans le secteur privé. En page 990, le juge Iacobucci, prononçant le jugement majoritaire de la Cour, a noté ce qui suit :

Le présent pourvoi concerne les droits contractuels des employés en cas de renvoi non motivépar leur employeur. Plus précisément, la question est de savoir si, dans un cas oùun contrat de travail stipule des périodes de préavis moins longues que le minimum prescrit par la législation applicable en matière de normes d'emploi, en l'occurrence la Loi sur les normes d'emploi, L.R.O. 1980, ch. 137 (la "Loi"), et en l'absence de toute allégation d'iniquitéou d'oppression, un employéa droit à un préavis raisonnable de licenciement ou bien au préavis minimal prévu par la loi. La réponse à cette question revêt une importance considérable pour les employés

En fait, on a soulignéque le droit régissant le licenciement influe fortement sur le bien-être matériel et psychologique des employés. Voir K. Swinton, "Contract Law and the Employment Relationship: The Proper Forum for Reform"...:

[TRADUCTION]

Le droit applicable au licenciement est évidemment d'une grande importance pour un travailleur, car le degréde sécuritéde son emploi tient à la facilitéavec laquelle il peut légalement être renvoyépar son employeur. Le licenciement a de graves conséquences financières pour le particulier en ce sens qu'il met fin à la rémunération de ce dernier ainsi qu'à d'autres avantages économiques, plus difficilement quantifiables, tels que l'anciennetéacquise. De plus, les effets pécuniaires du licenciement risquent de se prolonger puisque le motif (s'il en est) invoquépour cette mesure influera peut-être sur les possibilités d'obtenir de futurs emplois et sur le droit à des allocations gouvernementales telles que les prestations d'assurance-chômage. Les effets psychologiques du renvoi sont également importants étant donnéles perturbations que causent dans la vie d'une personne la recherche d'un nouvel emploi et l'adaptation à un nouveau milieu.

[41]            Le juge Iacobucci, toujours au nom de la majorité, souscrit totalement à l'avis ci-dessus. Il cite encore l'ouvrage de Swinton en ces termes, page 1003 :

[TRADUCTION]


... il est rare que les conditions d'un contrat de travail résultent de l'exercice du pouvoir de négocier librement selon le modèle des échanges commerciaux entre deux commerçants. D'une manière générale, les employés, pris individuellement, n'ont ni le pouvoir de négociation ni les renseignements nécessaires pour obtenir dans leurs contrats des conditions plus avantageuses que celles offertes par l'employeur, surtout relativement à la permanence.        

[42]            Bien que, comme il a été mentionné plus haut, l'arrêt Machtinger concerne le secteur privé, les avocats des deux parties conviennent qu'il y a convergence substantielle des principes ci-dessus applicables aux travailleurs du secteur privé et de la situation des fonctionnaires non syndiqués.

[43]            Tout récemment, dans Wells c. Terre-Neuve[33], le juge Major, prononçant le jugement de la Cour, a conclu en ces termes, au paragraphe 29 :

À mon avis, le temps est venu de mettre fin à l'incertitude et de confirmer que le droit relatif aux hauts fonctionnaires concorde avec la compréhension contemporaine du rôle et des obligations de l'État dans ses rapports avec ses employés. Un emploi au sein de la fonction publique ne constitue pas une servitude féodale. Le poste de l'intimé n'était pas une forme de patronage monarchique. Il a été engagé pour occuper une fonction importante au nom des citoyens de Terre-Neuve. Le gouvernement lui a offert ce poste, les conditions ont été négociées et une entente a été conclue. Il s'agissait d'un contrat.

[44]            Et au paragraphe 33 :

Dans des cas comme celui en l'espèce, la Cour doit mettre l'accent sur les conditions du contrat du fonctionnaire. Ces conditions se trouvent dans les expressions écrites et verbales de l'entente, les lois et règlements applicables et la common law. Un bon point de départ pour déterminer les conditions du contrat de travail de l'intimé consiste à examiner les par. 5(4) et (5) de la Loi de 1970 en vertu desquels il a été nommé...


[45]            Bien qu'elle ne puisse probablement pas être qualifiée de « haut fonctionnaire » au sens de l'arrêt Wells, je conclus que les passages ci-dessus des motifs de décision prononcés par le juge Major s'appliquent également à la demanderesse en sa qualité d'employée non syndiquée du Service, d'autant plus qu'il ressort des preuves et témoignages produits que l'Association des employés, qui a pour mission de venir en aide aux employés comme la demanderesse, était considérablement limitée dans son aptitude à leur prêter assistance et pénalisée quand elle cherchait à le faire. La demanderesse se trouvait indéniablement en position de faiblesse face au Service lorsqu'elle manifestait ses préoccupations au sujet de l'impératif de mobilité.

[46]            À l'époque considérée, c'est-à-dire au moment où la demanderesse fut renvoyée pour cause d'abandon de poste, la politique du Service prévoyait expressément la question de l' « Abandon de poste » . Un exposé de politique intitué « 704 Employés non syndiqués : Horaire de travail, congés, et jours fériés désignés payés » [34] prévoyait ce qui suit au paragraphe 3.4.4 :

Si un employé s'absente sans autorisation pendant au moins cinq jours consécutifs, en raison de circonstances qui ne sont pas indépendantes de sa volonté, il peut être considéré comme ayant abandonné son poste et peut perdre son emploi au Service.


[47]            Je conclus que la demanderesse tombait sous le coup de cette disposition lorsqu'elle ne s'est pas présentée, contrairement à l'ordre reçu, au travail à l'administration centrale du Service à Ottawa, à la date fixée et par la suite, « pendant au moins cinq jours consécutifs » .

[48]            La même politique prévoyait au paragraphe 3.4.4.b :

Seul le Directeurpeut déclarer un poste abandonné.                                                                                                                                   [je souligne]

En l'espèce, comme il a été mentionné plus haut, la conclusion à l'abandon de poste et le renvoi résultant ont été signés et communiqués à la demanderesse par le sous-directeur, Opérations, et non par le directeur lui-même[35].

[49]            Dans Armstrong c. Gendarmerie royale du Canada (Commissaire) et al.[36], le juge Rothstein, qui siégeait à l'époque à la Section de première instance, s'est prononcé en ces termes, paragraphe 15 :

... Les manuels n'ont pas force de loi parce que les officiers et les membres de la GRC ont reçu la directive d'y obéir et de s'y conformer. Il s'agit du genre de directive qu'on s'attend à trouver, implicitement ou explicitement, dans n'importe quelle organisation commerciale. C'est un avis qui informe les employés qu'ils sont censés suivre les procédures qui s'appliquent à eux. Ces procédures peuvent avoir force de loi si elles se trouvent dans des lois ou des règlements, ou bien dans les consignes du commissaire, mais, en soi, une directive portant qu'on les respecte ne leur donne pas force de loi.                                                                       [je souligne]


[50]            Je conclus que la politique du Service en matière d' « Abandon de poste » , citée ci-dessus, s'apparente davantage à une « consigne du commissaire » dans le contexte de la GRC qu'à une simple directive à l'intention des officiers et membres ou, en l'espèce, des employés non syndiqués du Service. À ce titre, elle a force obligatoire, en particulier quand, comme en l'espèce, elle est opposée au Service lui-même, c'est-à-dire à l'employeur qui jouit d'un gros avantage dans le rapport des forces face à la demanderesse, par opposition aux cas où la politique devrait s'interpréter contre l'employé.

[51]            J'en conclus que l'avis d'abandon de poste et le renvoi résultant, qui ont été notifiés en date du 30 août 1993 à la demanderesse sous la signature du sous-directeur, Opérations, du Service était invalide. Cela dit, je constate que cette invalidité a été rectifiée le 27 octobre 1993, quelque deux mois après, lorsque le directeur lui-même du Service écrivit à la demanderesse pour rejeter au troisième palier son grief contre « votre renvoi décidé par le SDO après votre refus d'être mutée » . Dans cette lettre, le directeur a ajouté ce qui suit :

... j'approuve entièrement la décision du SDO de mettre fin à votre emploi du fait que vous avez abandonné votre poste à la Direction du contre-espionnage, à l'administration centrale.[37]

[52]       Je conclus qu'en « [approuvant] entièrement la décision du SDO » , le directeur a effectivement fait sienne cette décision et a ainsi exercé le pouvoir réservé à lui seul de déclarer abandonné le poste de la demanderesse.


[53]            En conséquence, je conclus que pour une période de deux mois environ, du 30 août 1993 au 27 octobre 1993, le renvoi de la demanderesse était illégal, nul et de nul effet.

[54]            La pièce P-18 du dossier soumis à la Cour représente le relevé du préjudice patrimonial que la demanderesse aurait subi. Pour l'année 1993, elle le fixait à 16 215,33 $, compte tenu de la responsabilité qu'elle se reconnaissait de réduire son préjudice au minimum. Les dommages-intérêts pour l'année 1993 traduisaient la conséquence de la perte de son emploi pour une période de quatre mois environ. Comme je l'ai fait observer plus haut, j'ai jugé que son renvoi était nul et non avenu pour une période de deux mois moins quelques jours, durant cet intervalle de quatre mois. Pour la période où son renvoi était nul et non avenu, je fixe son préjudice à 8 000 $.

[55]            À tous autres égards, je conclus, à la lumière de l'analyse ci-dessus, que la demanderesse n'a pas droit à l'indemnisation du manque à gagner pour ce qui est du salaire et d'autres avantages sociaux.

            (3)        Intérêts

     


[56]            Selon les articles 36 et 37 de la Loi sur la Cour fédérale, les intérêts sur les sommes allouées par jugement de la Cour sont régis par les règles applicables en la matière aux sujets de droit privé dans la province où s'est produit le fait litigieux. Il est constant que le fait litigieux en l'espèce s'est produit dans la province de la Colombie-Britannique.

[57]            Les avocats en présence citent la loi dite British Columbia Court Order Interest Act[38] comme étant le texte de loi à appliquer pour fixer l'intérêt relatif à la somme que j'alloue en l'espèce à la demanderesse, et conviennnt que le taux applicable est celui prévu au règlement dit British Columbia Annual Practice 2000[39]. Ils conviennent aussi que pour l'année 2000, le taux d'intérêt avant jugement est de 4,5 % pour les six premiers mois et de 5,5 % pour les six mois restants de l'année, l'intérêt après jugement étant de 7,5 % pour les six derniers mois de cette année.

[58]            Je suis persuadé que la demanderesse a droit aux intérêts avant et après jugement sur la somme allouée, lesquels lui sont accordés par les présentes aux taux proposés par les avocats en présence. Je présume qu'ils pourront s'entendre sur le calcul et ne me propose pas pour l'heure de faire le calcul au nom de la Cour. S'ils ne peuvent pas s'entendre, ils pourront m'en saisir.


            (4)        Frais et dépens

[59]            Normalement, les frais et dépens suivent le sort du principal. En l'espèce, chacune des parties a eu partiellement gain de cause mais la demanderesse n'a pas tout à fait échoué. Dans ces conditions, les frais suivront le sort du principal, c'est-à-dire que la demanderesse aura droit à ses frais et dépens mais, étant donné le succès partagé, ces frais seront taxés conformément à la colonne 2 du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998)[40] et non au taux normal de la colonne 3 du même tarif.

            (5)        Toute autre réparation que la Cour estime juste

[60]            L'avocat de la demanderesse n'a réclamé aucune autre réparation. Aucune ne sera donc prononcée.

« Frederick E. Gibson »             

_______________________________

J.C.F.C.                        

Ottawa (Ontario),

le 17 novembre 2000

Traduction certifiée conforme,

Yvan Tardif, B.A., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                       SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :                          T-1883-95

INTITULÉ DE LA CAUSE :                Kim Lee Gilmour c. Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (Colombie-Britannique)

DATES DE L'AUDIENCE :                 19, 20 et 21 septembre 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                         17 novembre 2000

ONT COMPARU :

M. Charles Coutts                                                         pour la demanderesse

M. Paul Partridge                                                          pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Schiller Coutts Weiler & Gibson                                    pour la demanderesse

Vancouver (Colombie-Britannique)

M. Morris Rosenberg                                                    pour la défenderesse

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)



[1]         Pièce P-1, onglet 37.

[2]         L.R.C. (1985), ch. C-23.

[3]         Recueil des documents de la demanderesse, onglet 23.

[4]         Pièce P-1, onglet 1.

[5]     Pièce P-1, onglet 2.

[6]         Pièce P-1, onglet 5.

[7]         Voir Pièce P-1, onglets 48, 8, 9, 14, 18, 49 et 52.

[8]         Pièce P-1, onglet 13.

[9]         Pièce P-1, onglet 15.

[10]       Pièce P-1, onglet 16.

[11]       Pièce P-1, onglet 17.

[12]       Pièce P-1, onglet 19.

[13]       Pièce P-1, onglet 20.

[14]       Pièce P-1, onglet 22.

[15]       Pièce P-1, onglet 23.

[16]       Pièce P-1, onglets 24 et 32.

[17]       Pièce P-1, onglet 25.

[18]    Pièce P-1, onglets 26 et 27.

[19]       Pièce P-1, onglets 28 et 31.

[20]       Pièce P-1, onglet 35.

[21]       Note 1 ci-dessus.

[22]       Pièce P-1, onglet 44.

[23]       Pièce P-1, onglet 45.

[24]       Pièce P-12, Recueil des documents de la demanderesse, onglet 42.

[25]       Pièce P-13, Recueil des documents de la demanderesse, onglet 17.

[26]       Pièce P-14, Recueil des documents de la demanderesse, onglet 24.

[27]       Pièce P-16, Recueil des documents de la demanderesse, onglet 26.

[28]       L.R.C. (1985), ch. F-7.

[29]       (1999), 249 N.R. 17 au paragraphe [17], page 26 (C.A.F.), (non cité devant la Cour).

[30]       Note 4 ci-dessus.

[31]       Note 7 ci-dessus.

[32]       [1992] 1 R.C.S. 986.

[33]       [1999] 3 R.C.S. 199.

[34]       HUM - 704, Pièce P-11.

[35]       Note 1 ci-dessus.

[36]       (1994), 73 F.T.R. 81.

[37]       Note 22 ci-dessus.

[38]       R.S.B.C. 1996, c. 79.

[39]       1999, Western Legal Publications (1982) Limited.

[40]       DORS/98 - 106.


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