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Date : 20210622


Dossier : IMM‑6276‑19

Référence : 2021 CF 653

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 juin 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ANDREW NATHANAEL GRIFFITHS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, sélectionné dans le cadre du Programme des candidats des provinces (PCP) de l’Ontario, conteste la décision d’un agent d’immigration de refuser sa demande de résidence permanente au motif qu’il est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR], LC 2001, c 27. Je conviens que l’agent n’a pas effectué une analyse appropriée, comme l’exige cette disposition. Ainsi, j’accueillerai la présente demande.

I. Contexte

[2] Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque. Le 19 janvier 2016, il a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans le cadre du PCP de l’Ontario. Le demandeur a révélé que, pendant son séjour aux États‑Unis en 2007, il avait présenté une demande de passeport américain en utilisant un faux acte de naissance. En signant sa demande de passeport, le demandeur a déclaré, sous peine de parjure, que les renseignements et les documents qu’elle contenait étaient véridiques et exacts.

[3] Le demandeur a par la suite été inculpé de trois infractions fédérales prévues au titre 18 du code pénal des États‑Unis : (i) fausse déclaration dans une demande de passeport et dans l’utilisation d’un passeport (18 USC § 1542 (1944)), (ii) fausse déclaration relative à la citoyenneté américaine (18 USC § 911 (1996)), et (iii) parjure (18 USC § 1621 (2011)). Le demandeur a signé une entente par laquelle il acceptait de plaider coupable à l’accusation moins grave de [traduction] « fausse déclaration dans une demande de passeport et dans l’utilisation d’un passeport ». Ainsi, la décision relative aux autres accusations a été suspendue. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement correspondant au temps déjà passé en détention, ainsi qu’à deux ans de probation. Plutôt que de purger sa probation, il a opté pour l’expulsion en Jamaïque. Au cours des 14 années suivantes, le demandeur a bâti une entreprise d’informatique prospère et, grâce à son expérience, a été sélectionné dans le cadre du PCP de l’Ontario.

[4] Un agent d’immigration canadien (l’agent) en poste à Mexico a examiné la demande de résidence permanente. Le 27 juin 2019, l’agent a avisé le demandeur au moyen d’une lettre relative à l’équité procédurale quant à son éventuelle interdiction de territoire au Canada en raison de l’accusation de parjure. L’agent a précisé que l’infraction, si elle avait été commise au Canada, aurait pu être punie en vertu des articles 131, 139 ou 140 du Code criminel du Canada [Code criminel], LRC 1985, c C‑46. Il a accordé au demandeur un délai de 60 jours pour répondre. Une réponse a été reçue le 12 juillet 2019.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[5] Le 23 septembre 2019, l’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada et a rejeté la demande de résidence permanente. Il a déterminé que les circonstances sous‑jacentes à l’infraction de parjure aux États‑Unis (parjure aux É.‑U.) correspondent à l’infraction de parjure punissable par mise en accusation prévue à l’article 131 du Code criminel (parjure au Canada) : les deux infractions exigent que l’accusé ait eu l’intention de tromper en faisant sciemment une fausse déclaration dans un affidavit.

[6] L’agent a conclu que le demandeur avait fait une fausse déclaration dans un affidavit dans l’intention de tromper. Il a conclu que, si ces actions s’étaient produites au Canada, elles auraient donné lieu à un parjure au Canada, punissable d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Ainsi, il a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR. L’agent n’a effectué aucune analyse relative aux articles 139 et 140 du Code criminel.

[7] Seule l’évaluation de l’interdiction de territoire du demandeur est en cause dans la présente demande, qui fait l’objet d’un contrôle du caractère raisonnable (Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Garcia], 2021 CF 141 au para 5; Clarke c Canada (Sécurité publique et Protection civile) [Clarke], 2021 CF 128 au para 4; Randhawa c Canada (Sécurité publique et Protection civile) [Randhawa], 2020 CF 905 au para 19).

[8] La décision doit être justifiée, transparente et intelligible au vu des faits et du droit, tant dans le raisonnement suivi que dans le résultat obtenu : Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Vavilov], 2019 CSC 65 aux para 83, 99. Dans ce contexte, les questions d’interprétation législative ne sont pas examinées isolément, mais à la lumière de la décision dans son ensemble, des motifs de l’agent et du résultat obtenu : Clarke, au para 4; Vavilov, aux para 115‑116.

III. Analyse

[9] En application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, un ressortissant étranger est interdit de territoire pour grande criminalité en présence de motifs raisonnables de croire qu’il a commis, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. Voici les deux principales dispositions de la LIPR à cet égard, soit l’article 33 et le paragraphe 36(1) :

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[...]

[...]

Grande criminalité

Serious criminality

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

[10] Les « motifs raisonnables de croire », énoncés à l’article 33, représentent « davantage qu’un simple soupçon », mais moins qu’une prépondérance des probabilités. Pour que ces motifs existent, la « croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [Mugesera], 2005 CSC 40 aux para 111, 114; Garcia, au para 11. La norme ne s’applique qu’aux questions de fait, et non pas aux questions de droit. Autrement dit, si les faits sont appliqués à l’alinéa 36(1)c), il doit ressortir que ces derniers constituent une infraction, et non pas qu’ils pourraient constituer une infraction (Mugesera, au para 116; Garcia, au para 11).

[11] De ce fait, deux questions se posent à cet égard en l’espèce. La première est une question de fait : l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur a présenté un faux acte de naissance et qu’il a sciemment et volontairement fait une fausse déclaration dans sa demande de passeport sous peine de parjure. Le cas échéant, l’agent avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis, aux É.‑U., un acte qui constituait une infraction dans ce pays (en l’occurrence, le parjure aux É.‑U.)

[12] La deuxième question, celle de l’application des faits à la loi, exige de se demander si les éléments essentiels de la disposition pénale choisie par l’agent — le parjure au Canada — ont été démontrés. Comme il a déjà été expliqué, pour cette question de droit, l’agent doit déterminer si les faits sous-jacents à l’infraction aux É.‑U., qui doivent être démontrés selon la norme des motifs raisonnables de croire, donnent effectivement lieu à un parjure au Canada. Cette deuxième question exige un examen approfondi des éléments de l’infraction au Canada (Ghahraman‑Ebrahimi c Canada (Procureur général), 2020 CF 746 au para 47).

[13] Les deux parties conviennent que l’interdiction de territoire visée à l’article 36 exige normalement une « analyse d’équivalence » comparant la disposition étrangère et la disposition canadienne, comme l’a précisé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, (1987), 73 NR 315, 1987 CarswellNat 15 (WL Can) (CA) [Hill cité dans WL Can]. Au paragraphe 16 de l’arrêt Hill, trois méthodes d’analyse sont prévues :

  1. Comparaison du libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s’il s’en trouve de disponible, par le témoignage d’un expert ou d’experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives.
  2. Examen de la preuve présentée devant l’arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions légales.
  3. Combinaison de cette première et de cette seconde démarches.

[14] Comme il sera expliqué en détail ci‑après, bien qu’il y ait un certain débat au sujet de l’exigence d’une analyse d’équivalence en présence d’une allégation fondée sur l’alinéa 36(1)c), à tout le moins, le deuxième examen décrit dans l’arrêt Hill s’applique en l’espèce, à savoir la nécessité de déterminer si « les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis ».

[15] Je fais remarquer que l’arrêt Hill est postérieur à un arrêt de la Cour d’appel fédérale rendu environ six ans plus tôt dans l’affaire Brannson c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [Brannson] (1980), [1981] 2 CF 141, 34 NR 411 (CA), qui avait mis l’accent sur l’importance de l’examen des éléments essentiels de l’infraction (au para 38) :

En l’espèce, les preuves portées à la connaissance de la Cour comprennent le jugement et l’ordonnance de mise à l’épreuve ainsi que la définition de l’infraction commise aux États‑Unis; nous connaissons la définition de l’infraction invoquée du côté canadien. À ce propos, je tiens à faire remarquer que, lorsqu’il s’agit de déterminer si une infraction commise à l’étranger constitue une infraction prévue au Canada par un texte de loi canadien, il convient d’appliquer le principe suivant : Quels que soient les termes employés pour désigner ces infractions ou pour les définir, il faut relever les éléments essentiels de l’une et de l’autre et s’assurer qu’ils correspondent. Naturellement, il faut s’attendre à des différences dans le langage employé pour définir les infractions dans les différents pays. Même en tenant compte de ce fait, je suis forcé de conclure que l’envoi ou la transmission de « lettres ou circulaires » est un élément essentiel de l’infraction invoquée du côté canadien. Nul ne peut être déclaré coupable de cette infraction s’il n’y a transmission ou livraison ni de lettres ni de circulaires.

[Non souligné dans l’original.]

[16] Les deux parties s’appuient également sur l’arrêt prononcé par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [Li] (1996), [1997] 1 CF 235, 1996 CarswellNat 1133 (WL Can) (CA) pour expliquer le fond d’une analyse d’équivalence. Dans l’affaire Li, la Cour, en partant des arrêts Brannson et Hill, a expliqué qu’il faut comparer « les faits et la qualification juridique qui caractérisent l’infraction au Canada et dans le pays étranger ». De plus, la Cour d’appel fédérale a expliqué que « la comparaison des “éléments essentiels” de l’une et l’autre infractions requiert la comparaison de leurs définitions respectives, y compris les moyens de défense propres à ces infractions ou aux catégories dont elles relèvent ».

[17] Il convient de rappeler que le demandeur a été déclaré interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c), mais que cet alinéa emploie un libellé très semblable à celui de l’alinéa 36(1)b). La différence repose sur le fait que l’alinéa 36(1)b) prévoit l’interdiction de territoire à l’égard du ressortissant étranger qui a été « déclaré coupable » d’une infraction commise à l’étranger, tandis que l’alinéa 36(1)c) s’applique à celui qui a simplement « commis » une infraction à l’étranger.

[18] Dans la lettre relative à l’équité procédurale, l’agent a d’abord informé le demandeur de sa possible interdiction de territoire au Canada au titre du paragraphe 36(1) de la LIPR au motif qu’il avait commis une infraction ou avait été déclaré coupable d’une infraction. Or, il appert des notes de l’agent, consignées dans le Système mondial de gestion des cas (notes dans le SMGC), que le demandeur a été jugé interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c) — pour avoir commis une infraction à l’étranger — et non pour une déclaration de culpabilité aux États‑Unis en application de l’alinéa 36(1)b).

[19] Je remarque toutefois que certains juges de notre Cour ne conviennent pas qu’une analyse d’équivalence complète doive être effectuée en vue de l’application de l’alinéa 36(1)c) : Garcia, aux para 49‑50; Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879 aux para 208‑210; Victor c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 979 aux para 35‑37. Comme le juge Nicholas McHaffie l’a conclu dans la décision Garcia, au para 50 :

Or, l’objet de l’analyse requise par l’alinéa 36(1)c) de la LIPR n’est pas une déclaration de culpabilité prononcée à l’étranger ni même une accusation, mais plutôt la commission d’un acte. La disposition prévoit deux exigences. Premièrement, l’acte doit constituer « une infraction » à l’endroit où il a été commis. Deuxièmement, l’acte, s’il avait été commis au Canada, doit constituer une infraction punissable d’un emprisonnement maximum d’au moins dix ans. Contrairement à l’alinéa 36(1)b), le paragraphe n’exige pas à première vue une analyse quant à l’équivalence des infractions prévues dans les deux pays; il requiert simplement que l’acte soit « une infraction », à l’endroit où il a été commis, et qu’il constitue « une infraction » punissable d’une peine particulière au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[20] La décision Garcia fait état d’autres décisions selon lesquelles il faut conduire une analyse d’équivalence pour démontrer le bien‑fondé de l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 36(1)c). Il s’agit notamment des décisions Randhawa, au para 31, Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 455 aux para 42‑43, Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 946 aux para 16‑17, et Pardhan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 756 aux para 9‑10.

[21] Au cours de l’audience, la Cour a attiré l’attention des parties sur cette question. Comme les parties n’avaient pas fait part de commentaires sur la décision Garcia, elles se sont vu offrir l’occasion de présenter des observations postérieures à l’audience, ce qu’elles ont fait. Les présents motifs tiennent compte des observations postérieures à l’audience.

[22] En bref, le demandeur soutient que [traduction] « la question de savoir si une analyse d’équivalence est requise pour l’alinéa 36(1)c) n’est pas déterminante ». En revanche, il soutient que la jurisprudence démontre clairement qu’il est déraisonnable qu’un agent ne se penche pas sur les éléments essentiels de l’infraction au Canada. En l’espèce, le demandeur soutient que l’agent a omis de le faire.

[23] Le défendeur convient que la décision Garcia n’est pas déterminante et affirme que les faits de cette affaire étaient différents. Il convient également que l’alinéa 36(1)c) exige qu’un agent analyse si les faits sous‑jacents à l’infraction commise à l’étranger correspondent aux éléments essentiels de l’infraction au Canada.

[24] Je conviens avec les parties que la Cour n’a pas à se prononcer sur la divergence soulevée dans la décision Garcia, car celle‑ci n’est pas déterminante en l’espèce. À mon avis, l’analyse de l’agent était fondamentalement viciée. Ainsi, elle ne peut pas être considérée comme étant raisonnable peu importe l’approche.

[25] Selon le point de vue traditionnel, qui prévoit l’analyse d’équivalence en vue de l’application de l’alinéa 36(1)c), l’agent doit exécuter les deux tâches suivantes : (i) déterminer et comparer les éléments constitutifs ou essentiels de l’infraction commise à l’étranger et de l’infraction commise au Canada; et (ii) établir si les circonstances sous‑jacentes à l’infraction commise à l’étranger donnent effectivement lieu à une infraction au Canada.

[26] Le point de vue privilégié dans la décision Garcia n’exige pas une comparaison des infractions en question, car une telle équivalence n’est pas concluante. Toutefois, ce point de vue oblige l’arbitre à examiner adéquatement si les circonstances sous‑jacentes à l’infraction commise à l’étranger donnent effectivement lieu à une infraction au Canada.

[27] Par conséquent, le plus petit dénominateur commun entre ces deux approches consiste à exiger, au moins, qu’un agent démontre ou justifie adéquatement de quelle manière les circonstances sous‑jacentes à une infraction commise à l’étranger donnent lieu à une infraction au Canada. Il se peut qu’il ne soit pas nécessaire que l’agent démontre que les deux infractions sont adéquatement équivalentes aux fins de l’application de l’alinéa 36(1)c). Cela dit, comme le précise la décision Garcia, l’agent doit néanmoins se pencher sur les éléments essentiels de l’infraction au Canada qui a été choisie aux fins de l’examen de l’interdiction de territoire. Il s’ensuit que l’agent commet une erreur susceptible de révision s’il n’explique pas correctement de quelle manière les éléments de l’infraction au Canada ont été respectés, ou encore si sa conclusion relative à l’infraction au Canada n’est pas raisonnablement justifiée à la lumière des faits et du droit.

[28] Dans la même veine, le demandeur soutient que l’analyse reposant sur l’alinéa 36(1)c) conduite par l’agent était largement déficiente. En effet, il n’a fait que comparer les titres des infractions, a parlé de la similarité entre les systèmes juridiques américain et canadien et, en s’y fondant, a conclu que les deux infractions étaient équivalentes. Il n’a aucunement traité des éléments essentiels de l’infraction au Canada.

[29] De plus, le demandeur soutient que le parjure au Canada a une portée beaucoup plus restreinte que celle du parjure aux É.‑U. Plus précisément, le parjure au Canada ne s’applique qu’aux fausses déclarations faites devant un tribunal ou dans le cadre d’une procédure judiciaire, et ne peut donc pas s’appliquer à celles faites dans le cadre d’une demande de passeport. Ainsi, les éléments essentiels des deux infractions sont différents. Les deux autres infractions au Code criminel invoquées par l’agent — l’article 139 (« entrave à la justice ») et l’article 140 (« méfait public ») — ne s’appliquent pas en l’espèce, car elles n’ont pas exigé de procédure judiciaire ou d’enquête d’un agent de la paix.

[30] En revanche, le demandeur fait valoir que l’agent aurait dû choisir la « fausse déclaration relative à un passeport » (paragraphe 57(2) du Code criminel) comme infraction au Canada, laquelle, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, est punissable d’un emprisonnement maximal de deux ans. L’analyse aurait alors été conduite au vu du paragraphe 36(2) de la LIPR (que j’appellerai « criminalité ordinaire ») et non du paragraphe 36(1), et le demandeur ne serait pas interdit de territoire du fait de la présomption de réadaptation prévue à l’alinéa 36(3)c) de la LIPR, et des paragraphes 18(1) et (2). Prises ensemble, ces dispositions prévoient que la réadaptation a lieu dix ans après la déclaration de culpabilité pour criminalité ordinaire qui est décrite au paragraphe 36(2).

[31] Pour sa part, le défendeur qualifie de raisonnable l’analyse de l’agent. Le ministre soutient notamment que le parjure au Canada ne se limite pas aux fausses déclarations faites devant les tribunaux ou dans le cadre de procédures judiciaires. De ce fait, les éléments essentiels des deux infractions sont les mêmes, et la conclusion d’interdiction de territoire de l’agent était raisonnable.

[32] Le défendeur reconnaît également que le paragraphe 57(2) du Code criminel aurait pu servir de meilleur terme de comparaison avec le parjure aux É.‑U. Toutefois, la LIPR n’exige pas qu’un agent compare l’infraction commise à l’étranger à une infraction commise au Canada qui entraînerait les conséquences les plus favorables en matière d’immigration pour un demandeur, ni à l’infraction qui correspond avec plus d’exactitude et de similitude à l’infraction commise à l’étranger.

[33] Comme je l’ai déjà mentionné, en l’espèce, il n’est pas nécessaire de traiter de la question de l’analyse d’équivalence en ce qui a trait à l’alinéa 36(1)c). En effet, l’analyse faite par l’agent était bien au‑dessous de la norme minimale commune aux deux approches énoncées dans la décision Garcia, et ce, pour deux raisons. Premièrement, l’agent a reproduit l’article 131 du Code criminel, sans toutefois se pencher sur ses éléments essentiels. Il n’a donc pas expliqué de quelle manière les faits sous‑jacents donneraient lieu à l’infraction. Deuxièmement, la conclusion de l’agent, selon laquelle les faits sous‑jacents donnent lieu à un parjure au Canada, est erronée.

[34] Pour le démontrer, je me reporte d’abord au libellé de la disposition canadienne sur le parjure, qui a été reproduite textuellement dans les notes dans le SMGC (en anglais) :

Parjure

Perjury

131 (1) Sous réserve du paragraphe (3), commet un parjure quiconque fait, avec l’intention de tromper, une fausse déclaration après avoir prêté serment ou fait une affirmation solennelle, dans un affidavit, une déclaration solennelle, un témoignage écrit ou verbal devant une personne autorisée par la loi à permettre que cette déclaration soit faite devant elle, en sachant que sa déclaration est fausse.

131 (1) Subject to subsection (3), every one commits perjury who, with intent to mislead, makes before a person who is authorized by law to permit it to be made before him a false statement under oath or solemn affirmation, by affidavit, solemn declaration or deposition or orally, knowing that the statement is false.

Idem

Idem

(2) Le paragraphe (1) s’applique que la déclaration qui y est mentionnée soit faite ou non au cours d’une procédure judiciaire.

(2) Subsection (1) applies, whether or not a statement referred to in that subsection is made in a judicial proceeding.

[35] Le texte de la disposition révèle trois éléments constitutifs du parjure au Canada : (i) une fausse déclaration faite après avoir prêté serment ou fait une affirmation solennelle devant une personne autorisée par la loi à permettre que cette déclaration soit faite devant elle; (ii) savoir que la déclaration est fausse au moment où elle est faite; et (iii) l’intention de tromper (voir Calder c La Reine, [1960] RCS 892, à la p 897; R c Wilson, 2011 ONSC 3385 au para 36). Par conséquent, le parjure au Canada est une infraction caractérisée par l’existence d’une intention coupable, exigeant que le ministère public démontre l’intention de l’accusé de tromper. L’infraction peut se produire en dehors du cadre d’une procédure judiciaire : Code criminel, art 131(2); R c Vanier, 2018 ONSC 2714 au para 11.

[36] L’agent consacre une partie considérable des notes dans le SMGC aux circonstances sous‑jacentes à l’accusation de parjure aux É.‑U., ainsi qu’aux antécédents du demandeur. Or, il y a un fort contraste entre tous ses commentaires à propos des É.‑U. et l’absence d’une discussion sur la façon dont ces faits constitueraient un parjure au Canada. L’agent affirme que [traduction] « le système judiciaire américain est semblable à celui du Canada » et conclut que l’existence d’un parjure au Canada a été démontrée :

[traduction]

L’article 131 [du Code criminel] semble conforme aux documents au dossier. [Le demandeur], dans l’intention de tromper, a fait une fausse déclaration dans un affidavit en sachant qu’elle était fausse au moment de demander un passeport américain. Peine maximale de 14 ans. J’ai également pris en compte l’article 368 [du Code criminel] et l’article 122 de la LIPR. Bien que je remarque que [le demandeur] peut également être interdit de territoire pour ces motifs et qu’une équivalence peut être faite, d’après les renseignements dont je dispose et ceux qui ont été communiqués au [demandeur], j’ai des motifs raisonnables de croire que [le demandeur] est actuellement interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 36(1)c) pour avoir commis un acte, principalement le parjure, qui constitue une infraction là où il a été commis (aux États‑Unis) et qui constituerait une infraction à une loi fédérale (article 131 du Code criminel) punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[37] Comme il a déjà été mentionné, le défendeur s’appuie sur une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour avancer qu’un agent d’immigration n’a pas à choisir, aux fins de l’interdiction de territoire, l’infraction canadienne qui entraînerait les meilleures conséquences en matière d’immigration pour le demandeur (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) et Adekunle, Re, 2017 CarswellNat 4435 (WL Can) (Section d’appel de l’immigration), citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada - Section d’appel) (1999), 178 FTR 110, 1999 CarswellNat 2486 (WL Can) (1re inst.)). Même si c’est parfois le cas, il incombe à l’agent (i) de démontrer pourquoi l’infraction canadienne choisie est applicable et (ii) d’expliquer pour quelle raison elle est fondée au vu des faits sous‑jacents. En l’espèce, l’agent a sauté cette étape primordiale. De plus, à mon avis, l’agent a commis une erreur en concluant qu’il avait été démontré qu’il s’agissait d’un parjure au Canada.

[38] Je conviens avec le défendeur que le parjure au Canada peut se produire en dehors d’une procédure judiciaire. D’ailleurs, le paragraphe 131(2) du Code criminel le dit explicitement. Or, le parjure au Canada exige que la fausse déclaration ait été faite sous serment, devant une personne autorisée par la loi à permettre que ce serment soit fait devant elle. D’après les notes que l’agent a consignées dans le SMGC, le demandeur a fait de fausses déclarations [traduction] « dans un affidavit ». Or, rien au dossier ne laisse entendre que le demandeur était sous serment ou affirmation solennelle au moment où il a signé la déclaration. De plus, il n’est pas dit dans le dossier que le demandeur a fait la déclaration « devant une personne autorisée par la loi à permettre que cette déclaration soit faite devant elle ».

[39] En revanche, pour le parjure aux É.‑U., il existe une distinction explicite entre les fausses déclarations faites sous serment à un représentant autorisé et celles faites sous [traduction] « peine de parjure », la deuxième catégorie étant la plus comparable à la situation du demandeur. À mon avis, le libellé de la disposition sur le parjure au Canada n’est pas assez général pour englober ces circonstances (voir, par exemple, l’affaire United States of America c Quintin, [2000] OTC 170, [2000] OJ No 791 au para 109 (C. sup. j.), dans laquelle la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que le parjure au Canada ne s’appliquait pas aux fausses déclarations faites dans une déclaration de revenus).

[40] Le défendeur soutient que le fait de mentir dans une demande de passeport peut satisfaire à la définition de parjure au Canada. À l’appui de cette thèse, il cite l’affaire United States of America c Sosa [Sosa], 2011 ABQB 534 aux para 11, 26‑27, 34, autorisation d’appel à la Cour d’appel de l’Alberta refusée par 2012 ABCA 242, autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée par [2012] CSCR no 433.

[41] Je ne suis pas de cet avis. Au contraire, l’affaire Sosa renforce mes conclusions exposées précédemment. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’un ressortissant guatémaltèque, que le gouvernement des États‑Unis cherchait à faire extrader pour lui intenter des poursuites parce qu’il avait fait de fausses déclarations dans ses tentatives de devenir citoyen américain naturalisé, avait commis une infraction équivalente au parjure au Canada. Cette personne a sciemment fait de fausses déclarations dans ses documents de demande, ainsi qu’au cours de diverses entrevues avec des agents d’immigration, sous peine de parjure. Il importe de souligner que, lors d’une entrevue avec un examinateur en naturalisation, il a juré sous serment que les renseignements contenus dans sa demande et communiqués au cours de ses entrevues demeuraient vrais et exacts.

[42] De ce fait, la Cour opère une distinction importante entre l’espèce et l’affaire Sosa. Dans cette dernière, la personne en question (i) avait fait de fausses déclarations, et ce, (ii) sous serment, et (iii) devant une personne autorisée par la loi à recevoir des déclarations sous serment. Or, en l’espèce, cela n’a pas été le cas pour M. Griffiths. Par conséquent, l’argument du défendeur sur ce point ne peut pas être retenu.

[43] Ainsi, je ne suis pas convaincu que le demandeur aurait commis un parjure au Canada si les circonstances qui ont motivé son accusation aux États‑Unis s’étaient produites au Canada. À la lumière des faits au dossier et du défaut de l’agent de les appliquer correctement à la disposition canadienne, la conclusion de ce dernier était déraisonnable.

IV. Conclusion

[44] En somme, la décision de l’agent est déraisonnable en raison de deux lacunes déterminantes, peu importe si une analyse d’équivalence est requise ou pas aux fins de l’application de l’alinéa 36(1)c). L’agent a commis une erreur en concluant que les circonstances sous‑jacentes aux actes commis par le demandeur auraient donné lieu à un parjure au Canada si ces actes avaient eu lieu dans ce pays. En plus de ne pas avoir examiné les éléments essentiels du parjure au Canada, l’agent n’a pas respecté la « norme minimale » requise pour l’application de l’alinéa 36(1)c). Il s’ensuit que la décision ne respecte pas les critères de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle est donc déraisonnable. Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑6276‑19

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6276‑19

INTITULÉ :

ANDREW NATHANAEL GRIFFITHS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 22 juin 2021

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Pour le demandeur

James Todd

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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