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Date : 20210622


Dossier : IMM-966-20

Référence : 2021 CF 651

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

PETUEL BENEDICT THEODORE

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Petuel Benedict Theodore, est citoyen d’Haïti. Il est âgé de huit (8) ans. Le 9 août 2017, accompagné de sa mère et de sa sœur, il arrive au Canada et présente une demande d’asile fondée sur celle de sa mère.

[2] Dans sa demande d’asile, la mère du demandeur allègue une crainte de persécution en Haïti en raison de son appartenance au groupe social « femme ». Elle affirme avoir été violée le 20 décembre 2015 par des hommes armés qui sont entrés par effraction chez elle et qui ont menacé de les tuer, elle et ses enfants, si elle portait plainte à la police ou si elle en discutait avec son conjoint. Elle ne veut pas retourner en Haïti, car elle craint d’être à nouveau victime d’agression et de viol et elle ne veut pas que la sœur du demandeur ait à vivre cette expérience traumatisante. Elle veut de plus éviter de mettre la vie de ses enfants en danger en revenant dans son pays. Elle craint également qu’ils seront tous à risque parce qu’ils seront perçus comme des personnes riches ayant vécu à l’étranger.

[3] Le 17 décembre 2018, la Section de la protection des réfugiés [SPR] conclut que la mère du demandeur n’est pas crédible en raison de contradictions et d’incohérences dans la preuve et de son comportement incompatible avec celui d’une personne qui craint pour sa vie ou son intégrité dans son pays d’origine. La SPR rejette la demande et conclut que le demandeur, sa mère et sa sœur ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Ils portent la décision en appel.

[4] Le 15 janvier 2020, la Section d’appel des réfugiés [SAR] accueille l’appel en partie. Elle conclut que les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe n’ont pas été appliquées adéquatement par la SPR et que cette dernière a commis des erreurs dans l’évaluation de la crédibilité de la mère du demandeur. Elle poursuit en disant qu’elle n’a pas de raison valable de mettre en doute que la mère du demandeur a été victime de l’incident traumatisant du 20 décembre 2015 et qu’elle craint de retourner en Haïti. Considérant la preuve documentaire et la situation personnelle de la mère du demandeur, la SAR estime qu’elle a établi une possibilité sérieuse de persécution dans l’éventualité d’un retour en Haïti pour elle et pour sa fille. Cependant, la SAR conclut qu’il n’a pas été établi que le demandeur serait davantage à risque en raison du fait qu’il a vécu à l’étranger et serait perçu comme étant riche. À cet égard, la SAR rappelle que le fait d’être riche ou perçu comme tel ne constitue pas une appartenance à un groupe social selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et que le risque d’être victime de bandits n’est pas exclusif à la diaspora. Au contraire, la preuve documentaire démontre qu’en Haïti, il n’y a pas que les riches qui sont visés par la violence endémique et la criminalité.

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Il reproche notamment à la SAR d’avoir fait défaut de reconnaître qu’il serait persécuté en raison de son appartenance au groupe social de la famille alors qu’il a été menacé par les agresseurs de sa mère, qui a été reconnue comme réfugié.

[6] La Cour estime qu’il y a matière à intervention en l’espèce.

[7] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique. Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83 [Vavilov]). Elle doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

[8] Il est reconnu que le fait qu’un membre de la famille ait été persécuté ne donne pas à tous les autres membres de la famille la qualité de réfugié. Les demandeurs qui fondent leur demande d’asile sur l’appartenance à un groupe familial doivent démontrer l’existence d’un lien personnel entre eux et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu à la Convention. La famille, en tant que groupe social, doit être l’objet de représailles ou de vengeance pour espérer se voir accorder la protection du Canada. Les demandeurs doivent démontrer qu’ils ont été ou seront ciblés par les persécuteurs parce qu’ils sont membres de cette famille (Ramirez Estrada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1019 aux para 8-10; El Achkar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 472, aux paras 40-41; Ndegwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 847 au para 9; Granada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1766 aux para 15-16).

[9] En l’espèce, la mère du demandeur allègue que ses agresseurs ont menacé de tuer ses enfants et son mari si elle portait plainte à la police ou si elle parlait à son conjoint de l’incident du 20 décembre 2015. Malgré qu’elle juge la mère du demandeur crédible, la SAR ne semble pas avoir considéré que le demandeur lui-même a été ciblé comme membre de la famille de la cible principale de persécution. Ses motifs sont muets à ce sujet. L’analyse de la SAR porte seulement sur le risque du demandeur à titre de membre de la diaspora haïtienne qui retourne dans son pays d’origine.

[10] Le défendeur a reconnu lors de l’audience que la SAR ne s’était pas prononcée sur cet élément du risque. Toutefois, il fait valoir que la Cour devrait considérer la décision dans son ensemble eu égard à l’ensemble de la preuve au dossier.

[11] La Cour ne peut souscrire à cet argument. Bien qu’un décideur ne soit pas tenu de faire référence à tous les arguments ou éléments de preuve présentés par une partie (Vavilov au para 128; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16) et que la déférence est de mise à l’égard des décisions de la SAR, l’omission d’examiner ce risque de manière adéquate fait en sorte que la décision n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, comme l’exige l’arrêt Vavilov. Il n’appartient pas à cette Cour d’évaluer elle-même la preuve, de deviner quelle conclusion aurait tirée la SAR et d’élaborer ses propres motifs pour appuyer la décision de la SAR (Vavilov au para 96).

[12] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant la SAR pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

[13] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-966-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés du 15 janvier 2020 est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment; et

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-966-20

INTITULÉ :

PETUEL BENEDICT THEODORE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Sophie Touchette

Pour le demandeur

Suzanne Trudel

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Gisela Barraza

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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