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Date : 20210615


Dossiers : T-915-20

T-916-20

Référence : 2021 CF 613

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature des affaires

[1] La Cour est saisie de deux questions. La première concerne une requête procédurale en autorisation de poursuivre deux demandes de contrôle judiciaire dont Démocratie en surveillance avait précédemment accepté de se désister et le désistement avait été ordonné sur consentement. Le procureur général ne s’oppose pas à cette demande, et il est fait droit à la requête. La seconde question concerne la requête du procureur général en radiation des demandes au motif qu’elles n’ont pas la moindre chance d’être accueillies. Démocratie en surveillance s’y oppose. La requête en radiation est rejetée. Démocratie en surveillance se voit accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, mais elle ne peut pas remettre en litige les questions touchant à la partialité et au processus de nomination de l’actuelle commissaire au lobbying.

[2] Une question sous‑jacente est de savoir si le secrétaire parlementaire (l’honorable David Lametti) d’une ministre (l’honorable Chrystia Freeland) ou son personnel peut être considéré comme faisant partie du personnel de la ministre avec qui travaille le ministre parlementaire.

II. Requête visant la poursuite de l’instance

[3] La requête procédurale introduite par Démocratie en surveillance vise la poursuite des deux demandes de contrôle judiciaire T‑915‑20 et T‑916‑20 [les demandes]. Celles-ci intéressent les mêmes deux parties et portent sur le même sujet, quoiqu’elles concernent deux individus différents dans une situation semblable. À la demande de Démocratie en surveillance et sur consentement du procureur général, les deux demandes ont été laissées en suspens aux termes de deux ordonnances distinctes, mais identiques rendues par la protonotaire Molgat le 18 septembre 2020, en attendant que la Cour suprême du Canada statue sur l’autorisation de pourvoi contre la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Procureur général du Canada c Démocratie en surveillance, 2020 CAF 69 [DS 2020] [le juge Rennie]. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a conclu que la décision de la commissaire au lobbying [commissaire au lobbying] de ne pas enquêter sur une plainte présentée par un membre du public ne constituait ni une décision ni une ordonnance pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[4] Devant la protonotaire Molgat, Démocratie en surveillance a indiqué qu’elle se désisterait des demandes si l’autorisation était refusée dans l’arrêt DS 2020. Le 15 octobre 2020, la Cour suprême du Canada a refusé d’accorder l’autorisation de pourvoi.

[5] Nonobstant sa position précédente, Démocratie en surveillance sollicite (cette fois par l’intermédiaire de son avocat qui ne la représentait pas lorsque la protonotaire Molgat a rendu son ordonnance) l’autorisation de poursuivre et de réunir les deux demandes. Monsieur Duff Conacher, principal représentant de Démocratie en surveillance, a déclaré durant sa déposition qu’il n’avait pas reçu de conseil juridique et qu’il avait cru à tort que les questions juridiques qu’il soulevait dans les demandes seraient résolues si la Cour suprême du Canada refusait d’accorder l’autorisation dans l’arrêt DS 2020. Cette preuve n’est pas contestée.

[6] Démocratie en surveillance fait valoir que la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt DS 2020 n’a pas tranché les questions juridiques litigieuses qui sont soulevées dans les demandes, et qui sont selon elle distinctes et fondées sur des circonstances factuelles différentes. Elle fait valoir qu’une irrégularité procédurale ne devrait pas faire obstacle à l’instruction des demandes dont la poursuite ne serait par ailleurs pas préjudiciable au procureur général.

[7] Le procureur général ne s’oppose ni à la poursuite ni à la jonction des deux demandes, bien qu’il ait introduit une contre‑requête en vue de leur radiation en faisant valoir qu’elles n’ont pas la moindre d’être accueillies.

[8] Compte tenu de la position des parties, j’ai accordé la mesure procédurale au début de l’audience, et autorisé la poursuite et la jonction des demandes tout en supprimant le paragraphe 2 de chacune des ordonnances de la protonotaire Molgat. Ce faisant, je suis convaincu que cette manière de procéder permettra d’apporter une solution au litige juste et efficace, conformément à l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles des Cours fédérales]. Par conséquent, les présents motifs traiteront à la fois des demandes T‑915‑20 et T‑916‑20, et une copie en sera placée dans les deux dossiers de la Cour.

III. Requête en radiation

A. Faits

[9] Le 12 mars 2020, la commissaire au lobbying a déposé deux rapports [rapports] devant le Parlement au sujet de l’enquête menée par son bureau pour déterminer si M. Benjamin Bergen et Mme Dana O’Born respectivement tous deux lobbyistes salariés (organisation) employés par le Conseil canadien des innovateurs [CCI] avaient enfreint le Code de déontologie des lobbyistes [Code].

[10] Démocratie en surveillance a déposé les demandes initiales (qu’elle a initialement qualifiées de « pétitions » quoiqu’il s’agisse de simples lettres) demandant à la commissaire au lobbying d’enquêter et de trancher la question de savoir si les actes posés par M. Bergen et Mme O’Born contrevenaient aux articles 6, 7, 8 ou 9 du Code.

[11] Ces dispositions du Code prévoient :

Conflit d’intérêts

6. Un lobbyiste ne doit proposer ni entreprendre aucune action qui placerait un titulaire d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts réel ou apparent.

Plus particulièrement :

Accès préférentiel

7. Un lobbyiste ne doit pas organiser pour une autre personne une rencontre avec un titulaire d’une charge publique lorsque le lobbyiste et le titulaire d’une charge publique entretiennent une relation qui pourrait vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation.

8. Un lobbyiste ne doit pas faire de lobbying auprès d’un titulaire d’une charge publique avec lequel il entretient une relation qui pourrait vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation.

Activités politiques

9. Si un lobbyiste entreprend des activités politiques pour le compte d’une personne qui pourraient vraisemblablement faire croire à la création d’un sentiment d’obligation, il ne peut pas faire de lobbying auprès de cette personne pour une période déterminée si cette personne est ou devient un titulaire d’une charge publique. Si cette personne est un élu, le lobbyiste ne doit pas non plus faire de lobbying auprès du personnel du bureau dudit titulaire.

[12] La commissaire au lobbying a mené son évaluation aux termes des articles 6 et 9 du Code. Les rapports concluent que ni M. Bergen ni Mme O’Born n’ont enfreint le Code.

[13] Le rapport concernant M. Bergen est la décision qui fait l’objet d’un contrôle dans le dossier de la Cour T‑915‑20. M. Bergen était bénévole lors de la campagne d’élection partielle de l’honorable Chrystia Freeland en 2013 et a travaillé comme codirecteur de campagne en vue de sa réélection en 2015. Il remplissait aussi des fonctions exécutives au sein de l’association de circonscription de Mme Freeland. La commissaire au lobbying a mené une enquête qui visait à « déterminer si M. Bergen a enfreint la Règle 6 (conflit d’intérêts) ou la Règle 9 (activités politiques) du [Code] en faisant du lobbying auprès de l’honorable Chrystia Freeland ou auprès de son cabinet ministériel après avoir entrepris des activités politiques au nom de Mme Freeland ». L’enquête n’a révélé aucune preuve de lobbying auprès de Mme Freeland, mais « alors que [cette dernière] était ministre du Commerce international, M. Bergen a participé à une rencontre avec l’honorable David Lametti, alors secrétaire parlementaire de la ministre du Commerce international, et avec un membre du personnel du bureau de la circonscription de M. Lametti. Le CCI a déclaré cette communication dans le Registre des lobbyistes ».

[14] La commissaire au lobbying a conclu que ni M. Lametti, en sa qualité de secrétaire parlementaire, ni le personnel de sa circonscription n’étaient membres du « personnel » du cabinet de Mme Freeland aux fins de l’article 9. Par conséquent, M. Bergen n’avait pas enfreint cette disposition.

[15] La commissaire au lobbying a également estimé qu’il n’y avait aucune raison de conclure que M. Bergen avait placé Mme Freeland dans une situation de conflit d’intérêts « réel » ou « apparent » en contravention de l’article 6.

[16] Le rapport concernant Mme O’Born est la décision faisant l’objet d’un contrôle dans le dossier T‑916‑20. Mme O’Born a été codirectrice de campagne en vue de la réélection de Mme Freeland en 2015. Elle occupait également des fonctions exécutives dans l’association de circonscription de cette dernière. La commissaire au lobbying a mené une enquête qui visait à déterminer « si Mme O’Born a enfreint la Règle 6 (conflit d’intérêts) ou la Règle 9 (activités politiques) du [Code] en faisant du lobbying auprès de l’honorable Chrystia Freeland ou auprès des membres de son cabinet ministériel après avoir entrepris des activités politiques au nom de Mme Freeland ». L’enquête n’a révélé aucune preuve de lobbying auprès de Mme Freeland, mais « alors que [cette dernière] était ministre du Commerce international, Mme O’Born a eu deux conversations téléphoniques logistiques pour finaliser les dispositions relatives à une rencontre du CCI avec l’honorable David Lametti, alors secrétaire parlementaire de la ministre du Commerce international lors de la journée de lobbying organisée par le CCI. L’une de ces conversations logistiques a eu lieu le 13 octobre 2016 avec Mme Gillian Nycum, membre du personnel du bureau de la circonscription de M. Lametti. L’autre était avec Mme Megan Buttle, adjointe spéciale de M. Lametti, le 17 octobre 2016. Mme O’Born a également organisé et participé à la journée de lobbying sur l’industrie des technologies propres du CCI le 20 octobre 2016, à laquelle ont participé M. Lametti et Mme Buttle. Le CCI a déclaré ces communications dans le Registre des lobbyistes ».

[17] La commissaire au lobbying a conclu que ni M. Lametti ni Mme Nycum ne faisait partie du « personnel » de cabinet de Mme Freeland aux fins de l’article 9 et que Mme Buttle avait été présentée à Mme O’Born en tant qu’adjointe spéciale de M. Lametti, en sa qualité de secrétaire parlementaire. La commissaire au lobbying a conclu que Mme O’Born n’avait pas enfreint l’article 9.

[18] La commissaire au lobbying a également estimé qu’aucun motif ne permettait de conclure que Mme O’Born avait placé Mme Freeland dans une situation de conflit d’intérêts « réel » ou « apparent » en contravention de l’article 6 du Code.

[19] Dans les deux rapports, la commissaire au lobbying a formulé des commentaires identiques reproduits ci-après sous la rubrique « Observations ». Ces commentaires appellent le Parlement à envisager une modification de l’article 6, et l’élargissement de la portée de l’article 9 :

Bien que j’aie déterminé que la Règle 6 n’a pas été enfreinte dans les circonstances factuelles en cause dans cette enquête, j’ai observé que l’analyse qu’exige la Règle 6 soulève des préoccupations quant à la manière dont cette disposition est actuellement rédigée.

Ma compétence en tant que commissaire au lobbying se limite à la réglementation de la conduite des lobbyistes. Toutefois, en interdisant aux lobbyistes de placer les titulaires d’une charge publique fédérale dans des conflits d’intérêts réels et apparents, la Règle 6 exige que la commissaire au lobbying tire des conclusions qui impliquent la conduite des titulaires d’une charge publique qui peuvent être soumis à des régimes éthiques distincts, y compris ceux supervisés par le conseiller sénatorial en éthique et le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Ces préoccupations concernant la Règle 6 devraient être traitées dans le cadre de toute modification future du Code, qui nécessitera des consultations des parties prenantes comme le prévoit la Loi sur le lobbying. Ce faisant, il faudra envisager de modifier les règles de conduite pour se concentrer exclusivement sur les comportements spécifiques des lobbyistes sans importer le régime régissant la conduite éthique des titulaires d’une charge publique par référence implicite.

En déterminant que la Règle 9 n’a pas été enfreinte dans les circonstances de cette enquête, j’ai constaté que les secrétaires parlementaires ne sont pas considérés comme étant des membres du personnel d’un cabinet ministériel aux fins de la Règle 9. Toutefois, les secrétaires parlementaires partagent les mêmes engagements politiques que le ministre qu’ils sont chargés d’assister.

C’est pourquoi je suis d’avis que le champ d’application de la Règle 9 devrait être élargi pour inclure les personnes, telles que les secrétaires parlementaires, qui ne sont pas considérées comme du personnel politique d’un élu, mais qui partagent les mêmes engagements politiques que l’élu sous la responsabilité duquel elles opèrent. Cette question devrait aussi être abordée dans le cadre de toute consultation future des parties prenantes visant à réviser le Code.

[20] Le ou vers le 7 août 2020, Démocratie en surveillance a présenté des avis de demande distincts sollicitant le contrôle judiciaire des deux rapports.

[21] Dans chaque avis de demande, Démocratie en surveillance résume ainsi sa position, étayée par la suite dans un énoncé des motifs appuyant les demandes :

[traduction]
La demande sollicite une ordonnance infirmant la décision pour les motifs suivants :

1. La décision de la commissaire au lobbying Nancy Bélanger suscite une crainte raisonnable de partialité, attendu que cette dernière a été nommée par décret 2017‑1564 du gouverneur en conseil en date du 14 décembre 2017 (« Cabinet Trudeau ») sur recommandation du premier ministre à l’issue d’un processus secret, contrôlé par le Cabinet Trudeau et dans le cadre duquel les chefs de partis d’opposition n’ont pas été consultés comme l’exige le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying et la ministre Freeland a participé à la décision de nomination;

2. La commissaire au lobbying suscite une crainte raisonnable de partialité en raison des déclarations publiques qu’elle a faites au sujet des lobbyistes et du lobbying;

3. Vu la crainte raisonnable de partialité qu’elle suscite, on peut légitimement s’attendre à ce que la commissaire se récuse de la prise de décisions;

4. La commissaire au lobbying a commis une erreur de fait et de droit lorsqu’elle a conclu que [M. Bergen/Mme O’Born] n’avaient pas fait de lobbying auprès de la ministre Freeland; elle a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que [M. Bergen/Mme O’Born] n’avaient pas contrevenu aux articles 6, 7, 8 et 9 du Code de déontologie des lobbyistes, ni aux principes de « respect des institutions [démocratiques] » et d’« honnêteté et intégrité » prévus dans le Code, en faisant du lobbying auprès de la ministre Freeland;

5. La commissaire au lobbying a commis une erreur de droit et la décision était manifestement déraisonnable attendu que les règles prévues par le Code de déontologie des lobbyistes exigent des hauts fonctionnaires de toute organisation qu’ils veillent à ce que l’entreprise se conforme au Code, que ce Code a pour objet « de rassurer le public canadien que lorsque les titulaires d’une charge publique font l’objet d’activités de lobbying, ces activités sont exercées de manière éthique et dans le respect des normes les plus élevées de façon à rehausser sa confiance dans l’intégrité du processus décisionnel de l’État », et que la commissaire au lobbying a pour mandat de veiller à ce que les lobbyistes « se conform[ent] sans réserve tant à la lettre qu’à l’esprit du Code de déontologue des lobbyistes, de même qu’à toutes les lois pertinentes, dont la Loi sur le lobbying et son règlement d’application ».

B. Questions à trancher

[22] Voici les questions soulevées par les présentes requêtes :

  • a) Les présentes demandes de contrôle judiciaire devraient‑elles être radiées au motif qu’elles n’ont aucune chance d’être accueillies?

  • b) Subsidiairement, ces demandes devraient‑elles être radiées au motif que Démocratie en surveillance n’a pas qualité pour agir étant donné qu’elle n’est pas directement affectée et qu’elle ne remplit pas le critère pour se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public?

  • c) Subsidiairement encore, les avis de demande devraient‑ils être radiés en tout ou en partie parce qu’ils constituent un abus de procédure de notre Cour?

C. Analyse

(1) Critère relatif à la radiation d’une requête

[23] Le procureur général fait valoir que les demandes de contrôle judiciaire n’ont aucune chance d’être accueillies, et que notre Cour devrait donc user de son pouvoir discrétionnaire et les radier. Il soutient aussi que ces demandes devraient être radiées parce qu’elles constituent un abus de procédure.

[24] Le procureur général fait valoir, et je suis de son avis, que la Cour peut radier les demandes qui sont « manifestement irréguli[ères] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[es] » (David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 (CAF) à la page 600 [le juge Strayer]). Toujours d’après lui, il doit y avoir un élément « d’une efficacité assez radicale » – une faille évidente et fatale qui affecte à sa source le pouvoir de notre Cour de statuer sur des demandes (Rahman c Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117 au para 7 [le juge Stratas]). Il est également vrai que la Cour ne doit pas miser sur le sort de l’affaire dont la poursuite est autorisée, voir Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham] [le juge Stratas] :

[29] L’expression « cause d’action valable » ne signifie pas que le tribunal doit évaluer les chances de succès d’une cause d’action et la laisser se poursuivre s’il y a, disons, une chance sur quatre de succès à la lumière de la preuve qui sera présentée. La tâche du tribunal ne consiste pas à miser sur le sort de la cause d’action.

[25] S’agissant d’évaluer une requête en radiation, la Cour doit faire une lecture exhaustive et équitable des avis de demande afin d’évaluer leur véritable essence, en acceptant que les faits plaidés sont véridiques. Dans l’arrêt Wenham, la Cour d’appel fédérale précise que la Cour doit établir si les demandes sont vouées à l’échec :

[33] […] Dans les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, notre Cour utilise le même seuil. Elle utilise le critère « manifeste et évident » appliqué dans les requêtes en radiation des actions, parfois appelé la norme du caractère « voué à l’échec ». En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l’avis de demande est :

[...] « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun [sic] chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.

(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 47.)

[34] Pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire révèle une cause d’action, la Cour doit d’abord lire l’avis de demande de manière à en trouver « la véritable nature » ou la « nature essentielle » en « s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » : JP Morgan, aux paragraphes 49 et 50.

[26] L’article 221 des Règles des Cours fédérales énonce les circonstances dans lesquelles notre Cour peut radier des actes de procédure :

Radiation d’actes de procédure

Striking Out Pleadings

Requête en radiation

Motion to strike

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

(b) is immaterial or redundant,

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

Preuve

Evidence

(2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)(a).

(2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

[27] Le procureur général soutient que toutes les questions soulevées par Démocratie en surveillance ont déjà été tranchées par diverses décisions de la Cour fédérale, de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada. Il fait remarquer que Démocratie en surveillance a initialement reconnu que l’instance devant la Cour suprême du Canada permettrait de régler les questions soulevées en l’espèce et qu’elle a consenti aux ordonnances de mise en suspens de ces procédures en attendant l’issue de la demande d’autorisation de pourvoi dans l’arrêt DS 2020; j’estime que cet argument est dépassé compte tenu de l’ordonnance procédurale à laquelle j’ai fait droit et qui est décrite précédemment. Même s’il ne s’est pas opposé à ce que la poursuite des demandes soit autorisée, le procureur général a fait savoir qu’il présenterait alors une requête en vue de leur radiation, comme il le fait à présent.

(2) Les rapports constituent‑ils des décisions susceptibles d’être soumises à un contrôle?

[28] Le procureur général fait valoir que ces demandes comportent une faille fatale aux fins du contrôle judiciaire, à savoir que les rapports de la commissaire au lobbying ne constituent pas des décisions ou des ordonnances au sens du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [Loi sur les Cours fédérales] et qu’ils ne peuvent donc pas être soumis à un contrôle judiciaire par notre Cour :

Demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

Délai de présentation

Time limitation

18.1 (2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

18.1 (2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

[29] Le procureur général soutient à cet égard, et je suis de son avis, que les rapports n’affectent pas les droits de Démocratie en surveillance ni n’entraînent de conséquences juridiques. Nul ne laisse entendre le contraire, quoique Démocratie en surveillance ait participé à de nombreuses contestations juridiques en matière de lobbying et de conflits d’intérêts dans la sphère fédérale.

[30] Le procureur général fonde en grande partie son observation sur les décisions rendues par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Démocratie en surveillance c Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15 [DS 2009] [le juge en chef Richard] et DS 2020 [le juge Rennie].

[31] Dans l’arrêt DS 2009, Démocratie en surveillance demandait à la commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique [la commissaire à l’éthique] d’enquêter et de statuer sur des décisions ainsi que sur la participation à des décisions par l’ancien premier ministre Stephen Harper et le ministre de la Justice et procureur général de l’époque, Robert Nicholson, et d’ordonner à ce que tous les ministres du cabinet se récusent à l’égard de certaines causes ayant trait à l’affaire Mulroney‑Schreiber. Lorsque la commissaire à l’éthique a refusé d’enquêter sur la plainte (les motifs étant insuffisants pour entreprendre une étude), Démocratie en surveillance a présenté une demande de contrôle judiciaire. Dans l’appel dont elle a été directement saisie, la Cour d’appel fédérale a déterminé que la décision de ne pas enquêter ne pouvait être soumise à un contrôle judiciaire attendu qu’aucune ordonnance ni décision n’avait été rendue aux termes de l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts, LC 2006, c 9, s 2 [Loi sur les conflits d’intérêts], et le refus de la commissaire à l’éthique d’enquêter ne constituait pas non plus une décision au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales :

[9] Nous sommes tous d’avis que la lettre de la commissaire n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, puisqu’elle ne constituait ni une ordonnance ni une décision au sens de l’article 66 de la Loi ou du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales.

[…]

[14] Étant donné notre conclusion que la lettre de la commissaire ne constitue pas une décision ou une ordonnance au sens de l’article 66 de la Loi, notre Cour n’a pas compétence pour accueillir les conclusions énumérées dans l’avis de demande.

[32] À mon avis, une distinction peut être établie avec l’arrêt DS 2009. Dans cette affaire, aucune décision ni ordonnance n’avait été rendue, et aucune enquête lancée. Mais en l’espèce, non seulement des enquêtes ont‑elles été menées, mais deux rapports ont été élaborés et déposés au Parlement. De plus, comme l’a fait valoir Démocratie en surveillance dans son mémoire :

[traduction]
13. Dans l’arrêt DS 2009, la demande de contrôle judiciaire visait la lettre par laquelle la commissaire informait la demanderesse que sa demande d’ouverture d’une enquête avait été refusée. Lorsqu’elle a conclu que cette lettre ne constituait pas une décision susceptible de contrôle, la Cour a estimé que les membres du public ne disposaient d’aucun droit prévu par la loi de demander à la commissaire de mener des enquêtes. Par ailleurs, la lettre de cette dernière n’était ni définitive ni juridiquement contraignante, et elle était discrétionnaire [note de bas de page : Démocratie en surveillance c Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, aux para 1‑2, 11‑12]. La décision a d’ailleurs été rendue aux termes du paragraphe 45(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts qui emploie un langage permissif : « peut étudier la question de son propre chef » 12 14. Par contre, les décisions rendues dans les présentes demandes se distinguent de la lettre dans l’arrêt DS 2009 pour les raisons suivantes :

a. la commissaire a ouvert des enquêtes;

b. les enquêtes n’étaient pas discrétionnaires, le paragraphe 10.4(1) de la Loi sur le lobbying prévoit en effet que le commissaire « fait enquête lorsqu’il a des raisons de croire […] qu’une enquête est nécessaire »;

c. la commissaire a rendu des décisions définitives sous la forme de rapports d’enquête, après avoir achevé les enquêtes.

[33] Je remarque que dans l’arrêt DS 2009, la Cour d’appel fédérale s’est référée à la décision Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2004 CF 969 [DS 2004] [le juge Gibson], une décision de notre Cour dans laquelle Démocratie en surveillance demandait au conseiller en éthique d’enquêter sur quatre décisions. Le conseiller en éthique (une fonction abrogée depuis par la loi) s’acquittait de responsabilités aux termes du paragraphe 5(1) du Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après‑mandat et aussi à titre de personne désignée par le gouverneur en conseil aux termes de l’article 10.1 de la Loi sur l’inscription des lobbyistes, à une époque où il n’existait rien de tel que la Loi sur les conflits d’intérêts.

[34] Dans la décision DS 2004, le juge Gibson a fait droit au contrôle judiciaire et infirmé les quatre décisions refusant de mener enquête, mais a refusé d’accorder la mesure déclaratoire demandée attendu que les questions étaient devenues théoriques :

[1] […] Dans les requêtes ou plaintes faisant l’objet de trois des décisions visées par le présent contrôle, Démocratie en surveillance demandait qu’une [traduction] « enquête complète et approfondie » soit effectuée principalement dans le but de déterminer si les règles de déontologie auxquelles les lobbyistes et les titulaires de charge publique sont assujettis avaient été violées. Dans la quatrième demande, l’organisme demandait qu’une décision [traduction] « claire » soit rendue publiquement sous le régime du Code de déontologie des lobbyistes (le Code des lobbyistes) sur la question de savoir si une infraction à ce code avait été commise […]

[…]

[94] En résumé, les quatre demandes de contrôle judiciaire soumises à la Cour seront accueillies parce que j’estime, compte tenu de l’ensemble de la preuve dont dispose la Cour, qu’il existait des motifs justifiant une crainte raisonnable de partialité - partialité particulière envers Démocratie en surveillance et partialité institutionnelle - de la part du conseiller en éthique et de son bureau et que, à cause de cette partialité, le conseiller en éthique a manqué aux principes d’équité procédurale lorsqu’il a rendu les décisions faisant l’objet du présent contrôle.

[35] La décision DS 2004 est essentiellement une affaire dans laquelle notre Cour a véritablement soumis un certain nombre de décisions prises au titre du Code à un contrôle judiciaire. Dans l’arrêt DS 2009, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que la décision rendue par le juge Gibson dans DS 2004 avait été plaidée devant elle, mais elle n’a pas pris position quant à son caractère révisable, déclarant :

[13] La demanderesse soutient que la Cour fédérale, dans sa décision Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), [2004] 4 C.F. 83, 2004 CF 969, a considéré qu’une décision analogue rendue par le prédécesseur du commissaire à l’éthique, le conseiller en éthique, était susceptible de contrôle judiciaire. Sans trancher la question de savoir si la décision du conseiller en éthique pouvait à bon droit faire l’objet d’un contrôle judiciaire, il s’impose de signaler que le conseiller l’a prise dans un contexte législatif différent de celui qui nous concerne. Le conseiller en éthique n’était pas régi par la Loi que nous avons à appliquer en l’espèce.

[36] Le procureur général invoque également l’arrêt DS 2020 à l’appui de sa requête en radiation. Dans cette affaire, Démocratie en surveillance demandait à la commissaire au lobbying d’enquêter sur une plainte concernant un voyage privé offert par l’Aga Khan au premier ministre Justin Trudeau. La commissaire au lobbying avait refusé d’enquêter, ce qui avait amené Démocratie en surveillance à présenter une demande de contrôle judiciaire en Cour fédérale. Cette demande a été accueillie dans la décision Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2019 CF 388 [DS 2019] [le juge Gleeson]. Cependant, la Cour d’appel fédérale a fait droit à l’appel et rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que le régime de lobbying n’établit pas de processus de plainte publique pas plus qu’il n’affecte les droits de Démocratie en surveillance. La Cour d’appel a estimé que la réception de renseignements du public ne crée pas en soi de droits pour ceux qui fournissent des informations lorsqu’ils ne sont pas directement affectés par l’issue :

[28] Il est évident que la Loi sur le lobbying ne confère pas à un membre du public le droit de faire examiner une plainte. Rien dans le libellé de la Loi ne suggère que la commissaire doive enquêter sur les plaintes du public. Le législateur n’a établi aucun processus ou mécanisme ni aucune procédure ou obligation pour le traitement des plaintes du public.

[29] Au contraire, une enquête est nécessaire lorsque la commissaire a des raisons de croire, notamment sur la base de renseignements reçus d’un membre du Sénat ou de la Chambre des communes, qu’une enquête est nécessaire pour assurer le respect du Code de déontologie des lobbyistes ou de la Loi sur le lobbying. La Loi sur le lobbying ne précise pas que la commissaire doit tenir compte des renseignements reçus du public. En fait, la Loi sur le lobbying ne mentionne pas du tout le public dans la section sur les enquêtes.

[…]

[38] Compte tenu du libellé de ces lois et du fait qu’un libellé similaire est notamment absent de la Loi sur le lobbying et du Code de déontologie des lobbyistes, je conclus que le régime de lobbying n’établit pas de procédure de plainte du public. La sollicitation de renseignements auprès du grand public ne confère pas, en soi, de droits pour ceux qui fournissent des renseignements lorsqu’ils ne sont pas directement concernés par le résultat.

[37] Le procureur général fait valoir qu’il n’existe aucune différence notable entre les demandes en l’espèce et les arrêts DS 2009 et DS 2020. Je suis respectueusement en désaccord. À mon avis, les présentes demandes concernent des décisions publiques rendues à l’issue d’une enquête qui a été ouverte et qui s’est achevée – les faits sont assez différents de ceux de l’arrêt DS 2020 où rien de cela ne s’était produit. Je conviens aussi que ce n’est pas parce qu’une décision de ne pas enquêter sur une plainte ne peut faire l’objet d’un contrôle que les décisions d’enquête elles‑mêmes ne peuvent pas être contrôlées. Il semble s’agir de questions très différentes.

[38] Je dis « semble » en gardant à l’esprit que l’arrêt Wenham au paragraphe 29 enjoint aux cours de justice saisies d’une requête en radiation de ne pas statuer sur le fond de la cause d’action en misant sur le sort de ces demandes, mais de décider si elles n’ont aucune chance d’être accueillies ou si elles sont vouées à l’échec en raison d’un élément radical ou d’une faille évidente et fatale qui affecte à sa source le pouvoir de notre Cour de statuer sur les demandes.

[39] Le procureur général semble opposé à la proposition générale portant que les décisions administratives sont généralement susceptibles de contrôle judiciaire, comme le veut la règle de droit. Voir Girouard c Canada (Procureur général), 2018 CF 865 [le juge Noël] :

[161] De plus, dans le Renvoi relatif à la Sécession du Québec, la Cour suprême a réitéré que les principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme sont des principes sous-jacents à la Constitution, et de ce fait, transcendent toutes nos institutions :

72. Le principe du constitutionnalisme ressemble beaucoup au principe de la primauté du droit, mais ils ne sont pas identiques. L’essence du constitutionnalisme au Canada est exprimée dans le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. » En d’autres mots, le principe du constitutionnalisme exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution. Le principe de la primauté du droit exige que les actes de gouvernement soient conformes au droit, dont la Constitution. Notre Cour a souligné plusieurs fois que, dans une large mesure, l’adoption de la Charte avait fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle. La Constitution lie tous les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, y compris l’exécutif (Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 455). Ils ne sauraient en transgresser les dispositions: en effet, leur seul droit à l’autorité qu’ils exercent réside dans les pouvoirs que leur confère la Constitution. Cette autorité ne peut avoir d’autre source.

[162] Pour que la ministre et le cabinet puissent remplir leur rôle constitutionnel de décider s’il y a lieu de renvoyer la question de la révocation d’un juge au Parlement en vertu de l’article 99 de la LC 1867, ils doivent être capables de se fonder sur un processus conforme à la Constitution. Comme mentionné ci-haut, la justice naturelle et l’équité procédurale, des principes découlant de la primauté du droit, assurent le maintien de l’indépendance judiciaire lors d’une enquête. S’il y a un bris à l’équité procédurale, comme il est allégué par le juge Girouard dans sa demande de contrôle judiciaire en l’espèce et aussi selon la dissidence de trois (3) juges en chef, la ministre ne peut se fonder sur le rapport potentiellement entaché d’erreur sans risquer d’agir de façon inconstitutionnelle. Le contrôle judiciaire d’une recommandation du CCM permet à la ministre, et ultimement aux deux chambres du Parlement, d’avoir l’assurance que le processus est conforme aux principes constitutionnels sous-jacents. Si le CCM n’était pas assujetti au pouvoir de surveillance de la Cour, la ministre et le Parlement seraient forcés d’évaluer ces éléments de droit, chevauchant ainsi la sphère judiciaire et mettant en péril la séparation des pouvoirs. C’est précisément cette issue que le législateur souhaitait éviter en constituant le CCM comme il l’a fait.

[163] En conclusion, je ne peux pas adhérer à l’argument du CCM voulant qu’un prétendu appel de novo évince le besoin d’un contrôle judiciaire. La LJ et le Règlement n’ont aucun des éléments d’un appel de novo et, en plus, cette proposition minerait la primauté du droit, « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121 à la p 142; Renvoi relatif à la sécession aux para 70-78).

[Non souligné dans l’original]

[40] Démocratie en surveillance fait aussi remarquer que c’est elle qui a présenté la demande ayant abouti aux enquêtes et aux deux rapports en l’espèce. À mon avis, l’identité de celui qui présente une demande d’enquête à l’origine d’un rapport ne fait aucune différence quant au droit de solliciter un contrôle judiciaire. Même si Démocratie en surveillance peut faire valoir qu’elle a rendu un service utile en présentant les demandes à l’origine des rapports déposés au Parlement, cela ne crée pas un droit de soumettre les rapports en question à un contrôle judiciaire.

[41] Démocratie en surveillance soutient que ses demandes ne sont pas vouées à l’échec et cite à cet égard l’arrêt Makhija c Canada (Procureur général), 2008 CAF 402 [le juge Pelletier] [Makhija]. Je ne suis respectueusement pas de cet avis. La Cour d’appel fédérale avait estimé dans cette affaire qu’une décision définitive rendue par le directeur des lobbyistes (c.‑à‑d., l’ancien titre du commissaire au lobbying) après avoir enquêté sur une prétendue violation du Code par un lobbyiste était une affaire justiciable pouvant être soumise à un contrôle judiciaire. En fait, la décision contestée a été infirmée. Cependant, cela n’est d’aucune utilité à Démocratie en surveillance, car comme l’établissent clairement les arrêts DS 2009 et DS 2020, un membre du public peut solliciter le contrôle judiciaire des décisions de la commissaire au lobbying qui affectent leurs droits ou obligations, leur causent un préjudice ou les exposent à des conséquences juridiques. Dans l’arrêt Makhija, c’est le lobbyiste lui‑même qui contestait la décision. Démocratie en surveillance n’est pas du tout dans cette position.

[42] Cela dit, je prends note aussi de l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 194 [DS 2018 1] [le juge de Montigny] dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une décision du commissaire à l’éthique était justiciable :

[17] De l’avis de l’avocat des défendeurs, la demanderesse ne satisfait pas aux premier et troisième volets du critère à appliquer pour déterminer la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il fait valoir que la demande ne soulève aucune question justiciable, dans la mesure où elle concerne les moyens dont dispose le Parlement pour obliger le gouvernement à rendre des comptes. En s’appuyant sur les arrêts Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, et Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas outrepasser les limites de son rôle constitutionnel lorsqu’elle décide d’accorder ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public. En outre, ils prétendent que la présente demande ne constitue pas un moyen raisonnable et efficace de soulever la question, puisqu’elle se rapporte à un processus non contradictoire entre le commissaire et les titulaires de charge publique qui permet la conclusion d’un accord sur les mesures d’observation, ce qui ne donne lieu ni à une « décision » ni à une « ordonnance ». Il est tout aussi pertinent de noter que l’article 44 de la Loi prévoit un autre mécanisme d’étude permettant aux parlementaires qui ont des motifs raisonnables de croire qu’un titulaire de charge publique a contrevenu à la Loi de demander au commissaire d’examiner l’affaire.

[18] Je suis convaincu du sérieux des questions soulevées par la demanderesse. Plus précisément, la question du caractère raisonnable de l’interprétation qu’a faite le commissaire de l’article 29 de la Loi constitue une question importante, nullement futile. Il en va de même pour la question de savoir si l’établissement d’un filtre anti-conflits d’intérêts permet de contourner l’obligation, prévue à l’article 25, de signaler toute récusation découlant d’un conflit d’intérêts. Ce sont là aussi des questions certes justiciables pour les besoins de l’évaluation de la qualité pour agir dans l’intérêt public, puisqu’elles concernent l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions de la Loi. La Cour est appelée, non pas à jouer le rôle d’arbitre entre les divers organes du gouvernement, mais à veiller à ce qu’un agent du Parlement n’outrepasse pas son mandat législatif. Il s’agit d’une fonction manifestement et éminemment judiciaire.

[Non souligné dans l’original]

[43] Il me semble que ces commentaires sont également pertinents quant à la justiciabilité de la décision en l’espèce : la question se pose de savoir qui fait partie ou non du personnel de la ministre, laquelle renvoie à l’interprétation correcte des dispositions de la Loi sur le lobbying, LRC 1985, c 44 (4e supp) [Loi sur le lobbying]. Encore une fois, il semble plus probable que la Cour ne soit pas appelée à jouer le rôle d’arbitre entre différentes branches du gouvernement, mais qu’elle doive plutôt veiller à ce qu’une fonctionnaire parlementaire ne restreigne pas déraisonnablement son mandat législatif. Comme le déclarait le juge de Montigny, « [i]l s’agit d’une fonction manifestement et éminemment judiciaire », ce qui est également le cas en l’espèce. La commissaire au lobbying a elle‑même demandé à ce qu’un examen soit mené. Cet examen serait probablement facilité par une intervention judiciaire.

[44] Je prends note également du jugement rendu dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 [le juge Laskin] [DS 2018 2] dans lequel la Cour d’appel fédérale a refusé de se saisir de la question de la qualité pour agir, non pas parce qu’elle n’était pas justiciable, mais parce que la cause était devenue théorique. Dans cette affaire, Démocratie en surveillance sollicitait le contrôle judiciaire d’une décision prise par le commissaire à l’éthique et faisait valoir, contrairement à la position de ce dernier, que les parts détenues par Morneau Shepell au moyen de deux entreprises privées constituaient des « biens contrôlés » du ministre des Finances d’alors, William Morneau. Pour Démocratie en surveillance, le commissaire à l’éthique, en refusant d’obliger le ministre Morneau à se dessaisir des actions, avait refusé d’exercer sa compétence :

[6] Démocratie en surveillance, un organisme à but non lucratif qui milite en faveur d’une plus grande reddition de compte au sein du gouvernement, a déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 16 novembre 2017. La demanderesse a désigné le procureur général, mais pas le ministre Morneau, à titre d’intimé. Démocratie en surveillance soutient que la lettre du commissaire constitue une « ordonnance ou décision » susceptible de contrôle judiciaire, que, contrairement à la position du commissaire, les actions de Morneau Shepell détenues par l’intermédiaire de deux sociétés privées étaient des « biens contrôlés » du ministre Morneau et que, en n’exigeant pas du ministre Morneau qu’il se dessaisisse de ses actions, le commissaire a refusé d’exercer sa compétence. À l’appui de sa thèse, elle avance que la Loi ne confère pas le pouvoir d’établir des filtres anti-conflits d’intérêts.

[7] Dans sa réponse, le procureur général traite du bien-fondé de chacune de ces prétentions. Il soulève également trois objections préliminaires justifiant le rejet de la demande en l’espèce sans examen au fond par la Cour : il n’y a ni « ordonnance ni décision » susceptible de contrôle judiciaire; Démocratie en surveillance n’a pas qualité pour ester en justice; la demande revêt désormais un caractère théorique.

[8] À mon avis, la demande peut et doit être rejetée au motif qu’elle ne revêt désormais qu’un caractère théorique et, à la lumière des circonstances de l’espèce, notre Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une instance sans intérêt pratique. Elle n’a donc pas à statuer sur les autres objections préliminaires soulevées par le procureur général. Notre Cour a traité de certaines des questions soulevées en l’espèce dans sa décision, également rendue aujourd’hui, dans Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 194. Les deux demandes ont été instruites l’une après l’autre par la même formation de juges de la Cour.

[45] Il est notable que la Cour d’appel fédérale n’a pas rejeté l’appel au motif que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire ne constituait pas une décision ou une ordonnance – cette question a plutôt été laissée en suspens et la seule conclusion formulée était que la demande était devenue théorique.

[46] Tout compte fait, j’ai décidé que les demandes ne devraient pas être radiées au motif qu’elles ne sont clairement et manifestement ni révisables ni justiciables. À mon avis, ce sont là deux questions ouvertes : il est possible que les arrêts DS 2009 et DS 2020 proposent une démarche, mais la décision DS 2004, et les arrêts DS 2018 1 et DS 2018 2 en suggèrent une autre. Ce sont là des questions devant être examinées par la Cour qui instruit le contrôle judiciaire; je ne tire aucune conclusion dans un sens ni dans l’autre.

D. Démocratie en surveillance a‑t‑elle qualité pour agir? Sinon, devrait‑elle se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public?

[47] Subsidiairement, si notre Cour conclut que les rapports constituent des décisions susceptibles de contrôle judiciaire, le procureur général fait valoir que Démocratie en surveillance n’a pas la qualité requise pour introduire la présente affaire devant la Cour attendu que les questions soulevées ne l’affectent pas directement et la Cour devrait se garder de lui accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[48] À ce moment‑ci, Démocratie en surveillance n’a pas la qualité pour agir; la question qui se pose est donc vraiment de savoir si elle devrait se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public. Selon moi, cette question doit recevoir une réponse affirmative.

[49] Le procureur général fait valoir que Démocratie en surveillance n’a pas la qualité pour agir dans un intérêt privé et ajoute qu’aux termes du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, seuls ceux qui sont « directement touché[s] » peuvent demander à notre Cour de contrôler une décision. Il n’est pas contesté que Démocratie en surveillance n’est pas directement touchée par les décisions de la commissaire au lobbying. Cependant, cela est loin de régler la question; la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public à ceux qui n’ont pas la qualité pour agir dans un intérêt privé.

[50] La Cour suprême du Canada explique que la raison sous‑jacente de ne pas élargir la qualité pour agir tient au fait que les tribunaux doivent pouvoir entendre les points de vue contradictoires des personnes les plus directement touchées par une question, et que l’enjeu de la qualité pour agir peut être résolu dans le cadre d’une requête en radiation, Finlay c Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 RCS 607 [Finley] [le juge Le Dain] :

16. Enfin, avant d’étudier la question de la qualité pour agir, peut‑être faudrait‑il se prononcer sur la présomption sous‑jacente aux décisions d’instance inférieure et à l’argument avancé devant la Cour que la question de la qualité pour agir peut à bon droit faire l’objet d’une décision définitive en l’espèce, en tant qu’exception préliminaire, soulevée par requête en radiation. Cette question, qui met en cause un rapport entre la qualité pour agir et le fond de l’affaire, fait l’objet d’une brève allusion du juge en chef Thurlow, qui note qu’on ne s’est pas opposé à ce qu’une décision soit rendue sur la qualité pour agir, en tant qu’exception préliminaire, fondée sur l’opinion qu’a exprimée le juge Collier dans l’affaire Carota c. Jamieson, [1977] 1 C.F. 19, à la p. 25. Dans cette affaire, saisi d’une requête en radiation sur le fondement de la Règle 419(1) de la Cour fédérale, le juge Collier s’est dit d’avis que la question de la qualité pour agir ne devrait pas être tranchée sur une requête préliminaire de ce genre, mais que cette question devrait « faire l’objet d’une présentation d’une preuve complète, de plaidoiries et de débats, au cours d’une audition » ou, à tout le moins, « d’une audition régulière sur un point de droit après que tous les faits pertinents servant à trancher ce point en litige auraient été établis ». La question de savoir à quel stade de la procédure il est préférable de statuer sur la qualité pour agir a déjà fait l’objet de commentaires de cette Cour dans l’arrêt McNeil, précité; la question de la qualité pour intenter une action en jugement déclaratoire d’invalidité d’une loi qui y était soulevée, a été tranchée par les instances inférieures en tant qu’exception préliminaire et le juge en chef Laskin a dit, à la p. 267 : « En accordant l’autorisation, cette Cour a indiqué que lorsqu’il y a, comme en l’espèce, des arguments valables pour reconnaître la qualité pour agir, il vaut mieux statuer en même temps sur tous les points soulevés, qu’ils portent sur la régularité ou la justesse de la procédure ou sur le fond du litige. Un examen approfondi de la loi contestée pourrait aider à éclaircir la question soulevée sur la qualité pour agir. » La Chambre des lords a exprimé une opinion semblable dans son arrêt Inland Revenue Commissioners v. National Federation of Self‑Employed and Small Businesses Ltd., [1982] A.C. 617. La question s’est posée dans le cadre d’une demande d’examen judiciaire en vertu des R.S.C. Ord. 53, r. 3(5), qui requérait que le demandeur ait [TRADUCTION] « un intérêt suffisant dans l’objet visé par la demande ». Les membres de la Chambre des lords ont été d’avis qu’il était nécessaire de statuer sur le fond de la demande pour pouvoir déterminer l’objet visé par la demande. La Haute Cour d’Australie a aussi examiné cette question dans l’affaire Australian Conservation Foundation Inc. v. Commonwealth of Australia (1980), 28 A.L.R. 257, où elle a exprimé l’opinion que relevait du pouvoir discrétionnaire du tribunal, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la question de savoir s’il fallait rendre une décision définitive sur la question de la qualité pour agir, en tant qu’exception préliminaire, ou s’il fallait attendre et statuer sur ce point en même temps qu’on statuait sur le fond. La cour a jugé que pour des raisons d’économie et de commodité le juge avait eu raison d’exercer ce pouvoir discrétionnaire en considérant l’absence de qualité pour agir comme une exception préliminaire et en radiant la déclaration. Présumant que la question de savoir s’il peut être statué sur la qualité pour agir au stade de l’exception préliminaire dans une espèce donnée est une question qu’un tribunal doit examiner, qu’elle ait ou non été soulevée par les parties, je partage l’opinion exprimée dans l’arrêt Australian Conservation Foundation. Cela dépend de la nature des points litigieux et de savoir si le dossier dont la cour est saisie, les énoncés des faits et du droit, et les arguments invoqués sont suffisants pour lui permettre de bien comprendre, au stade de l’exception préliminaire, la nature de l’intérêt invoqué. À mon avis, en l’espèce, il est approprié de statuer sur la qualité pour agir au stade de la requête en radiation. La nature de l’intérêt de l’intimé dans les questions de fond que soulève son action est suffisamment établie par les allégations de la déclaration et les dispositions légales et contractuelles invoquées pour qu’il ne soit pas nécessaire de produire des preuves ni qu’il y ait débat sur le fond.

[Non souligné dans l’original]

[51] Un certain nombre de facteurs doivent être examinés. Comme le fait valoir le procureur général, au moment de considérer s’il convient d’accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, les tribunaux doivent veiller à ce que les ressources judiciaires limitées soient affectées en priorité aux demandeurs ayant un intérêt personnel dans l’issue d’une affaire. C’est pour cette raison que le droit régissant la qualité pour agir a notamment pour objet d’empêcher l’envahissement de « [plaideurs] trouble‑fête » qui submergeraient le système judiciaire (Finley aux para 24, 32 et 34) et je suis de cet avis.

[52] De plus, la Cour doit garder à l’esprit en l’espèce que des personnes privées, issues du public sont impliquées. Les deux personnes en cause étaient d’ailleurs dûment inscrites au titre de la Loi sur le lobbying et ont scrupuleusement déclaré leurs activités à la commissaire au lobbying. Ces personnes sont essentiellement accusées par Démocratie en surveillance d’avoir enfreint le Code. Cette plainte a fait l’objet d’un suivi et d’une enquête par la commissaire au lobbying, qui a alors déposé des rapports au Parlement – rapports concluant en l’espèce que les allégations étaient infondées en droit. Je note que Démocratie en surveillance a envoyé à la commissaire au lobbying sa pétition ou demande initiale concernant M. Bergen et Mme O’Born le 12 juillet 2017 et que la commissaire a publié les rapports en mars 2020 – un délai de presque trois ans durant lequel les personnes accusées d’avoir enfreint le Code ont dû vivre pour ainsi dire dans le spectre de l’attente avant que les allégations ne soient examinées et tranchées.

[53] On pourrait s’attendre à ce que ces personnes se figurent que l’affaire était close. Si elles sont parvenues à cette conclusion, elles ont droit selon moi à un certain respect. Même si je suis loin d’être convaincu que Démocratie en surveillance est un « trouble‑fête » juridique, la raison pour laquelle la retenue judiciaire est de mise au moment de décider si la qualité pour agir dans l’intérêt public devrait être accordée est évidente. J’estime respectueusement que l’intérêt des sujets visés par une enquête et des rapports de la commissaire au lobbying doit, par souci d’équité élémentaire, être pris en compte. Je note que ni M. Bergen ni Mme O’Born ne sont nommés dans les actes de procédures en l’espèce, ce qui n’est pas inattendu, mais la Cour ne dispose d’aucune information précisant si l’un ou l’autre a reçu ne serait‑ce qu’une copie de ces demandes à titre gracieux de manière à pouvoir avancer des arguments s’ils le souhaitent, en particulier si la demanderesse entend revenir sur les faits qui sous‑tendent les rapports et les modifier. J’aborderai cette question dans le jugement qui sera rendu en l’espèce.

[54] Le procureur général fait valoir, et les parties sont d’accord, que notre Cour doit considérer trois facteurs additionnels au moment de décider si elle devrait accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public en vertu de son pouvoir discrétionnaire : a) l’affaire soulève‑t‑elle une question justiciable sérieuse? b) Démocratie en surveillance a‑t‑elle un intérêt réel ou véritable dans son issue? et c) vu l’ensemble des circonstances, la poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? (Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown Eastside Sex Workers] [le juge Cromwell] aux para 23 et 37).

[55] Démocratie en surveillance fait valoir qu’elle devrait se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public et affirme qu’il est bien établi que cette qualité peut être octroyée à une entité même si un membre donné du public n’est pas touché par une mesure administrative. Je note que le critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public doit être appliqué de manière souple et téléologique (Downtown Eastside Sex Workers; Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116 [le juge Evans] au para 34, citant Sunshine Village Corp c Superintendent of Banff National Park, (1996), 202 NR 132 (CAF) [le juge Desjardins] aux para 66–68).

[56] Démocratie en surveillance fait remarquer que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont accordé la qualité pour agir dans l’intérêt public dans une série d’affaires portant sur des décisions de tribunaux administratifs semblables à celles dont il est question dans les présentes demandes : DS 2018 1, DS 2019, et Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CF 1291 [le juge Strickland] [DS 2018 CF 1].

[57] Par ailleurs, Démocratie en surveillance affirme qu’elle remplit les critères relatifs à la qualité pour agir dans l’intérêt public pour les motifs suivants : les demandes soulèvent des questions justiciables sérieuses; elle a un intérêt réel ou véritable dans leur issue; et les demandes constituent un moyen raisonnable et efficace de soumettre les questions aux tribunaux.

(1) Question justiciable sérieuse

[58] Le procureur général fait valoir qu’aucune question justiciable sérieuse ne se pose. Je ne suis pas de cet avis, et je le renvoie aux motifs pour lesquels j’ai refusé de radier ces demandes en premier lieu, tels qu’ils figurent aux paragraphes 23 à 46.

[59] Comme je l’ai déjà noté, la jurisprudence n’exclut pas directement le caractère révisable ou justifiable. En fait, elle les appuie tous deux. À mon avis, il y a lieu de décider judiciairement qui est ou n’est pas membre du personnel d’une ministre de la Couronne, notamment à l’égard de la position juridique et de la relation entre cette ministre et son secrétaire parlementaire au regard de la Loi sur le lobbying et du Code pris en application de cette loi. Ce sont là des questions qui touchent à l’interprétation de ces instruments. De plus, ce sont des questions importantes, comme l’indiquent les « [o]bservations » de la commissaire au lobbying suivant lesquelles chacune de ces questions devrait être examinée, quoique par le Parlement et à une date future qui n’est pas précisée.

[60] Mais entre‑temps, certains pourraient avoir l’impression qu’une faille a été créée : alors qu’il est peut-être interdit de faire du lobbying auprès d’une ministre, il serait parfaitement acceptable de le faire auprès de son secrétaire parlementaire ou d’un membre du personnel de ce dernier. Il s’agit là en partie d’une question clé à examiner dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[61] Mais je dois préciser respectueusement, pour aller du général au particulier, qu’une question jugée justiciable dans une affaire ne le sera plus une fois que les tribunaux l’auront tranchée. La remise en litige de la même question n’est généralement pas autorisée (voir Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 [la juge Arbour]), et doit être contrôlée lorsque l’octroi de la qualité pour agir dans l’intérêt public est envisagé. À mon avis, ces demandes avancent de façon inadmissible certaines des mêmes allégations concernant la partialité et le processus de nomination de la commissaire au lobbying, lesquelles ont déjà été examinées et rejetées par la Cour fédérale dans la décision DS 2018 CF 1 de la juge Strickland. Cette dernière a considéré des allégations de Démocratie en surveillance selon lesquelles le gouverneur en conseil n’avait pas consulté les chefs de chaque parti reconnu de la chambre, comme l’y obligeait la Loi sur le lobbying lorsqu’il a nommé la commissaire au lobbying, rendant prétendument la décision invalide. Notre Cour a également examiné la question de savoir si le principe de la crainte raisonnable de partialité obligeait le gouverneur en conseil à se récuser du processus de nomination.

[62] La juge Strickland a estimé que des consultations adéquates et conformes aux exigences de la Loi sur le lobbying s’étaient tenues, que les allégations relatives au processus de nomination qui allaient au-delà des exigences prévues par la loi n’étaient pas justiciables, et que le processus de nomination ne suscitait aucune crainte raisonnable de partialité exigeant la récusation du gouverneur en conseil.

[63] J’estime respectueusement que ces conclusions subsistent, qu’elles sont contraignantes et déterminantes tant qu’elles ne sont pas infirmées en appel, ce qui ne s’est pas produit. La juge Strickland a également examiné et rejeté une demande connexe concernant la nomination de Mario Dion à titre de commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique et a refusé la demande de Démocratie en surveillance (Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CF 1290 [DS 2018 CF 2]). Les deux décisions DS 2018 CF 1 et DS CF 2 ont été portées en appel. Les deux appels ont été rejetés dans une série de motifs rendus par la Cour d’appel fédérale : Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2020 CAF 28 [le juge Pelletier]; la Cour suprême du Canada a ensuite refusé d’accorder l’autorisation de pourvoi dans Démocratie en surveillance c Procureur général du Canada, 2020 CarswellNat 3033.

[64] Par conséquent, je ne suis pas convaincu que notre Cour doive autoriser Démocratie en surveillance à contester, directement ou indirectement, les mêmes conclusions connexes concernant la partialité et le processus de nomination, ce qu’elle tente à mon avis de faire aux points 1 à 3 reproduits précédemment, lorsqu’elle allègue que :

[traduction]

1. La décision de la commissaire au lobbying Nancy Bélanger suscite une crainte raisonnable de partialité, attendu que cette dernière a été nommée par décret 2017‑1564 du gouverneur en conseil en date du 14 décembre 2017 (« Cabinet Trudeau ») sur recommandation du premier ministre à l’issue d’un processus secret, contrôlé par le Cabinet Trudeau et dans le cadre duquel les chefs de partis d’opposition n’ont pas été consultés comme l’exige le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le lobbying et la ministre Freeland a participé à la décision de nomination;

2. La commissaire au lobbying suscite une crainte raisonnable de partialité en raison des déclarations publiques qu’elle a faites au sujet des lobbyistes et du lobbying;

3. Vu la crainte raisonnable de partialité qu’elle suscite, on peut légitimement s’attendre à ce que la commissaire se récuse de la prise de décisions; […]

[65] J’estime respectueusement que ces questions touchant à la partialité et au processus de nomination ont déjà été tranchées, et qu’elles ne peuvent être remises en litige, quelle que soit l’habileté avec laquelle elles sont ou pourraient être plaidées à nouveau dans le cadre des présentes demandes.

[66] Cette mise en garde étant faite, j’estime respectueusement que Démocratie en surveillance devrait se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public suivant ce volet du critère.

(2) Intérêt réel ou véritable

[67] Le procureur général fait valoir que notre Cour doit se poser la question de savoir si Démocratie en surveillance a un intérêt réel dans l’instance ou si elle est mobilisée à l’égard des questions qu’elle soulève. La Cour doit également considérer l’effet que pourrait avoir sur d’autres l’octroi de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Je suis de cet avis, mais il semble peu probable par exemple que l’octroi de la qualité pour agir puisse ébranler la décision de ne pas intenter de poursuite par les personnes ayant un intérêt personnel dans l’affaire ou que l’octroi de cette qualité dans le cadre d’une contestation ultimement rejetée puisse faire obstacle à des contestations engagées par des parties qui auraient « des plaintes précises fondées sur des faits » (Downtown Eastside Sex Workers au para 27, Beddows c Canada (Procureur général), 2019 CF 671 [Beddows] [le juge Boswell] au para 33).

[68] Je prends note de ce qu’a déclaré le juge de Montigny au sujet de la demanderesse dans l’arrêt DS 2018 1 de la Cour d’appel fédérale :

[19] C’est à juste titre que les défendeurs ne contestent pas l’intérêt véritable de la demanderesse dans cette affaire. La preuve au dossier me convainc que la demanderesse a démontré un engagement réel et continu envers les questions soulevées et plus généralement envers les questions de réforme démocratique et de comportement éthique au sein du gouvernement (voir l’affidavit de Duff Conacher, dossier de demande, vol. 1, p. 25‑26; mandat en « 20 étapes » de Démocratie en surveillance, dossier de demande, vol. 1, p. 211). Par conséquent, je suis d’avis que ce deuxième facteur favorise la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[69] Bien qu’elle n’ait pas l’intérêt juridique requis par les arrêts DS 2009 et DS 2020, Démocratie en surveillance a selon moi une très longue histoire de porte‑parole et de participante à des affaires touchant aux lobbyistes, à la Loi sur le lobbying, à la Loi sur les conflits d’intérêts et à la gouvernance en général, notamment dans des cas où notre Cour lui a accordé la qualité pour agir dans l’intérêt public, dont une série d’affaires concernant des décisions semblables de tribunaux administratifs : DS 2018 1, DS 2019, DS 2018 CF 1 et DS 2018 CF 2.

[70] Tout compte fait, je suis convaincu que Démocratie en surveillance présente le degré d’intérêt nécessaire pour avoir gain de cause à l’égard de ce volet du critère.

(3) Moyen raisonnable et efficace de soumettre des questions à la Cour

[71] Démocratie en surveillance fait valoir que les demandes constituent un moyen raisonnable et efficace de soumettre les questions à la Cour, compte tenu des facteurs suivants :

a) Elle a la capacité d’introduire l’action, y compris les ressources et les connaissances spécialisées, une proposition que j’accepte.

b) Comme les décisions de la commissaire au lobbying n’ont rien constaté de répréhensible dans les actes des lobbyistes, aucune partie au litige n’a présenté ni ne présentera de contrôle judiciaire à l’égard de l’une ou l’autre décision; encore une fois, je suis d’accord.

c) L’intérêt public qui transcende les personnes les plus directement affectées est en jeu, car les demandes visent à maintenir l’intégrité du gouvernement et à empêcher des pratiques de lobbying contraires à l’éthique; je suis d’accord.

d) Enfin, la Cour d’appel fédérale s’est demandé si la responsabilité parlementaire offre un recours subsidiaire suffisant dans des circonstances semblables (DS 2018 1 aux para 17‑18, 22), ce qui semble favoriser l’octroi de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

[72] En ce qui concerne le point d), le juge de Montigny de la Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt DS 2018 1 :

[22] Enfin, les défendeurs ne m’ont pas convaincu que les mécanismes d’étude prévus aux articles 44 et 45 de la Loi constituent un moyen plus efficace d’examen des questions en litige. Au titre du paragraphe 44(4) de la Loi, le commissaire « peut » certes tenir compte des renseignements provenant du public lors de l’étude de la question. Or, comme l’indique clairement le libellé de la disposition, ces renseignements du public sont communiqués au commissaire par un parlementaire. En outre, la demande d’étude doit émaner d’un parlementaire (par. 44(1) de la Loi), ou le commissaire peut étudier la question de son propre chef (par. 45(1) de la Loi). Aucun mécanisme direct ne permet à un membre du public de demander l’étude de telles questions, comme notre Cour l’a énoncé explicitement au paragraphe 11 de Démocratie en surveillance c. Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, autorisation d’appel à la CSC refusée, 33086 (11 juin 2009) (Démocratie en surveillance, 2009).

[Non souligné dans l’original]

[73] À mon avis, l’octroi à la demanderesse de la qualité pour agir dans l’intérêt public, restreinte pour exclure la tentative déplacée de remettre en litige les questions touchant à la partialité et au processus de nomination, représente un moyen raisonnable et efficace de soumettre les questions restantes – concernant le Code à la Cour.

[74] Par conséquent, j’ordonnerai que Démocratie en surveillance se voie accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, sauf qu’elle ne sera pas autorisée à remettre en litige les questions touchant à la partialité ou au processus de nomination.

E. Abus de procédure

[75] Enfin, le procureur général fait valoir que les présentes demandes constituent un abus de procédure, car Démocratie en surveillance tente de remettre en litige des actions sur lesquelles la Cour a déjà statué. Comme le déclarait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 [la juge Arbour] au para 37, la doctrine de l’abus de procédure empêche la remise en litige dans certaines circonstances :

[37] Les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice.

[76] Le procureur général soutient que Démocratie en surveillance abuse des procédures de notre Cour si bien que toutes les allégations liées à la partialité devraient être radiées des avis de demande.

[77] J’ai déjà souscrit à cet argument, et rendrai une ordonnance en ce sens pour les motifs énoncés précédemment aux paragraphes 61 à 65. Les présentes demandes pourront ainsi aller de l’avant sans abuser des procédures de la Cour.

IV. Conclusion et dépens

[78] À mon avis, la requête du procureur général en radiation des demandes devrait être rejetée en partie; les questions touchant à la partialité et au processus de nomination ainsi que tous les aspects des demandes s’y rapportant seront radiées. Démocratie en surveillance se verra accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public. La somme globale des dépens a été fixée sur consentement à un montant raisonnable de 900 $, qui doit être adjugé à la partie ayant remporté la cause, nonobstant l’issue mitigée.


JUGEMENT dans le dossier T-915-20 et T-916-20

LA COUR STATUE que :

  1. Le paragraphe 2 est radié des ordonnances de la protonotaire Molgat datées du 18 septembre 2020 dans les deux présentes demandes.

  2. Les dossiers portant les numéros T‑915‑20 et T‑916‑20 sont réunis.

  3. La requête en radiation du défendeur est rejetée en partie, sauf pour ce qui est des questions touchant à la partialité et au processus de nomination, et toutes les observations connexes contenues dans les demandes sont radiées sans autorisation de les modifier.

  4. La demanderesse se voit accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public.

  5. La demanderesse fournira sur‑le‑champ aux sujets visés par les deux rapports, M. Bergen et Mme O’Born, des copies de tous les actes de procédure rédigés à ce jour ainsi qu’une copie des présents motifs.

  6. Les dépens sont adjugés à la partie ayant remporté la cause et consisteront en une somme globale de 900 $.

  7. Une copie des présents motifs sera placée dans chacun des dossiers de la Cour T‑915‑20 et T‑916-20.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-915-20, T-916-20

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Andrew Montague-Reinholdt

POUR LA DEMANDERESSE

Alexander Gay

Abigail Martinez

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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