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Date : 20210610


Dossier : IMM‑6440‑19

Référence : 2021 CF 586

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

MUHAMMED JOE YUSUF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Muhammed Joe Yusuf, est citoyen du Nigeria. Il s’est marié avec son épouse en 2004 et trois (3) enfants sont nés de leur union.

[2] En octobre 2016, le demandeur est venu au Canada pour y passer des vacances avec sa famille. Au cours de ces vacances, le demandeur a appris que son épouse était homosexuelle et entretenait une relation à long terme avec une autre femme. Furieux de la nouvelle, le demandeur a abandonné sa famille et est retourné au Nigeria. L’épouse du demandeur est restée au Canada avec les enfants et a demandé l’asile, affirmant qu’elle et ses enfants seraient persécutés au Nigeria en raison de son orientation sexuelle. La Section de la protection des réfugiés a accueilli leur demande d’asile en février 2017.

[3] L’épouse du demandeur a présenté une demande de résidence permanente en tant que personne protégée au Canada. Elle a inclus le demandeur comme époux dans sa demande. Au cours du traitement de la demande, un agent de migration [agent] du haut‑commissariat du Canada à Accra, au Ghana, a convoqué le demandeur à une entrevue.

[4] Le jour même, après l’entrevue, l’agent a refusé la demande de visa de résident permanent du demandeur en tant que membre de la famille de son épouse. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur et son épouse entretenaient une relation conjugale authentique.

[5] Le demandeur sollicite un contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Il soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle le mariage n’est pas authentique est déraisonnable et que l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants.

II. Analyse

[6] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16‑17 [Vavilov]). Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). La Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[7] Le demandeur estime que les cinq (5) motifs qui ont mené à la conclusion de l’agent selon laquelle lui et son épouse ne vivent pas une relation conjugale authentique sont déraisonnables. Il soutient que :

  • a) la conclusion de l’agent selon laquelle il n’y avait que peu d’éléments de preuve de communications entre eux ne tient pas compte des éléments de preuve crédibles fournis, notamment les courriels et les séances de clavardage WhatsApp et sa déclaration à l’entrevue selon laquelle il parlait à son épouse et à ses enfants [traduction] « tous les jours »;

  • b) il est impossible de savoir comment l’agent est arrivé à la conclusion qu’ils n’avaient pas de projets d’avenir puisque l’agent ne lui a posé aucune question sur le sujet;

  • c) la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur désapprouve l’orientation sexuelle de son épouse ne tient pas compte de la preuve par courriel montrant qu’il lui a pardonné et s’est excusé de la manière dont il l’a traitée;

  • d) la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne pouvait pas expliquer en quoi son épouse avait changé fait abstraction de l’explication du demandeur selon laquelle son épouse lui avait dit qu’elle n’était plus homosexuelle, qu’il croyait qu’elle lui serait fidèle et qu’ils s’étaient excusés l’un à l’autre, signe qu’ils étaient tous deux intéressés par leur mariage;

  • e) les questions de l’agent concernant la capacité du demandeur de s’intégrer au Canada et d’aimer son épouse, même s’il n’aimait pas les homosexuels, n’étaient pas raisonnables, car elles montraient que l’agent ne comprenait pas la culture du Nigeria et ni le fait que lui et son épouse s’étaient réconciliés.

[8] Le demandeur soutient également que l’agent a omis de tenir compte de l’intérêt supérieur de leurs trois (3) enfants, et qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants de vivre en famille avec leurs deux parents. Deux (2) des enfants sont des personnes protégées, qui ne pourront pas aller au Nigeria rendre visite à leur père.

[9] Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que la décision de l’agent est déraisonnable.

[10] La décision de l’agent est fondée sur les documents qu’a fournis le demandeur, les renseignements contenus dans le dossier et les déclarations qu’a faites le demandeur pendant son entrevue. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur et son épouse entretenaient [traduction] « une relation authentique continue ».

[11] Malgré l’argument du demandeur, l’agent pouvait raisonnablement conclure que la preuve des communications était limitée et de qualité limitée. La preuve consistait en deux (2) courriels datés du 6 et du 19 avril 2017 et quelques clavardages sporadiques sur l’application WhatsApp en juillet 2018 et en août 2019. Lorsque l’agent a signalé au demandeur que la preuve des communications était limitée, le demandeur a répondu qu’il parlait à son épouse [traduction] « quotidiennement à cause des enfants » et qu’« il parlait aux enfants tous les jours ». Cependant, le dossier ne contient aucune preuve de communications orales entre le demandeur et son épouse, bien que le demandeur ait été avisé d’apporter des preuves de ses communications avec son épouse à l’entrevue. À l’audience, le demandeur a fait valoir qu’il n’y avait pas de trace des communications orales parce qu’elles ont été effectuées au moyen de l’application WhatsApp, qui ne crée pas d’enregistrements semblables à des relevés téléphoniques. Bien que cela puisse être vrai, le demandeur n’a produit aucune preuve à l’appui de son affirmation.

[12] Je ne suis pas non plus d’accord avec l’argument du demandeur concernant la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur et son épouse n’avaient pas de [traduction] « projets d’avenir ». L’agent a effectivement demandé au demandeur quels étaient ses projets à long terme. Le demandeur a répondu qu’il avait l’intention [traduction] « de s’intégrer au système [au Canada], peut‑être d’aller à l’école pour pouvoir prendre soin d’eux ». Bien que le demandeur soutienne que l’agent aurait dû être plus précis dans ses questions qu’il ne l’a été, il était non seulement raisonnable pour l’agent de poser des questions ouvertes, mais il incombait également au demandeur de convaincre l’agent qu’il avait de tels projets avec son épouse. L’agent pouvait raisonnablement conclure que le demandeur et son épouse [traduction] « ne semblaient pas avoir de projets à long terme ensemble ».

[13] Les trois (3) autres motifs de contrôle que le demandeur soulève sont liés. L’agent n’a pas omis de tenir compte des explications fournies par le demandeur, mais il les a examinées à la lumière d’autres déclarations du demandeur au cours de son entrevue. Par exemple, l’agent a demandé au demandeur : [traduction] « Votre épouse a‑t‑elle une maîtresse? » [Non souligné dans l’original.] Le demandeur a répondu : [traduction] « Oui, elle en a une. » [Non souligné dans l’original.] Plus tard, l’agent a demandé : [traduction] « Est‑ce que votre épouse préfère cette femme à vous? » Le demandeur a répondu : [traduction] « Oui, elle la préfère à moi. » Le demandeur a également déclaré que [traduction] « son épouse n’a pas d’affection pour lui » et qu’il n’appuyait pas l’orientation sexuelle de son épouse parce qu’elle était contraire à sa religion et à ses croyances et qu’elle était illégale dans son pays. En plus des déclarations précitées, l’agent a tenu compte des éléments suivants :

  • i) les parents de l’épouse du demandeur ont forcé celle‑ci à se marier avec le demandeur même si elle entretenait une relation avec une autre femme depuis l’école secondaire;

  • ii) lorsque le demandeur a découvert l’orientation sexuelle de son épouse et la relation de celle‑ci avec une autre femme, il a quitté le Canada, abandonnant sa famille;

  • iii) la réconciliation du demandeur avec son épouse a eu lieu quelques mois seulement après que celle‑ci a obtenu le statut de réfugiée, à la suite d’une demande dans laquelle elle a affirmé avoir reçu des menaces de la part du demandeur et de la famille de celui‑ci en raison de son orientation sexuelle;

  • iv) l’épouse du demandeur avait la garde des enfants et il ne fournissait pas de soutien financier à sa famille.

[14] Bien que l’on puisse considérer que certaines questions de l’agent étaient fondées sur des hypothèses, je ne suis pas persuadée qu’elles aillent jusqu’à entacher la décision dans son ensemble. En outre, le demandeur n’a pas soulevé de questions de partialité ni de manquement à l’équité procédurale et n’a pas fourni de preuve en ce sens. Après examen de l’entrevue au complet, il appert que les questions de l’agent visaient à établir si le demandeur et son épouse entretenaient une relation conjugale authentique et portaient sur plusieurs indicateurs d’une telle relation.

[15] Quant à l’argument du demandeur selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, je ne suis pas convaincue que l’agent devait effectuer une analyse de « l’intérêt supérieur des enfants » pour établir l’existence d’une relation authentique entre le demandeur et son épouse (Duyile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 485, au para 27). Bien que je reconnaisse que la présence d’enfants est un facteur qui peut aider l’agent à établir l’existence d’une relation authentique, l’agent en l’espèce a tenu compte du fait que le demandeur avait trois (3) enfants, qu’il leur parlait tous les jours et que son épouse voulait les protéger en empêchant qu’ils sachent pourquoi ils ne sont pas ensemble.

[16] En conclusion, le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que le mariage était authentique. Je suis convaincue que, lorsqu’elle est lue de manière globale et contextuelle, la décision de l’agent répond à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov.

[17] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été proposée pour certification, et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6440‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé est modifié de sorte que le nom de l’épouse du demandeur soit retranché de l’instance.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6440‑19

INTITULÉ :

MUHAMMED JOE YUSUF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 10 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Susan Ramirez

POUR LE DEMANDEUR

Chantal Chatmajian

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Claudette Menghile

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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