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Date : 20210609


Dossier : IMM‑6064‑20

Référence : 2021 CF 578

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

CARMEN ICELA CENTENO ARTEAGA

STIVEN YUNIEL VELASQUEZ CENTENO

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Il s’agit d’une demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le 2 octobre 2020, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger (la décision).

II. Faits

[2] Les demandeurs, soit la demanderesse principale et le demandeur à charge, sont des citoyens du Honduras. La demanderesse principale travaillait auparavant comme messagère et voyageait régulièrement entre le Honduras et les États‑Unis.

[3] La demanderesse a vécu en union de fait avec son ancien partenaire (l’ancien partenaire) entre 2012 et 2015, et elle a eu un enfant avec lui. L’enfant n’est pas partie à la présente demande de contrôle judiciaire.

[4] En 2018, l’ancien partenaire a commencé une relation avec une nouvelle femme. En février 2019, pendant qu’il se trouvait dans une maison aux États‑Unis avec cette femme et d’autres personnes, il a tué celle-ci alors qu’il était sous l’emprise de drogues. Les autres personnes présentes ont appelé la police, et la police a abattu l’ancien partenaire.

[5] En février 2019, la demanderesse principale a appris l’existence d’une publication sur Facebook dans laquelle on la traitait de [traduction] « sorcière » et on l’accusait d’être responsable des deux décès. La demanderesse principale croit qu’un ami de l’ancien partenaire (l’ami) est responsable de ces publications.

[6] La demanderesse principale a commencé à avoir peur, parce que les accusations se sont répandues et que des gens de sa ville natale ont commencé à lui reprocher les décès. La tante de la demanderesse principale (la tante) a entendu le frère de l’ancien partenaire (Ever) dire que la demanderesse et son fils [traduction] « devaient mourir de la même façon que son frère [l’ancien partenaire] et [sa petite amie] étaient morts ». La demanderesse principale affirme avoir également reçu d’autres appels et messages menaçants.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve à l’appui d’un risque précis visé à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Puisque la SPR avait conclu à l’absence de lien avec un motif prévu à la Convention et visé à l’article 96 de la LIPR, elle a évalué la demande d’asile uniquement en regard de l’article 97 de la LIPR.

[8] La SPR a reconnu que la demanderesse principale avait fait l’objet d’une publication sur Facebook où on la traitait de sorcière, mais a conclu qu’il était hypothétique de penser que l’ami avait publié sur Facebook sous un faux nom. La SPR a également dit que la demanderesse principale n’avait pas fourni de [traduction] « preuve supplémentaire » selon laquelle l’ami ou Ever aurait voulu lui faire du mal.

[9] La SPR a reconnu les risques généraux découlant du niveau extrêmement élevé de violence au Honduras et de la quasi-absence de mécanismes efficaces de protection de l’État, mais elle a conclu qu’[traduction]« en l’absence d’une preuve claire et crédible selon laquelle quelqu’un est réellement motivé à causer du tort aux demandeurs d’asile au Honduras, [elle ne pouvait] conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs d’asile [étaient] exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture au Honduras. »

IV. Question en litige

[10] La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision était raisonnable.

V. Norme de contrôle

[11] Comme l’indiquait le juge Rowe dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] de la Cour suprême, l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] a établi un cadre d’analyse révisé permettant d’établir la norme de contrôle à appliquer à l’égard des décisions administratives. L’analyse à effectuer a comme point de départ la présomption selon laquelle la norme qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Cette présomption peut être réfutée dans certaines situations; cependant, aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce. La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable.

[12] Dans l’arrêt Postes Canada, le juge Rowe explique en ces termes ce qui est nécessaire pour conclure qu’une décision est raisonnable, ainsi que la tâche qui incombe au tribunal dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, para 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[13] Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a affirmé, au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, « [qu’]il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. » La cour de révision doit ainsi être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreintes des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[14] De plus, l’arrêt Vavilov établit clairement qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier et d’évaluer à nouveau la preuve qui lui est soumise, à moins de « circonstances exceptionnelles » :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

[15] Les demandeurs soutiennent que la SPR s’est trompée en concluant que la preuve du risque était insuffisante. Ils font valoir que la SPR a commis de nombreuses erreurs, notamment en rejetant de façon déraisonnable des éléments de preuve corroborants; en faisant une mauvaise interprétation du témoignage de la demanderesse principale; en formulant des conclusions voilées quant à la crédibilité; et en ignorant des éléments de preuve crédibles et probants.

A. Évaluation de la preuve concernant la menace de la part d’Ever

[16] L’élément de preuve présenté par la demanderesse principale était une déclaration de sa tante, qui avait entendu une conversation entre Ever et une autre personne au cours de laquelle Ever avait proféré des menaces contre la demanderesse principale et son enfant. La demanderesse principale a également présenté son propre témoignage à propos de sa conversation avec sa tante. Selon les mots d’Ever tels que rapportés par la tante, la demanderesse principale et son fils [traduction] « devaient mourir de la même façon que son frère [l’ancien partenaire] et [sa petite amie] étaient morts ».

[17] La SPR a déclaré que cet élément de preuve était vague et manquait de détails. Selon elle, la demanderesse principale était [traduction] « incapable d’expliquer précisément à quel moment la conversation a[vait] eu lieu, quand les menaces [avaie]nt été proférées ou comment [la tante] a[vait] obtenu l’information ». Par conséquent, la SPR a conclu que [traduction] « les éléments de preuve ne suffis[aie]nt pas pour établir que, selon la prépondérance des probabilités, Ever souhait[ait] causer un préjudice aux demandeurs d’asile ».

[18] Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte des déclarations de la tante, qui corroborent un aspect clé de l’exposé circonstancié présenté en l’espèce. Selon eux, la SPR n’a pas remis en question l’authenticité de la déclaration ni formulé une évaluation de la crédibilité, de la valeur probante ou du poids de la déclaration, ce qui serait contraire à la décision Nti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 595 [Nti] (le juge McHaffie) :

[19] Le juge Grammond, de la Cour, a utilement examiné ces concepts et leur interdépendance dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14. Compte tenu du caractère exhaustif de cette analyse, il n’est pas nécessaire de la reproduire ici. En guise de résumé, le juge Grammond décrit le poids de la preuve comme étant une fonction de sa crédibilité (sa fiabilité) et de sa valeur probante (sa capacité à établir le fait en cause) : Magonza, aux paragraphes 16 à 31. Il laisse entendre qu’« un décideur ne peut pas tirer de conclusion à l’égard du poids sans avoir au préalable apprécié la crédibilité ou la valeur probante ou les deux », Magonza, au paragraphe 29. Ayant évalué le poids qu’il convient d’accorder à la preuve en s’appuyant sur ces principes, le juge des faits détermine si les éléments de preuve sont collectivement suffisants pour satisfaire aux critères applicables : Magonza, aux paragraphes 32 à 35.

[…]

[21] En d’autres termes, il est possible que la preuve dont la valeur probante est négligeable ne doive se voir accorder que peu de poids même en présumant qu’elle est crédible, ce qui pourrait nier la nécessité d’apprécier la crédibilité : Ferguson, aux paragraphes 26 et 27; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, au paragraphe 18. Je ne crois certainement pas que le juge Grammond dans la décision Magonza a voulu dire qu’un décideur doit évaluer la crédibilité même si cette évaluation est dépourvue de pertinence au regard de la question ultime du poids : Magonza, aux paragraphes 29 à 31. Je ne crois pas non plus que le juge Zinn dans la décision Ferguson a voulu dire qu’un décideur peut directement passer à l’évaluation du poids sans apprécier la crédibilité lorsque la preuve est à première vue probante. Nous ne pouvons pas dire que dans de telles affaires, la réponse à la question de la crédibilité « n’est pas essentielle » : Ferguson, au paragraphe 26.

[19] Les demandeurs font valoir que la SPR a accordé peu de poids à la preuve concernant Ever — preuve à première vue probante —, et ce, sans avoir procédé à une évaluation défavorable de leur crédibilité.

[20] Les demandeurs plaident également que la SPR a déraisonnablement écarté le témoignage de la demanderesse principale concernant sa conversation avec sa tante en faisant une mauvaise interprétation de ce témoignage. Ils soutiennent que la demanderesse principale a généralement fourni des réponses aux questions posées et que la SPR n’a pas insisté pour obtenir des détails supplémentaires. Les demandeurs font valoir que la SPR n’a pas tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité ni de conclusions claires au sujet de l’incident, et qu’il n’est donc pas évident de savoir si elle a douté du fait qu’Ever ait exprimé des menaces contre la demanderesse principale, ou encore si elle a admis cette menace, mais l’a jugée insuffisante pour établir que la demanderesse principale était exposée à un risque de préjudice.

[21] Aux dires des demandeurs, les commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada doivent tirer des conclusions négatives quant à la crédibilité en termes clairs et sans équivoque (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228, au para 6). Ils soutiennent que la Cour a déjà exprimé une mise en garde contre le fait de déguiser en conclusion de preuve insuffisante une conclusion inexpliquée ou voilée concernant la crédibilité (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza] (le juge Grammond), au para 35).

[22] Les demandeurs font valoir que si la SPR doutait de la crédibilité du témoignage de la demanderesse principale, elle faisait fausse route, car une telle conclusion n’est pas étayée par le dossier. Dans la décision Caicedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 749 [Caicedo], au paragraphe 28, le juge Rennie (plus tard juge à la Cour d’appel) a conclu qu’il était déraisonnable pour le commissaire de « statuer sur la crédibilité et [de] s’appuyer sur le fait que le demandeur a fourni des [traduction] "détails limités" si les questions qui lui ont été posées n’incitaient pas à donner des précisions ou plus d’explications ».

[23] Je ne suis pas en mesure d’accepter que ces arguments puissent justifier un contrôle judiciaire dans la présente affaire. À mon humble avis, la SPR a donné plusieurs motifs pour conclure que le témoignage de la tante était insuffisant. La déclaration de la tante ne précisait pas l’heure, la date, le lieu ni le contexte de la menace. De plus, cet élément de preuve n’était pas assermenté. La SPR a également estimé que le témoignage de la demanderesse principale était vague, et ni la demanderesse principale ni la tante n’ont expliqué leur croyance selon laquelle Ever était dangereux. À mon avis, au vu du dossier, il était loisible à la SPR d’arriver à ces conclusions.

[24] En outre, la demanderesse prie la Cour d’apprécier et d’évaluer à nouveau la preuve en l’espèce. Soit dit avec respect, la Cour suprême du Canada a établi très clairement que ce n’est pas là un exercice auquel les cours de révision devraient se livrer, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Or les demandeurs ne m’ont signalé aucune circonstance exceptionnelle.

[25] De plus, je relève que la jurisprudence ordonne également à la Cour de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR quant à la suffisance de la preuve : voir la décision Magonza, une affaire sur laquelle les deux parties se sont fondées. Pour ce qui est du caractère suffisant, dans la décision Magonza, la Cour a expliqué que, lorsque la preuve est indirecte ou circonstancielle, un décideur peut avoir besoin de plusieurs éléments de preuve pour prouver le fait que la preuve vise à démontrer. Le juge des faits doit « s’en remettre à des inférences, soupeser chaque élément de preuve et décider si le poids cumulatif de l’ensemble de la preuve est suffisant pour justifier une conclusion selon laquelle le fait en litige existe bel et bien ». Un décideur pourrait estimer qu’un élément de preuve isolé n’est pas suffisant pour le convaincre de l’existence du fait, de sorte qu’une corroboration serait nécessaire. La décision Magonza énonce :

[32] Le dernier concept que je désire analyser est celui de « suffisance » de la preuve. Le recours à ce concept, en particulier s’il signifie qu’il faut plusieurs éléments de preuve pour prouver un fait, peut être surprenant. Après tout, la loi n’exige pas que les faits soient prouvés par plus d’un témoin. Si un contrat est produit en preuve ou si un témoin déclare sous serment qu’il a vu l’accusé décharger une arme à feu sur la victime, ces faits sont prouvés. Mais il s’agit de cas de preuve directe. Par contre, lorsque la preuve est indirecte ou circonstancielle, le juge des faits doit s’en remettre à des inférences, soupeser chaque élément de preuve et décider si le poids cumulatif de l’ensemble de la preuve est suffisant pour justifier une conclusion selon laquelle le fait en litige existe bel et bien.

[33] Le concept de suffisance équivaut également à l’exigence de corroboration : une preuve isolée peut ne pas être suffisante. Bien sûr, il n’existe pas de moyen reconnu de quantifier la crédibilité, la valeur probante et le poids. Il est donc impossible de décrire à l’avance la « quantité » de preuve qui est « suffisante ». La « suffisance » est simplement un mot qu’emploient les décideurs pour dire qu’ils ne sont pas convaincus.

[34] En droit des réfugiés, le fait central qui doit être prouvé est l’existence de « plus qu’une “simple possibilité” [que le demandeur] soit persécuté » (Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120, citant la décision Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CA)). Habituellement, ce fait peut uniquement être établi par une preuve indirecte dont il est impossible de prescrire à l’avance la « quantité » minimale. Décider si la preuve est suffisante est un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas.

[35] Étant donné qu’il est difficile de décrire en mots ou en nombres la quantité de preuve qui sera suffisante pour étayer une demande, la suffisance est une question à l’égard de laquelle les cours de révision doivent faire preuve d’une grande retenue (Perampalam, au paragraphe 31). Comme d’autres conclusions factuelles, cependant, les constats d’insuffisance doivent être expliqués. L’un des problèmes qui se présentent souvent est le fait qu’une conclusion selon laquelle la « preuve est insuffisante » est en réalité utilisée comme moyen de déguiser (ou « d’énoncer en termes voilés ») une conclusion inexpliquée quant à la crédibilité (Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Begashaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1167, aux paragraphes 20 et 21; Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 869, au paragraphe 11; Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234 [Abusaninah], au paragraphe 54; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 [Majali]; Ahmed, au paragraphe 38). Les décideurs ne devraient pas « hausser la barre », pour ainsi dire, quand ils ont de simples soupçons qu’ils sont incapables d’expliquer à propos de la crédibilité.

[26] À mon avis, non seulement il était loisible à la SPR de conclure que le témoignage de la tante ne suffisait pas pour établir le risque de préjudice, vu le manque de détails et les explications insuffisantes, mais en outre, la jurisprudence m’ordonne de faire preuve d’une « grande retenue » à l’égard de ces conclusions de fait dans le cadre du présent contrôle judiciaire. En effet, l’évaluation et l’appréciation de la preuve, ainsi que les conclusions de fait et les conclusions sur la crédibilité sont « au cœur de l’expertise de la SPR » : Edmond c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 644 (le juge Roy), aux paragraphes 20 et suivants :

[20] L’évaluation de la crédibilité est fondée sur l’expérience de vie. Il ne fait nul doute que la SPR possède une expertise spéciale pour évaluer les affaires qui lui sont présentées. Dans leur traité The Law of Evidence, 7e édition (Toronto : Irwin law, 2015), les auteurs David Paciocco et Lee Stuesser disent :

[traduction] En général, le juge des faits ne peut que faire preuve de bon sens et faire appel à son expérience humaine pour déterminer si les éléments de preuve sont crédibles et décider quel usage en faire, le cas échéant, afin de tirer une conclusion de fait.

[21] Récemment, la juge Tremblay‑Lamer a formulé une observation similaire dans Haramicheal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197 :

[15] Notre Cour a établi clairement les principes qui régissent l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur dans le contexte de l’asile. La SAR est loisible de tirer des conclusions relatives à la crédibilité en tenant compte des invraisemblances, du bon sens et de la raison (Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116). Elle doit éviter toutefois de faire des inférences négatives quant à la crédibilité par suite d’un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes à une affaire (Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444).

En réalité, la SPR doit prendre en considération l’ensemble de la preuve. Cependant, si la majorité de la preuve vient d’un seul déposant, et que celui‑ci n’est pas cru, il est évidemment probable que le demandeur ne puisse s’acquitter du fardeau de convaincre qu’il est un réfugié ou une personne à protéger. Ce fardeau n’est pas léger, parce que le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le décideur a tiré des conclusions déraisonnables quant à sa crédibilité.

[22] Le juge Henry Brown a fourni un résumé très utile de l’autorité en matière d’évaluation de la crédibilité dans Gong v Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 165 :

[9] [traduction] Les pouvoirs supplémentaires quant à l’évaluation de la crédibilité et de la vraisemblance sont résumés comme suit. Premièrement, la SPR dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour préférer certains éléments de preuve à d’autres et déterminer l’importance à accorder à ceux qu’elle accepte : Medarovik c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CFPI 61, au paragraphe 16, juge Tremblay‑Lamer; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 867, juge Blais. Deuxièmement, la Cour d’appel fédérale confirme que les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité sont au cœur de l’expertise de la SPR : Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 N.R. 238 (CAF). Troisièmement, la SPR est reconnue comme ayant une expertise dans l’évaluation des demandes d’asile et est autorisée par voie législative à faire usage de sa connaissance spécialisée : Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 805, au paragraphe 10, juge O’Reilly; et voir Siad c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 CF 608, au paragraphe 24 (CAF), où la Cour d’appel fédérale a dit que la SPR « […] se trouve dans une situation unique pour apprécier la crédibilité d’un demandeur du statut de réfugié. Les décisions quant à la crédibilité, qui constituent “l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits”, doivent recevoir une déférence considérable à l’occasion d’un contrôle judiciaire, et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve ». Troisièmement, il est bien établi que la SPR peut tirer des conclusions relatives à la crédibilité en tenant compte des invraisemblances, du bon sens et de la raison, bien qu’elle doive éviter de faire des inférences négatives quant à la crédibilité « par suite d’un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes à une affaire » : Haramicheal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197, au paragraphe 15, juge Tremblay‑Lamer, citant Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 10 et 11, juge Martineau [Lubana]; Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF). Quatrièmement, la SPR peut rejeter des preuves non réfutées si celles‑ci « ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire dans son ensemble, ou si elle relève des contradictions dans la preuve » : Lubana, précité, au paragraphe 10. Cinquièmement, la SPR peut à bon droit conclure qu’un demandeur n’est pas crédible « à cause d’invraisemblances contenues dans la preuve qu’il a présentée, dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables et que les motifs sont formulés “en termes clairs et explicites” » : Lubana, précitée, au paragraphe 9.

[Non souligné dans l’original.]

[27] Il est loisible à un décideur de conclure qu’une preuve qui manque de détails est insuffisante, comme ce fut le cas en l’espèce. Dans la décision Nti, qui applique les concepts et la formule de la décision Magonza, et sur lesquels les demandeurs s’appuient, la Cour cite avec approbation la décision Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 [Sallai] (le juge Kane), relativement à la notion de suffisance. Voici ce que la Cour a expliqué dans la décision Sallai :

[56] Il incombe à un demandeur d’asile d’étayer sa demande au moyen d’une preuve suffisante et de présenter ses arguments les meilleurs. Le fait de ne pas fournir de détails ou de documents corroborants peut être une raison pour conclure qu’une preuve est insuffisante (Ferguson, au paragraphe 27; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474, au paragraphe 20, 292 ACWS (3d) 619). Et une preuve insuffisante est un motif valable pour rejeter une demande d’asile.

[28] Il était également approprié que la SPR fasse la distinction entre les faits et les opinions provenant de tierces personnes. La SPR a posé des questions à la demanderesse principale au sujet du risque prospectif auquel elle serait exposée, mais cette dernière n’a fourni aucune réponse autre que la lettre. De plus, une déclaration non assermentée peut avoir moins de poids qu’un document fait sous serment ou attesté, bien que je souligne la grande latitude accordée à la SPR par l’alinéa 170g) de la LIPR, qui dispose que la SPR « n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve ».

B. Évaluation de la preuve concernant la menace de la part d’amis et de membres de la famille

[29] Les demandeurs soutiennent qu’il y avait des éléments de preuve indirects à l’appui d’une inférence raisonnable selon laquelle la famille et les amis du défunt cherchaient à se venger de la demanderesse principale. Ils avancent que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de ces éléments de preuve, ce qui l’a amenée à conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve corroborant le risque pour la demanderesse principale.

[30] Je réitère mes préoccupations quant à l’idée de s’engager dans cette voie, compte tenu de la jurisprudence de longue date réaffirmée dans l’arrêt Vavilov selon laquelle, en l’absence de circonstances exceptionnelles, la Cour ne devrait pas intervenir en appréciant ou en évaluant à nouveau la preuve. Je l’ai expliqué en détail au début de mon analyse. Les demandeurs ne m’ont signalé aucune circonstance exceptionnelle.

[31] Les demandeurs affirment qu’un message sur Facebook constitue une preuve indirecte du risque parce qu’il est implicitement menaçant et mentionne la région où vivait à l’époque la demanderesse principale. Toutefois, la SPR a semblé accorder peu de poids à la publication sur Facebook au motif qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’ami en était l’auteur.

[32] Comme le fait valoir le défendeur, les demandeurs s’appuient sur la publication sur Facebook que, selon la demanderesse principale, l’ami aurait affichée sous un faux nom. La demanderesse principale a dit penser qu’il s’agissait de l’ami en question en raison d’autres commentaires selon lesquels il croyait la demanderesse principale responsable des décès. Toutefois, à mon avis, la SPR a raisonnablement conclu que les publications sur Facebook n’exprimaient pas de menaces directes à l’endroit de la demanderesse. Il est également établi qu’un décideur n’est pas tenu de mentionner et d’évaluer expressément tous les éléments de preuve dont il dispose.

VII. Conclusion

[33] En tout respect, j’estime que les demandeurs n’ont pas établi, comme il leur incombait, le caractère déraisonnable de la décision de la SPR. Celle-ci a examiné les éléments de preuve au dossier et, à mon avis, elle a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’existence d’un risque pour les demandeurs au Honduras. J’ai fait preuve de retenue à l’égard de ces conclusions relatives à la suffisance compte tenu des précédents mentionnés plus haut. À mon avis, la décision est transparente, intelligible et justifiée au regard des faits et du droit, comme l’exige l’arrêt Vavilov. Elle concorde aussi avec la jurisprudence contraignante. La demande doit donc être rejetée.

VIII. Question à certifier

[34] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6064‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée; aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juillet 2021.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6064‑20

 

INTITULÉ :

CARMEN ICELA CENTENO ARTEAGA ET STIVEN YUNIEL VELASQUEZ CENTENO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Juliana Dalley

 

POUR LES DEMANDEURS

François Paradis

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocate

Immigration & Refugee Legal Clinic

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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