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Date : 20210608


Dossier : IMM‑5873‑20

Référence : 2021 CF 573

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2021

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

SHARADKUMAR RASIKBHAI PATEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision rendue le 16 septembre 2020 par laquelle un agent des visas (l’agente) a refusé au demandeur un permis de travail pour camionneur longue distance et un visa de résident temporaire dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (la décision).

II. Les faits

[2] Le demandeur est citoyen de l’Inde et titulaire d’un baccalauréat en commerce. Il compte un certain nombre d’années d’expérience comme camionneur pour une autre entreprise et est propriétaire d’une entreprise de transport depuis 2012.

[3] Le demandeur a conclu un contrat de travail en juillet 2020 avec une entreprise de Surrey (Colombie‑Britannique) pour le poste de camionneur longue distance. Il a obtenu ce poste après réception par l’employeur d’une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable en vue de l’embauche de quatre ressortissants étrangers à titre de camionneurs longue distance.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[4] Le demandeur a sollicité un permis de travail en août 2020 et sa demande a été évaluée par l’agente. Cette dernière a conclu que le demandeur n’était pas en mesure de démontrer qu’il exécuterait convenablement le travail et a refusé sa demande. À cet égard, elle s’est dite notamment préoccupée par les aspects liés à la compétence linguistique et à la sécurité.

IV. Questions en litige

[5] Voici les questions à trancher :

  1. L’agente a‑t‑elle manqué aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale?

  2. La décision est‑elle raisonnable?

V. Norme de contrôle

A. Les principes de justice naturelle et/ou d’équité procédurale

[6] Pour ce qui est de la première question, la norme de contrôle est celle de la décision correcte en matière d’équité procédurale : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, juge Binnie, au para 43. Cela dit, je fais remarquer que, dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, le juge Stratas s’exprime ainsi au paragraphe 69 au nom de la Cour d’appel fédérale : « [N]otre Cour parle de procéder selon la norme de la décision correcte en se montrant “respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré : Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42. » Mais il faut aussi se reporter à l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, juge d’appel Rennie. Sur ce point, je remarque que la Cour d’appel fédérale a affirmé dans un arrêt récent que la norme de contrôle des questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte : voir l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, juge d’appel de Montigny (juges Near et LeBlanc souscrivant aux motifs du jugement) :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte.

[7] Je note aussi que, selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), la norme de contrôle en matière d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[8] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 50, la Cour suprême explique ce qui est exigé d’un tribunal appliquant la norme de contrôle de la décision correcte :

[50] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

B. Caractère raisonnable

[9] En ce qui concerne le caractère raisonnable, la Cour suprême précise par la voix du juge Rowe au nom de la majorité dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, ce qui est exigé d’un tribunal appliquant la norme de la décision raisonnable, énoncé qui a de l’importance pour notre propos :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “ une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[10] Comme l’a exprimé la Cour suprême dans Vavilov, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel – comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‑Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original.]

[11] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême déclare : « En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. » Cette décision est alors le fil que suit la cour de révision pour trancher en fonction du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[Non souligné dans l’original.]

[12] Aspect important, l’arrêt Vavilov dit clairement que la Cour n’est pas là pour apprécier à nouveau la preuve qui lui est soumise à moins de « circonstances exceptionnelles » :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. Justice naturelle et équité procédurale

[13] Le demandeur soutient que l’agente a manqué aux principes d’équité de procédure en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à ses préoccupations à plusieurs égards.

[14] Le degré approprié d’équité procédurale requis est bas pour les demandeurs de visa. De plus, il incombe au demandeur d’établir son admissibilité à un visa (Asanova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1173, juge Norris, au para 28; Patil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 495, juge Ahmed, au para 37; Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245, juge Pamel, au para 26; Vavilov, au para 133).

[15] Le demandeur dit ne pas avoir eu droit à l’équité de procédure dans l’examen par l’agente de son dossier de conduite sécuritaire, point traité non pas dans ses observations de vive voix, mais dans son mémoire. L’agente a affirmé :

[traduction]

Le demandeur a produit un extrait de permis de conduire dans lequel le code QR ne peut être validé pour le moment. L’extrait n’indique rien d’autre que si le demandeur a eu son permis annulé ou suspendu et, par conséquent, rien ne m’indique si, pour l’équipement qu’il prétend conduire, le demandeur a commis quelque infraction ou manquement à la sécurité. Je considère que le degré d’adhésion du demandeur aux règles et règlements de la circulation en Inde est important s’il s’agit de juger de la probabilité que celui‑ci se conforme aux règles et règlements de la circulation au Canada et donc de voir s’il peut accomplir le travail qu’il recherche sans mettre en danger les Canadiens dans leur sécurité.

[16] Je ne suis pas persuadé que tel est le cas. Il est raisonnable que l’agente tienne compte de la capacité du candidat à conduire en toute sécurité sur les routes canadiennes lorsqu’elle évalue son aptitude générale à devenir un camionneur longue distance au pays. Je ne partage pas l’opinion voulant que le demandeur avait droit à ce que l’agente l’informe tout particulièrement de ce point; il aurait dû s’attendre à ce que cette compétence de base soit prise en considération par elle.

[17] Le demandeur soutient également que l’agente a manqué à l’équité procédurale en ne lui donnant pas la possibilité de répondre à ses préoccupations au sujet de la taille de l’entreprise, lorsqu’elle s’était demandé plus particulièrement si l’entreprise qui allait l’employer avait même des chauffeurs à ce moment‑là. Le demandeur affirme que cela soulève une question de crédibilité, d’exactitude et d’authenticité de l’offre d’emploi qu’il avait présentée. Il dit qu’il aurait dû avoir l’occasion en particulier de répondre aux préoccupations de l’agente au sujet de la taille réelle et des données financières de l’employeur. L’agente a affirmé :

[traduction]

Je remarque que l’entreprise qui recruterait au CDA [Canada] (SSB Trucking Ltd.) est inscrite à une résidence à Surrey (Colombie‑Britannique). Nous n’avons trouvé aucun site Web pour cette entreprise. La preuve est minimale d’une présence en ligne. Il n’y a pas non plus de preuve de sa taille, mais je relève par certaines données qu’elle aurait quatre camions. Je note par ailleurs que, dans le cas du demandeur, l’EIMT parle de quatre personnes, d’où la supposition que l’entreprise pourrait n’avoir aucun conducteur en ce moment. Rien n’indique dans le cadre de la demande ce que sont l’actif, les finances et l’équipement de l’entreprise.

[18] À mon avis, la décision de l’agente a porté sur l’examen de deux questions tout à fait fondamentales en ce qui concerne l’employeur éventuel. Cet examen de base était à prévoir, et le demandeur avait la possibilité d’aborder ce point dans sa demande initiale. Les agents des visas ne se contentent pas d’approuver automatiquement. À cet égard, je conviens également qu’ils ne sont pas liés par les déclarations de l’employeur éventuel ni de l’EIMT; voir Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 483, juge Little :

[traduction]

[29] La décision de l’agent doit être examinée en même temps que ses motifs, qui figurent dans les notes du SMGC. La décision et les motifs doivent être considérés en relation avec le dossier dont dispose l’agent : Vavilov, par. 91 à 95.

[30] Il incombait au demandeur de produire tous les documents pertinents aux fins de l’obtention d’un permis de travail temporaire. Il devait présenter ses meilleurs arguments : Sangha c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 95, juge Russell, aux par. 42 et 47; Chamma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 29, juge Shore, au par. 35; Sulce c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1132, juge LeBlanc, aux par. 10 et 14.

[31] L’agent des visas devait procéder à une évaluation indépendante pour établir si la demande de permis de travail temporaire respectait les exigences de la LIPR et du RIPR et, plus précisément, s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur serait incapable d’accomplir le travail. La juge Snider a énoncé cette exigence dans le passage suivant de la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1378 :

[12] Dans toutes les demandes dont il est saisi, l’agent des visas est tenu d’examiner l’ensemble des éléments de preuve pertinents qui sont portés à sa connaissance afin de décider lui‑même s’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est incapable d’exercer l’emploi (alinéa 200(3)a) du Règlement). L’agent ne peut être lié par une déclaration de DRHC selon laquelle la connaissance de l’anglais est exigée ou ne l’est pas; il ne peut déléguer sa fonction décisionnelle à une tierce partie comme DRHC. À l’inverse, la déclaration d’un demandeur ou d’un employeur selon laquelle la connaissance de l’anglais n’est pas obligatoire ne lie pas l’agent des visas, qui doit faire sa propre évaluation en soupesant l’ensemble des éléments de preuve dont il est saisi.

Voir aussi Kumar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 935, juge Pallotta, au par. 27; Sulce, aux par. 9, 28 et 29.

[32] Une EIMT n’est pas déterminante pour une demande de visa de travail temporaire et l’agent n’est pas lié par son contenu : Ul Zaman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 268, juge Pamel, au par. 37; Sulce, au par. 29; Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 115, juge Diner, au par. 20.

[19] De plus et comme tous le savent, il incombait au demandeur de présenter ses meilleurs arguments. Il aurait sûrement dû prévoir un certain degré d’examen de base de sa demande et, en 2020, cela signifiait sans doute une vérification de base sur l’employeur dans Internet pour un cas semblable. Il n’était pas nécessaire de produire une lettre d’équité procédurale pour ce que j’estime être un examen légitime et raisonnablement à prévoir.

[20] Je conviens donc avec le défendeur que, si un demandeur de visa ne s’acquitte pas du fardeau de la preuve qui lui revient ou produit une demande incomplète, les agents des visas n’ont pas l’obligation de fournir aux demandeurs un « résultat intermédiaire » des lacunes que comporte leur demande (Kong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1183, juge Kane, au para 29 (Kong). Il appartient au demandeur de présenter une demande raisonnablement complète au départ. De plus, il ressort assez clairement, et je n’ai pas entendu le demandeur se dire généralement en désaccord, que l’obligation d’informer de l’agent intervient seulement « s’il a des doutes quant à la crédibilité, à l’exactitude ou à l’authenticité des renseignements fournis » (Kong, au para 29). À mon humble avis, l’agente ne se préoccupait pas de la crédibilité, de l’exactitude ni de l’authenticité des renseignements, mais évaluait le caractère suffisant d’une demande qui lui semblait laisser à désirer.

[21] En somme, je ne pense pas que la décision était entachée d’iniquité procédurale.

B. Caractère raisonnable

[22] Le demandeur soutient que l’évaluation faite par l’agente de ses capacités linguistiques n’est pas fondée sur les faits de l’affaire, parce qu’elle n’a pas présenté d’analyse détaillée de ce par quoi le demandeur ne la convainquait pas de sa capacité d’accomplir le travail. Elle s’est ainsi exprimée :

[traduction]

Je remarque que le demandeur a soumis à l’IELTS une note de 4,5 pour la lecture avec une note globale de 5,5. Je considère cet élément comme un indicateur important de la capacité du demandeur à bien lire et comprendre les manuels, le matériel de cours et même les panneaux de circulation lorsqu’il conduit un camion au CDA [Canada]. Une lacune sur ce plan pourrait représenter un risque pour la sécurité du demandeur et des autres au CDA pendant qu’il exercerait ses fonctions de camionneur.

[23] Le demandeur a reçu 4,5 pour la lecture, 5,5 pour l’écoute, 6,0 pour l’écriture et 5,0 pour la communication orale. Il est donc dans la catégorie « Modest User » ou utilisateur modeste selon le site Internet du Système international de tests de la langue anglaise [IELTS], ce qui signifie qu’il peut assurer les communications de base dans son domaine :

[traduction]

Utilisateur modeste : Vous maîtrisez partiellement la langue et parvenez à dégager le sens général dans la plupart des situations, bien qu’étant susceptible de commettre de nombreuses erreurs. Vous devriez pouvoir assurer les communications de base dans votre propre domaine.

[Non souligné dans l’original.]

[24] Dans le cas plus précis de la lecture pour laquelle le demandeur a obtenu seulement la note 4,5, celui‑ci appartient à la catégorie « Limited User » ou utilisateur limité selon le site Web de l’IELTS :

[traduction]

Votre compétence de base se limite à des situations familières. Vous montrez souvent des problèmes de compréhension et d’expression. Vous êtes incapable d’employer un langage complexe.

[Non souligné dans l’original.]

[25] Le demandeur soutient que l’agente lui a imposé une norme déraisonnablement élevée. Il soutient également qu’elle a été déraisonnable en ne tenant pas compte du fait qu’il a atteint la norme de niveau 2 dans un cadre différent de celui de l’IELTS, à savoir le Cadre européen commun de référence pour les langues [CECRL]. La note B2 y signifie la capacité « de comprendre le contenu essentiel de sujets concrets ou abstraits dans un texte complexe, y compris une discussion technique dans sa spécialité ». Le demandeur soutient qu’il possède les capacités linguistiques nécessaires pour accomplir le travail.

[26] Disons au départ à ce propos que le demandeur ne mesure pas le pouvoir discrétionnaire ni la déférence considérables que se voient accorder les agents des visas dans des questions comme celle‑là, ainsi que nous l’avons mentionné. De plus, il voudrait que la Cour apprécie et évalue à nouveau la preuve, ce que la Cour suprême a souvent dit expressément exclure du contrôle judiciaire, notamment dans Vavilov. Il était loisible à l’agente de juger de la méthode de vérification normale à employer et d’interpréter la note reçue par rapport aux exigences de l’emploi et à d’autres éléments probants.

[27] De toute manière et à mon humble avis, il était raisonnable que la conclusion soit que le manque de maîtrise de l’anglais chez le demandeur influerait sur sa capacité à lire et à comprendre les manuels, le matériel de cours et la documentation que doit produire un camionneur longue distance, sans même parler des panneaux de circulation. Il revenait à l’agente de jauger l’importance de la lecture dans ce cas. À cet égard, j’affirme respectueusement qu’elle a raisonnablement évalué la compétence linguistique du demandeur à la lumière des exigences du travail de camionneur dans la Classification nationale des professions, plus particulièrement pour les tâches consistant à « obtenir des licences spéciales et d’autres documents exigés pour transporter de la cargaison sur les routes internationales » et à « communiquer avec des répartiteurs, d’autres camionneurs et des clients au moyen d’appareils de communication et d’ordinateurs de bord ».

[28] Je remarque en outre que la décision de l’agente est conforme à la décision récente de la Cour fédérale dans l’affaire Sangha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 95, juge Russell, où il est confirmé que « la sécurité doit assurément être une exigence primordiale pour établir la compétence » dans le cas des camionneurs longue distance; de même, il est répété qu’il incombe au demandeur de fournir une preuve suffisante de sa compétence, ce qui n’a pas été fait dans la présente affaire comme l’aurait voulu l’agente.

[29] Le demandeur fait valoir que les conclusions de l’agente au sujet de son employeur éventuel sont abusives et non étayées par la preuve. Il est irrationnel, déraisonnable et conjectural à ses yeux que, en voyant que l’EIMT parle de quatre personnes, l’agente conclue que l’entreprise ne compte aucun chauffeur pour le moment. L’agente affirme :

[traduction]

Je note que l’entreprise qui recruterait au CDA [Canada] (SSB Trucking Ltd.) est inscrite à une résidence à Surrey (Colombie‑Britannique). Nous n’avons trouvé aucun site Web pour cette entreprise. La preuve est minimale d’une présence en ligne. Il n’y a pas non plus de preuve de sa taille, mais je relève par certaines données qu’elle aurait quatre camions. Je note par ailleurs que, dans le cas du demandeur, l’EIMT parle de quatre personnes, d’où la supposition que l’entreprise pourrait n’avoir aucun conducteur en ce moment. Rien n’indique dans le cadre de la demande ce que sont l’actif, les finances et l’équipement de l’entreprise.

[30] Avec égards, je trouve ce raisonnement légitime parce que l’agente évaluait des renseignements de base sur l’employeur éventuel, ainsi que les agents des visas ont le droit de le faire. Comme il a été mentionné, l’agente n’est pas liée par les déclarations de l’employeur, et elle avait le droit d’obtenir des réponses aux questions de base que le demandeur n’avait pas abordées.

[31] Cette conclusion n’est pas déraisonnable. La jurisprudence indique clairement qu’il appartient au demandeur de permis de travail de fournir des éléments de preuve suffisants pour établir sa compétence, que l’agent des visas jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour trancher la question et que sa décision commande une grande déférence (Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, juge de Montigny, aux para 19 et 20; Sangha, au para 42; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 527, juge Kane, au para 52; Nwachukwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 122, juge Heneghan, au para 15).

VII. Conclusion

[32] À mon humble avis, la décision est équitable sur le plan de la procédure pour les motifs susmentionnés. À l’examiner dans l’ensemble sans procéder à une chasse au trésor à la recherche d’une erreur, j’affirme respectueusement qu’elle est également raisonnable, puisqu’elle est intelligible, transparente et justifiée. En l’occurrence, elle se trouve justifiée par le dossier et la jurisprudence applicable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

VIII. Question aux fins de certification

[33] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5873‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5873‑20

 

INTITULÉ :

SHARADKUMAR RASIKBHAI PATEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 JUIN 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Lovleen S. Gill

POUR LE DEMANDEUR

Jessica Ko

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mangi Law Corporation

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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