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Date : 20210603


Dossier : IMM-7322-19

Référence : 2021 CF 544

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

MATSING TAKOUDJOU CHANTALE

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Chantale Matsing Takoudjou, est citoyenne du Cameroun. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 22 novembre 2019, par laquelle un agent des visas [l’agent] de l’ambassade du Canada à Dakar, au Sénégal, rejette sa demande de permis d’études.

[2] Dans sa lettre de refus, l’agent indique qu’il n’est pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée, compte tenu de ses voyages antérieurs et de ses biens mobiliers et sa situation financière. L’agent ajoute qu’il n’est pas convaincu qu’elle possède les ressources financières suffisantes et disponibles, sans travailler au Canada, pour payer les frais de scolarité du programme qu’elle a l’intention de suivre.

[3] Les notes consignées au Système mondial de gestion des cas, qui font partie des motifs de la décision, mentionnent ce qui suit :

  • - La situation de la demanderesse ne semble pas avoir beaucoup changée depuis le refus précédent;

  • - La demanderesse souhaite étudier au Canada;

  • - La demanderesse n’a aucun antécédent de voyage;

  • - Les études de la demanderesse seraient prises en charge par des membres de la famille qui ont des revenus modestes et qui ont d’autres personnes à charge;

  • - La preuve de revenus des membres de la famille de la demanderesse démontre que ces revenus sont insuffisants considérant l’importance des coûts des études prévues au Canada;

  • - La preuve démontre des dépôts d’argent dont la provenance n’est pas claire;

  • - Les membres de la famille de la demanderesse n’ont pas démontré un degré d’établissement suffisant;

  • - Selon l’information dont il dispose actuellement et en se fondant sur les documents à l’appui de la demande, l’agent n’est pas satisfait que la demanderesse soit une étudiante de bonne foi, dont le but principal est de poursuivre ses études, et qu’elle quittera le Canada à la fin de son séjour autorisé.

[4] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce que les conclusions de l’agent ne démontrent aucun rattachement aux faits et au droit. Elle soutient également que l’agent a porté atteinte à l’équité procédurale en omettant de motiver suffisamment sa décision d’une part, et d’autre part, en portant un jugement sur sa crédibilité sans lui accorder un droit de réponse lorsqu’il a conclu ne pas être convaincu que la demanderesse est une étudiante de « bonne foi ».

[5] La norme de contrôle applicable à la révision d’une décision d’un agent des visas refusant une demande de permis d’études est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Nimely c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 282 au para 5 [Nimely]; Hajiyeva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 71 au para 6). Même s’il n’est pas nécessaire d’avoir des motifs exhaustifs pour que la décision soit raisonnable étant donné les pressions énormes que subissent les agents des visas pour produire un grand volume de décisions chaque jour, la décision doit tout de même être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov au para 85). Elle doit aussi posséder « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[6] Quant à l’allégation de manquement à l’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a précisé dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] que les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à une norme de contrôle. Le rôle de cette Cour est plutôt de déterminer si la procédure est équitable compte tenu de toutes les circonstances (Canadien Pacifique aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[7] La suffisance des motifs ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale sauf s’il y a absence totale de motifs (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 14-16 [Newfoundland Nurses]).

[8] La Cour est d’accord avec la demanderesse que la décision en l’espèce n’est pas raisonnable.

[9] D’abord, il est bien établi que l’absence d’antécédent de voyage doit être traitée comme un facteur neutre et ne peut être utilisé pour justifier le refus d’un permis d’études (Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245 aux para 31-32; Adom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 26 au para 15; Dhanoa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 729 au para 12). La Cour ne peut souscrire à l’argument du défendeur que l’agent n’a pas considéré l’absence d’antécédent de voyage comme un motif de refus. L’agent indique explicitement dans la lettre de refus qu’il n’est pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée compte tenu de ses voyages antérieurs.

[10] Ensuite, pour ce qui est de la situation financière de la demanderesse et de ses garants, la preuve ne permet pas d’appuyer et de comprendre l’affirmation de l’agent que les membres de la famille qui prendront en charge la demanderesse durant ses études ont des « revenus modestes ». La preuve démontre plutôt que la sœur et le beau-frère de la demanderesse gagnent ensemble au-delà de 100 000 $ annuellement. Quant au frère de la demanderesse, ce dernier est médecin au Cameroun et travaille dans plusieurs cliniques. Il fournit des bulletins de paie, des extraits de comptes bancaires, ainsi que d’autres documents pour soutenir sa situation financière.

[11] Les frais de scolarité de la demanderesse s’élèvent à 19 270 $ par année et le programme est d’une durée de trois (3) ans. Conformément à la Liste de contrôle des documents d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IMM 5483), la demanderesse n’avait qu’à fournir la preuve d’un soutien financier pour sa première année d’études au Canada. La preuve démontre que la demanderesse sera hébergée et nourrie par sa sœur et son beau-frère qui habitent à proximité du campus et que selon une lettre de la Banque Nationale du Canada, la demanderesse est bénéficiaire d’un compte bancaire avec un solde de 25 000 $. Ce montant aurait été versé par la sœur et le beau-frère de la demanderesse et serait à la disposition de la demanderesse pour ses études. Ses relevés bancaires démontrent également qu’en date du 13 septembre 2019, elle avait l’équivalent d’environ 7 000 $ CDN dans son compte bancaire au Cameroun. De plus, le frère de la demanderesse affirme qu’elle est l’une des héritières de la succession de leurs parents et que celle-ci contient un terrain et deux (2) immeubles à logement. Considérant ces éléments, il est difficile de comprendre comment l’agent conclut que les revenus des trois (3) membres de la famille et les ressources mises à la disposition de la demanderesse ne sont pas suffisants pour couvrir les frais de scolarité. Si l’agent avait des doutes sur la provenance des fonds du compte bancaire, il aurait pu questionner la demanderesse à ce sujet (Nsiegbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1262 aux para 12-13).

[12] Par ailleurs, l’agent mentionne également que les personnes qui prennent à charge le coût des études de la demanderesse ont des personnes à charge. Or, il n’y a aucune preuve à cet effet et au contraire, le frère de la demanderesse indique spécifiquement dans une lettre qu’il n’en a pas. L’agent ne peut présumer qu’un couple a des enfants parce qu’ils sont mariés.

[13] Enfin, l’agent ajoute dans ses notes que les proches de la demanderesse n’ont pas démontré un établissement suffisant. L’agent n’explique pas ce à quoi il fait référence. La preuve démontre que la sœur de la demanderesse et son conjoint sont citoyens canadiens. Elle travaille comme éducatrice en garderie et il est membre de l’ordre des ingénieurs du Québec. Quant au frère de la demanderesse, bien qu’il travaille dans plusieurs cliniques au Cameroun, il travaille néanmoins dans l’une d’entre elles depuis plus de neuf (9) ans.

[14] La Cour reconnaît qu’elle doit faire preuve de retenue considérable à l’égard d’une décision d’un agent des visas qui refuse une demande de permis d’études et que les motifs n’ont pas à être parfaits ni exhaustifs (Newfoundland Nurses au para 18; Nimely au para 7). Le refus d’octroyer un permis d’étude pourrait fort bien être raisonnable. Cependant, en tenant compte du dossier devant l’agent et même en adoptant une approche globale et contextuelle, les motifs en l’espèce ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement de l’agent et le fondement de ses conclusions. La décision ne possède donc pas les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov au para 96).

[15] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire pour la Cour de se prononcer sur l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent a porté un jugement sur sa crédibilité sans lui accorder un droit de réponse lorsqu’il indique ne pas être convaincu que la demanderesse est une étudiante de « bonne foi ».

[16] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-7322-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de l’agent du 22 novembre 2019 est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée pour un nouvel examen par un agent différent; et

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7322-19

INTITULÉ :

MATSING TAKOUDJOU CHANTALE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JUIN 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Alain-Guy Sipowo

Pour LA DEMANDERESSE

Simone Truong

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alain-Guy Sipowo

AGS Avocats

Saint-Jean-sur-Richelieu (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LE DÉFENDEUR

 

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