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Date : 20210607


Dossier : T-1468-19

Référence : 2021 CF 539

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

WALTER BRUCE JANVIER

demandeur

et

PREMIÈRE NATION DES CHIPEWYANS DES PRAIRIES, REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET CONSEIL, ET DUSTIN TWIN, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le code électoral de la Première Nation des Chipewyans des Prairies accorde un droit de vote uniquement aux membres qui résident dans sa réserve. M. Janvier, membre et ancien chef de la Première Nation, s’est vu refuser le droit de vote parce que le président d’élection a conclu qu’il résidait en dehors de la réserve. M. Janvier cherche maintenant à obtenir un jugement déclaratoire portant que l’exigence de résidence est contraire à la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].

[2] La Cour conclut que l’exigence de résidence est contraire à l’article 15 de la Charte, qui interdit la discrimination. Aucune distinction significative ne peut être établie entre la présente affaire et des jugements antérieurs rendus par la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale dans lesquels il a été statué que le fait de dénier aux membres hors réserve le droit de vote est discriminatoire. Dans ces jugements, les tribunaux ont fait observer que les membres résidant à l’extérieur des réserves conservent un intérêt important dans l’administration des affaires de leur Première Nation. Les exclure ne sert qu’à perpétuer des préjugés et des désavantages.

[3] De plus, la Première Nation n’a pas expliqué pourquoi l’exigence de résidence serait justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Par conséquent, l’exigence de résidence est déclarée invalide. Pour éviter toute ambiguïté, la Cour précise que cette déclaration d’invalidité ne modifie ni le résultat d’élections précédentes ni les décisions prises par le conseil actuel.

I. Contexte

[4] La Première Nation des Chipewyans des Prairies est une communauté des Dénés qui compte trois réserves dans le nord-est de l’Alberta. Elle est signataire du Traité no 8. En 1987, elle a adopté un code d’appartenance et un code électoral. Son conseil est actuellement composé d’un chef et de trois conseillers, chacun élu pour un mandat de trois ans. Les élections sont échelonnées, de sorte que, suivant un cycle de trois ans, le chef et un conseiller sont élus la première année, un conseiller la deuxième année et un conseiller la troisième année.

[5] La disposition suivante du code électoral, qui régit le droit de vote, est au cœur du présent litige :

[traduction]

Tout membre de la Première Nation des Chipewyans des Prairies âgé de dix-huit ans [ou] plus et résidant dans la réserve de la Première Nation des Chipewyans des Prairies depuis au moins six mois avant la date d’une élection du chef ou d’un conseiller de la Première Nation des Chipewyans des Prairies a le droit de voter à cette élection.

[6] Cette disposition, que j’appellerai l’exigence de résidence, régit non seulement le droit de voter, mais aussi la participation à chaque étape du processus électoral. Ainsi, tout candidat doit lui-même être un membre ayant droit de vote, et son nom doit avoir été proposé par cinq membres qui ont droit de vote. Les appels des résultats des élections peuvent être interjetés par cinq électeurs ayant droit de vote. Les membres du comité d’appel sont choisis lors d’une [traduction] « réunion des électeurs ayant droit de vote ». Enfin, le code peut être modifié par [traduction] « une majorité des électeurs ayant droit de vote ».

[7] M. Janvier est membre de la Première Nation des Chipewyans des Prairies et en a été le chef de 1984 à 2006, à l’exception d’un mandat. Après sa défaite, en 2006, il a été contraint de chercher du travail en dehors de la communauté.

[8] M. Janvier avait l’intention d’être candidat au poste de chef à l’élection prévue pour le 20 mars 2019. Le jour des mises en candidature, le président d’élection l’a informé qu’il n’était pas admissible, car il résidait en dehors de la réserve. Le nom de M. Janvier ne figurait ni sur le bulletin de vote ni sur la liste électorale, et il n’a pas pu voter le jour de l’élection.

[9] Le 2 avril 2019, M. Janvier a envoyé une lettre au président d’élection pour interjeter appel des résultats de l’élection et contester la validité constitutionnelle de l’exigence de résidence. La lettre était appuyée par sept autres membres de la Première Nation des Chipewyan des Prairies.

[10] Le 4 avril 2019, le président d’élection a rejeté l’appel de M. Janvier au motif qu’il n’était pas appuyé par cinq électeurs ayant droit de vote. Cette conclusion reposait sur le fait que, des huit membres qui ont signé la lettre, moins de cinq résidaient dans la réserve. M. Janvier n’a reçu cette lettre qu’en août 2019.

[11] M. Janvier sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du président d’élection et cherche à obtenir un jugement déclaratoire portant que l’exigence de résidence est inopérante, car elle est contraire à l’article 15 de la Charte et n’est pas justifiée au regard de l’article premier.

II. Analyse

[12] À l’audience, M. Janvier a précisé qu’il ne conteste plus le caractère raisonnable de la conclusion du président d’élection selon laquelle il ne résidait pas dans la réserve. Il se contente de contester la constitutionnalité de la disposition en acceptant qu’il a été traité comme un membre hors réserve. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner son argument selon lequel le président d’élection a manqué à l’équité procédurale en omettant de fournir des motifs adéquats. Les seules questions en litige sont la validité de l’exigence de résidence et, si elle est invalide, la réparation qu’il convient d’accorder.

A. Délimitation des questions en litige

[13] La Première Nation des Chipewyans des Prairies me demande d’adopter une vision étroite des questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire de M. Janvier. La véritable décision qui doit être contrôlée est, selon elle, la négation par le président d’élection du droit d’appel de M. Janvier fondée sur le fait que ce dernier n’a pas obtenu l’appui de cinq électeurs ayant droit de vote. Par conséquent, l’allégation de violation de la Charte formulée par M. Janvier ne pouvait être examinée qu’au regard de l’exigence relative à l’appui de cinq membres résidant dans la réserve, et non de la négation du droit de vote. De plus, si je conclus que le président d’élection aurait dû permettre l’instruction de l’appel, la Première Nation soutient que la réparation appropriée serait de renvoyer l’affaire au comité d’appel et non que je tranche moi‑même la question, comme je l’ai fait dans Linklater c Première Nation Thunderchild, 2020 CF 1065 [Linklater].

[14] Je ne peux pas admettre que la portée de l’affaire puisse être réduite de cette façon. L’appel de M. Janvier concernant l’élection visait expressément la validité constitutionnelle de l’exigence de résidence, en particulier dans son application au droit de vote. Comme le droit de vote ouvre la voie à d’autres droits conférés par le code électoral, la lettre d’appel de M. Janvier peut être interprétée à juste titre comme s’étendant également à ces autres droits, comme ce fut le cas dans Thompson c Première Nation Leq’á:mel, 2007 CF 707, au paragraphe 25 [Thompson]. Le fait que le président d’élection ait rejeté l’appel en raison d’une question de procédure n’empêche pas notre Cour d’examiner la question de fond.

[15] De plus, si je devais admettre l’argument de la Première Nation, je validerais en fait une tentative ingénieuse de protéger l’exigence de résidence contre toute forme de contrôle. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, la possibilité de se prévaloir de tous les droits accordés aux membres de la Première Nation par le code électoral est assujettie à l’exigence de résidence. La conséquence pratique de cet argument est que les membres ne résidant pas dans la réserve se voient refuser le droit d’interjeter appel pour contester la validité de la négation de leur droit de vote. Or, la Première Nation ne peut se soustraire aux contestations fondées sur la Charte : Colombie‑Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 195 aux paragraphes 68‑71, [2020] 2 RCF 124, appel accueilli pour d’autres motifs, 2021 CAF 84, et les décisions qui y sont citées.

[16] À cet égard, l’argument de la Première Nation voulant que M. Janvier puisse interjeter appel avec l’appui de cinq membres résidant dans la réserve apporte bien peu de réconfort. L’accès d’une personne à une réparation en cas de violation de ses droits garantis par la Charte ne peut dépendre du consentement d’autres personnes.

[17] Enfin, je ne comprends pas en quoi la validité de l’exigence de résidence pourrait être évaluée uniquement par rapport au droit d’interjeter appel. Compte tenu de la structure du code électoral, il semblerait qu’une décision concernant la validité de l’exigence de résidence s’appliquera à toutes ses conséquences sur le processus électoral. Par conséquent, contrairement à ce que j’ai fait dans l’affaire Linklater, je ne peux pas renvoyer la question au comité d’appel sans me prononcer sur la question de fond. Dans la mesure où la Première Nation soutient que l’exigence de résidence pourrait être invalide en ce qui concerne le droit de vote, mais valide quant au droit d’interjeter appel, cela équivaudrait à refuser un recours en cas de violation de la Charte et rendrait l’intervention de la Cour d’autant plus nécessaire.

B. Invalidité de l’exigence de résidence

[18] Pour déterminer si une règle de droit viole la Charte, il faut procéder en deux étapes. La Cour doit d’abord déterminer si la règle contestée viole l’un des droits garantis par la Charte. Le fardeau de la preuve incombe au demandeur à cet égard. Si une telle violation est établie, la partie qui prône la validité de la disposition doit alors démontrer que cette violation est justifiée, selon le critère énoncé à l’article premier de la Charte. Le fardeau de la preuve incombe à cet égard à cette partie, soit la Première Nation en l’espèce. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les questions constitutionnelles, comme les allégations qu’une disposition législative est contraire à la Charte, sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 55‑57.

[19] M. Janvier affirme que l’exigence de résidence viole le paragraphe 15(1) de la Charte, qui est rédigé comme suit :

15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15 (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

[20] Pour déterminer si une loi contrevient au paragraphe 15(1), la Cour suprême du Canada exige un examen en deux étapes, qu’elle a décrit tout récemment comme suit dans Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28 au paragraphe 27 :

Pour prouver une violation prima facie du par. 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi contestée ou l’acte de l’État :

· crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;

· impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage.

[21] L’application de ce critère à l’exigence de résidence est largement dictée par la décision qu’a rendue la Cour suprême du Canada dans l’affaire Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere]. Dans cette affaire, la Cour a invalidé l’article 77 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, qui refusait aux membres de Premières Nations qui résident en dehors de la réserve le droit de voter aux élections du chef et du conseil. Même si, à cette époque, la Cour employait un critère quelque peu différent pour évaluer les violations de l’article 15, sa décision demeure pertinente.

[22] En ce qui concerne le premier volet du critère, la Cour a conclu dans l’arrêt Corbiere que la loi qui privait du droit de vote les membres des Premières Nations qui résident hors des réserves crée une distinction fondée sur le motif analogue de « l’autochtonité‑lieu de résidence ». Au paragraphe 14, la Cour explique ce qui suit :

[...] la distinction se rapporte à une caractéristique personnelle essentielle de l’identité personnelle des membres des bandes indiennes, caractéristique qui est considérée immuable au même titre que la religion ou la citoyenneté. Les membres hors réserve d’une bande autochtone ne peuvent devenir des membres habitant la réserve qu’à un prix considérable, si tant est qu’ils le peuvent.

[23] De la même façon, l’exigence de résidence en l’espèce établit une distinction fondée sur « l’autochtonité‑lieu de résidence ». Elle prive les membres de la Première Nation du droit de vote et d’autres droits liés au processus électoral, pour la seule raison qu’ils ne résident pas dans la réserve. M. Janvier a été personnellement touché par cette distinction. Il importe peu qu’il ait initialement soutenu qu’il résidait dans la réserve. Ce qui importe, c’est que le décideur l’a considéré comme résidant à l’extérieur de la réserve et qu’on lui a refusé des droits pour ce motif : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27 aux paragraphes 77‑81, [2000] 1 RCS 665.

[24] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la Cour a décidé dans l’arrêt Corbiere que le refus d’accorder le droit de vote perpétuait le désavantage historique que subissent les membres de Premières Nations qui ne résident pas dans la réserve. Aux paragraphes 17 et 18, elle explique ce qui suit :

Ces personnes ont des intérêts importants à faire valoir en ce qui concerne l’administration de la bande, ce que la distinction les empêche de faire. Ils sont copropriétaires de l’actif de la bande. Qu’ils y vivent ou non, la réserve est leur territoire et celui de leurs enfants. En tant que membres de la bande ils sont représentés par le conseil de la bande auprès de la communauté en général, tant au sein des organisations autochtones que dans le cadre des négociations avec le gouvernement. Bien qu’il existe des sujets d’intérêt purement local qui ne touchent pas aussi directement les intérêts des membres hors réserve des bandes indiennes, la privation complète de leur droit de voter et de participer à l’administration de leur bande a pour effet de les traiter comme des individus moins dignes de reconnaissance et n’ayant pas droit aux mêmes avantages et ce, non pas parce que leur situation justifie ce traitement, mais uniquement parce qu’ils vivent à l’extérieur de la réserve.

[…]

Cette privation refuse aux membres hors réserve des bandes indiennes, sur le fondement arbitraire d’une caractéristique personnelle, le droit de participer pleinement à l’administration de leur bande respective. [L’article 77 de la Loi sur les Indiens] touche à l’identité culturelle des Autochtones hors réserve par l’effet de stéréotypes. Elle présume que les Autochtones hors réserve ne sont pas intéressés à participer concrètement à la vie de leur bande ou à préserver leur identité culturelle, et qu’ils ne sont donc pas des membres de leur bande aussi méritants que les autres. L’effet, comme le message, est clair : les membres hors réserve des bandes indiennes ne sont pas aussi méritants que les membres qui vivent dans les réserves.

[25] Les commentaires de la Cour suprême s’appliquent également en l’espèce. En réalité, il est difficile d’établir une distinction significative entre l’exigence de résidence énoncée dans le code électoral de la Première Nation des Chipewyans des Prairies et l’article 77 de la Loi sur les Indiens. Par l’exigence de résidence, la Première Nation considère que les membres qui ne résident pas dans la réserve méritent moins – en réalité, aucunement – de participer à ses décisions politiques. Cette exigence prive les membres qui résident hors de la réserve non seulement du droit de vote, mais aussi du droit de contester le processus dans un forum quasi judiciaire et de participer à sa modification par des moyens politiques. Elle est manifestement discriminatoire.

[26] La jurisprudence de notre Cour étaye également cette conclusion. Des exigences de résidence ont été examinées dans les affaires suivantes : Clifton c Bande indienne de Hartley Bay, 2005 CF 1030, [2006] 2 RCF 24; Thompson; Cockerill c Première nation no 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337, inf par [2011] ACF no 1736 (CAF) (QL); Joseph c Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk), 2013 CF 974; Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, [2019] 1 RCF 3; Clark c Conseil de bande de la Première Nation d’Abegweit, 2019 CF 721 [Clark]. Bien que certaines de ces décisions permettent de penser que certaines formes d’exigences de résidence sont justifiées en vertu de l’article premier, il y a unanimité quant au fait que ces exigences violent l’article 15. Une violation de l’article 15 a également été constatée dans des situations légèrement différentes dans Scrimbitt c Conseil de la bande indienne de Sakimay, [2000] 1 CF 513 (1re inst); Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878, [2008] 1 RCF 795, mod par 2008 CAF 182, [2009] 1 RCF 448 [Esquega].

[27] Comme je l’ai mentionné plus haut, la Première Nation des Chipewyans des Prairies tente de concentrer le débat sur la disposition qui restreint le droit d’appel. Elle fait valoir que l’exigence selon laquelle cinq membres qui résident dans la réserve doivent appuyer un appel n’imposerait pas un fardeau excessif à M. Janvier et ne serait pas discriminatoire. M. Janvier pourrait valablement interjeter appel simplement en obtenant l’appui de cinq membres qui résident dans la réserve. Cependant, cet argument rate la cible. L’exigence de résidence retire complètement à M. Janvier le droit de participer de façon indépendante à un appel. L’argument de la Première Nation équivaut à dire que le refus d’accorder le droit de vote ne touche pas M. Janvier parce qu’il pourrait convaincre des membres qui résident dans la réserve de voter pour son candidat préféré. Certes, le code électoral n’accorde aucun droit d’appel aux membres agissant seuls – cinq membres doivent appuyer tout appel –, mais l’exigence de résidence prive par ailleurs les membres hors réserve de tout droit réel de participation au processus d’appel. Il est tout à fait artificiel de prétendre que M. Janvier peut participer au processus s’il obtient l’appui de cinq membres qui résident dans la réserve. Les membres qui résident dans la réserve ne sont pas assujettis à une telle contrainte, contrainte qui contribue à perpétuer le désavantage subi par les membres hors réserve et est discriminatoire pour cette raison. En fin de compte, la tentative de la Première Nation d’axer l’affaire sur les dispositions relatives à l’appel ne mène pas à un résultat différent. L’exigence de résidence est discriminatoire à l’égard de tous les aspects du processus électoral qu’elle touche.

[28] Ces conclusions sont largement dictées par l’arrêt Corbiere de la Cour suprême. Contrairement à l’arrêt subséquent Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 RCS 548, où la Cour suprême a conclu qu’une exigence d’un niveau de scolarité de 12e année imposée au chef et aux conseillers ne constituait pas une discrimination fondée sur l’âge, il n’est pas nécessaire en l’espèce de fournir une preuve détaillée pour étayer la conclusion qu’un refus total d’accorder le droit de vote perpétue le désavantage que subissent les membres hors réserve. Il s’agit précisément de la question tranchée dans l’arrêt Corbiere. Quoi qu’il en soit, la preuve fournie par M. Janvier à cet égard, qui reflète les conclusions de la Cour suprême dans l’arrêt Corbiere, n’a pas été contredite.

[29] Une fois qu’une violation de l’article 15 est établie, l’analyse porte habituellement sur la question de la justification en vertu de l’article premier. À l’audience, la Première Nation des Chipewyans des Prairies a toutefois clairement dit qu’elle ne soutenait pas que l’exigence de résidence, en présumant qu’elle viole l’article 15, est justifiée en vertu de l’article premier. J’ajouterai simplement qu’aucune justification de ce genre ne se dégage du dossier et que les affaires mentionnées ci‑dessus n’étayent pas la proposition selon laquelle un refus général d’accorder le droit de vote aux membres hors réserve peut être justifié.

[30] Par conséquent, l’exigence de résidence viole la Charte et est inopérante. Je tiens à préciser que cette conclusion s’applique à l’exigence de résidence dans toutes ses applications dans le code électoral, y compris le droit d’être mis en candidature et le droit de participer au processus de modification du code. Le refus d’accorder chacun de ces droits perpétue également le désavantage.

C. Mesures de réparation

[31] Dans sa demande et ses observations écrites, M. Janvier demande un large éventail de mesures de réparation, y compris un jugement déclaratoire portant que l’exigence de résidence est invalide, une ordonnance annulant la décision du président d’élection de refuser d’accorder à M. Janvier le droit de vote et de refuser l’appel de M. Janvier, un jugement déclaratoire portant que la liste électorale était invalide, et une ordonnance enjoignant à la Première Nation des Chipewyans des Prairies de tenir une nouvelle élection.

[32] Pour des motifs qui ne sont pas clairement attribuables à l’une ou l’autre des parties, il a fallu plus de deux ans après l’élection du 20 mars 2019 pour que la présente demande soit entendue. Il convient de tenir compte de ce délai dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour à l’égard des mesures de réparation. À l’audience, M. Janvier n’a pas insisté sur les mesures liées à l’élection du 20 mars 2019. En effet, il serait malavisé d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection alors que la prochaine élection est prévue dans moins d’un an : voir Thompson, au paragraphe 27.

[33] Par conséquent, la seule mesure de réparation appropriée est un jugement déclaratoire portant que les mots [traduction] « et résidant dans la réserve de la Première Nation des Chipewyans des Prairies depuis au moins six mois avant la date d’une élection du chef ou d’un conseiller de la Première Nation des Chipewyans des Prairies » à l’article 1 de la section [traduction] « Admissibilité » du code électoral sont inopérants. Cette réparation est similaire à celle accordée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Esquega.

[34] La Première Nation des Chipewyans des Prairies demande la suspension de cette déclaration d’invalidité jusqu’à un mois avant la prochaine élection, c’est-à-dire pour une période d’environ neuf mois. Le principal motif de cette demande de suspension est la crainte que l’élection du 20 mars 2019 ne soit invalidée et que la validité des décisions prises depuis par le conseil soit compromise. Or, à l’audience, M. Janvier a déclaré qu’il ne souhaitait pas que la déclaration d’invalidité ait un effet rétroactif. Étant donné que les parties sont d’accord, je préciserai simplement dans le dispositif du jugement que la déclaration d’invalidité de l’exigence de résidence n’a pas pour effet d’invalider l’élection du 20 mars 2019, les élections subséquentes de conseillers ou les décisions prises par le conseil.

[35] La Première Nation des Chipewyans des Prairies soutient également qu’une suspension faciliterait la modification du code électoral. Si je comprends bien, la Première Nation a l’intention de répondre à une déclaration d’invalidité de l’exigence de résidence en tentant de concevoir des dispositions de rechange qui seraient justifiées au regard de l’article premier de la Charte. La Première Nation a certainement le droit d’essayer de trouver un compromis acceptable. Cependant, je ne pense pas qu’une suspension de la déclaration d’invalidité soit nécessaire ou souhaitable pour atteindre cet objectif. À cet égard, je fais remarquer que la suspension d’une déclaration d’invalidité est une « mesure extraordinaire » et qu’elle n’est pas accordée automatiquement : Carter c Canada (Procureur général), 2016 CSC 4 au paragraphe 2, [2016] 1 RCS 13. Une suspension aurait pour effet d’exclure les membres hors réserve de la participation au processus de modification. Cela ne ferait que perpétuer leur exclusion de la participation aux affaires politiques de leur Première Nation.

[36] Je ne suis pas non plus convaincu que la déclaration d’invalidité imposerait d’importantes contraintes pratiques au processus de modification du code électoral. La Première Nation des Chipewyans des Prairies soutient que les membres hors réserve peuvent être difficiles à joindre et qu’il peut être difficile d’atteindre le quorum de 50 % des membres si un référendum est tenu, comme cela a été le cas dans les affaires Thompson et Clark. Cependant, contrairement à l’affaire Thompson, le code électoral offre une solution lorsque le quorum n’est pas atteint :

[traduction]

Le Code électoral coutumier de la bande peut être modifié par la majorité des électeurs admissibles qui votent sur une modification. Si la modification proposée est approuvée par une majorité des électeurs admissibles qui [votent], mais pas par une majorité de l’ensemble des électeurs admissibles, un deuxième vote aura lieu et la modification sera approuvée si elle obtient la majorité des suffrages exprimés.

[37] Par conséquent, la crainte que la modification du code devienne impossible semble exagérée. De plus, le code électoral prévoit que le chef et le conseil peuvent adopter les règlements nécessaires pour donner effet au code. Il s’agirait notamment d’apporter les adaptations nécessaires à la logistique du processus de vote, comme le vote par anticipation, le vote par la poste ou le vote électronique, ou l’ouverture de bureaux de scrutin à des endroits où un grand nombre de membres résident hors réserve. J’espère que la Première Nation prendra des mesures raisonnables pour s’assurer que les membres hors réserve ont une chance égale de participer au processus politique, si elle veut éviter d’autres litiges.

[38] En conclusion, je ne suis pas convaincu que les circonstances justifient la « mesure exceptionnelle » que représente la suspension de la déclaration d’invalidité.

III. Décision et dépens

[39] Pour ces motifs, j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Compte tenu du temps écoulé, la seule mesure de réparation pertinente est une déclaration d’invalidité de la partie de la disposition d’admissibilité du code électoral qui prévoit l’exigence de résidence. La déclaration ne sera pas suspendue. Je préciserai également que la déclaration n’a aucun effet sur la validité des élections antérieures ou les actions du conseil actuel.

[40] M. Janvier sollicite les dépens de la présente demande sur une base avocat-client. En d’autres termes, il veut que la Première Nation rembourse toutes les dépenses qu’il a engagées pour présenter la présente demande, y compris les honoraires de ses avocats. J’ai examiné les principes régissant l’adjudication des dépens dans des affaires de gouvernance des Premières Nations dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 [Whalen]. La règle par défaut demeure que les dépens sont adjugés conformément au tarif figurant dans les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. L’adjudication de dépens sur une base avocat-client est exceptionnelle et je ne suis pas convaincu que la présente affaire s’inscrive dans les catégories étroites en vertu desquelles une telle adjudication est justifiée : Whalen, aux paragraphes 13 à 17.

[41] Néanmoins, je suis d’avis que certains des facteurs mentionnés dans Whalen s’appliquent à la présente affaire et justifient l’adjudication de dépens majorés. Bien que M. Janvier puisse être en partie motivé par son propre intérêt, la présente demande contribuera à préciser des questions importantes concernant la gouvernance de la Première Nation des Chipewyans des Prairies. De plus, je suis disposé à présumer qu’il existe un déséquilibre entre les capacités financières de M. Janvier et celles de la Première Nation. À cet égard, le fait que les membres du conseil n’aient pas été nommés personnellement comme défendeurs n’est pas pertinent.

[42] L’avis du juge en chef aux parties et à la communauté juridique du 30 avril 2010 (https://www.fct-cf.gc.ca/Content/assets/pdf/base/notice-avis-30apr2010_fr.pdf) exige que les parties soient en mesure de présenter des observations sur le montant des dépens avant la fin de l’audience. En l’espèce, les parties ne l’ont pas fait. Je ne dispose donc que de peu de renseignements me permettant d’estimer la somme globale qu’il convient d’accorder. J’adjugerai donc plutôt des dépens selon l’échelon médian de la colonne IV du tarif, ce qui donnera lieu à des dépens majorés par rapport à ceux qui découleraient de l’application de la colonne III.


JUGEMENT dans le dossier T-1468-19

LA COUR STATUE que :

1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2. les mots [traduction] « et résidant dans la réserve de la Première Nation des Chipewyans des Prairies depuis au moins six mois avant la date d’une élection du chef ou d’un conseiller de la Première Nation des Chipewyans des Prairies », à l’article 1 de la section [traduction] « Admissibilité » du code électoral de la Première Nation des Chipewyans des Prairies, sont inopérants;

3. la déclaration formulée ci-dessus n’a aucun effet sur la validité de l’élection tenue le 20 mars 2019, ni sur celle des élections tenues depuis ou des décisions prises par le conseil de la Première Nation des Chipewyans des Prairies;

4. les dépens sont adjugés au demandeur selon l’échelon médian de la colonne IV du tarif.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1468-19

 

INTITULÉ :

WALTER BRUCE JANVIER c PREMIÈRE NATION DES CHIPEWYANS DES PRAIRIES, REPRÉSENTÉE PAR SON CHEF ET SON CONSEIL, ET DUSTIN TWIN, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 7 juin 2021

COMPARUTIONS :

Robert H. Reynolds, c.r.

Stéphane McCrum

POUR LE DEMANDEUR

 

Eric Pentland

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alberta Counsel

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

 

Ackroyd LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour les défendeurs

 

 

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