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Date : 20210603


Dossier : IMM‑736‑20

Référence : 2021 CF 537

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

DIANNE VICENTE

ALIAS DIANNE PECSON VICENTE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Dianne Pecson Vicente, est une citoyenne des Philippines. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 7 janvier 2020, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel et confirmé la décision rendue le 20 août 2018, en application du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], par la Section de la protection des réfugiés [la SPR], selon laquelle la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la SAR a commis quelque erreur que ce soit lorsqu’elle a tiré ses conclusions. La décision est transparente, intelligible et bien étayée par les faits et le droit applicables. Par conséquent, la demande sera rejetée.

II. Le contexte

[3] La demanderesse avait demandé l’asile au Canada avec sa mère, sa sœur Angelie et la fille mineure de cette dernière. La crainte de persécution alléguée par la demanderesse était fondée sur les mauvais traitements infligés aux membres de sa famille par son père, dont elle aurait été témoin.

[4] La SPR avait accepté la demande d’asile de la mère de la demanderesse, car elle avait conclu que celle‑ci avait été victime de violence familiale et qu’il n’existait pas de possibilité de refuge intérieur [PRI] ni de protection efficace de l’État pour les victimes de violence familiale. Cependant, la SPR avait rejeté les demandes d’asile de la demanderesse, de sa sœur et de sa nièce.

[5] En appel devant la SAR, les trois demanderesses ont cherché à présenter un nouvel élément de preuve sous la forme d’une lettre de la part du frère de la demanderesse; cet élément de preuve a toutefois été jugé inadmissible.

[6] La SAR a confirmé la décision de la SPR à l’égard de la demanderesse, concluant qu’elle n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Cependant, la SAR a accueilli les demandes d’asile de la sœur et de la nièce de la demanderesse après avoir jugé qu’elles ne disposaient pas d’une PRI viable.

[7] La SAR n’était pas d’accord avec les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et a jugé que la sœur de la demanderesse avait été elle‑même victime de violence familiale de la part de son mari, le père de sa fille. D’après la preuve soumise à la SAR, en droit philippin, les personnes vivant un mariage violent ne peuvent pas divorcer et, par conséquent, sont incapables de mettre fin à leur relation. L’impossibilité de divorcer expose les femmes et les enfants à la violence.

[8] La SAR a conclu que la demanderesse, contrairement à sa sœur adulte, était célibataire et ne craignait pas un conjoint violent aux Philippines. La SAR a jugé que la demanderesse ne craignait pas la violence familiale de la part d’un époux et qu’elle n’était pas dans une relation impossible à rompre selon le droit philippin. De plus, la demanderesse n’a pas établi que son père ait été intéressé, motivé ou même capable de la repérer à Cebu ou à Manille. La SAR a confirmé la décision de la SPR, qui avait conclu que la demanderesse disposait d’une PRI viable aux Philippines.

III. Les questions en litige

[9] Lors de l’audience devant la Cour, l’avocat de la demanderesse a limité ses arguments à deux questions. La première question était de savoir si la SAR a commis une erreur en refusant le nouvel élément de preuve de la part du frère de la demanderesse. La seconde était de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que la demanderesse disposait d’une PRI viable.

IV. La norme de contrôle

[10] La norme de contrôle applicable n’est pas en litige. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 10, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable, et qu’une cour de révision ne devrait déroger à cette présomption que « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige ». Il n’y a pas de telle indication en l’espèce.

[11] Lorsque la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif, et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15). Elle doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

V. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre un nouvel élément de preuve en appel?

[12] La demanderesse conteste la conclusion de la SAR selon laquelle la lettre de son frère était inadmissible en appel. La demanderesse soutient que, si la SAR avait lu correctement tous les éléments du dossier, elle aurait pu trouver, dans la trousse documentaire qui avait été soumise à la SPR, la même signature dans une lettre de son frère. La demanderesse souligne que la trousse documentaire contient une pièce d’identité de son frère. Elle affirme qu’elle n’a pas présenté de nouveau la même pièce d’identité de son frère, car elle faisait déjà partie du dossier de la SPR. Dans les circonstances, la demanderesse soutient que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve provenant de la même source qui avait déjà été acceptée et jugée crédible. Je ne suis pas d’accord.

[13] La preuve présentée à la SPR n’était pas assujettie aux mêmes critères régissant l’admission que celle présentée à la SAR. Le paragraphe 110(4) de la LIPR limite les éléments de preuve pouvant être acceptés en appel aux éléments qui sont survenus depuis la décision de la SPR, qui n’étaient pas normalement accessibles au moment de la décision ou, s’ils l’étaient, qui n’auraient pas normalement été présentés, dans les circonstances, à la SPR avant sa décision. Si les éléments de preuve satisfont à l’une ou plusieurs de ces exceptions, la SAR doit alors décider s’ils sont nouveaux, crédibles et pertinents avant de pouvoir les accepter.

[14] Aux paragraphes 10 à 12 de la décision, la SAR donne les raisons détaillées pour lesquelles la lettre du frère n’a pas été admise.

[10] Le nouvel élément de preuve proposé est une lettre tapée, qui viendrait du frère des appelantes adultes. Les appelantes adultes ont trois frères. Il est difficile de savoir clairement quel frère a fourni cette lettre, car la signature est indéchiffrable, la lettre n’a pas été écrite sous serment, et son auteur n’a fourni aucune pièce d’identité.

[11] La lettre n’est pas datée, mais son contenu décrit des incidents où l’époux d’Angelie a affronté le frère, qui a été détenu par son père dans le mois qui a suivi le rejet par la SPR des demandes d’asile des appelantes.

[12] J’estime que la lettre du frère n’est pas crédible pour ce qui est de la source et des circonstances dans lesquelles elle a vu le jour, et elle n’est donc pas admissible comme nouvel élément de preuve dans le cadre de l’appel. Je suis également d’avis que la date de la lettre, qui suit immédiatement le rejet de la SPR, est suspecte.

[15] Bien qu’il semble, d’après la revue du dossier certifié du tribunal effectuée par l’avocat de la demanderesse lors de l’audition de la présente demande, que la lettre ait été signée par le même frère ayant présenté une lettre antérieure dont avait disposé la SPR, la SAR n’a pas eu l’avantage du même argument détaillé concernant la source de la lettre. Il incombait à la demanderesse de convaincre la SAR au sujet de l’identité de la personne qui avait signé la lettre et de la date à laquelle elle avait été signée.

[16] Quoi qu’il en soit, la SAR a conclu que la lettre ne devait pas être admise pour des motifs autres que sa source. Il était raisonnable pour la SAR de remettre en question la date de la lettre, présentée peu après la décision défavorable de la SPR.

[17] Dans les circonstances, je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la SAR concernant l’admissibilité du nouvel élément de preuve.

[18] J’ajouterais également que la demanderesse n’a pas démontré comment cette lettre, même si elle était acceptée, serait importante pour la conclusion déterminante de la SAR relativement à la PRI.

B. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son application et son appréciation du critère relatif à la PRI?

[19] Bien que cela ne soit pas expressément énoncé à l’article 96 de la LIPR, la PRI constitue une partie intégrante de la définition de réfugié au sens de la Convention. Une fois qu’une PRI a été proposée, il incombe à l’appelant de démontrer qu’il ne dispose pas d’une PRI. Dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), au paragraphe 10, la Cour d’appel fédérale a défini le critère à appliquer pour établir l’existence d’une PRI :

1. […] la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

2. De plus, la situation dans la partie du pays que l’on estime constituer une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui sont particulières au demandeur d’asile.

[20] La demanderesse conteste la façon dont la SAR a énoncé le critère relatif à la PRI ainsi que la manière dont il a été appliqué.

[21] La demanderesse fait valoir que, selon la SAR, elle devrait personnellement mettre à l’essai la PRI afin d’établir le fait qu’elle a besoin de protection. Cet argument est sans fondement. La SAR a simplement déclaré, comme il est valable en droit, qu’il incombait à la demanderesse d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait pas de PRI : Aigbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 895 au para 9. Cela n’exige pas que la demanderesse mette à l’essai la PRI et communique ensuite les résultats.

[22] La demanderesse fait également valoir que la SAR a mal appliqué le critère en formulant des hypothèses sur l’abus d’alcool et d’autres drogues de son père ainsi que sur l’influence de celui‑ci. De plus, la SAR n’aurait pas tenu compte de l’absence de protection de l’État pour la demanderesse dans les PRI proposées. Encore une fois, ces observations sont sans fondement.

[23] Il incombait à la demanderesse d’établir que les PRI étaient déraisonnables une fois que la SPR avait proposé les villes de Cebu et de Manille. La SAR a fait remarquer, à juste titre, que la situation de la demanderesse était différente de celle de sa mère et de sa sœur, qui étaient toutes deux incapables de mettre fin à leur relation conjugale.

[24] Contrairement aux observations de la demanderesse, la SAR a examiné sa situation particulière et a conclu que la crainte alléguée était déraisonnable. La demanderesse n’avait pas été en contact avec son père depuis un certain temps, la PRI était loin de l’endroit où se trouvait son père, et ce dernier n’avait pas les moyens ou la motivation pour la repérer.

[25] Enfin, la SAR a pris en compte la situation personnelle de la demanderesse et a jugé que les conditions dans la partie du pays que l’on estimait constituer une PRI étaient telles qu’il serait raisonnable pour la demanderesse d’y chercher refuge :

[45] La Cour a fixé un seuil très élevé pour ce qui rend une PRI déraisonnable compte tenu de toutes les circonstances. La norme est élevée et exige une preuve de conditions défavorables qui mettraient en péril la vie et la sécurité de l’appelante si elle se rendait dans les villes proposées comme PRI et y vivait.

[46] L’appelante est une jeune femme ayant fait des études universitaires. Elle est une infirmière diplômée ayant travaillé à un hôpital aux Philippines avant son arrivée au Canada en 2013. Elle fait partie des groupes linguistique, ethnique et religieux majoritaires au pays. Il n’y a aucune raison de croire qu’elle ne pourrait pas trouver d’emploi et de logement dans les grands centres de Manille ou de Cebu.

[Notes de bas de page omises.]

VI. Conclusion

[26] Pour les motifs mentionnés ci‑dessus, je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision de la SAR selon laquelle la demanderesse n’a ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en application du paragraphe 111(1) de la LIPR.

[27] Le processus décisionnel de la SAR a été transparent et intelligible, et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[28] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑736‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Roger R. Lafreniѐre »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑736‑20

 

INTITULÉ :

DIANNE VICENTE ALIAS DIANNE PECSON VICENTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 3 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

D. Edwin Boeve

 

Pour la demanderesse

 

Charles J. Jubenville

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Edwin Boeve

Avocat

Whitby (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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