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Date : 20210527


Dossier : T‑1220‑20

Référence : 2021 CF 494

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

PAULA TRACHY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Trachy demande à la Cour de contrôler et d’infirmer la décision par laquelle Anciens Combattants Canada [ACC] a refusé, au titre du Règlement sur les soins de santé pour anciens combattants, DORS/90‑594 [le RSSAC], sa demande de remboursement de séances d’entraînement personnel.

[2] Pour les motifs qui suivent, je juge que la décision visée par la demande de contrôle est déraisonnable et que la demande doit donc être accueillie.

Histoire de Mme Trachy

[3] Mme Trachy a servi dans les Forces canadiennes de 1993 à 2008. En juin 2004, elle a subi une blessure au bas du dos pendant son service et s’est ensuite vue attribuer une pension. Elle a ultérieurement reçu un diagnostic de sténose et de trouble lombaire postérieur associé à des douleurs à l’extrémité inférieure gauche du dos. Depuis 2008, elle est régulièrement traitée pour cette blessure par son médecin de famille, son chiropraticien, sa physiothérapeute, son masseur et son entraîneur personnel.

[4] Le défendeur soulève une objection préliminaire à l’admissibilité de certaines déclarations et pièces contenues dans l’affidavit de Mme Trachy. L’objection vise en particulier les documents se rapportant aux demandes antérieures qu’elle a présentées en 2013, 2014 et 2015 pour obtenir les avantages dont il est question ici. Il fait valoir que ces renseignements n’ont pas été soumis au décideur et que Mme Trachy invoque indûment un « nouvel argument » qui n’avait pas été soulevé devant lui; à savoir que les séances d’entraînement personnel visées par la demande [traduction] « consistent en des soins préventifs approuvés par le ministre aux termes de l’alinéa 4c) du RSSAC ».

[5] L’objection a été prise en délibéré. Pour la trancher convenablement, un exposé détaillé des faits pertinents s’impose. Compte tenu de mes conclusions, il n’est pas nécessaire que j’aborde la seconde objection.

La demande d’avantages présentée par Mme Trachy en 2019

[6] La demande de remboursement des frais d’entraînement personnel de Mme Trachy a été présentée aux termes du RSSAC et du document d’orientation d’ACC intitulé « Services de santé connexes (PDC no 12) » [PDC no 12].

[7] Dans une lettre datée du 11 décembre 2019 ayant pour objet [traduction] « Approbation de services d’entraînement personnel aux termes du paragraphe 30 de la PDC no 12 », Mme Trachy déclarait ce qui suit :

[traduction]
Suivant une stratégie de gestion de la douleur à long terme, je sollicite par la présente une autorisation pour des séances d’entraînement personnel à titre d’avantage prévu au paragraphe 30 ‑ Gestion de la douleur. Le traitement demandé satisfait aux principes énoncés aux alinéas 31a) à c), en ce sens que :

a) la prolongation de l’autorisation pour de telles séances à titre d’indemnité de maladie ne peut avoir d’effet indésirable sur ma santé;

b) tous les professionnels médicaux participant à la prise en charge de ma douleur ont constaté que ma santé s’était suffisamment améliorée pour justifier la poursuite de l’entraînement personnel à titre de stratégie efficace de gestion de la douleur;

c) à l’évidence, ce traitement ne permettra que de mitiger ma douleur quotidienne, et non de la dissiper.

Conformément à l’objet du paragraphe 32, j’ai inclus des éléments de preuve justificatifs expliquant comment cet avantage remplit les exigences prévues aux paragraphes 17 et 18 ‑ Approbation des services figurant dans les tableaux des avantages (PDC no 12).

Conformément aux exigences susmentionnées au paragraphe précédent, veuillez prendre note des documents justificatifs ci‑joints :

a) lettre d’approbation de mars 2014 pour des séances d’entraînement personnel en 2014‑2015;

b) ordonnance du Dr Minjeong Eom datée du 18 septembre 2019;

c) ordonnance datée du 23 septembre 2019 par laquelle M. Isaac Cristoveanu, chiropraticien, prescrit l’incorporation d’un entraînement personnel dans un plan de traitement défini;

d) évaluation écrite datée du 2 décembre 2019 de la physiothérapeute Amira Abdelshahid;

e) déclaration écrite de Darcy Surette, datée du 12 novembre 2019 sur l’évaluation des besoins, les résultats attendus et l’estimation des coûts.

Ces documents remplissent les conditions établies aux alinéas 17a) à e), en particulier :

a) l’entraînement personnel est admissible à titre de service de santé connexe;

b) l’entraînement personnel est nécessaire sur le plan clinique pour le maintien de mon état de santé;

c) l’arrêt de l’entraînement personnel aurait un effet négatif sur mon affection générale;

d) l’entraînement personnel, associé aux massages, à la chiropractie et à la physiothérapie est nécessaire au traitement efficace à long terme de la blessure et à la prise en charge de la douleur.

Par conséquent, je sollicite une autorisation d’achat de 144 séances d’entraînement personnel pour 2020.

Comme l’indique la lettre de Darcy Surette, le coût de ces séances s’élève à 12 204 $ (75 $ par séance); ce montant doit être acquitté en totalité au moment de l’achat des avantages. Je vous serais très reconnaissante de bien vouloir vous pencher rapidement sur la question, car mes séances actuelles se terminent en février 2020.

[Non souligné dans l’original]

[8] La demande a été refusée dans une lettre très succincte datée du 7 janvier 2020 :

[traduction]
ACC ne peut approuver cette demande, Darcy Surette n’étant ni reconnu ni accrédité par le ministère pour offrir un entraînement personnel.

[9] Mme Trachy a interjeté appel du refus après avoir découvert qu’il n’existait aucune liste d’entraîneurs personnels reconnus ou accrédités, et qu’il est impossible de le devenir.

[10] Dans son appel daté du 10 février 2020, elle mentionne que les avantages liés aux séances d’entraînement personnel demandées (et animées par M. Surette) ont déjà été approuvés par ACC aux termes des paragraphes 17 et 18 de la PDC no 12 :

[traduction]
Des séances d’entraînement personnel à raison de trois fois par semaine constituent un traitement médical approuvé, prescrit par mon médecin et encouragé par mon chiropraticien et ma physiothérapeute; depuis 2012, je reçois des avantages d’Anciens Combattants Canada pour de telles séances. À ce jour, ces avantages ont toujours été approuvés suivant les paragraphes 17 et 18 à titre d’ << Autres avantages ne figurant pas dans la grille >>. La lettre de Mme Fahey‑Budd m’a amené à comprendre que l’entraînement personnel était devenu un avantage standard à l’égard duquel mon entraîneur personnel pouvait s’inscrire au titre de la PDC no 12. Lui et moi avons donc entrepris les démarches suivantes pour respecter cette exigence.

Le 20 janvier 2020, j’ai composé le numéro des renseignements généraux d’Anciens Combattants Canada (ACC) et me suis entretenue avec Nancy. Nancy a confirmé qu’ACC ne tenait pas de liste d’entraîneurs personnels qui seraient des fournisseurs inscrits. Elle m’a ensuite transféré à Carla chez la Croix Bleue. Carla m’a indiqué que la Croix Bleue ne disposait pas non plus d’une telle liste et a recommandé que M. Surette compose le numéro des fournisseurs de services de la Croix Bleue et s’inscrive lui‑même.

Le 25 janvier 2020, M. Surette a suivi les instructions de la Croix Bleue et tenté de s’inscrire; cependant, il est impossible de s’inscrire comme entraîneur personnel. Une capture d’écran est jointe à la présente lettre.

Par conséquent, comme je ne peux avoir recours aux services d’un entraîneur personnel qui est ou qui peut devenir un fournisseur inscrit, je réitère ma demande initiale d’autorisation par ACC du remboursement des 144 séances d’entraînement pour un montant total de 12 204 $, comme cela a toujours été fait à ce jour. Je pourrai ainsi continuer de recevoir des avantages sans interruption pendant qu’ACC fera ce qui est nécessaire pour corriger l’omission dans son processus d’inscription et permettre à des entraîneurs personnels de devenir des fournisseurs inscrits.

[Non souligné dans l’original.]

[11] Son appel a été refusé dans une décision du 23 mars 2020 dans laquelle l’agent d’appels mentionne des programmes de natation et d’exercices :

[traduction]
Anciens Combattants Canada (ACC) a examiné la décision du 7 janvier 2020 vous concernant, prise par le Centre d’autorisation médicale en ce qui touche le remboursement de séances d’entraînement personnel.

Nous ne sommes pas en mesure d’approuver votre demande.

Les renseignements suivants ont été considérés dans le cadre de cette décision :

Règlement sur les soins de santé des anciens combattants

Politique : Services de santé connexes (PDC no 12)

Décision originale : 07/01/2020

Demande de contrôle : 10/02/2020

Consultation avec un spécialiste des services et programmes nationaux ACC : 23/03/2020

L’objectif stratégique du programme des services de santé connexes est d’offrir aux clients admissibles une gamme de services de santé professionnels destinés à améliorer, à rétablir ou à maintenir leur santé physique et mentale.

Les programmes de natation et d’exercices sont offerts aux clients qui ont besoin de tels programmes pour satisfaire à un besoin thérapeutique défini. En général, ces programmes ne sont pas approuvés lorsqu’ils ne servent qu’au conditionnement régulier, ou qu’à des fins préventives.

Les programmes de natation et d’exercices sont approuvés par ACC dans les cas suivants :

a. le programme fait partie d’un plan de réadaptation structuré ou il est nécessaire à un traitement de réadaptation faisant suite à une maladie aiguë ou la poussée aiguë d’une maladie chronique n’exigeant qu’un programme de réadaptation de courte durée;

b. le programme a été élaboré par un praticien de la santé accrédité qui en assure le suivi, ce qui signifie que le professionnel de la santé revoit régulièrement le programme et les progrès du client, et ajuste le programme en fonction des besoins;

c. la participation du client au programme se déroule sous la supervision immédiate du praticien de la santé accrédité qui a élaboré le programme ou d’une personne qui travaille sous la direction de ce dernier. La supervision immédiate signifie que le professionnel de la santé ou une autre personne désignée est présent pour offrir directives et soutien lorsque le client s’acquitte du plan d’exercices ou de natation prescrit.

Nous avons examiné la preuve à votre dossier. Pour qu’ACC puisse considérer les séances d’entraînement personnel, nous devons recevoir des documents médicaux indiquant que le programme d’exercices fait partie d’un plan de réadaptation structuré ou qu’il est nécessaire à un traitement de réadaptation faisant suite à une maladie aiguë ou à la poussée aiguë d’une maladie chronique n’exigeant qu’un programme de réadaptation de courte durée et que le programme a été élaboré par un praticien de la santé accrédité par ACC, qui en assure le suivi et la supervision immédiate. D’après la lettre de décision d’ACC du 14 octobre 2015 (ci‑jointe), vous ne remplissiez pas les critères requis aux fins des programmes de natation et d’exercices susmentionnés; des séances d’entraînement personnel ont toutefois été approuvées à titre exceptionnel pour une année supplémentaire afin de vous permettre de prendre d’autres dispositions.

Compte tenu des renseignements disponibles et après consultation avec le spécialiste des services et programmes nationaux d’ACC, nous avons jugé que votre demande de séances d’entraînement personnel ne satisfaisait pas à l’objet de la Politique sur les services de santé connexes et nous ne sommes donc pas en mesure de l’approuver.

Par conséquent, nous confirmons la décision initiale.

[Non souligné dans l’original et caractères gras ajoutés à des fins de mise en évidence.]

[12] Les parties de la lettre que j’ai soulignées proviennent textuellement des articles 27 et 28 de la PDC no 12 sous le titre « Programmes de natation et d’exercices ».

[13] Il est digne de mention que le décideur indique que la décision a été prise après avoir examiné la preuve au dossier de Mme Trachy. Il convient également de relever les renvois par ce dernier à la lettre de décision du 14 octobre 2015 prise par ACC concernant le remboursement de séances d’entraînement personnel. Cette lettre n’a pas été fournie par Mme Trachy dans le cadre de sa demande, le décideur a donc dû tomber dessus lorsqu’il examinait le dossier de cette dernière. Par conséquent, les documents historiques se rapportant aux demandes antérieures de remboursement des frais de l’entraîneur personnel avaient apparemment été soumis à ce décideur, mais ils ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal.

[14] Mme Trachy a sollicité l’examen de deuxième niveau de cette décision dans une lettre du 14 mai 2020 dans laquelle elle soulève trois motifs d’examen :

[traduction]
a. Les motifs ne répondent pas sur le fond à la demande de Mme Trachy attendu qu’ils ont été rendus aux termes des articles 27‑29 de la Politique sur les services de santé connexes (date de prise d’effet : 18 mai 2012) (PDC no 12) alors qu’en fait, Mme Trachy a présenté sa demande au titre des articles 17, 18 et 30.

b. Les motifs ne répondent pas sur le fond à la demande de Mme Trachy, car ils ne tiennent pas compte du fait que son entraîneur personnel n’a pas pu s’inscrire au titre de la PDC no 12, comme cela est expliqué dans sa lettre du 10 février 2020.

c. Les motifs, qui invoquent à tort une lettre de décision du 14 octobre 2015, ne rendent pas fidèlement compte de l’historique des demandes passées d’avantages en matière d’entraînement personnel présentées par Mme Trachy.

[15] En ce qui concerne l’alinéa c, elle explique de manière détaillée pourquoi elle estime que la description contenue dans la lettre du 14 octobre 2015 est incorrecte. Il ne s’agissait pas d’une décision finale, étant donné qu’elle a demandé à notre Cour de la contrôler judiciairement, et ACC a résolu cette demande au moyen d’un règlement amiable [traduction] « qui n’évoque pas une exception unique », mais prévoit plutôt au paragraphe 19 qu’elle

[traduction]
ne présentera pas à ACC de demande d’avantages en matière d’entraînement personnel avant septembre 2019. Toute nouvelle demande de services d’entraînement personnel présentée au mois de septembre 2019 ou après cette date ne peut inclure de demande de remboursement de services reçus avant septembre 2019.

[16] Elle a donc avisé ACC qu’il était incorrect de considérer et d’invoquer les renseignements contenus dans la lettre de décision du 14 octobre 2015, attendu que ce [traduction] « n’est pas une décision finale et qu’elle ne rend pas fidèlement compte de la manière dont les demandes précédentes de Mme Trachy ont été résolues » [non souligné dans l’original].

[17] L’appel de deuxième niveau a été refusé dans une lettre datée du 17 septembre 2020. C’est cette décision qui est visée par la demande de contrôle judiciaire. Les parties pertinentes de cette décision sont les suivantes :

[traduction]
Votre dossier a été examiné avec la plus grande attention, en tenant compte des renseignements disponibles. J’ai le regret de vous informer que je me dois de confirmer la décision précédente et de refuser votre demande. Permettez‑moi d’expliquer ma décision.

Anciens Combattants Canada peut approuver un programme de natation ou d’exercices faisant partie d’un plan de réadaptation structuré. Un tel programme peut aussi être approuvé s’il est nécessaire à un traitement de réadaptation faisant suite à une maladie aiguë (par exemple après une intervention chirurgicale) ou à la poussée aiguë d’une maladie chronique n’exigeant qu’un programme de réadaptation de courte durée. Suivant le Règlement sur les soins de santé des anciens combattants, ce programme doit être élaboré par un praticien de la santé accrédité qui en assure le suivi, et se dérouler sous sa supervision immédiate ou celle d’une personne qui travaille sous sa direction.

Un grand nombre de clients d’ACC présentent une forme quelconque de douleurs chroniques, généralement appelées à persister dans une certaine mesure malgré des interventions médicales. ACC offrira aux clients l’accès à un large éventail de services et d’interventions pour les aider à prendre en charge leurs douleurs chroniques. Comme avec les programmes de natation ou d’exercice, ces services et interventions doivent être élaborés et faire l’objet d’un suivi par un praticien de la santé accrédité et se dérouler sous sa supervision immédiate ou celle d’une personne qui travaille sous sa direction.

Les renseignements soumis par votre médecin de famille, le Dr Eom, indiquent que le programme d’exercices visé par la demande est recommandé pour gérer votre douleur consécutive à une blessure lombaire et qu’il a pour objectif de renforcer les muscles du dos. Même s’il est recommandé par le Dr Eom et qu’il a reçu l’appui de M. Cristoveanu et de Mme Abdelshadid, le programme n’a pas été élaboré ni n’a fait l’objet d’un suivi par un praticien de la santé accrédité pas plus qu’il ne se déroule sous la supervision immédiate d’un tel praticien ou d’une personne qui travaille sous sa direction. Il a été élaboré et sera supervisé par un entraîneur personnel, qui n’est pas un praticien de la santé accrédité.

Par conséquent, compte tenu des motifs qui précèdent, le programme d’exercices visé par la demande ne peut être remboursé au titre du programme de natation ou d’exercices de la Politique sur les services de santé connexes. [Non souligné dans l’original.]

[18] Bien qu’il ait examiné le « dossier » de Mme Trachy, le décideur : 1) n’aborde pas son objection portant qu’elle a présenté sa demande au titre des articles 17, 18 et 30 de la PDC no 12, et non des articles 27 et 28, et 2) n’aborde pas ses demandes précédentes de remboursement des frais d’entraînement personnel ni la manière dont ces demandes ont été résolues par ACC.

La question préliminaire

[19] Le défendeur fait remarquer à juste titre que la preuve dont ne disposait pas le décideur et qui concerne le fond de l’affaire n’est généralement pas admissible, sauf certaines exceptions limitées : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyrights Licensing Agency, 2012 CAF 22. Trois exceptions sont évoquées dans cet arrêt : un affidavit qui 1) contient des informations générales susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; 2) porte à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui ne peuvent être décelés dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, ce qui permet à la Cour de s’acquitter de sa tâche de sa tâche d’examiner les questions d’équité procédurale, et 3) fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion donnée.

[20] Mme Trachy fait valoir que son affidavit et les pièces y afférentes relèvent de la première exception à titre de documents pertinents d’information générale. Il s’agit en particulier des documents suivants : 1) la lettre d’ACC, datée du 24 septembre 2013, approuvant sa demande de remboursement de séances d’entraînement personnel pour 2012 et 2013, 2) la demande du 27 janvier 2014 par laquelle elle sollicitait l’approbation des mêmes avantages pour 2014 et 2015, et 3) la lettre d’ACC du 7 mars 2014 approuvant les avantages pour 2014, sa lettre datée du 2 mars 2015 sollicitant l’approbation des mêmes avantages pour 2015 et 2016 et la lettre d’ACC datée du 25 mai 2015 refusant les avantages en question, les appels qu’elle a interjetés contre cette décision ainsi que la demande de contrôle judiciaire et son règlement par ACC.

[21] Le défendeur fait valoir qu’il incombait à Mme Trachy de fournir ces documents au moment de ses appels, et non à ACC de les chercher. Je ne suis pas de son avis, et ce, pour plusieurs raisons.

[22] Premièrement, comme l’a fait remarquer Mme Trachy, les documents en cause sont tous des documents d’ACC consistant soit en des demandes d’avantages qu’elle avait présentées à ce ministère soit en des décisions rendues à l’égard de ces demandes par des fonctionnaires d’ACC. Deuxièmement, il est évident, comme nous l’avons indiqué plus tôt, qu’un grand nombre de ces documents, si ce n’est la totalité de ceux‑ci, figurait déjà dans son dossier. Troisièmement, Mme Trachy a plusieurs fois indiqué à ACC que les avantages qu’elle sollicitait avaient déjà été approuvés, et on s’attendrait à ce qu’un décideur qui prétend avoir attentivement examiné son dossier les récupère tout simplement. Enfin, le décideur en l’espèce affirme avoir examiné, entre autres choses, [traduction] « la preuve à votre dossier », et on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que cela renvoie à l’intégralité du dossier en question compte tenu de l’historique des demandes qu’elle avait présentées et du fait qu’elle a spécifiquement mentionné avoir fourni ces demandes au défendeur.

[23] Je conviens avec Mme Trachy que les faits et documents contestés sont admissibles dans le cadre de la présente demande. Ils fournissent des renseignements généraux quant aux circonstances dans lesquelles ses demandes précédentes ont été traitées et approuvées, comme l’indique sa demande, au titre des articles 17, 18 et 30 de la PDC no 12.

[24] Subsidiairement, le défendeur fait valoir que ces faits et documents sont dépourvus de pertinence quant à la décision sous contrôle. Pour des motifs qui deviendront évidents, je ne souscris pas à sa prétention.

Le caractère raisonnable de la décision sous contrôle

[25] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 15, la Cour suprême du Canada formule à l’intention des cours de révision des instructions sur l’approche à suivre pour mener un contrôle selon la norme du caractère raisonnable :

Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée.

[26] Dans l’arrêt Jog c Banque de Montréal, 2020 CAF 218, la Cour d’appel fédérale a indiqué que, lorsque le décideur ne s’attaque pas à toute la preuve pertinente dont il dispose, la décision « n’est pas transparente, intelligible et justifiée, contrairement à ce qu’exige l’arrêt Vavilov (par. 15), et elle est par conséquent déraisonnable ».

[27] En l’espèce, le décideur a manqué à plusieurs égards de s’attaquer à la preuve et aux déclarations faites dans la demande.

[28] Premièrement, le décideur n’évoque pas le fait que la demande a été introduite par Mme Trachy aux termes des articles 17, 18 et 30 de la PDC no 12. Il a peut‑être cru que la demande ne relevait pas de ces dispositions, mais la décision ne comporte pas une telle conclusion. Pas un mot de cette décision ne concerne ni n’aborde ces dispositions. La décision qui manque totalement d’aborder la question soulevée ne peut être considérée comme étant raisonnable.

[29] Deuxièmement, le décideur n’aborde pas le fait, soulevé dans l’appel, que [traduction] « ces avantages ont tous été approuvés aux termes des articles 17 et 18 de la PDC no 12 ». Le fait que ce n’était pas la première fois que Mme Trachy réclamait le remboursement des frais liés à son entraîneur personnel est totalement passé sous silence.

[30] L’examen des demandes approuvées antérieurement indique que les demandes et lettres justificatives fournies par les praticiens de la santé sont formulées de manière presque identique à celles rédigées en 2019, ce qui rend l’omission ci‑dessus particulièrement choquante.

[31] Le défendeur soutient que le décideur n’est pas lié ici par les décisions antérieures d’ACC. Dans son mémoire, il déclare : [traduction] « Une formation d’une commission administrative peut être en désaccord avec une formation antérieure de la même commission, pour autant que son raisonnement soit suffisamment transparent et justifié » et invoque à cet égard l’arrêt CMRRA‑SODRAC Inc. c Apple Canada Inc., 2020 CAF 101 [Apple Canada] au para 17, qui cite l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bri‑Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257 au para 40. Comme l’a noté la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apple Canada au sujet de l’examen des taux de tarif, les circonstances peuvent varier d’une fois à l’autre, et la Cour d’appel a conclu alors que « la Commission a[vait] suffisamment, même amplement, expliqué le raisonnement qui l’a[vait] amené à fixer les taux ».

[32] Dans l’arrêt Vavilov aux para 131 à 132, la Cour suprême aborde directement ce point :

La question de savoir si une décision en particulier est conforme à la jurisprudence de l’organisme administratif est elle aussi une contrainte dont devrait tenir compte la cour de révision au moment de décider si cette décision est raisonnable. Lorsqu’un décideur s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs. Si le décideur ne s’acquitte pas de ce fardeau, la décision est déraisonnable. En ce sens, les attentes légitimes des parties servent à déterminer à la fois la nécessité de motiver la décision et le contenu des motifs : Baker, par. 26. Nous le répétons, il ne s’ensuit pas pour autant que les décideurs administratifs sont liés par les décisions antérieures au même titre que les cours de justice. Cela veut plutôt dire qu’une décision dérogeant à une pratique de longue date ou à une jurisprudence interne établie sera raisonnable si cette dérogation est justifiée, ce qui réduit le risque d’arbitraire, lequel a un effet préjudiciable sur la confiance du public envers les décideurs administratifs et le système de justice dans son ensemble.

Comme nous l’avons expliqué, certains ont soutenu qu’un contrôle selon la norme de la décision correcte s’imposerait dans les cas où des questions de droit « sèment constamment la discorde » dans les décisions d’un organisme administratif. Nous estimons que point n’est besoin d’une telle catégorie de questions où la norme de la décision correcte s’applique; nous devons toutefois souligner que les cours de révision ont un rôle à jouer lorsqu’il s’agit de réduire le risque d’interprétations juridiques constamment discordantes ou contradictoires dans les décisions d’un organisme administratif. Lorsqu’elle dispose d’une preuve concernant l’existence d’un désaccord au sein d’un organisme administratif sur la façon de trancher des questions de droit, une cour de révision pourrait estimer opportun d’en faire mention dans ses motifs et d’encourager le recours aux mécanismes internes pour résoudre le désaccord. Et si le désaccord interne persiste, il pourrait devenir de plus en plus difficile pour l’organisme administratif de justifier des décisions qui ne serviraient qu’à perpétuer la discorde.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Dans l’affaire dont la Cour est saisie, ACC a approuvé à au moins trois reprises les demandes d’avantages que Mme Trachy avait présentées aux termes des articles 17 et 18 de la PDC no 12 en invoquant des documents justificatifs presque identiques. Aucune justification de la décision divergente prise en 2020 n’est offerte. Par conséquent, comme le relève la Cour suprême du Canada, cela suggère un certain arbitraire et nuit à la confiance dans les décideurs qui mettent en œuvre la PDC no 12 et dans l’ensemble du système de soins de santé des anciens combattants. La décision est déraisonnable.

[34] Mme Trachy a invité la Cour à offrir son interprétation du RSSAC et de la PDC no 12 pour guider les futurs décideurs. Je ne crois pas que cela soit nécessaire ou désirable. Cependant, je répète ce que j’ai dit à l’avocat du défendeur à l’audience. Si ACC estime maintenant que ces avantages ne sont pas remboursables aux termes des articles 17, 18 et 30 de la PDC no 12, il doit conclure alors que ses interprétations précédentes à l’effet contraire n’étaient pas raisonnables, et fournir des motifs convaincants à l’appui de cette conclusion.

[35] Mme Trachy a droit aux dépens. Les parties ont indiqué à la Cour qu’elles ont convenu que si elle avait gain de cause, ses dépens seraient fixés à 5 467,22 $, tout compris. La Cour est d’avis que ce montant est raisonnable.


JUGEMENT dans le dossier T‑1220‑20

LA COUR STATUE qu’il est fait droit à la demande, que la décision du 17 septembre 2020 par laquelle le ministère des Anciens Combattants a refusé de rembourser les frais de Mme Trachy liés à son entraîneur personnel est infirmée et que son appel doit être réexaminé par un autre agent du deuxième niveau d’appel conformément aux présents motifs, et que les dépens, fixés à 5 467,22 $, lui sont adjugés.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1220‑20

 

INTITULÉ :

PAULA TRACHY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge zinn

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Nigel McKechnie

Colleen Hoey

pour la demanderesse

Julie Chung

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mann Lawyers, s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

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