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Date : 20210526


Dossier : IMM‑3958‑20

Référence : 2021 CF 497

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

SAMUEL HAFLETION TESFAY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé qu’il était exclu de la protection accordée aux réfugiés en vertu de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 1951, RT Can 1969 no 6 [la Convention relative aux réfugiés] parce qu’il avait le statut de résident permanent en Italie.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur, un ressortissant érythréen, a quitté l’Érythrée en 2005 pour le Soudan et, plus tard, la Libye, où il a fait plusieurs tentatives pour se rendre en Italie par bateau. En août 2007, il a traversé avec succès la Méditerranée. Les autorités italiennes l’ont tout d’abord gardé en détention, mais, trois mois plus tard, elles lui ont ensuite accordé la protection humanitaire. On lui a alors délivré un permis de résidence (permesso di soggiorno) ainsi qu’un titre de voyage. Il a décidé de ne pas demander l’asile en Italie, parce qu’il espérait se rendre dans un autre pays de l’Union européenne où il pourrait le faire.

[4] En 2008, le demandeur s’est rendu en France et au Royaume‑Uni dans l’espoir de demander l’asile. Il n’a pas eu de succès et a été renvoyé en Italie en 2020. Dans ce pays, le demandeur a été sans travail ou sous‑employé. Il a souvent travaillé en échange d’une rémunération inférieure au salaire minimum et il vivait dans un logement insalubre.

[5] Les autorités italiennes ont accordé au demandeur un permis de résidence de longue durée (permesso di soggorio di lungo period) en avril 2016, parce qu’il était présent dans le pays depuis plus de cinq ans. La durée de ce permis était illimitée, mais il était nécessaire de le renouveler à intervalles périodiques afin qu’il serve à des fins d’identification. Ce document autorise son titulaire à entrer en Italie sans visa de travail et à avoir accès aux services et aux avantages sociaux que fournit le gouvernement italien.

[6] La situation des migrants en Italie ne s’étant pas améliorée, le demandeur a quitté ce pays en novembre 2017 pour les États‑Unis, où il a demandé l’asile. Les États‑Unis ont rejeté sa demande en mars 2018. Un mois plus tard, il s’est rendu au Canada et y a demandé l’asile.

[7] En décembre 2018, le président de l’Italie a signé l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, baptisée [traduction] « décret Salvini », du nom du ministre de l’Intérieur. Cette nouvelle loi prévoyait, notamment, le remplacement de permis de résidence accordés pour des raisons d’ordre humanitaire par de nouveaux permis de résidence assortis d’une [traduction] « protection spéciale ». Comme ce changement dans la loi avait été promulgué juste avant que la Section de la protection des réfugiés (la SPR) instruise la demande d’asile du demandeur, le tribunal administratif n’en a pas examiné l’effet sur le statut qu’avait le demandeur en Italie.

[8] La SPR a conclu que le permis de résidence de longue durée du demandeur, qui était valable pendant une période indéfinie, accordait au demandeur essentiellement les mêmes droits que ceux dont jouissaient les ressortissants italiens. Le permis pouvait être révoqué après 12 mois d’absence continue de l’Union européenne, mais la SPR a conclu que cette révocation n’était pas automatique.

[9] La SPR a également conclu que, même s’il y avait des éléments de preuve portant que les migrants étaient exposés à des problèmes en Italie, notamment à de la discrimination, le traitement n’était pas assimilable à de la persécution. Elle a donc conclu que le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés en vertu de la section E de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés.

[10] Avant l’audience de la SAR, le demandeur a demandé au consulat de l’Italie à Vancouver des éclaircissements sur le décret Salvini. Le consulat a répondu ce qui suit :

[traduction]
[…] De façon générale, le Permesso di Soggiorno italien expire après 12 mois d’absence de son titulaire de l’Italie. De très, très rares exceptions s’appliquent; la protection humanitaire pourrait être l’une d’elles […] Il est probable que votre client n’a pas obtenu l’asile proprement dit en Italie, mais que, pour des raisons quelconques, il ne pouvait pas être renvoyé dans son pays d’origine et a été autorisé à rester en Italie. Vu qu’il s’agit d’une ancienne désignation de protection humanitaire, et si nous pouvons vérifier auprès des autorités italiennes compétentes en matière d’immigration et d’affaires des réfugiés qu’il n’existe aucune circonstance défavorable, et si cette protection n’a pas été révoquée, votre client pourrait être autorisé à revenir en Italie.

[11] La SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel. L’effet du décret Salvini sur le droit du demandeur à un statut en Italie a été pris en considération, de pair avec une grande quantité d’éléments de preuve documentaire qui n’avaient pas été soumis à la SPR. La SAR a conclu que le demandeur ne se trouvait pas dans une situation semblable à celle des détenteurs d’un permis de résidence de courte durée pour raisons d’ordre humanitaire, lesquels avaient perdu ce statut par suite du décret Salvini, parce qu’on lui avait accordé un permis de résidence de longue durée de l’Union européenne en 2016.

[12] La SAR a conclu que le permis de résident de longue durée du demandeur n’était pas expiré, qu’il lui donnait le droit d’entrer en Italie sans visa, pour travailler, ainsi que d’avoir accès à des avantages et à des services sociaux, dont l’accès aux services d’éducation et de soins de santé. La SAR a conclu que la jurisprudence envisage uniquement qu’on examine si le réfugié est légalement admissible aux mêmes droits que les ressortissants du pays tiers. Elle s’est dite convaincue que le statut du demandeur en Italie était essentiellement semblable à celui des ressortissants italiens.

III. La question en litige

[13] La question dont la Cour est saisie consiste à savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

IV. La norme de contrôle applicable

[14] Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquée à la plupart des catégories de questions soumises à un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice, par le décideur administratif, de ses fonctions. Bien qu’il y ait des circonstances dans lesquelles cette présomption peut être écartée, comme il en est question dans l’arrêt Vavilov, aucune d’elles ne se présente en l’espèce.

[15] La cour de justice effectuant un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur, ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu (Vavilov au para 83).

V. Analyse

[16] Les demandeurs d’asile tels que le demandeur ne supportent pas le fardeau initial de démontrer qu’ils ne sont pas exclus de la protection des réfugiés. Cependant, s’il existe une preuve, comme c’est le cas en l’espèce, qui donne à penser qu’un demandeur d’asile a, dans un autre pays, un statut qui ferait entrer en jeu la section E de l’article premier, il lui incombe dans ce cas d’établir qu’il ne jouit pas d’un tel statut dans le pays tiers : Murcia Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 506 au para 8.

[17] Le critère qui s’applique aux exclusions en vertu de la section E de l’article premier a été établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 au para 28 [Zeng] :

Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[18] Le demandeur soutient que, même s’il bénéficiait en Italie d’un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays, il l’a perdu en raison de son absence de l’Union européenne depuis novembre 2017. Cela, allègue‑t‑il, se serait produit, que la loi ait changé ou non en 2018, en application des conditions de la loi italienne antérieure. Cependant, la décision de révoquer son statut humanitaire aurait été discrétionnaire et non automatique : Obumuneme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 59 au para 43 et Sharifi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 556 au para 22.

[19] Les renseignements reçus du consulat étaient ambigus. Compte tenu de cette ambiguïté et du manque de clarté dans le dossier quant à l’effet du décret Salvini sur la situation du demandeur, il m’est impossible de conclure que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a jugé le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il avait perdu son statut en Italie. En l’absence de [traduction] « circonstances défavorables » auxquelles le consulat fait allusion, il semble qu’il ne soit pas interdit au demandeur de chercher à revenir en Italie.

[20] L’adoption du décret Salvini a été sans nul doute le signe d’un durcissement de la réponse de l’État italien aux pressions exercées par la migration à l’intérieur de ses frontières. Cependant, sa promulgation s’accompagnait d’une lettre adressée par le président de la République au Conseil des ministres afin de rappeler à ceux‑ci que l’Italie était toujours liée par ses obligations internationales et constitutionnelles.

[21] Suivant l’application du critère énoncé dans l’arrêt Zeng, même si le demandeur avait établi à la satisfaction de la SAR qu’il avait perdu son statut, d’autres facteurs pertinents, comme celui de savoir s’il était parti volontairement et s’il pouvait retourner dans le pays tiers, auraient été pris en compte et soupesés.

[22] Le demandeur a quitté l’Italie volontairement et il aurait pu y retourner après le refus, aux États‑Unis, de sa demande d’asile. Il a décidé de ne pas le faire et de courir le risque que son statut expire pendant qu’il sollicitait la protection du Canada.

[23] Le demandeur soutient que, même s’il n’a pas perdu le droit à une résidence de longue durée en Italie, le statut auquel il est admissible n’est pas essentiellement semblable, dans les faits, à celui des ressortissants de ce pays. La SAR a commis une erreur, dit‑il, en omettant de prendre en compte l’ampleur de la discrimination à laquelle sont confrontées les personnes racisées en Italie. La réalité, allègue‑t‑il, est que la discrimination est systémique et est assimilable à de la persécution dans le cas des personnes comme lui – les migrants noirs d’Afrique. Ces personnes sont incapables de se prévaloir des droits qui leur sont censément offerts en Italie, comme le droit à un emploi et à un logement appropriés.

[24] Le défendeur soutient que la SAR a conclu de manière raisonnable que le permesso di soggorio di lungo periodo était essentiellement semblable aux droits dont jouissent les ressortissants italiens parce qu’il autorise son titulaire à résider en Italie et à entrer sur le territoire sans visa et lui accorde la liberté de mouvement, le droit de travailler, ainsi que l’accès aux services de bien‑être social, à l’assurance nationale, aux soins de santé, à l’instruction et aux services sociaux. Cela satisfait au critère énoncé dans la décision Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241 (CF 1re inst.) [Shamlou].

[25] Il ressort de la preuve et des documents justificatifs produits par le demandeur qui figurent dans le dossier que celui‑ci, même s’il était admissible à ces droits fondamentaux, n’était pas en mesure d’en jouir dans toute l’acception de ce terme. Néanmoins, il avait légalement droit à ces avantages. Il pouvait rester en Italie et s’y déplacer, ainsi que chercher et accepter du travail, et il avait accès aux services sociaux et de santé. Le fait que la qualité du travail et du logement qu’il était capable d’obtenir grâce à ses efforts n’étaient pas à la hauteur de ses attentes n’est pas le critère. Pour dire les choses carrément, soutient le défendeur, le demandeur avait le même droit qu’un ressortissant italien d’être sans travail ou sous‑employé.

[26] Contrairement à ce qu’allègue le demandeur, la SAR s’est penchée sur la question de savoir si, cumulativement, la discrimination subie par le demandeur était assimilable à de la persécution. Je ne relève aucune erreur dans cette conclusion de fait.

[27] Bien que ce point n’ait pas été débattu devant la Cour dans le cadre de la présente demande, je signale que la SAR a considéré comme théorique et ensuite rejeté l’argument du demandeur selon lequel il y a eu, lors de la procédure tenue devant la SPR, un manquement à l’équité procédurale. Le demandeur s’était représenté lui‑même à cette audience et il a fait valoir en appel que la SPR ne l’avait pas aidé en apportant des éclaircissements et en ne reportant pas l’audience afin qu’il puisse obtenir les services d’un avocat et d’autres éléments de preuve documentaire à l’appui de sa demande d’asile.

[28] La SAR a jugé que, indépendamment du bien‑fondé de cet argument, le demandeur était représenté en appel et avait eu la possibilité de présenter une quantité volumineuse d’éléments de preuve supplémentaire, qui avaient été admis et examinés. De ce fait, a‑t‑elle conclu, quel que soit le préjudice qui ait pu être causé, il y avait été remédié en appel.

[29] La question de savoir s’il est possible de remédier dans le cadre d’un appel devant la SAR à un manquement à l’équité procédurale de la part de la SPR sera tranchée une autre fois, et au moyen d’arguments complets. Toutefois, peu importe les lacunes commises en première instance, le demandeur a eu l’entière possibilité de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations avec l’aide d’un avocat en appel.

VI. Conclusion

[30] Malheureusement, il existe de nombreux cas semblables de demandeurs d’asile dans des pays tiers comme l’Italie, et les pressions que cette situation exerce sur le logement, les services sociaux et les possibilités de travail sont vives. Comme l’a reconnu la SAR, cette situation peut aussi être source de discrimination, comme celle qu’a vécue le demandeur. Cependant, il demeure loisible à la SAR de conclure que de la discrimination n’est pas assimilable à de la persécution. Si j’applique la norme de la décision raisonnable qui est énoncée dans l’arrêt Vavilov, il m’est impossible de conclure que la Cour devrait intervenir. Par conséquent, la demande est rejetée.

[31] Le demandeur a proposé que je certifie une question : une exclusion aux termes de la section E de l’article premier de la Convention emporte‑t‑elle l’examen de la question de savoir si le demandeur d’asile jouit des droits fondamentaux dans les faits, et non simplement en théorie?

[32] En réponse, le défendeur a soutenu que la question à certifier proposée ne serait pas déterminante en l’espèce, et qu’elle est contraire à la Convention, à la loi applicable et au critère de l’arrêt Zeng.

[33] Je conviens avec le défendeur que la question proposée ne saurait être déterminante en l’espèce, car elle dépend du fait de savoir si le demandeur avait établi qu’il n’avait pas droit à un statut en Italie. Comme j’ai conclu que la SAR n’a pas commis d’erreur à cet égard, la question proposée ne serait pas déterminante. De ce fait, je ne certifierai pas la question.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3958‑20

LA COUR ORDONNE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3958‑20

INTITULÉ :

SAMUEL HAFLETION TESFAY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AVRIL 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 26 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

POUR LE DEMANDEUR

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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