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Date : 20210520


Dossier : IMM-392-20

Référence : 2021 CF 477

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 mai 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

SARKA CERVENAKOVA

PATRICK CERVENAKOVA

RONALDO CERVENAKOVA

MICAHELA CERVENAKOVA

LILIANA CERVENAKOVA

MARKETA CERVENAKOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs forment une famille de citoyens de la République tchèque d’origine rom. Ils ont sollicité un examen des risques avant renvoi (ERAR) sur le fondement de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Dans sa décision du 10 décembre 2019, l’agent principal a rejeté leur demande au motif qu’ils ne seraient pas exposés à un risque de persécution ou de torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils retournaient en République tchèque.

[2] Les demandeurs contestent cette décision dans la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Ils soutiennent que la décision était déraisonnable, car l’agent n’a pas appliqué le bon critère juridique pour évaluer la protection de l’État, a fait fi d’éléments de preuve importants et n’a pas tenu compte de leur profil et de la discrimination systémique que subissent les Roms en République tchèque, laquelle constitue de la persécution selon eux.

[3] À mon avis, aucune de ces observations ne peut être retenue. L’agent a appliqué la norme de contrôle décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, et, ce faisant, il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en analysant et en appliquant le principe de la protection de l’État. Je conclus également que l’agent ne s’est pas fondamentalement mépris sur la preuve au dossier. Sa décision est raisonnable.

[4] Par conséquent, la demande est rejetée.

I. Faits et événements à l’origine de la demande

[5] Les demandeurs sont arrivés au Canada en juin 2010. Ils ont présenté des demandes d’asile sur le fondement de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.


La décision de la SPR

[6] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leurs demandes dans une décision du 3 janvier 2013. Le 14 novembre 2014, la Cour a refusé l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de cette décision.

[7] Les questions déterminantes dont la SPR était saisie étaient la crédibilité des demandeurs, leur crainte subjective de persécution et leur incapacité à réfuter la présomption de protection de l’État. En résumé, la SPR a conclu que la preuve présentée par les demandeurs était intrinsèquement incohérente et soulevait des questions de crédibilité. La SPR n’a pas cru l’exposé des faits des demandeurs. Bien que les demandeurs adultes aient soutenu avoir été agressés physiquement par des skinheads parce qu’ils sont Roms, la SPR n’a pas cru à de telles agressions. La SPR a conclu que les demandeurs avaient planifié de quitter la République tchèque et qu’ils ne s’étaient pas enfuis au Canada à la suite d’incidents violents comme ils le prétendaient. La SPR a mis en doute l’authenticité de leur crainte subjective de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR.

[8] En ce qui concerne la protection de l’État, la SPR a conclu qu’aucune preuve convaincante n’indiquait que les demandeurs avaient tenté d’obtenir la protection de l’État en République tchèque. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. La SPR a conclu que les Roms en République tchèque bénéficiaient d’une protection adéquate de l’État.


Les demandeurs obtiennent des permis de séjour temporaire

[9] En novembre 2014, les demandeurs ont obtenu des permis de séjour temporaire valides pour une durée de trois ans moins un jour. Ils avaient jusqu’en février 2016 pour présenter une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Or, ils ne l’ont pas fait.

[10] En janvier 2019, les demandeurs ont présenté une demande d’ERAR au motif qu’ils craignaient d’être victimes de discrimination équivalant à de la persécution s’ils retournaient en République tchèque, en raison de leur identité rom.

La décision de l’agent d’ERAR

[11] Dans sa décision, l’agent d’ERAR a d’abord énoncé les conclusions principales de la SPR. Il a souligné que les demandeurs avaient répété les événements énoncés dans leur demande d’asile initiale et étaient d’avis que les mécanismes permettant aux Roms de dénoncer l’inaction de la police ou de poursuivre leurs agresseurs n’étaient pas efficaces. L’agent a conclu que les demandeurs avaient présenté peu d’éléments de preuve à l’appui de la demande d’ERAR dont la SPR ne disposait pas déjà. Il a souligné que la SPR ne croyait pas que les événements s’étaient produits comme les demandeurs l’alléguaient, qu’aucune preuve convaincante n’indiquait qu’ils avaient tenté d’obtenir une quelconque protection de l’État et qu’ils n’avaient fourni aucune preuve crédible de discrimination à leur égard équivalant à de la persécution.

[12] L’agent a examiné la chronologie des événements depuis que les demandeurs ont reçu leurs permis de résidence temporaire au Canada. Il a conclu que le fait que les demandeurs n’avaient pas demandé la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire avant la date limite en février 2016 n’était pas compatible avec leur crainte subjective de retourner en République tchèque ou ne révélait pas une telle crainte.

[13] Après avoir examiné nombre de rapports sur la situation dans le pays et articles de presse présentés par les demandeurs au sujet du traitement des personnes d’origine rom en République tchèque, l’agent d’ERAR a reconnu les récents incidents de discrimination contre les Roms. Il a conclu que [traduction] « la protection de l’État pour les Roms en République tchèque était parfois imparfaite ». Il a également reconnu que, selon les rapports, les Roms sont victimes de [traduction] « discrimination sociétale généralisée » en République tchèque. En outre, il a conclu que certains Roms en République tchèque étaient persécutés.

[14] L’agent d’ERAR a conclu que, selon les rapports sur les conditions dans le pays et les articles de presse des demandeurs, il existe des [traduction] « systèmes établis d’application de la loi » en République tchèque, et les autorités et les tribunaux avaient récemment mené des enquêtes, puis accusé, poursuivi et condamné des personnes ayant commis des crimes contre des Roms. L’agent a conclu qu’il ressortait des rapports et des articles des demandeurs que les autorités en République tchèque avaient généralement [traduction] « la volonté et la capacité de fournir de l’aide aux Roms ». Dans l’ensemble, [traduction] « après avoir examiné attentivement les rapports et les articles présentés par les demandeurs », l’agent a conclu que ces derniers [traduction] « seraient en mesure d’obtenir la protection de l’État en République tchèque s’ils en avaient besoin ».

[15] Pour l’agent, même s’il était [traduction] « clair que la situation des droits de la personne en République tchèque est problématique et qu’il y a toujours de la discrimination contre la minorité rom », des documents récents indiquent que la République tchèque [traduction] « prend des mesures » pour lutter contre la discrimination à l’égard des Roms.

[16] L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que s’ils retournaient en République tchèque, ils seraient personnellement exposés à un risque en raison de leur profil ou que la discrimination qu’ils pourraient subir constituerait de la persécution. Par conséquent, après avoir [traduction] « examiné attentivement la preuve présentée par les demandeurs, ainsi que les documents accessibles au public concernant la situation actuelle en République tchèque », l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils seraient exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR et que, selon la prépondérance des probabilités, il était peu probable qu’ils soient exposés à un risque au sens de l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, la demande d’ERAR a été rejetée.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[17] Les demandeurs ont soulevé trois questions aux fins d’un contrôle sur le fond de la décision de l’agent d’ERAR :

a) l’agent a appliqué le mauvais critère juridique pour évaluer la protection de l’État, à savoir un critère fondé sur les « meilleurs efforts » plutôt qu’un critère fondé sur la suffisance et l’efficacité des mesures prises par l’État pour protéger les Roms contre la persécution;

b) l’agent a fait fi d’éléments de preuve présentés par les demandeurs qui contredisaient ses conclusions. L’agent avait l’obligation de tenir compte de ces éléments de preuve dans les motifs;

c) l’agent n’a pas tenu compte du profil individuel des demandeurs et de la discrimination systémique que subissent les Roms qui, selon eux, constitue de la persécution dans leur cas.

[18] Les demandeurs ont soutenu que la première question était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, puisqu’elle concerne une question de droit. Le défendeur n’était pas de cet avis. Les parties ont convenu que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux autres questions.

[19] À mon avis, la norme de contrôle applicable aux trois questions est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Vavilov.

[20] Selon les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov, les conclusions du décideur sur les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision raisonnable, sauf certaines exceptions (voir l’arrêt Vavilov, aux para 23‑25, 31‑33 et 53‑62). Il existe une exception si la question de droit est d’une importance capitale pour le système juridique, une question susceptible « d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales » : Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 (le juge de Montigny), aux para 26‑28, citant Vavilov, au para 59. Les demandeurs n’ont pas tenté de faire entrer la première question dans cette catégorie d’exceptions à la règle générale.

[21] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle selon cette norme s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (c.‑à‑d. la justification) et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au para 12. La décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

III. Analyse

[22] Je me pencherai tour à tour sur les trois observations principales des demandeurs.

A. L’agent a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en appliquant le mauvais critère juridique?

[23] Un État est présumé pouvoir protéger ses citoyens contre la persécution : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 (le juge La Forest), à la p 725. Pour réfuter cette présomption, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Ward qu’il faut « confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection de [ces ressortissants] » : Ward, à la p 724.

[24] La Cour d’appel fédérale a qualifié de « tâche difficile » (Flores Carrillo c Canada, 2008 CAF 94, [2008] 4 RCF 636 (le juge Létourneau), au para 25) et de « lourd » (Hinzman c Canada, 2007 CAF 171 (le juge Sexton), au para 46) le fardeau imposé au demandeur de réfuter cette présomption. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’État est un pays démocratique : Hinzman, au para 46; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko, dossier de la CAF no A-388-95, (1996) 143 D.L.R. (4th) 532 (CAF) (le juge Décary), à la p 534.

[25] Dans l’arrêt Flores Carrillo, le juge Létourneau a décrit la qualité de la preuve qu’un demandeur d’asile doit produire pour réfuter la présomption de protection de l’État :

[30] Non seulement la preuve doit être digne de foi et avoir une valeur probante, mais il faut aussi que cette valeur probante se révèle suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. La preuve aura une valeur probante suffisante si elle convainc le juge des faits de l’insuffisance de la protection accordée par l’État considéré. Autrement dit, le demandeur d’asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l’État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante.

[Non souligné dans l’original.]

Voir aussi la réponse à la question certifiée dans l’arrêt Flores Carrillo, au para 38.

[26] Les parties ont toutes deux soutenu (et je suis d’accord) que les décisions de notre Cour ont établi que la suffisance de la protection de l’État est évaluée en fonction de l’efficacité « opérationnelle » de la protection, et non seulement en fonction des efforts déployés par l’État : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 (le juge Grammond), aux para 71‑75; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 (le juge Grammond), au para 17; Poczkodi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 956 (la juge Kane), aux para 36‑37; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230 (le juge Gascon), au para 32; Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854 (la juge Strickland). Bien que les efforts déployés par l’État soient pertinents dans l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants; tous les efforts doivent avoir, dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel : Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364 (le juge Mosley), au para 16; Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 273 (le juge O’Keefe), au para 46. Autrement dit, « l’analyse de la protection de l’État ne doit pas seulement tenir compte des aspirations du gouvernement »; la protection doit « être efficace sur le plan opérationnel » : Galamb, au para 32. Pour mesurer le caractère adéquat de la protection de l’État, il faut tenir compte de la capacité de l’État à mettre en œuvre des mesures au niveau pratique pour les personnes concernées : Galamb, au para 32. Les efforts de l’État peuvent être pertinents dans le cadre de l’évaluation, mais ils ne sont pas suffisants; il faut examiner si la protection est réellement assurée : Galamb, au para 33; Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337 (la juge Kane), au para 71.

[27] Une protection adéquate de l’État ne signifie pas une protection parfaite de l’État, mais celui‑ci doit avoir la volonté et la capacité de protéger les personnes qui lui demandent la protection : Poczkodi, au para 37, citant Bledy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 210 (le juge Scott), au para 47.

[28] L’analyse de la protection de l’État porte également sur l’efficacité réelle de la protection accordée à une personne se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur : Go c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1021, (le juge Gleeson), au para 13. Il n’est pas nécessaire que le demandeur ait personnellement demandé la protection de l’État s’il peut démontrer, en faisant référence à des personnes se trouvant dans une situation semblable, que de tels efforts seraient inefficaces en raison de l’indifférence de l’État : Ward, aux p 724‑725.

[29] En l’espèce, les demandeurs ont fait valoir que, dans l’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État, l’agent a erronément appliqué un critère fondé sur les [traduction] « efforts sérieux », plutôt que de tenir compte de l’« efficacité opérationnelle » de la protection de l’État. Plus précisément, les demandeurs ont soutenu que l’agent ne pouvait pas se fonder sur les mesures prises par le gouvernement sans démontrer que les mesures gouvernementales visant à réduire la discrimination et la persécution à l’égard des Roms étaient efficaces sur le plan opérationnel. Les demandeurs ont reproché à l’agent de croire que la République tchèque agissait pour lutter contre la discrimination systémique à l’égard des Roms, même si aucune preuve n’indiquait que ses mesures avaient [traduction] « apporté des améliorations tangibles pour la population rom ». Les demandeurs ont soutenu que l’agent s’est appuyé sur des efforts et des initiatives qui n’ont pas encore donné de résultats concrets et n’a renvoyé à aucun élément de preuve démontrant que la discrimination systémique à l’égard des Roms a diminué ou que le gouvernement de la République tchèque a mis en place des mesures qui ont apporté des changements réels.

[30] Dans ses observations de vive voix, l’avocat des demandeurs a soutenu qu’il y avait une contradiction fondamentale dans la décision de l’agent entre, d’une part, sa conclusion déterminante selon laquelle il existe une [traduction] « discrimination sociétale généralisée » à l’égard des Roms, et, d’autre part, sa conclusion selon laquelle le régime d’application de la loi, d’enquêtes et de poursuites est adéquat et selon laquelle l’État avait [traduction] « la volonté et la capacité » de fournir de l’aide à ses citoyens roms. L’avocat des demandeurs a en outre soutenu que l’agent n’avait relevé que les mesures de l’État qui permettraient de réparer le tort causé aux demandeurs après qu’il a été infligé; au contraire, l’État doit disposer de mécanismes pour prévenir la persécution et la discrimination à l’égard des Roms au moyen de mesures juridiques dont l’efficacité opérationnelle est démontrée. Les demandeurs n’ont mentionné aucune décision de notre Cour ou de la Cour d’appel fédérale pour appuyer leur thèse.

[31] Le défendeur a fait valoir qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de protection adéquate de l’État. Il a insisté sur le fait que la preuve documentaire appuyait la conclusion de l’agent selon laquelle le système juridique en République tchèque a été utilisé efficacement pour poursuivre et condamner les personnes qui ont commis des crimes contre les Roms. Le défendeur a fait remarquer que l’agent a mentionné les mesures éducatives destinées à aider les enfants roms, l’existence d’un ombud officiel à qui les plaintes peuvent être déposées en vertu de la loi anti-discrimination, les changements apportés au système d’aide juridique, les progrès réalisés en matière de possibilités d’emploi pour les Roms, ainsi que l’aide financière accordée aux élèves roms pour leur permettre de terminer leurs études. Selon le défendeur, il ne fait donc aucun doute que l’agent a fait plus qu’évaluer les efforts déployés par la République tchèque pour assurer la protection de l’État; l’agent a tenu compte des mesures prises par l’État pour améliorer la situation de sa population rom. Par conséquent, le défendeur a déduit que l’agent avait appliqué le bon critère juridique.

[32] À la lecture des motifs de l’agent dans leur ensemble, il est clair que ce dernier n’a pas énoncé le critère relatif à la protection de l’État, ni comment le réfuter, et qu’il n’a pas expressément mentionné l’efficacité opérationnelle. Les demandeurs demandent essentiellement à la Cour de conclure que le critère juridique appliqué par l’agent était erroné sur le fondement des documents qu’il a expressément pris en considération et du contenu des blocs de citations tirés de ces documents qu’il a insérés dans la décision. En particulier, ils soulignent que l’agent a cité de longs extraits des observations que la République tchèque avait elle‑même présentées au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, intitulées Rapport national soumis conformément au paragraphe 5 de l’annexe à la résolution 16/21 du Conseil des droits de l’homme - République tchèque. L’avocat des demandeurs n’était pas d’avis que le document de la République tchèque n’était pas pertinent ou que l’agent n’était pas autorisé à l’examiner. L’avocat a plutôt eu la sagesse de faire référence au contenu des extraits et a soutenu que l’agent avait été déraisonnablement influencé par un rapport qui n’avait pas été préparé par un observateur objectif de la République tchèque, mais plutôt par l’État lui‑même.

[33] Pour déterminer si les motifs de l’agent révèlent une erreur susceptible de contrôle selon les principes de l’arrêt Vavilov, il convient d’abord d’examiner ses propres mots et conclusions.

[34] L’agent a affirmé ce qui suit :

Ÿ Il existe [TRADUCTION] « des systèmes établis d’application de la loi en République tchèque, et les autorités et les tribunaux de la République tchèque ont récemment mené des enquêtes, puis accusé, poursuivi et condamné des personnes qui ont commis des crimes contre des Roms »;

Ÿ [traduction] « [B]ien [...] qu’il y ait eu des incidents [...] où les autorités hésitaient à venir en aide aux personnes d’origine rom, je conclus que les rapports et les articles présentés par les demandeurs indiquent que les autorités de la République tchèque ont généralement la volonté et la capacité de fournir de l’aide aux Roms »;

Ÿ [traduction] « [...] la protection de l’État pour les Roms en République tchèque est parfois imparfaite » ;

Ÿ [traduction] « [C]ertains Roms en République tchèque sont victimes de persécution »;

Ÿ La [traduction] « situation des droits de la personne en République tchèque est problématique »;

Ÿ [traduction] « [...] bien que les Roms soient victimes de discrimination dans la communauté en République tchèque, l’État prend des mesures pour contrer la discrimination ».

L’agent a expressément fondé plusieurs de ces conclusions sur les documents sur la situation dans le pays fournis par les demandeurs.

[35] Il est vrai que dans les extraits plus longs cités par l’agent dans ses motifs, il y a de nombreuses références aux objectifs, aux stratégies et aux buts du gouvernement tchèque concernant des questions qui touchent la population rom, comme le chômage, la discrimination, le manque d’accès aux services sociaux et le fait que les enfants roms ne sont pas pleinement intégrés dans le système d’éducation. Cependant, les extraits cités par l’agent indiquaient également que la République tchèque est une [traduction] « démocratie parlementaire multipartite » dans laquelle les électeurs avaient récemment participé à deux élections que les observateurs considéraient comme [traduction] « libres et équitables » (source : Département d’État des États‑Unis, 2018 Country Reports on Human Rights Practices – Czech Republic). D’autres extraits du même rapport faisaient état de l’existence de crimes haineux contre les Roms et du fait que les Roms étaient les cibles les plus fréquentes de discours haineux sur Internet. Le rapport faisait également mention de la condamnation d’une personne pour avoir affiché des commentaires menaçants sur Internet sous une photographie d’enfants, y compris des enfants roms, posant devant une école. Selon le rapport, le [traduction] « procureur suprême a demandé une enquête plus approfondie [par la police] qui a mené à la condamnation ». L’agent a également fait référence à une description, publiée par Freedom House (intitulée Freedom in the World 2018 – Czech Republic), des lois, politiques et pratiques qui garantissent le traitement égal de divers segments de la population tchèque. Le rapport de Freedom House faisait état de questions de discrimination et de persécution non résolues à l’égard de la minorité rom, ainsi que d’excuses ordonnées par le tribunal aux élèves roms après qu’une école ait fait preuve de discrimination envers eux en refusant de les inscrire comme élèves.

[36] À partir de ces extraits et citations dans les motifs de l’agent, je constate ce qui suit.

[37] Premièrement, l’agent a fait plusieurs déclarations formelles au sujet de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État en ce qui concerne la discrimination contre les Roms en République tchèque. Par exemple, il a mentionné que les autorités ont [traduction] « la volonté et la capacité » de fournir de l’aide aux Roms (expression utilisée par la juge Kane dans la décision Poczkodi, au para 37). Il a également parlé des systèmes d’application de la loi établis et des enquêtes et condamnations récentes de personnes ayant commis des crimes contre les Roms. Enfin, il a mentionné que même si les Roms continuent d’être victimes de discrimination, l’État [traduction] « prend des mesures pour contrer la discrimination ».

[38] Deuxièmement, l’agent a reconnu les lacunes et les manquements dans la protection de l’État offerte aux Roms par la République tchèque. Ainsi, la Cour peut avoir confiance que l’agent a bien compris le critère juridique pertinent en matière de protection de l’État : Go, au para 13.

[39] Troisièmement, bien que dans sa décision, l’agent d’ERAR ait certainement mentionné les efforts, les objectifs et les stratégies de l’État pour aider la minorité rom (extraits tirés en grande partie du rapport de la République tchèque au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies), il a également fait référence aux mesures concrètes prises par l’État – principalement des méthodes d’application de la loi, y compris des enquêtes et des poursuites relatives aux crimes haineux, des lois antidiscriminatoires et une ordonnance du tribunal en matière d’éducation.

[40] Il est malheureux que l’agent n’ait pas énoncé expressément la norme juridique relative à la protection de l’État applicable. Toutefois, à la lecture des motifs de l’agent dans leur ensemble, je ne suis pas en mesure de conclure que ce dernier a commis une erreur susceptible de contrôle en n’appliquant pas le bon critère juridique en matière de protection de l’État.

B. L’agent a-t-il fait fi d’éléments de preuve déterminants?

[41] Les demandeurs ont fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de deux réponses aux demandes d’information (RDI) publiées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La première RDI s’intitulait « République tchèque : information sur les mesures prises par le gouvernement par rapport aux groupes néo-nazis dans le pays, y compris les partis politiques et les gangs ». Les demandeurs ont attiré l’attention de la Cour sur des passages concernant les idées extrémistes en politique, l’intimidation raciste et la montée du discours haineux contre la minorité rom en 2014 et 2015, y compris par des personnalités politiques. Le document décrivait également les lois pénales contre les crimes haineux, mais mentionnait l’absence de progrès tangibles de l’État quant à l’intégration des Roms dans la société dominante et un manque de volonté politique pour améliorer la situation des minorités, y compris les Roms.

[42] La deuxième RDI s’intitulait « République tchèque : information sur la situation des Roms en matière d’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement et aux soins de santé; les mesures prises par l’État pour intégrer les Roms à la société tchèque (2013-février 2016) ». Ce document fait référence à des sources indiquant que les communautés roms continuent d’être victimes de discrimination en République tchèque et que les Roms y sont traités comme des « citoyens de seconde zone ». En outre, la violence contre les Roms et la discrimination sociale demeurent « un problème grave ». En ce qui concerne l’emploi, la plupart des Roms ont été victimes de discrimination lorsqu’ils cherchaient du travail, et près de la moitié d’entre eux ont été victimes de discrimination au travail en République tchèque. Le rapport faisait également référence aux enfants qui fréquentent des écoles ségréguées et qui sont victimes de discrimination, ce qui entraîne un cercle vicieux de pauvreté et de marginalisation.

[43] Les demandeurs ont soutenu que ces documents étaient essentiels pour appuyer leur thèse et que l’agent devait les examiner et les expliquer avant de tirer des conclusions incompatibles avec ces documents. Les demandeurs ont fait valoir que la montée du discours haineux, particulièrement de la part des politiciens, démontrait qu’ils n’avaient pas droit à la protection de l’État en tant que Roms et que, par conséquent, l’agent en est arrivé à une conclusion déraisonnable sur cette question.

[44] À mon avis, les observations des demandeurs ne peuvent être retenues. La norme relative à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle a été établie dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 99 à 101, 105, 125 et 126, et peut être énoncée de façon concise : Les documents imposaient‑ils des contraintes factuelles à l’agent? Ces contraintes limitaient‑elles l’agent à un point tel qu’en en faisant fi, il a tiré des conclusions indéfendables ou s’est fondamentalement mépris sur la preuve? Autrement dit, la décision peut être annulée si les éléments de preuve non mentionnés sont déterminants, s’ils contredisent la décision de l’agent et si la Cour déduit que l’agent n’a pas tenu compte des documents dont il disposait : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, [1998] ACF no 1425 (le juge Evans); Ozdemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CAF 331 (le juge Evans), aux para 7 et 9‑11. Voir mon analyse dans la décision Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160, aux para 36‑50.

[45] À mon sens, l’agent n’est pas arrivé à une conclusion indéfendable ou ne s’est pas fondamentalement mépris sur la preuve en l’espèce. Comme je l’ai déjà dit, il a reconnu les manquements et les lacunes dans la protection de l’État en République tchèque. En plus de reconnaître l’existence de la discrimination à l’égard des Roms, l’agent a conclu que la protection de l’État pour les Roms était [traduction] « parfois imparfaite ». Il a expressément conclu que les Roms sont victimes d’une [traduction] « discrimination sociétale généralisée » en République tchèque et que certains sont également victimes de persécution. Bien qu’il n’ait pas tiré de conclusions factuelles précises sur tous les sujets énoncés dans les deux documents (comme le discours haineux), l’agent est parvenu à des conclusions qui concordaient avec le contenu des documents, et ces conclusions favorisaient la thèse des demandeurs. (L’agent a également examiné la question du discours haineux dans d’autres documents sur la situation dans le pays.) Il a conclu qu’il y a de la discrimination, et de la discrimination sociétale généralisée, à l’égard des Roms et que certains Roms sont victimes de persécution. Cependant, aucun des documents ne conclut à l’existence d’une persécution systémique de tous les Roms en République tchèque, et l’agent n’est pas arrivé à cette conclusion non plus.

[46] Les conclusions de l’agent étaient donc raisonnables. En appliquant les principes de l’arrêt Vavilov, et en reconnaissant la qualité de la preuve que les demandeurs devaient présenter pour montrer de façon claire et convaincante que la protection de l’État était insuffisante (comme il est décrit dans l’arrêt Flores Carrillo), l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

C. L’agent a-t-il omis de tenir compte du profil individuel des demandeurs en tant que Roms et de la discrimination systémique à laquelle ils seraient exposés?

[47] Comme je l’ai déjà dit, l’agent a conclu sommairement, vers la fin de ses motifs, que les demandeurs n’avaient pas démontré que s’ils retournaient en République tchèque, ils seraient personnellement exposés à un risque [traduction] « en raison de leur profil », ou que la discrimination qu’ils pourraient subir constituerait de la persécution. Les demandeurs ont soutenu que l’agent n’avait pas analysé leur profil ni expliqué comment il était parvenu à sa conclusion.

[48] Les demandeurs ont raison de dire que l’agent n’a donné aucune justification vers la fin de ses motifs. Cependant, deux points m’ont convaincu de ne pas perdre confiance dans la conclusion de l’agent : Vavilov, aux para 106 et 194.

[49] Premièrement, après avoir conclu à l’existence d’une protection adéquate de l’État, l’agent n’était pas tenu de continuer à tirer des conclusions sur le risque individuel auquel les demandeurs seraient exposés (c.‑à‑d. si leur profil correspondait à celui de personnes se trouvant dans une situation semblable qui étaient persécutées en République tchèque). L’analyse de la protection de l’État était déterminante en l’espèce : Turan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1258 (le juge Southcott), au para 12; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 (le juge Diner), au para 16; Poczkodi, aux para 33‑34; Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 115 (le juge O’Keefe), au para 27.

[50] Deuxièmement, le fondement de la conclusion de l’agent était évident, compte tenu du reste des motifs qui ont mené à sa conclusion sur cette question. L’agent a tenu compte des conclusions de la SPR quant à la crédibilité (ou l’absence de crédibilité) des demandeurs, l’inexistence des incidents de violence allégués et l’absence de crainte subjective de persécution du fait que leur départ de leur pays d’origine était prévu. L’agent a conclu que les demandeurs avaient présenté peu de nouveaux éléments de preuve depuis la décision de la SPR, lesquels étaient importants puisque l’ERAR a pour objectif d’évaluer les nouveaux risques depuis la décision de la SPR : Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 (le juge Rennie), aux para 4 et 116. L’agent a également mis en doute la crainte subjective des demandeurs de retourner en République tchèque, car ils n’ont pas donné d’explication raisonnable pour justifier pourquoi ils n’ont pas demandé la résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire avant la date limite du 25 février 2016. Dans ces circonstances, et compte tenu de ses conclusions au sujet de la discrimination (mais non de la persécution) généralisée à l’égard des Roms en tant que groupe en République tchèque, il est évident que l’agent a tiré une conclusion sur le profil des demandeurs. La décision de l’agent est raisonnable selon les normes de l’arrêt Vavilov.

[51] Par conséquent, la troisième observation des demandeurs doit aussi être rejetée.

IV. Conclusion

[52] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune. Il n’y a pas lieu d’adjuger de dépens.


JUGEMENT dans le dossier IMM-392-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée en application de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-392-20

 

INTITULÉ :

SARKA CERVENAKOVA, PATRICK CERVENAKOVA, RONALDO CERVENAKOVA, MICAHELA CERVENAKOVA, LILIANA CERVENAKOVA, MARKETA CERVENAKOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 AVRIL 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDEURS

 

Nadine Silverman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nadine Silverman

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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