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Date : 20210528


Dossier : IMM-2232-20

Référence : 2021 CF 507

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

IURII VERBANOV

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’un des éléments constitutifs de la définition des crimes contre l’humanité est qu’ils doivent être commis dans le cadre d’une « attaque généralisée ou systématique ». La question fondamentale en l’espèce est de savoir si cette expression englobe une « exigence de politique », autrement dit, une exigence selon laquelle l’attaque doit avoir été menée en application d’une « politique d’un État ou d’une organisation ». La question est soulevée dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire contre M. Verbanov, un ancien agent des forces policières moldaves, en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], qui renvoie à la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 [Loi sur les crimes contre l’humanité].

[2] La thèse du ministre repose essentiellement sur le fait que la police de Moldavie torture régulièrement les détenus et que, compte tenu du caractère largement répandu de cette pratique, cela constitue un crime contre l’humanité. En sa qualité d’agent de police, M. Verbanov aurait apporté une contribution consciente et significative à ces crimes, le rendant ainsi interdit de territoire aux termes de l’article 35(1)a) de la LIPR. Monsieur Verbanov, pour sa part, allègue que les actes de torture commis par la police de Moldavie ne constituent pas des crimes contre l’humanité puisqu’ils n’ont pas été commis en application d’une politique d’un État ou d’une organisation. Dans sa décision, la Section d’appel de l’immigration [SAI] a donné raison à M. Verbanov.

[3] Le ministre sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Son principal argument est que la SAI a écarté de manière déraisonnable le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 [Mugesera]. Dans cette affaire, la Cour suprême a déclaré qu’un crime peut constituer un crime contre l’humanité même s’il n’est pas commis conformément à une politique.

[4] Je rejette la demande du ministre. Les faits de l’affaire Mugesera se sont produits avant l’entrée en vigueur du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, RTNU, vol 2187, no I-3854 [Statut de Rome], et de la Loi sur les crimes contre l’humanité, qui renvoie expressément au Statut de Rome pour définir les crimes contre l’humanité. L’article 7(2)a) du Statut de Rome impose désormais une exigence de politique. La SAI pouvait donc raisonnablement conclure que l’arrêt Mugesera, dans la mesure où il réfute l’existence d’une telle exigence, ne fait plus jurisprudence. En outre, la décision de la SAI n’écarte aucun précédent établi par notre Cour ni ne repose sur une interprétation erronée des conditions énoncées à l’article 7(2)a) du Statut de Rome.

I. Le cadre juridique des crimes contre l’humanité

[5] Il est difficile de bien saisir les diverses décisions qui ont été rendues dans le dossier de M. Verbanov sans posséder au préalable une certaine connaissance du cadre juridique régissant les poursuites relatives aux crimes contre l’humanité au Canada. Ainsi, contrairement à la pratique habituelle, j’examinerai d’abord ce cadre en détail, pour ensuite exposer les faits et le déroulement de l’instance. Étant donné qu’un aspect essentiel du dossier porte sur les changements engendrés par le Statut de Rome relativement à l’exigence de politique dans la définition des crimes contre l’humanité, j’entends faire un survol de l’état du droit avant et après l’entrée en vigueur de ce traité international.

A. Avant le Statut de Rome

1) Droit international

[6] Ce ne sont pas tous les crimes qui sont d’intérêt international. Dans la plupart des cas, la répression du crime est une question nationale. Toutefois, certains crimes menacent la sécurité et le bien-être de la collectivité mondiale et leur répression relève de la sphère du droit international. Les crimes contre l’humanité constituent une des catégories de crimes internationaux.

[7] Définir un crime international tels que les crimes contre l’humanité est une entreprise complexe qui fait appel aux diverses sources du droit international — les traités, la coutume, les principes généraux, la jurisprudence et la doctrine. Aux fins du cas qui nous occupe, il n’est pas nécessaire de procéder à un examen exhaustif des liens subtils qui existent entre ces sources. Il suffit de souligner le rôle important joué par la coutume, particulièrement avant l’entrée en vigueur du Statut de Rome. Pour une discussion approfondie sur le sujet, voir Cherif Bassiouni, Crimes against Humanity: Historical Evolution and Contemporary Application (Cambridge : Cambridge University Press, 2011).

[8] En vue de distinguer les crimes contre l’humanité des crimes de droit commun qui ne relèvent pas de la sphère internationale, la définition des crimes contre l’humanité comprend un élément supplémentaire dont le but est de refléter pleinement leur ampleur et leur gravité, au-delà des éléments des infractions sous-jacentes comme le meurtre ou la torture. Définir cet élément distinctif s’est révélé un exercice délicat.

[9] Les premières poursuites pénales internationales pour crimes contre l’humanité furent en réponse à la tragédie de l’Holocauste et aux crimes odieux perpétrés par le régime nazi. L’élément distinctif des crimes contre l’humanité a alors été défini en fonction du lien entre le crime et le conflit armé, ou ce qui est appelé maintenant le « lien de connexité avec une guerre » : Statut du Tribunal militaire international, annexe de l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, 8 août 1945, 82 RTNU 279, également connu sous le nom de Charte de Nuremberg.

[10] Au cours des années 1990, l’ampleur des atrocités commises dans plusieurs pays a mené à la mise sur pied de tribunaux ad hoc possédant la compétence limitée de poursuivre les crimes internationaux liés à ces événements. Parmi ceux-ci, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie [TPIY] et le Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR] ont eu un rôle prééminent. Puisque le « lien de connexité avec une guerre » ne pouvait pas être aisément établi en ce qui concerne les événements survenus au Rwanda, l’élément distinctif des crimes contre l’humanité a été redéfini dans le Statut du TPIR comme étant une « attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit […] ». Pour sa part, le Statut du TPIY a conservé le « lien de connexité avec une guerre », mais le TPIY l’a interprété comme une condition préalable à l’exercice de sa compétence, et non comme un élément essentiel du crime : Prosecutor v Tadić (Judgement), IT-94-1-A, TPIY, 15 juillet 1999, aux paragraphes 248 à 251 [Tadić]. Par conséquent, le « lien de connexité avec une guerre » a été virtuellement mis de côté.

[11] Néanmoins, dans l’affaire Tadić, le TPIY a adopté le concept d’« attaque généralisée ou systématique » en tant que seuil nécessaire pour établir une distinction entre les crimes ordinaires et les crimes contre l’humanité, même si ce critère n’a pas été expressément mentionné – ni même défini – dans son propre statut. Il a mis l’accent sur le fait que les crimes contre l’humanité relèvent « d’une catégorie à part » et sont « davantage marqué[s] du sceau de l’infamie morale »: Tadić, au paragraphe 271. Depuis Tadić, ce critère est indéniablement devenu un élément essentiel de la définition des crimes contre l’humanité.

[12] Pourtant, l’exigence d’une « attaque généralisée ou systématique » a suscité certains défis quant à son interprétation. Même si tous s’entendaient pour dire que des attaques sporadiques ou isolées ne justifiaient pas une répression internationale et que le concept d’ « attaque généralisée ou systématique » supposait un certain degré de coordination, la formulation précise de cette norme est demeurée matière à controverse. Une manière de définir ce degré de coordination était l’exigence de politique, c’est-à-dire que les infractions sous-jacentes doivent avoir été commises conformément à une politique ou à une idéologie, ou dans l’objectif d’atteindre un but commun; voir, par exemple, William A Schabas, « State Policy as an Element of International Crimes » (2008) 98 J Crim L & Criminology 953, p 970. Un autre défi consistait à déterminer si les crimes contre l’humanité pouvaient être perpétrés non seulement par des États, mais aussi par d’autres organisations telles que des groupes de guérilla. À cet égard, les deux questions se recoupaient puisque l’exigence de politique était parfois considérée comme un obstacle à la reconnaissance de la responsabilité pénale des groupes non étatiques.

[13] Comme nous le verrons dans la partie suivante, le Statut de Rome a apporté une réponse définitive à ces questions en ce qui concerne les actes perpétrés après son entrée en vigueur dans les pays qui l’ont ratifié. Le débat s’est toutefois poursuivi en ce qui a trait aux actes qui ont été perpétrés avant son entrée en vigueur. Ainsi, dans l’affaire Le Procureur c Kunarac, Kovač et Vuković, dossiers nos IT-96-23-A et IT-96-23/1-A, 12 juin 2002, au paragraphe 98 [Kunarac], le TPIY a conclu que, bien que l’exigence de politique soit utile pour déterminer l’existence d’une attaque systématique, elle n’est pas un élément sous-jacent du terme « attaque » en vertu du droit international coutumier. Il faut toutefois lire l’arrêt Kunarac en gardant à l’esprit l’absence d’exigence de politique dans le Statut du TPIY et, d’ailleurs, l’absence d’une condition selon laquelle les crimes sous-jacents doivent être commis dans le contexte d’une attaque généralisée et systématique. Le TPIY, bien sûr, n’appliquait pas le Statut de Rome, puisque les faits de l’affaire se sont déroulés en 1992 et en 1993.

2) Droit canadien

[14] En 1987, le législateur a modifié le Code criminel, LRC 1985, c C-46, afin de faire des crimes contre l’humanité une infraction distincte aux termes du droit canadien. L’article 7(3.76) du Code criminel définit ces crimes en faisant référence au droit international coutumier et conventionnel. En outre, le législateur a modifié l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, afin de rendre interdites de territoire au Canada les personnes « dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis [...] un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel ». Pour connaître l’historique de ces dispositions, voir Fannie Lafontaine, Prosecuting Genocide, Crimes Against Humanity and War Crimes in Canadian Courts (Toronto: Carswell, 2012) [Lafontaine, Prosecuting Genocide]. Ce régime est demeuré en vigueur jusqu’à l’adoption de la Loi sur les crimes contre l’humanité et était au cœur de l’arrêt Mugesera de la Cour suprême.

[15] L’arrêt Mugesera portait sur l’interdiction de territoire d’un citoyen rwandais accusé d’avoir incité au meurtre, au génocide et à la haine dans un discours prononcé au Rwanda en 1992. Dans son arrêt, au paragraphe 119, la Cour a dégagé quatre critères de son analyse du droit coutumier international :

1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[16] La Cour a également abordé la question de savoir si une attaque devait avoir été menée conformément à une politique ou à un plan de l’État, ce qui était à l’époque une question controversée en droit international: Mugesera, aux paragraphes 157 et 158. La Cour a reconnu l’existence d’un débat, mais a conclu, en se fondant essentiellement sur l’arrêt Kunarac, que le droit international coutumier n’avait pas établi une telle exigence. La Cour n’a toutefois pas écarté la possibilité que cette exigence devienne un élément essentiel de la définition des crimes contre l’humanité : Mugesera, au paragraphe 158. Elle a précisé que l’article 7(2)a) du Statut de Rome, en vigueur à l’époque, mais non applicable aux faits de cette affaire, pourrait être décisif à cet égard. Ces réflexions m’amènent à examiner le nouveau cadre mis en place par le Statut de Rome et la Loi sur les crimes contre l’humanité.

B. Après le Statut de Rome

1) Droit international

[17] Les travaux des tribunaux ad hoc ont révélé la nécessité de disposer d’une cour internationale permanente ayant la compétence de juger les auteurs de crimes internationaux au-delà de situations spécifiques. En juillet 2002, le Statut de Rome est entré en vigueur, établissant la Cour pénale internationale [CPI]. Cet instrument a transformé la nature de la réponse des États aux crimes contre l’humanité : l’approche rétroactive, localisée et dépendante du contexte a fait place à une approche proactive, globale et collaborative. Il a offert une définition exhaustive de tous les crimes relevant de la compétence de la CPI, y compris les crimes contre l’humanité.

[18] Les négociations entourant la rédaction du Statut révèlent que les États membres souhaitaient que celui-ci reflète le droit international coutumier tel qu’il existait alors, et non qu’il crée de nouveaux principes : voir Darryl Robinson, « Defining ’Crimes against Humanity’ at the Rome Conference » (1999) 93 AJIL 43, aux p 48-50; et Leila N Sadat, « Crimes Against Humanity in the Modern Age » (2013) 107:2 AJIL 335, à la p 351. Ainsi, ils se sont appuyés sur les fondements interprétatifs établis par les tribunaux ad hoc et la Commission du droit international pour définir les crimes contre l’humanité. Les dispositions résultantes correspondaient en majeure partie au droit coutumier, tout en réglant certaines questions ayant suscité un débat : voir Leena Grover, « A Call to Arms: Fundamental Dilemmas Confronting the Interpretation of Crimes in the Rome Statute of the International Criminal Court » (2010) 21:3 EJIL 543, à la p 569.

[19] Plus précisément, le Statut de Rome a clos le débat quant à l’exigence de politique et en a fait un élément essentiel des crimes contre l’humanité :

7(1) Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :

7(1) For the purpose of this Statute, “crime against humanity’ means any of the following acts when committed as part of a widespread or systematic attack directed against any civilian population, with knowledge of the attack:

[…]

[…]

f) torture;

(f) torture;

[…]

[…]

(2) Aux fins du paragraphe 1 :

(2) For the purpose of paragraph 1:

a) Par « attaque lancée contre une population civile », on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d’actes visés au paragraphe 1 à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque;

(a) “Attack directed against any civilian population” means a course of conduct involving the multiple commission of acts referred to in paragraph 1 against any civilian population, pursuant to or in furtherance of a State or organizational policy to commit such attack;

[20] Le sens du terme « politique » a été précisé par la disposition suivante des Éléments des crimes, un ensemble de lignes directrices adoptées par l’Assemblée des États parties en application de l’article 9 du Statut de Rome :

3. [...] Il est entendu que pour qu’il y ait « politique ayant pour but une telle attaque », il faut que l’État ou l’organisation favorise ou encourage activement une telle attaque contre une population civile.6

6 La politique qui a pour but une attaque contre la population civile en tant que telle se manifeste par l’action d’un État ou d’une organisation. Dans des circonstances exceptionnelles, une telle politique peut prendre la forme d’une abstention délibérée d’agir, par laquelle l’État ou l’organisation entend consciemment encourager une telle attaque. On ne peut inférer l’existence d’une telle politique du seul fait que l’État ou l’organisation s’abstienne de toute action.

[21] La CPI a appliqué l’exigence de politique dans les décisions qu’elle a rendues. Récemment, dans la décision Situation en République du Kenya, ICC‐01/09, 31 mars 2010 [République du Kenya], elle a résumé ses commentaires antérieurs sur l’interprétation de l’exigence de politique :

84. La Chambre fait observer que le Statut ne définit pas le terme « politique », ni l’expression « d’un État ou d’une organisation ». Toutefois, comme la Chambre préliminaire I, elle a déjà traité de la condition tenant à l’existence d’une politique dans des décisions précédentes. Dans l’affaire concernant Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, la Chambre préliminaire I a ainsi conclu ce qui suit :

Outre qu’elle doit avoir été menée dans une zone géographique étendue ou avoir été dirigée contre un grand nombre de victimes, […] une attaque généralisée doit aussi s’inscrire dans le cadre de la politique d’une organisation, c’est‐à‐dire qu’elle doit avoir été soigneusement organisée selon un modèle régulier. Elle doit également être exécutée dans la poursuite d’une politique concertée mettant en œuvre des moyens publics ou privés. Cette politique peut être mise en place par des groupes de personnes dirigeant un territoire donné ou par toute organisation capable de commettre une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. Cette politique ne doit pas nécessairement être définie explicitement par l’organisation en question. Une attaque doit donc être planifiée, dirigée ou organisée, et non constituée d’actes de violence spontanés ou isolés, pour répondre à ce critère.

2) Droit canadien

[22] Le législateur a adopté la Loi sur les crimes contre l’humanité pour s’acquitter des obligations du Canada en vertu du Statut de Rome. Bien que le nouveau texte législatif conserve certains aspects des anciennes dispositions du Code criminel, par exemple, le renvoi au droit international conventionnel ou coutumier dans sa définition des crimes contre l’humanité, le législateur reconnaît toutefois que le Statut de Rome est le résultat d’un effort important de codification et qu’il tient maintenant une place prépondérante parmi les sources du droit pénal international, puisqu’il fait l’objet d’un large consensus au sein de la communauté internationale.

[23] Les articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité renvoient explicitement à la définition des crimes internationaux énoncés dans le Statut de Rome. En ce qui a trait aux crimes commis à l’étranger, cela découle de la combinaison des paragraphes 6(3) et (4). Le paragraphe 6(3) définit les crimes contre l’humanité en énumérant les crimes sous-jacents et en exigeant qu’ils constituent un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier, le droit international conventionnel ou les principes généraux de droit international. Le paragraphe 6(4) établit une présomption selon laquelle les définitions des crimes figurant au Statut de Rome reflètent les normes du droit coutumier. Les passages pertinents de ces dispositions sont rédigés comme suit :

6. (3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

6. (3) The definitions in this subsection apply in this section.

crime contre l’humanité Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

crime against humanity means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

[…]

[…]

(4) Il est entendu que, pour l’application du présent article, les crimes visés aux articles 6 et 7 et au paragraphe 2 de l’article 8 du Statut de Rome sont, au 17 juillet 1998, des crimes selon le droit international coutumier sans que soit limitée ou entravée de quelque manière que ce soit l’application des règles de droit international existantes ou en formation.

(4) For greater certainty, crimes described in Articles 6 and 7 and paragraph 2 of Article 8 of the Rome Statute are, as of July 17, 1998, crimes according to customary international law. This does not limit or prejudice in any way the application of existing or developing rules of international law.

[24] Par conséquent, le Statut de Rome devient le principal instrument de référence relativement à la définition des crimes internationaux, y compris à l’égard des crimes contre l’humanité. Il a non seulement force de loi en tant que convention internationale entre les pays qui l’ont ratifié, mais il est aussi présumé conforme au droit international coutumier en date de sa signature. La présomption établie par le législateur reflète l’intention des États parties au Statut de Rome de codifier la coutume et de clore certains débats concernant la définition des crimes internationaux : voir, notamment, Tadić, au paragraphe 223.

[25] En outre, ces exigences sont incorporées par renvoi aux dispositions sur les procédures d’interdiction de territoire : article 35(1)a) de la LIPR. Au moment de se prononcer sur l’interdiction de territoire d’un étranger, la SAI doit donc prendre en considération la Loi sur les crimes contre l’humanité et, par voie de conséquence, le Statut de Rome.

[26] Il convient de noter que la Loi sur les crimes contre l’humanité n’invalide pas le critère à quatre volets établi dans l’arrêt Mugesera, dans la mesure où celui-ci est conforme au droit international en vigueur. En effet, on constate que le critère est encore appliqué dans des décisions récentes en matière d’interdiction de territoire en application de l’article 35(1)a) de la LIPR : voir, notamment, les décisions Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820, et Carrasco Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 436, [2009] 1 RCF 605. Cependant, relativement aux actes commis après 1998, toute disparité entre le droit coutumier et le Statut de Rome doit être résolue en faveur de ce dernier.

II. Les procédures d’interdiction de territoire concernant M. Verbanov

[27] La description qui précède de l’évolution des crimes contre l’humanité en droit international et canadien fournit le contexte permettant de saisir la tentative du ministre visant à déclarer M. Verbanov interdit de territoire au Canada, et les décisions rendues par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et notre Cour, que je vais maintenant examiner.

A. Faits et historique judiciaire

[28] Il s’agit de la troisième fois que notre Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision relative à l’interdiction de territoire de M. Verbanov en lien avec de présumés crimes contre l’humanité commis par la police moldave alors qu’il était sous-officier. Puisque la présente demande ne soulève pas de questions factuelles, je résumerai seulement les faits pertinents et l’historique de la procédure de l’affaire.

[29] M. Verbanov est né en Moldavie. De 2007 à 2011, il était agent de terrain auprès du service de police de Chișinău, la capitale du pays. Il était affecté à l’unité chargée d’appréhender les voleurs à la tire dans les transports en commun. Étant donné qu’il s’agissait d’un travail d’interception dans des lieux publics, M. Verbanov travaillait en civil et ne portait sur lui ni arme ni menottes. Lorsqu’il était policier, il se rendait environ trois fois par semaine au poste de police central pour assister à une réunion d’unité ou pour rédiger un rapport d’incident après une arrestation. Il affirme n’avoir jamais été au courant d’actes de torture ou de mauvais traitement des détenus commis par des agents d’autres divisions. En 2011, il a obtenu la résidence permanente au Canada dans le cadre de la demande présentée par son épouse à titre de travailleuse qualifiée.

[30] En décembre 2013, l’Agence des services frontaliers du Canada a rédigé deux rapports d’interdiction de territoire en vertu de l’article 44 de la LIPR, affirmant que M. Verbanov était interdit de territoire pour grande criminalité en application de l’article 36(1)c) de la LIPR, et pour crimes contre l’humanité en application de l’article 35(1)a) de la LIPR. Le motif de grande criminalité était lié à des accusations portées contre M. Verbanov en Moldavie, accusations qui ont par la suite été rejetées par la Cour de Buiuicani de la municipalité de Chișinău.

[31] En avril 2015, la Section de l’immigration (SI) a conclu que M. Verbanov n’était pas interdit de territoire. Elle a jugé que le témoignage de M. Verbanov était crédible, et que ni lui ni les agents de son unité n’avaient commis d’actes de violence ou de torture qui pourraient constituer des crimes contre l’humanité. Quant au motif d’interdiction pour grande criminalité, la SI a tenu compte du fait que la plainte au criminel logée à l’encontre de M. Verbanov avait été rejetée par un tribunal étranger compétent. Le ministre a interjeté appel des conclusions tirées par la SI.

[32] En avril 2017, la SAI a rejeté l’appel. Elle a conclu que des agents de police moldaves ont commis des crimes d’une manière suffisamment systématique pour être qualifiés de crimes contre l’humanité, mais que le ministre n’était pas parvenu à démontrer que M. Verbanov ou des membres de son unité étaient auteurs de ces crimes. La SAI a fait remarquer que déclarer M. Verbanov interdit de territoire sur le fondement d’un tel motif aurait pour effet d’interdire de territoire tous les agents de police de pays où la corruption et les mauvais traitements sont endémiques. Elle a confirmé la conclusion de la SI selon laquelle ni M. Verbanov ni les agents de son unité n’avaient participé à la perpétration de tels crimes. La SAI a conclu que M. Verbanov n’était pas interdit de territoire, ni pour grande criminalité, ni pour crimes contre l’humanité.

[33] Le ministre a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision, au motif que la SAI avait erré dans son analyse de l’interdiction de territoire aux termes de l’article 35(1)a) de la LIPR. Les conclusions de la SAI quant au motif de grande criminalité n’ont pas été contestées. Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Verbanov, 2017 CF 1015, mon collègue le juge Michel Shore a accueilli la demande de contrôle judiciaire au motif que la SAI avait erré dans son analyse de la complicité de M. Verbanov dans la commission de crimes contre l’humanité, au vu du critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola].

[34] L’affaire a été renvoyée à la SAI. En mai 2018, elle a conclu que la torture était une pratique généralisée au sein des forces policières moldaves et constituait un crime contre l’humanité. À partir de cette conclusion, la SAI a ensuite déduit que M. Verbanov devait avoir eu connaissance des crimes commis et qu’à ce titre, il y avait « contribué de manière significative ».

[35] M. Verbanov a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Dans la décision Verbanov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 324, au paragraphe 38, ma collègue la juge Martine St-Louis a conclu que la SAI avait commis une erreur en appliquant une norme de complicité équivalant à une « complicité par association ». Bien que M. Verbanov ait aussi soutenu que la politique de l’État est un élément essentiel des crimes contre l’humanité et que la preuve n’avait pas établi l’existence d’une telle politique, elle n’a pas jugé nécessaire d’analyser la question. Elle a accueilli la demande et a renvoyé l’affaire pour que la SAI effectue une troisième évaluation.

[36] La troisième décision de la SAI fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

B. La décision de la SAI faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[37] Le 4 février 2020, la SAI a conclu que le ministre ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer que les actes de la police moldave équivalaient à des crimes contre l’humanité.

[38] La SAI a structuré son analyse en fonction du critère établi par la Cour suprême dans Mugesera, précité. En ce qui concerne le premier élément, elle a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les agents de police moldaves avaient commis des actes de torture, d’après la preuve documentaire présentée par le ministre.

[39] La SAI a ensuite examiné si l’acte interdit, soit la torture, avait été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique. Ce faisant, elle a aussi pris en compte la définition d’une attaque dans l’arrêt Mugesera. La SAI a noté que la Cour suprême avait uniquement appliqué la jurisprudence du TPIR et du TPIY, dont les Statuts ne comportent aucune référence à une exigence de politique. Elle a aussi renvoyé aux paragraphes 157 et 158 de l’arrêt Mugesera :

Le caractère généralisé ou systématique exigé soulève une question litigieuse, celle de déterminer si l’attaque doit avoir été menée conformément à une politique ou à un plan de l’État. […]

[...] Il semble que, à l’heure actuelle, le droit international coutumier n’exige pas qu’une politique sous‑tende l’attaque, mais nous n’écartons pas la possibilité qu’il évolue et pose un jour cette condition (voir p. ex. l’al. 7(2)a) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF. 183/9, 17 juillet 1998).

[40] La SAI a examiné le contexte législatif de l’arrêt Mugesera et a conclu que, 15 ans après cette affaire, la situation avait en fait évolué. La SAI a conclu que l’existence d’une politique était désormais un élément obligatoire de la notion d’« attaque généralisée ou systématique » selon le droit pénal international, en partie en raison de l’incorporation du Statut de Rome au droit canadien au moyen de la Loi sur les crimes contre l’humanité. Au paragraphe 37 de sa décision, la SAI a indiqué ce qui suit :

Pour que l’on puisse même parler de l’existence d’une attaque, je suis d’avis que la preuve doive être faite que les gestes commis ou les actes prohibés sont commis par des auteurs ayant à l’esprit une certaine intention de se conformer à une politique, à un plan, à un stratagème ou une idéologie qui émane soit de l’État, soit de l’organisation elle-même.

[41] Pour appuyer sa conclusion, la SAI a cité la jurisprudence de la CPI : République du Kenya, aux paragraphes 83 et 84; Le Procureur c Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC-01/05-01/08, le 15 juin 2009, aux paragraphes 79 et 80 [Bemba Gombo]. Les paragraphes cités de République du Kenya comprennent un renvoi à l’extrait des Éléments des crimes, reproduit ci-dessus, au paragraphe [20] .

[42] Par conséquent, la SAI a conclu que la preuve présentée par le ministre était insuffisante pour appuyer l’existence d’une attaque. Elle a conclu qu’une politique ne pouvait pas simplement être induite de la répétition d’actes prohibés, le ministre étant tenu d’apporter la preuve d’un contexte commun aux actes commis. La SAI n’a pas été en mesure de conclure que les agents de police moldaves ayant commis des actes de torture l’ont fait en pensant agir conformément à une politique ou à une idéologie. Elle a conclu que la torture, bien qu’inacceptable, était vraisemblablement le résultat de motivations individuelles, et indique :

Que ce soit pour être récompensés, éviter d’être réprimandés, pour obtenir une promotion ou pour espérer améliorer leur situation financière en recevant des pots-de-vin, la preuve appuie la prémisse selon laquelle les policiers agissaient ainsi car le système le permettait. Ils en abusaient fort probablement à des fins personnelles sans risque de conséquences réelles.

[43] En outre, la SAI a estimé que la Moldavie était un pays « qui peinait et peine encore à éradiquer les façons de faire de l’ex-URSS » et qu’elle s’était engagée à lutter contre la torture au moyen d’initiatives et de politiques. L’impunité découlant d’un système judiciaire déficient était, à son avis, insuffisante pour appuyer l’existence d’une politique, d’un plan, d’un stratagème ou d’une idéologie qui sous-tend l’attaque.

[44] La SAI a ensuite examiné les décisions Hadhiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284 et Bedi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1550, dans lesquelles notre Cour se prononce sur la contribution consciente et significative d’anciens agents de police à des crimes contre l’humanité commis par leurs organisations.

[45] La SAI a distingué ces décisions de la situation de M. Verbanov. Elle a conclu que les parties dans ces affaires avaient présumé que les violations alléguées des droits de la personne équivalaient à des crimes contre l’humanité. En outre, même sans une analyse complète, le contexte factuel et politique sous-jacent dans les deux cas suggérait que les agents de police avaient agi conformément à une politique de l’État. La SAI a conclu que ces décisions venaient confirmer plutôt qu’affaiblir son analyse.

[46] Ainsi, la SAI a conclu que les actes de torture commis par certains membres de la police moldave ne constituaient pas des crimes contre l’humanité, puisqu’ils n’ont pas été perpétrés en application d’une politique. Compte tenu de cette conclusion déterminante, la SAI a jugé ne pas être tenue d’examiner la question de la complicité, telle que définie dans Ezokola.

[47] Le ministre sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Analyse

A. Norme de contrôle

[48] Les parties s’entendent pour dire que la décision de la SAI doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Avant d’aller plus loin, certains aspects de la norme de la décision raisonnable doivent être soulignés.

[49] Les décideurs administratifs doivent prendre en compte leurs propres lois habilitantes et toute source de droit pertinente applicable à leurs décisions, y compris le droit international : Vavilov, aux paragraphes 108 à 114. La valeur interprétative du droit international est particulièrement pertinente lorsqu’une loi est explicitement adoptée dans le but d’assurer l’exécution d’obligations, comme dans le cas de la LIPR et de la Loi sur les crimes contre l’humanité : Ezokola, au paragraphe 49; B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, aux paragraphes 47 à 49, [2015] 3 RCS 704 [B010]; R. c Hape, 2007 CSC 26, aux paragraphes 53 et 54, [2007] 2 RCS 292; Vavilov, aux paragraphes 114 et 182; Elve c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 454, aux paragraphes 78 et 79. Dans ce contexte, un décideur n’est pas seulement incité à se tourner vers le droit pénal international à titre indicatif; il est tenu de le faire : B010, au paragraphe 48. En effet, à l’égard des crimes contre l’humanité, la Cour suprême a souligné l’importance d’harmoniser le droit canadien avec le droit international : Mugesera, aux paragraphes 126, 143 et 178.

[50] La jurisprudence constitue également une contrainte juridique qui pèse sur les décideurs administratifs : Vavilov, au paragraphe 112; Tan c Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, au paragraphe 22, [2019] 2 RCF 648, et Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22, au paragraphe 37. Néanmoins, les décideurs administratifs peuvent écarter un précédent pour les motifs reconnus par les principes relatifs à l’autorité du précédent. Ainsi, une décision rendue peut ne pas être contraignante par suite d’une « évolution importante du droit » : Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, au paragraphe 42, [2013] 3 RCS 1101, et Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, au paragraphe 44, [2015] 1 RCS 331. Plus précisément, lorsque le législateur modifie des lois, les précédents portant sur l’interprétation de leur ancienne version peuvent perdre leur force obligatoire : Perron-Malenfant c Malenfant (Syndic de), [1999] 3 RCS 375, au paragraphe 25; Desputeaux c Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, au paragraphe 53, [2003] 1 RCS 178, et R. c Gibson, 2008 CSC 16 au paragraphe 16, [2008] 1 RCS 397. Le professeur André Émond l’exprime succinctement dans Introduction au droit canadien (Montréal : Wilson et Lafleur, 2012), p 255 : « Il va sans dire que si le législateur modifie la rédaction de la règle interprétée, la valeur d’un précédent s’en trouvera amoindrie. »

[51] Lorsqu’un décideur administratif écarte un précédent judiciaire, la Cour n’interviendra que si les motifs donnés pour écarter ce précédent sont déraisonnables : Céré c Canada (Procureur général), 2019 CF 221 [Céré]. Par exemple, si le décideur écarte un précédent dans lequel la Cour interprète un texte législatif qui a ensuite été modifié, la Cour n’interviendra pas si le décideur a expliqué de manière acceptable les nuances entre l’ancienne et la nouvelle version du texte législatif. Toutefois, la Cour n’imposera pas son propre point de vue sur la portée de ces nuances.

B. L’exigence de politique

[52] Le motif principal invoqué par le ministre à l’encontre de la décision de la SAI est que la définition des crimes contre l’humanité en droit canadien ne contient pas d’exigence de politique. Je ne suis pas d’accord avec le ministre. La décision de la SAI est entièrement conforme au cadre susmentionné, étant donné que la conduite alléguée a été tenue après l’entrée en vigueur du Statut de Rome et de la Loi sur les crimes contre l’humanité. Je rejette également les arguments subsidiaires du ministre selon lesquels la SAI aurait mal interprété la jurisprudence de la CPI concernant l’exigence de politique ou qu’il y aurait suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour répondre à l’exigence.

1) Le défaut de suivre l’arrêt Mugesera

[53] Le ministre affirme essentiellement que la décision de la SAI est déraisonnable parce qu’elle ne suit pas le précédent faisant autorité. Selon le ministre, l’arrêt Mugesera permet d’affirmer qu’une politique n’est pas un élément essentiel de la définition des crimes contre l’humanité. Il n’était pas loisible à la SAI, un tribunal administratif, d’écarter un arrêt de la Cour suprême du Canada, le plus haut tribunal du pays.

[54] En toute déférence, l’argument du ministre inverse la hiérarchie des sources de droit. Un texte législatif l’emporte sur le droit émanant de décisions judiciaires. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’autorité qui se rattache aux décisions des tribunaux qui interprètent les textes législatifs est subordonnée aux changements subséquents apportés à la loi. Si les textes législatifs sont modifiés, leur interprétation doit aussi évoluer.

[55] L’arrêt Mugesera porte sur des faits qui se sont produits en 1992. La Cour suprême du Canada a donc dû appliquer le cadre législatif antérieur au Statut de Rome et à la Loi sur les crimes contre l’humanité. Pourtant, rendant sa décision en 2005, la Cour savait que ce cadre n’était plus en vigueur. Au sujet de la Loi sur les crimes contre l’humanité, elle a écrit que « [l]a définition du crime contre l’humanité donnée par ces dispositions diffère légèrement de celle que prévoyaient les dispositions du Code criminel applicables en l’espèce » : Mugesera, au paragraphe 118. Dans l’arrêt Munyaneza c R., 2014 QCCA 906, aux paragraphes 152 et 153, la Cour d’appel du Québec était également consciente de l’existence de nuances entre le Statut de Rome et le droit international coutumier.

[56] L’une de ces légères nuances est au premier plan de la présente affaire. Elle n’est pas passée inaperçue dans l’arrêt Mugesera. La Cour était tout à fait au courant du changement induit par le Statut de Rome concernant l’exigence de politique que j’ai examinée plus haut. Elle exprime sa conclusion en ayant recours à un langage prudent, au paragraphe 158, que je reproduis à nouveau par souci de commodité :

Il semble que, à l’heure actuelle, le droit international coutumier n’exige pas qu’une politique sous‑tende l’attaque, mais nous n’écartons pas la possibilité qu’il évolue et pose un jour cette condition (voir p. ex. l’al. 7(2)a) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF. 183/9, 17 juillet 1998).

[57] La SAI n’a donc pas agi déraisonnablement en concluant que cet aspect de l’arrêt Mugesera avait été écarté par l’évolution subséquente du droit international et surtout par l’avènement du Statut de Rome. Loin d’établir une contrainte juridique liant la SAI, les observations de la Cour concernant l’exigence de politique ont ouvert la voie à une conclusion différente dans une affaire régie par le cadre établi dans le Statut de Rome.

[58] La SAI n’est pas la seule à estimer que la conclusion de l’arrêt Mugesera relative à l’exigence de politique a été écartée par le Statut de Rome et la Loi sur les crimes contre l’humanité. La professeure Lafontaine, autorité reconnue en droit pénal international, a décrit les conséquences de l’adoption du nouveau cadre comme suit dans Prosecuting Genocide, à la p 169 :

[traduction]

Le législateur canadien a choisi, implicitement dans sa déclaration dans la Loi voulant que le Statut [de Rome] fasse partie du droit international coutumier, d’imposer une exigence selon laquelle une politique doit sous-tendre l’attaque. L’arrêt [Mugesera] de la Cour suprême a été rendu sur le fondement des anciennes dispositions du Code criminel, même si la Loi avait déjà été adoptée. La Cour a spécifiquement indiqué que les nuances dans les définitions de crimes contre l’humanité dans la Loi « n’[avaient] [...] aucune pertinence » pour les besoins de l’analyse de la question en litige. Toutefois, son interprétation de l’élément d’« attaque » de l’actus reus s’écarte de façon non-négligeable du choix législatif dont témoigne la Loi.

[…] de futures poursuites concernant des crimes commis après cette date [1998] devraient faire abstraction des arrêts Mugesera et Munyaneza et tirer une conclusion différente concernant l’exigence de politique, que le Statut de Rome soit effectivement conforme ou non au droit international coutumier sur la question.

[59] Le ministre a affirmé qu’un tribunal administratif comme la SAI ne pouvait pas légitimement entreprendre une analyse dont la conclusion ultime serait d’écarter un arrêt de la Cour suprême, suggérant de ce fait que seule une cour supérieure disposerait de ce pouvoir. Toutefois, il est faux de suggérer que les tribunaux administratifs soient assujettis à une telle contrainte. Décider si le contexte législatif qui a donné lieu à un précédent est suffisamment semblable au contexte législatif de l’affaire en l’espèce est une composante intégrale du principe de l’autorité du précédent : Céré, aux paragraphes 38 à 40. En réalité, les tribunaux administratifs ont le devoir d’effectuer cette analyse pour s’assurer de bien comprendre les contraintes juridiques qui pèsent sur leur décision.

[60] Le ministre affirme par ailleurs que les décisions rendues par notre Cour depuis quinze ans tiennent compte du cadre de l’arrêt Mugesera. Voir notamment Khachatryan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 167; Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437; Vaezzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 845; Hadhiri; Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 822. Toutes ces décisions énoncent que les détenus civils forment un groupe identifiable pouvant être la cible de crimes contre l’humanité. Toutefois, dans ces décisions, la Cour ne discute pas du sens du terme « attaque » en droit international ni de l’existence d’une exigence de politique. À l’audience, le ministre a reconnu que notre Cour n’avait jamais abordé cette question. Par conséquent, l’absence de jurisprudence sur le sujet n’étaye pas la position du ministre. Comme l’a indiqué l’avocat de M. Verbanov, une affaire dans laquelle la question en litige n’est ni soulevée ni débattue ne fait pas jurisprudence. Ces affaires n’établissent pas de contrainte juridique qui ait pu empêcher la SAI de conclure comme elle l’a fait.

[61] Le ministre n’a pas référé à d’autres contraintes juridiques dont la SAI n’aurait pas tenu compte. Par conséquent, la décision de la SAI concernant l’exigence de politique est raisonnable.

2) La mauvaise interprétation de la jurisprudence de la CPI

[62] Le ministre allègue aussi que la SAI a mal interprété la jurisprudence de la CPI qu’elle cite concernant l’exigence de politique. Si je comprends bien l’argument, la SAI n’aurait pas tenu compte des passages dans lesquels la CPI indique que des crimes contre l’humanité pourraient être commis par une organisation non étatique.

[63] Cette question, toutefois, n’est pas pertinente. Même si la question a donné lieu à un débat théorique, rien dans la décision de la SAI ne porte sur les caractéristiques qu’une organisation doit posséder pour être en mesure de lancer une attaque selon les exigences énoncées dans l’article 7(2)a) du Statut de Rome. En l’espèce, nul ne conteste que la police fait partie de l’appareil d’État. Si les actes de torture allégués avaient été perpétrés en application d’une politique, il ne fait guère de doute qu’il y aurait eu une « politique d’État ou d’une organisation » au sens de l’article 7(2)a). Je ne crois pas que la SAI ait indiqué le contraire.

[64] Je reconnais que dans l’arrêt Bemba Gombo, au paragraphe 81, la CPI a indiqué qu’une politique pouvait être mise en place « par toute organisation capable de commettre une attaque généralisée ou systématique ». La Cour a fait des observations semblables dans l’arrêt République du Kenya, aux paragraphes 90 à 92. En écrivant cela, la Cour a voulu dire que les organisations non étatiques pouvaient adopter une politique au sens de l’article 7(2)a) et non que la capacité de l’organisation remplaçait l’exigence de politique. En effet, cette dernière proposition serait peu logique. Ainsi, soutenir que la police moldave possédait une telle capacité n’avance pas l’argument du ministre. Une fois de plus, je ne pense pas que la SAI ait conclu le contraire et la question n’est pas pertinente puisque de toute manière, la SAI a jugé qu’il n’existait aucune politique de torture visant les détenus.

3) La preuve d’une politique qui sous-tend les actes de torture de la police moldave

[65] Enfin, le ministre affirme que, sans égard à la question de savoir s’il existe ou non une exigence de politique, il est clair, d’après la preuve, que les agents de police moldaves ont agi conformément à une politique, mise en œuvre par l’État ou par la police. Il semblerait que le ministre n’a pas présenté cet argument devant la SAI.

[66] Quoi qu’il en soit, la conclusion de la SAI selon laquelle les agents de police moldaves qui ont torturé des détenus n’ont pas agi conformément à une politique est raisonnable. La SAI ne s’est pas « fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise » et en a tenu compte : Vavilov, au paragraphe 126. À cet égard, la SAI a conclu que la motivation des agents de police moldaves en ce qui a trait à la torture de détenus était purement individuelle et le résultat d’un système de justice défaillant. Les actes de torture, quoique fréquents, n’obéissaient pas à une quelconque ligne directrice qui permettrait d’étayer la conclusion qu’ils étaient le produit d’un effort concerté. Comme nous l’avons vu, les crimes contre l’humanité ne sont pas censés s’appliquer aux « actes [...] spontanés ou isolés » : République du Kenya, aux paragraphes 84 et 85. La preuve d’un projet commun parmi les agents de police faisait défaut. La SAI a souligné que la Moldavie avait pris des initiatives pour empêcher les agents de police de faire usage de la torture. Bien entendu, le fait que ces initiatives aient raté leur cible ne prouve pas l’existence d’une politique de recours à la torture.

[67] Le ministre a tenté d’attaquer les conclusions de fait tirées par la SAI en attirant l’attention sur divers rapports concernant des actes de torture commis par la police moldave. Le ministre invoque notamment des décisions dans lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH] a condamné la Moldavie pour les mauvais traitements que la police avait infligés à des détenus. Ces décisions établissent l’existence de cas de torture ou de mauvais traitements par la police moldave, ce que la SAI ne nie pas. En revanche, les décisions de la CEDH n’établissent pas si ces actes de torture ou ces mauvais traitements ont été commis en application de la « politique d’un État ou d’une organisation ». En fait, la CDEH n’a pas compétence en matière pénale et ne tire pas de conclusions quant aux éléments constitutifs des crimes contre l’humanité. Dans la décision Taraburca c République de Moldova, CEDH, requête no 18919/10, 6 décembre 2011, la Cour a indiqué que ses décisions antérieures concernaient des dossiers individuels et que le groupe de dossiers concernant la répression de manifestations en avril 2009 constituait une exception à cet égard. Cela appuie la conclusion de la SAI selon laquelle la police moldave, lorsqu’elle a torturé des détenus, ne l’a pas fait en application d’une politique.

IV. Les dépens

[68] Monsieur Verbanov demande que la Cour lui adjuge des dépens en application de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. L’article 22 dispose qu’aucuns dépens ne doivent être adjugés dans les dossiers d’immigration et de protection des réfugiés, à moins qu’il n’existe des « raisons spéciales » de le faire. L’adjudication de dépens est donc exceptionnelle et repose habituellement sur le comportement répréhensible d’une des parties. En l’espèce, il est regrettable que M. Verbanov ait eu à subir sept audiences avant qu’une décision définitive soit rendue concernant son interdiction de territoire. Cela ne découle toutefois d’aucun manquement de la part du ministre. Plus précisément, M. Verbanov n’a pas invoqué au départ l’argument qui lui permet d’avoir gain de cause aujourd’hui. La règle habituelle s’appliquera donc et aucuns dépens ne seront adjugés.

V. La question à certifier

[69] Le ministre a demandé à la Cour de certifier la question suivante :

Faut-il qu’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile ou un groupe identifiable soit commise en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation pour établir les éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité de telle sorte qu’une personne soit interdite de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux aux termes de l’article 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[70] Conformément à l’article 74(d) de la LIPR, notre Cour peut certifier une « question grave de portée générale », ce qui permet à la Cour d’appel fédérale de se pencher sur la question. La Cour d’appel fédérale a déclaré qu’une question, pour être certifiée, « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au paragraphe 46, [2018] 3 RCF 674 [Lunyamila].

[71] Notre Cour a refusé de certifier une question lorsque la conclusion est dictée par des dispositions législatives non équivoques, car la question ne serait pas considérée comme étant « grave », même si elle est apparemment soulevée pour la première fois : Duri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 125 au paragraphe 19; Es-Sayyid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1415 au paragraphe 61. En l’espèce, puisque le législateur a incorporé par renvoi le Statut de Rome, où il est expressément mentionné qu’un crime contre l’humanité ne peut être commis qu’en application de la « politique d’un État ou d’une organisation », il est difficile de faire valoir l’inexistence d’une telle exigence.

[72] En outre, il n’est pas sûr que la question permettrait de régler l’affaire. Si le ministre parvient à convaincre la Cour d’appel fédérale que la question qu’il propose devrait recevoir une réponse négative, cela permettrait bien entendu de trancher la demande de contrôle judiciaire, mais pas le dossier de M. Verbanov. L’affaire devrait être renvoyée à la SAI qui devrait alors déterminer si M. Verbanov a apporté une contribution consciente et significative aux crimes commis par la police moldave. À cet égard, la juge St-Louis a conclu que la deuxième décision de la SAI, qui tirait justement cette conclusion, était déraisonnable et équivalait à une déclaration de culpabilité par association. Ainsi, même si le ministre obtenait gain de cause en ce qui concerne la question dont la certification est proposée, le résultat final pour M. Verbanov pourrait très bien être exactement le même. Du point de vue de M. Verbanov, le processus n’aurait fait que rallonger ce qui peut déjà être présenté comme « un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » : Vavilov, au paragraphe 142.

[73] Toutefois, si la question se pose à nouveau et que des réponses contradictoires sont données, le ministre aura d’autres occasions de demander la certification d’une question.

[74] Par conséquent, je refuse de certifier la question proposée.

VI. Conclusion

[75] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée sans dépens et aucune question ne sera certifiée.

[76] En terminant, je tiens à souligner que le présent jugement ne doit pas être interprété comme permettant aux agents de police d’échapper à leurs responsabilités découlant de la perpétration de crimes odieux. La question de savoir si la torture de détenus a lieu en application d’une politique d’un État ou d’une organisation doit être tranchée au cas par cas, en fonction de la preuve. En outre, un agent de police qui participe personnellement à des actes de torture serait bien évidemment interdit de territoire au Canada en application d’autres dispositions de la LIPR.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2232-20

LA COUR ORDONNE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-2232-20

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c IURII VERBANOV

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER AVRIL 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

le 28 mai 2021

COMPARUTIONS :

Daniel Latulippe

Pour le demandeur

 

Lorne Waldman

Charles Steven

Althea Song

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

 

Lorne Waldman

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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