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Date : 20210527


Dossier : T‑1656‑16

Référence : 2021 CF 498

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

JOHN WINKLER et LA SUCCESSION DE THERESIA WINKLER

PAR SON FIDUCIAIRE TESTAMENTAIRE, JOHN WINKLER

demandeurs

et

NATE HENDLEY et

JAMES LORIMER & COMPANY LTD.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS
TABLE DES MATIÈRES

Para

I. Aperçu 3

II. Les questions en litige 5

III. Analyse 6

A. L’affaire se prête bien à un jugement sommaire 6

B. Le dossier et les questions de preuve 8

1) La transcription du balado ne devrait pas être admise 10

2) La preuve de M. Fazakas est admissible 15

C. Les demandeurs n’ont pas établi la violation du droit d’auteur 25

1) Les principes généraux : faits, fiction et protection conférée par le droit d’auteur 25

2) Le contexte actuel : les faits par opposition à la fiction 31

3) L’originalité, les faits et les affirmations de véracité 42

4) L’appropriation substantielle : The Black Donnellys 53

5) Une appropriation substantielle : Vengeance of the Black Donnellys 75

D. La réparation et les dépens 78

IV. Conclusion 80

 


I. Aperçu

[1] Le 24 août 1875, au petit matin, huit membres d’une famille notoire de Lucan (Ontario), les Donnely, armés de simples gourdins, remportèrent une féroce bataille de rue contre dix‑huit villageois, résolus à se venger. Ou est‑ce bien le cas? C’est cette question, et d’autres semblables, qui se posent dans la présente action en violation du droit d’auteur parce que les demandeurs affirment que cette bataille a été une création fictive de Thomas P. Kelley, dans son ouvrage de 1954 intitulé The Black Donnellys. Ils prétendent que l’ouvrage de Nate Hendley, daté de 2004 et intitulé The Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada Deadliest Feud, viole le droit d’auteur sur The Black Donnellys et sa suite, Vengeance of The Black Donnellys, notamment en reproduisant les événements fictifs de M. Kelley, sa manière inventive d’enjoliver des faits historiques, de même que son style narratif cinématographique.

[2] M. Hendley et son éditeur, James Lorimer & Company Ltd, admettent que M. Hendley s’est servi des ouvrages de M. Kelley, entre autres sources, pour faire des recherches pour son propre livre. Mais, soutiennent‑ils, le livre de M. Hendley est une œuvre littéraire originale qui n’est pas une copie des ouvrages de M. Kelley ou d’une autre source quelconque. Ils disent aussi que The Black Donnellys de M. Kelley est de nature factuelle et estiment qu’étant donné que M. Kelley et ses ayants droit ont qualifié cet ouvrage d’œuvre de non‑fiction à caractère historique, ils ne peuvent pas maintenant revendiquer un droit d’auteur sur les personnes et les événements qui y sont décrits.

[3] Je conclus qu’il n’y a pas eu de violation du droit d’auteur.

[4] Je conviens avec les défendeurs qu’un auteur qui publie un récit de non‑fiction à caractère historique ne peut pas prétendre plus tard que ce récit est en fait fictif dans le but de se soustraire au principe selon lequel il ne peut y avoir de droit d’auteur sur des faits. Ayant présenté la bataille de rue des Donnelly et d’autres faits et événements comme un récit historique inspiré de [traduction] « sources incontestables », M. Kelley ne pouvait pas affirmer plus tard qu’il ne fallait pas le prendre à la lettre. Ses ayants droit ne sont pas mieux placés que lui et, de la même façon, ils ne peuvent pas faire valoir que les faits étaient en réalité fictifs et donc soumis à la protection du droit d’auteur. Les passages en question ne sont pas exclus de l’évaluation permettant de déterminer s’il y a eu copie d’une part importante des ouvrages de M. Kelley, mais le caractère substantiel doit être déterminé par rapport à l’originalité de l’œuvre qui justifie la protection du droit d’auteur. Après avoir pris en considération les œuvres, leur originalité et les prétendues similitudes sous un angle global, je conclus que M. Hendley n’a pas copié une partie importante de l’un ou l’autre des deux livres de M. Kelley.

[5] Pour arriver à cette conclusion, j’ai considéré comme admissible la preuve d’expert des demandeurs au sujet de l’historique de la famille Donnelly, même si elle vient du père de l’avocat des demandeurs. Les doutes des défendeurs en matière d’indépendance, en raison de ce lien familial, sont bien fondés, mais je conclus que le rapport d’expert des demandeurs répond à la norme peu exigeante qu’a établie la Cour suprême du Canada en matière d’admissibilité et d’indépendance d’un expert. Cela dit, comme j’ai conclu que les demandeurs ne peuvent pas désavouer la nature factuelle du récit de M. Kelley, cette preuve, en fin de compte, n’a en l’espèce que peu d’incidence.

[6] La requête en jugement sommaire des demandeurs est donc rejetée, la requête en jugement sommaire des défendeurs est accueillie, et l’action est rejetée. Les parties pourront déposer des observations sur les dépens, conformément au calendrier fixé à la conclusion des présents motifs.

II. Les questions en litige

[7] La déclaration des demandeurs comporte des allégations de violation du droit d’auteur, de violation de droits moraux, de « passing off » et de concurrence déloyale. Cependant, au moment de déposer leur requête en jugement sommaire à l’égard des allégations de violation du droit d’auteur, les demandeurs ont expressément abandonné les autres causes d’action. Après le dépôt des documents des parties concernant la requête en jugement sommaire des demandeurs, les défendeurs ont déposé leur propre requête en jugement sommaire en vue de faire rejeter l’action, une requête qu’ils plaideraient en prenant pour base les mêmes documents. Cette manière de procéder n’a suscité aucune objection, et les parties conviennent que l’affaire devrait être entièrement tranchée dans le cadre de ces requêtes.

[8] Les requêtes en jugement sommaire des parties soulèvent donc les questions suivantes :

  1. La présente affaire se prête‑t‑elle bien à un jugement sommaire?

  2. La Cour devrait‑elle admettre en preuve dans le cadre des requêtes :

  • 1) la transcription d’un balado écrit par M. Hendley;

  • 2) les rapports d’experts de Raymond Leslie Fazakas?

  1. Les demandeurs ont‑ils établi que les défendeurs ont violé leur droit d’auteur?

  2. Si oui, quelles sont les mesures de réparation appropriées?

III. Analyse

A. L’affaire se prête bien à un jugement sommaire

[9] La Cour rend un jugement sommaire en l’absence d’une « véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense » : Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, [Règles], au para 215(1). Dans l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, la juge Karakatsanis a décrit avec concision la norme de l’« absence de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès » :

Il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès lorsque le juge est en mesure de statuer justement et équitablement au fond sur une requête en jugement sommaire. Ce sera le cas lorsque la procédure de jugement sommaire (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste.

[Non souligné dans l’original; arrêt Hryniak, au para 49.]

[10] L’arrêt Hryniak a été tranché dans le contexte de la règle relative aux jugements sommaires que prévoient les Règles de procédure civile de l’Ontario, RRO 1990, Règl 194. Cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé la pertinence de cet arrêt à l’égard des requêtes en jugement sommaire déposées sous le régime des Règles des Cours fédérales [les Règles], tout en mettant en garde contre le fait d’importer aveuglément les opinions exprimées dans cet arrêt, car cela pourrait avoir pour effet de modifier l’article 215 des Règles : Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, aux para 11–17; Badawy c Igras, 2019 CAF 153, au para 7. Les principes qui régissent les requêtes en jugement sommaire soumises à la Cour fédérale ont été résumés de manière utile par la juge Fuhrer dans la décision Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2019 CF 1524, au paragraphe 42, en s’inspirant de la décision de la juge Mactavish, qui siégeait alors à notre Cour, dans Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc, 2018 CF 1112, aux paragraphes 24–41.

[11] Dans la présente affaire, les deux parties ont déposé une requête en jugement sommaire et les deux demandent à la Cour de trancher l’affaire dans le cadre de ces requêtes. Aucune des deux ne fait valoir qu’il existe une véritable question à trancher nécessitant la tenue d’un procès. Au contraire, dans une lettre adressée à la Cour les parties ont convenu que l’instance pouvait être réglée de manière définitive par voie sommaire. La Cour n’est pas liée par une telle entente et de telles observations, mais elles sont convaincantes, surtout pour ce qui est d’évaluer si un jugement sommaire est un « moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste » : Hryniak, au para 49; Règles des Cours fédérales, art 3.

[12] La présente affaire comporte quelques éléments complexes sur le plan des faits et de la preuve, notamment en rapport avec les événements décrits dans les livres sur les Donnelly, la question de savoir s’ils sont véridiques et la mesure dans laquelle cela est important dans l’analyse. Cependant, ces éléments complexes n’empêchent pas de trancher de manière juste et équitable la présente affaire sur le fond. Je suis convaincu que les informations qui m’ont été soumises me permettent de tirer les conclusions de fait nécessaires et d’y appliquer les règles de droit pertinentes. Je suis également persuadé, compte tenu des enjeux et des montants qui sont en cause, des éléments de preuve produits ainsi que de l’argument mutuel des parties selon lequel il n’y a pas de questions nécessitant la tenue d’un procès, qu’un jugement sommaire est un bon moyen d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible : Règles des Cours fédérales, art 3.

B. Le dossier et les questions de preuve

[13] La présente action porte principalement sur trois livres : Thomas P. Kelley, The Black Donnellys (Richmond Hill : Firefly Books, 1993), paru pour la première fois en 1954, Thomas P. Kelley, Vengeance of the Black Donnellys (Richmond Hill : Firefly Books, 1995), paru pour la première fois en 1962, et Nate Hendley, The Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada Deadliest Feud (Toronto : Lorimer, 2009), paru pour la première fois en 2004. Par souci de commodité et pour éviter toute confusion, j’appellerai les deux livres de M. Kelley The Black Donnellys et Vengeance, et celui de M. Hendley The Outrageous Tale. Tant The Black Donnellys que The Outrageous Tale relatent censément l’histoire véritable de la célèbre famille Donnelly, dont cinq membres périrent aux mains d’un groupe d’individus en février 1880, après des dizaines d’années d’activités criminelles et de conflits. Vengeance est un récit plus fantaisiste, et son sous‑titre : Canada Most Feared Family Strikes Back From the Grave, en illustre le caractère essentiellement fictif.

[14] Nul ne conteste que les demandeurs sont aujourd’hui titulaires du droit d’auteur sur The Black Donnellys et sur Vengeance. John Winkler est le fils et l’héritier de Theresia Winkler, décédée en 2016. Mme Winkler était l’unique bénéficiaire de M. Kelley, qui est mort en 1982. Même si M. Kelley avait cédé de son vivant le droit d’auteur sur les livres à une tierce partie, notre Cour a confirmé en 2002 que Mme Winkler en deviendrait titulaire en 2007 par application de l’article 14 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42, que l’on appelle la disposition « Dickens » : Winkler c Roy, 2002 CFPI 950, aux para 6–7, 57–59, 63.

[15] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont déposé une copie des œuvres complètes dans les documents relatifs à leurs requêtes, s’en remettant plutôt à des extraits. À l’audience, je me suis demandé si je serais capable d’évaluer s’il y avait eu appropriation substantielle, par The Outrageous Tale, de The Black Donnellys ou de Vengeance sans en avoir en main une copie complète. Avec l’accord des défendeurs, j’ai autorisé les demandeurs à déposer un autre affidavit auquel seraient joints les livres complets afin que la Cour puisse les consulter, et cela a été fait peu après l’audience.

[16] En plus des œuvres elles‑mêmes, les demandeurs ont déposé l’affidavit de John Winkler, titulaire du droit d’auteur sur les livres de M. Kelley, ainsi que l’affidavit de Raymond Leslie Fazakas, auquel étaient joints un rapport d’expert et un rapport d’expert supplémentaire. Les deux rapports de M. Fazakas font état, notamment, de son opinion selon laquelle The Black Donnellys est [traduction] « une fiction, presque aux deux tiers », et que M. Kelley a inventé de toutes pièces un certain nombre des faits et des événements relatifs aux Donnelly qui figurent dans le livre.

[17] Les défendeurs ont répondu en déposant des affidavits de Nate Hendley, auteur de The Outrageous Tale, de James Lorimer, président de Lorimer, l’actuel éditeur de The Outrageous Tale, ainsi que de Louise McLean, auxiliaire juridique auprès du cabinet d’avocats représentant les défendeurs. M. Hendley et M. Lorimer ont tous deux décrit, notamment, leur avis selon lequel The Black Donnellys était un récit factuel de l’histoire des Donnelly. M. Winkler a déposé un affidavit en réplique, portant sur des questions évoquées dans l’affidavit de M. Hendley. MM. Winkler, Fazakas et Hendley ont été contre‑interrogés sur leurs affidavits.

[18] Deux jours avant l’audition des requêtes en jugement sommaire, les demandeurs ont déposé une requête en vue d’obtenir l’autorisation de produire la transcription d’un épisode d’un balado que M. Hendley avait écrit sur les Donnelly. Les défendeurs s’opposent à la production de cette transcription, et ils font également valoir que la preuve de M. Fazakas devrait être déclarée inadmissible. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la transcription du balado ne devrait pas être admise, et que les rapports de M. Fazakas sont admissibles.

1) La transcription du balado ne devrait pas être admise

[19] En février 2020, la série de balados intitulée « Canadian True Crime » a diffusé un épisode sur la famille Donnelly que M. Hendley avait écrit. Les demandeurs ont pris les dispositions nécessaires pour que l’on fasse une transcription de cet épisode et ils ont demandé l’autorisation de la déposer lors de l’audition des requêtes en jugement sommaire. Ils font valoir que ce balado [TRADUCTION] « exclut ostensiblement » des faits que, allèguent‑ils dans la présente action, M. Kelley a inventés ou enjolivés, comme la bataille de rue décrite au début des présents motifs. Ils souhaitent se servir de la transcription pour miner l’affirmation de M. Hendley selon laquelle il croit que les événements relatés dans le livre de M. Kelley sont factuels.

[20] M. Winkler a souscrit un affidavit à l’appui de la requête, y joignant la transcription ainsi que quelques informations et lettres connexes. Bien que la requête ne vise qu’à obtenir l’autorisation de déposer la transcription, celle‑ci, pour qu’on puisse la considérer comme une preuve admissible dans le cadre de la requête en jugement sommaire, devrait être présentée par la voie d’un affidavit : article 363 des Règles. Je considère donc que la requête des demandeurs constitue en fait une demande visant à déposer l’affidavit de M. Winkler, avec la transcription jointe à titre de pièce.

[21] L’affidavit et la transcription ont été mis de l’avant après la date fixée pour le dépôt des preuves dans l’ordonnance de mise au rôle qui s’applique aux présentes requêtes, après la tenue de tous les contre‑interrogatoires et après que les parties ont déposé leurs mémoires des faits et du droit. Essentiellement, les demandeurs sollicitent donc une prorogation de délai pour déposer l’affidavit et la transcription en vertu du paragraphe 8(1) des Règles, ainsi que l’autorisation de déposer des preuves supplémentaires après les contre‑interrogatoires en vertu du paragraphe 84(2) des Règles.

[22] Pour évaluer s’il convient de proroger le délai prévu pour le dépôt d’un affidavit, le tribunal doit prendre en considération : i) les motifs du délai et ii) la « valeur intrinsèque » de l’affidavit, évaluée en fonction de sa pertinence, de son admissibilité et de l’usage que le tribunal peut en faire : décision Altana Pharma Inc c Novopharm Limited, 2007 CF 1183, aux para 13–22, appliquant les décisions Mapei Inc c Flextile Ltd, [1995] ACF no 180, 59 CPR (3d) 211 (CFPI) et Strykiwsky c Stony Mountain, 2000 CanLII 16155 (CF), aux para 7‑9. L’ultime question à laquelle la Cour doit répondre consiste à « s’assurer que justice est faite entre les parties » : Altana, au para 22.

[23] Pour évaluer s’il convient d’admettre une preuve après la tenue de contre‑interrogatoires, le tribunal doit prendre en considération : i) la pertinence de l’affidavit proposé, ii) l’absence de préjudice causé à la partie adverse, iii) l’utilité pour le tribunal et iv) l’intérêt général de la justice, ce qui inclut le fait de savoir si cette preuve était disponible ou aurait pu être obtenue à une date antérieure : Canmar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2019 CF 1229, aux para 11–12, appliquant Pfizer Canada Inc c Rhoxalpharma Inc, 2004 CF 1685, au para 16.

[24] Il est évident que ces facteurs se chevauchent. Après les avoir examinés de façon conjointe et cumulative, je rejette la demande de dépôt de l’affidavit supplémentaire de M. Winkler, ainsi que de la transcription qui y est jointe.

[25] Le balado en question a été diffusé en février 2020, avant que les affidavits aient été déposés et les contre‑interrogatoires tenus. La seule explication des demandeurs pour laquelle la transcription n’a pas été produite plus tôt est que M. Winkler a pris connaissance du balado en consultant la page Facebook de M. Hendley en décembre 2020, soit une semaine avant l’audience. Rien n’indique que le balado était caché ou par ailleurs indisponible avant cela. M. Winkler n’avait tout simplement pas fait le travail de recherche qui ne l’a amené à apprendre l’existence du balado qu’après le dépôt de tous les documents pertinents. Comme on le dit souvent, les parties à une requête en jugement sommaire sont tenues de présenter leur cause sous son « meilleur jour »; arrêt Miller c Canada, 2019 CAF 61, aux paragraphes 17, 40. À mon avis, cela consiste pour elles, notamment, à effectuer en temps opportun toutes les recherches factuelles qu’elles jugent nécessaires à la poursuite ou à la défense de leur requête, de façon à ce que les faits puissent être mis de l’avant.

[26] Fait plus important, je considère que la preuve proposée est peu pertinente ou utile. Dans la présente action, il est question de savoir si le livre de M. Hendley viole le droit d’auteur afférent aux ouvrages de M. Kelley, au sens des articles 3 et 27 de la Loi sur le droit d’auteur. La manière dont M. Hendley a pu avoir écrit sur les Donnelly dans un contexte différent, 16 ans après la première parution de son livre, n’a aucune incidence sur la question. Le balado en question raconte une version raccourcie de l’histoire des Donnelly, sous forme narrative. La preuve n’indique pas la durée du balado, mais la partie pertinente de la transcription s’étend sur 18 pages, ce qui est nettement plus succinct que les deux ouvrages The Outrageous Tale et The Black Donnellys. Comme le reconnaissent les demandeurs, le balado ne prétend pas être un compte rendu exhaustif de ce que l’on sait sur les Donnelly ou de ce qui est raconté dans le livre de M. Hendley. Les demandeurs font valoir qu’ils auraient pu contre‑interroger M. Hendley à propos de la raison pour laquelle, dans le balado, des faits importants n’étaient pas inclus ou étaient racontés différemment. Il est toutefois difficile de voir en quoi les choix rédactionnels qui ont été faits au moment de la création du balado seraient particulièrement probants, relativement même à la question tangentielle qu’est la croyance persistante de M. Hendley en l’exactitude du livre de M. Kelley.

[27] Je ne suis pas d’avis non plus que la rédaction ou la teneur du balado est pertinente ou utile pour la Cour pour ce qui est de trancher la question des dommages‑intérêts. Les demandeurs font valoir que la bonne ou la mauvaise foi des défendeurs, ainsi que leur comportement au cours de l’instance, sont pertinents pour leur demande de dommages‑intérêts préétablis : Loi sur le droit d’auteur, al 38.1(5)a)–b). Cependant, même si M. Hendley a délibérément omis dans le balado des faits narratifs qui sont visés par le présent litige, les demandeurs ont été incapables d’indiquer clairement si – ou pourquoi – il s’agirait là d’un facteur aggravant ou atténuant lors du calcul des dommages‑intérêts.

[28] Mes conclusions quant à la pertinence de la transcription du balado servent également à répondre à l’argument des demandeurs selon lequel les défendeurs se trouvaient dans l’obligation positive de produire le balado dans le cadre des obligations de communication préalable que leur imposaient les articles 222 et 226 des Règles.

[29] Pour ce qui est de l’intérêt de la justice et du préjudice causé aux parties, je tiens compte du fait que l’on devrait généralement permettre aux demandeurs de tenter de prouver leur cause, et ce, de la manière qu’ils jugent appropriée. À l’inverse, admettre l’affidavit et la transcription du balado mettrait les défendeurs dans la situation où ils ne seraient pas en mesure de répondre en produisant leurs propres preuves. Les demandeurs n’ont pas cherché à obtenir un ajournement des requêtes ni la possibilité de contre‑interroger M. Hendley sur la transcription. Ils ont simplement voulu déposer la transcription à l’audience et présenter leurs arguments sur ce document. Dans les circonstances d’une requête qui a duré des mois à préparer – le tout pendant que le balado était, semble‑t‑il, disponible en ligne – ce serait injuste pour les défendeurs.

[30] Compte tenu de la totalité de ces facteurs, je conclus que l’intérêt de la justice milite contre l’admission de la transcription du balado. Cette preuve a peu de valeur intrinsèque, elle serait peu utile pour aider la Cour à trancher les principaux points des requêtes dont il est question en l’espèce, les motifs de son apparition tardive ne sont pas convaincants, et les défendeurs ne devraient pas être tenus de débattre d’une preuve à laquelle ils n’ont eu aucune chance de répondre. La requête des demandeurs en vue de produire la transcription du balado et l’affidavit connexe est donc rejetée.

2) La preuve de M. Fazakas est admissible

[31] Une bonne part des arguments des demandeurs reposent sur la preuve d’expert de M. Fazakas. Ce dernier est auteur, chercheur et avocat à la retraite. Son intérêt à l’égard des Donnelly, et la connaissance qu’il en a, sont particuliers, car il a passé plus d’une cinquantaine d’années comme [TRADUCTION] « chercheur non professionnel » au sujet de la famille, et il a écrit sur celle‑ci plusieurs livres, articles et documentaires télévisés, dont The Donnelly Album (Willowdale : Firefly Books, 1995), paru pour la première fois en 1977 et écrit sous le nom de Ray Fazakas. M. Hendley a fait référence à The Donnelly Album comme source dans le cadre de ses recherches sur The Outrageous Tale et il a consigné cette source dans sa bibliographie, de pair avec The Black Donnellys, Vengeance et deux autres livres sur les Donnelly.

[32] M. Fazakas a établi deux rapports. Dans le premier, il a résumé les livres mentionnés dans la bibliographie de M. Hendley (hormis le sien), il a joint et énuméré d’autres écrits sur les Donnelly et sur les livres de M. Kelley, et il a fait part de son opinion selon laquelle environ 45 passages de The Black Donnellys sont fictifs. Cela inclut une liste parallèle des passages juxtaposés à ceux de The Outrageous Tale, souvent avec des commentaires comparatifs sur les deux. Dans son second rapport, M. Fazakas fait état d’une opinion supplémentaire sur les livres de M. Kelley ainsi que sur la mesure dans laquelle ceux‑ci sont fictifs, sur l’origine du nom « The Black Donnellys », de même que sur d’autres sources, tant fictives qu’historiques, portant sur les Donnelly.

[33] Les défendeurs font valoir que la preuve de M. Fazakas ne devrait pas être admise. Ils considèrent que ce dernier n’est pas indépendant et impartial, et qu’il a bel et bien agi comme défenseur pour les demandeurs. Ils soutiennent donc qu’il n’est pas un expert dûment qualifié et que sa preuve ne répond pas aux exigences en matière d’admissibilité que la Cour suprême du Canada a énoncées dans les arrêts R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, à la page 20, et White Burgess Langille Inman c Abbott et Haliburton Co, 2015 CSC 23, au paragraphe 19. Ils soulignent en particulier que M. Fazakas est le père de l’avocat qui représente les demandeurs, que c’est en fait lui qui a engagé la présente instance en attirant l’attention de M. Hendley sur l’existence du livre de M. Winkler et en notant des similitudes avec les livres de M. Kelley, et qu’il a été chargé de relever les passages censément contrefaisants de The Black Donnellys sur lesquels les demandeurs s’appuient maintenant.

[34] À titre préliminaire, les demandeurs font valoir qu’il ne faudrait pas autoriser les défendeurs à s’opposer à la preuve de M. Fazakas, car ils n’ont pas évoqué la question avant de déposer leur mémoire des faits et du droit sur les présentes requêtes, et ce, même s’ils avaient reçu les rapports en question des années plus tôt. Je ne suis pas de cet avis. Indépendamment de toute communication antérieure, les demandeurs ne se sont pas fondés sur les rapports de M. Fazakas pour leur requête en jugement sommaire avant de les déposer avec leur dossier. Il était légitime de la part des défendeurs de s’opposer à une telle preuve en réponse. Il y a certainement lieu d’encourager les parties à donner rapidement avis d’une telle opposition : R c Docherty, 2010 ONSC 3628, au para 12, mais je ne puis conclure dans ces circonstances que les défendeurs ont renoncé à tout droit d’opposition parce qu’ils n’ont pas soulevé expressément la question plus tôt. Les demandeurs ne peuvent pas non plus prétendre que l’opposition les a pris par surprise, car la relation familiale risquait manifestement d’être un problème dès le départ, et les défendeurs, en contre‑interrogatoire, ont posé des questions bien précises à propos de la relation et du rôle de M. Fazakas dans le cadre du litige, confirmant et élargissant ainsi leurs motifs d’opposition.

[35] En ce qui concerne le bien‑fondé de l’opposition, dans l’arrêt White Burgess le juge Cromwell, de la Cour suprême, a décrit un examen à deux volets qui permet de déterminer l’admissibilité d’une preuve d’expert. Premièrement, le proposant doit établir le seuil d’admissibilité de la preuve à partir des quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Mohan : la pertinence, la nécessité, l’absence d’une règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert : White Burgess, au para 23; Mohan, à la p 20. Deuxièmement, à titre discrétionnaire, la Cour soupèse les risques et les bénéfices éventuels que présente l’admission de la preuve, afin de décider si les premiers sont justifiés par les seconds : White Burgess, au para 24; Mohan, à la p 21. Ces critères s’appliquent tant aux affaires de violation du droit d’auteur qu’aux autres affaires de propriété intellectuelle : Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73, au para 49.

a) L’étape 1 de l’analyse de l’arrêt White Burgess : l’admissibilité

[36] Les défendeurs font valoir que M. Fazakas ne répond pas à l’exigence de la « qualification suffisante de l’expert » qui est énoncée dans l’arrêt Mohan, une exigence qui met en cause l’indépendance de l’expert et son obligation envers le tribunal : White Burgess, aux para 52–53. En analysant cette obligation, le juge Cromwell a fait sienne la formulation du juge Cresswell dans The Ikarian Reefer, soulignant l’importance que le témoignage d’un expert soit « le produit indépendant de l’expert n’ayant subi quant à la forme ou au fond aucune influence dictée par les exigences du litige » et qu’il soit « perçu comme tel » : White Burgess, au para 27, adoptant National Justice Compania Naviera SA c Prudential Assurance Co Ltd (« The Ikarian Reefer »), [1993] 2 Lloyd Rep 68 (BR), à la p 81, conf par [1995] 1 Lloyd Rep 455 (CA), à la p 496.

[37] Parallèlement, la Cour suprême a confirmé qu’une simple apparence de partialité n’est pas suffisante pour rendre un témoignage d’expert inadmissible, et que la norme à appliquer n’est pas celle de « savoir si une personne raisonnable considérerait que l’expert n’est pas indépendant » : Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville) 2015 CSC 16, au para 106. Au contraire, un témoignage d’expert est inadmissible si son manque d’indépendance le rend « incapable de fournir une opinion impartiale dans les circonstances propres à l’instance » : White Burgess, au para 36, citant Mouvement laïque québécois, au para 106. Cela arrive rarement : White Burgess, au para 49. En fin de compte, la question consiste à savoir si l’expert peut et veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal, soit d’être juste, objectif et impartial : White Burgess, aux para 46, 50.

[38] Pour procéder à cette évaluation, le tribunal doit prendre en compte les circonstances particulières, la nature du témoignage proposé ainsi que la nature et le degré de tout rapport entre l’expert et l’instance ou une partie : White Burgess, au para 49. Les défendeurs invoquent en particulier le passage suivant, tiré de la description que la Cour suprême a faite de ces préoccupations, en faisant état du lien familial de M. Fazakas avec l’avocat et de son rôle de défense envers les demandeurs :

Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du litige suscite des préoccupations. Il en va ainsi des liens familiaux étroits avec une partie et des situations où l’expert proposé s’expose à une responsabilité professionnelle si le tribunal ne retient pas son opinion. De même, l’expert qui, dans sa déposition ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non‑conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut pas fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.

[Non souligné dans l’original; White Burgess, au para 49.]

[39] Les défendeurs soulignent également la décision que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendue en 2010 dans l’affaire Docherty. Dans celle‑ci, la juge Wein a jugé non admissible un rapport psychiatrique établi par le père de l’avocat de la défense : Docherty, aux para 1–4, 14. Elle a souligné la perception qu’avait, aux yeux du public, l’introduction d’une telle preuve, notamment dans une affaire de détermination de la peine pour homicide involontaire, et a décrété que [TRADUCTION] « [l]a crainte de partialité de même que la possibilité d’un parti pris subconscient font obstacle à son admissibilité » : Docherty, au para 14. La juge Wein s’est dite aussi particulièrement préoccupée par le fait que le rapport du psychiatre ne dévoilait pas la relation avec son fils : Docherty, au para 15.

[40] Je crois que les défendeurs se sont acquittés de leur fardeau de montrer l’existence d’un « motif réaliste » pour ne pas admettre la preuve de M. Fazakas : White Burgess, au para 48. Il incombe donc aux demandeurs d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le seuil d’admissibilité est atteint : White Burgess, au para 48.

[41] Les demandeurs font valoir qu’en dépit du lien familial il ressort de la preuve que M. Fazakas est au courant de son obligation principale envers le tribunal, et qu’il peut et veut s’en acquitter. Ils font état d’un certain nombre de circonstances qui, disent‑ils, confirment cette conclusion et distinguent la présente situation de celle dont il était question dans l’affaire Docherty. En particulier, ils allèguent que la preuve de M. Fazakas concorde avec ses écrits antérieurs sur les ouvrages de M. Kelley, même avant le litige, ce qui dénote que le « critère décisif » évoqué par la Cour suprême du Canada – si la preuve serait la même, peu importe la partie qui aurait retenu ses services – est respecté : White Burgess, au para 32. Ils signalent que, contrairement au psychiatre dans l’affaire Docherty, le rapport de M. Fazakas révèle ouvertement qu’il est le père de l’avocat des demandeurs. Ceux‑ci font valoir en outre que M. Fazakas est intervenu dans l’affaire avant son fils, qui n’était pas le premier avocat des demandeurs, de sorte qu’il faudrait considérer le problème comme une question de [TRADUCTION] « choix de son avocat » plutôt qu’une question de [TRADUCTION] « choix d’un expert ». Enfin, les demandeurs soutiennent que la Cour peut inférer qu’il n’y a pas d’autres experts vivants qui pourraient fournir la même preuve que M. Fazakas.

[42] En ce qui concerne le dernier de ces points, en l’absence d’une preuve quelconque que les demandeurs ont tenté, sans succès toutefois, de retenir les services d’un autre expert, je ne puis me fonder sur la présumée nécessité d’avoir M. Fazakas comme expert. Je ne considère pas non plus qu’il est particulièrement important de savoir qui, de l’avocat ou de l’expert, est intervenu en premier dans l’affaire, car le souci entourant le risque de partialité et l’incapacité d’être objectif reste le même.

[43] Néanmoins, je suis convaincu tout compte fait que la preuve de M. Fazakas satisfait au seuil d’admissibilité, lequel n’a pas à être « particulièrement exigeant » : White Burgess, au para 49. Je suis persuadé, après avoir examiné la preuve de M. Fazakas, et cela inclut la transcription de son contre‑interrogatoire, qu’en dépit de sa relation avec l’avocat et de son lien avec l’objet de la présente affaire, il était au fait de son obligation principale envers la Cour, et qu’il pouvait et voulait s’en acquitter : White Burgess, au para 49.

[44] Je souscris aux préoccupations soulevées par la juge Wein dans l’affaire Docherty à propos de l’impression qui se dégage du fait que le père d’un avocat fournisse une preuve d’opinion. Toutefois, après l’affaire Docherty, la Cour suprême a confirmé, dans l’arrêt White Burgess, que la norme applicable n’est pas celle de l’« observateur raisonnable » : White Burgess, aux para 36, 50. Même si la perception qu’a le public de l’administration de la justice reste un facteur pertinent, le critère d’admissibilité est celui que j’ai décrit plus tôt. En outre, le contexte de la présente instance, dans laquelle des parties privées contestent une violation du droit d’auteur, est différent de la question de détermination de la peine qui était en litige dans l’affaire Docherty, une affaire dans laquelle des facteurs d’intérêt public revêtaient une importance accrue : Docherty, au para 14. Bien qu’il arrive rarement que l’on produise une preuve émanant d’un membre de la famille d’un avocat, et rarement aussi qu’elle soit admise, ce fait, selon moi, ne fait pas automatiquement obstacle à l’admissibilité dans tous les cas ou en toutes circonstances.

[45] En ce qui concerne l’allégation selon laquelle, dans ses rapports, M. Fazakas se livre à un plaidoyer, je conviens qu’il y a des aspects de ces documents qui débordent le cadre de l’expertise de M. Fazakas sur l’histoire de la famille Donnelly. Je me soucie particulièrement des efforts qu’a faits M. Fazakas pour traiter non seulement de ce qui est fictif et factuel dans The Black Donnellys, mais aussi de la mesure dans laquelle il y a dans The Outrageous Tale des passages qui sont semblables à ceux de The Black Donnellys. M. Fazakas n’est pas un expert en la matière et la Cour n’a pas besoin d’une aide spécialisée à cet égard. Cela inclut le fait que M. Fazakas a fait des comparaisons entre des extraits des deux textes dans lesquelles il a supprimé des passages pour faire ressortir l’apparente similitude. Cependant, bien que je croie que ces aspects de sa preuve n’aident pas la Cour, je ne pense pas qu’ils rendent cette preuve irrecevable dans son ensemble ou ses rapports inadmissibles.

[46] Le lien familial est un sujet préoccupant, et il s’agit là d’une situation à éviter. Dans l’ensemble, toutefois, je conclus que nous n’avons pas affaire ici à l’un des « cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale », vu les circonstances particulières de l’espèce et la preuve de M. Fazakas : White Burgess, au para 49. Je conclus que la preuve de M. Fazakas satisfait au seuil d’admissibilité énoncé dans l’arrêt Mohan.

b) L’étape 2 de l’analyse de White Burgess : La fonction de gardien

[47] Même dans les cas où une preuve d’expert satisfait à ce seuil fondamental d’admissibilité, des préoccupations en matière d’impartialité continuent d’être présentes à la seconde étape discrétionnaire de la « fonction de gardien », où l’utilité de la preuve est soupesée par rapport aux dangers potentiels que l’on associe à une preuve d’expert : White Burgess, aux para 16, 19, 24, 54; Mohan, à la p 21. Le juge Cromwell a fait une mise en garde au sujet de cette seconde étape à l’intention des provinces où les règles ne permettent pas de soupeser la preuve dans le cadre d’une requête en jugement sommaire : White Burgess, au para 55. La juge Fuhrer a récemment conclu que ces préoccupations ne s’appliquent qu’aux requêtes en jugement sommaire que l’on soumet à la Cour fédérale en vertu de l’article 215 des Règles : Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794, au para 20. S’il est entièrement exclu par l’article 215 des Règles de soupeser une preuve d’expert, cela donne à penser qu’il faudrait admettre la preuve de M. Fazakas en se fondant exclusivement sur la première étape de l’analyse décrite dans l’arrêt White Burgess.

[48] La question de soupeser la preuve d’expert se pose aussi à cause des arguments des défendeurs selon lesquels il convient d’accorder peu ou pas de poids aux rapports, même si ces derniers sont admis, du fait, d’une part, de la question de l’indépendance et, d’autre part, de la valeur probante restreinte de cette preuve. Il n’est nul besoin que je tranche ces questions, vu que le poids accordé à la preuve de M. Fazakas n’a, en définitive, pas d’incidence sur l’issue des présentes requêtes. J’ai toutefois les observations suivantes à formuler.

[49] Premièrement, il est évident que les questions de crédibilité, qui peuvent jouer un rôle de premier plan au moment d’attribuer un certain poids à une preuve, ne devraient pas être tranchées dans le cadre d’une requête en jugement sommaire : Rallysport (2019), au para 42(F); Newman c Canada, 2016 CAF 213, au para 57; décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, aux para 24, 29. Dans la présente affaire, il n’y a aucune question de crédibilité à régler. Les défendeurs n’ont pas non plus produit une preuve d’expert contraire.

[50] Deuxièmement, malgré la mise en garde générale contre le fait de soupeser une preuve dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il est possible au moins de la soupeser et de l’évaluer d’une certaine façon. Dans l’arrêt Canada c 100193 PEI Inc, la Cour d’appel a confirmé la décision par laquelle notre Cour avait fait droit en partie à une requête en jugement sommaire, concluant qu’il n’y avait pas de raison pour s’ingérer dans le poids que la Cour avait accordé à la preuve : Canada c 100193 PEI Inc, 2016 CAF 280, au para 32, conf 2015 CF 932, autorisation d’interjeter appel refusée par 2017 CanLII 32942. Dans le même ordre d’idées, dans la décision Badawy c Igras, le juge Manson a conclu qu’il n’avait pas besoin d’évaluer la crédibilité étant donné que la preuve, même à première vue, n’avait pas de valeur probante relativement aux questions et aux faits importants, une conclusion confirmée ensuite par la Cour d’appel : arrêt Badawy c Igras, 2017 CF 619, aux para 44–47, conf par 2019 CAF 153, aux para 3, 7, 10–15. Vu que la valeur probante peut être considérée comme un élément du poids à accorder, cela donne à penser que, dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, il est permis d’accorder au moins un certain poids à une preuve : Magonza, au para 29.

[51] S’il m’avait fallu – et dans la mesure où l’article 215 des Règles me le permet – soupeser les rapports de M. Fazakas en vue de déterminer leur admissibilité, j’aurais conclu qu’un tel exercice étayait leur admission. Comme il a été mentionné plus tôt, il y a des aspects des rapports qui sont inutiles, comme les comparaisons faites par M. Fazakas au sujet de la similitude de certains passages. Cependant, l’aspect principal de l’opinion de M. Fazakas quant au fait de savoir si des informations figurant dans The Black Donnellys sont de nature factuelle ou fictive est utile, quoique non déterminant en fin de compte, pour évaluer les questions pertinentes afin de déterminer s’il y a eu copie d’une part importante de l’oeuvre. En revanche, il n’y a pas en l’espèce de préoccupations importantes quant aux « risques » dont il est fait mention dans l’arrêt White Burgess au sujet de la confusion, du fait de s’en remettre à une opinion, du préjudice, de la science de pacotille ou d’un concours d’experts : White Burgess, aux para 16–18.

[52] Je conclus qu’il y a lieu d’admettre la preuve de M. Fazakas. Il n’est toutefois pas nécessaire que je souscrive invariablement à ses opinions. Mais je tiendrai compte de ces opinions telles qu’elles ont été formulées et je n’ai pas besoin d’évaluer leur crédibilité ou une opinion d’expert contradictoire.

C. Les demandeurs n’ont pas établi la violation du droit d’auteur

1) Les principes généraux : faits, fiction et protection conférée par le droit d’auteur

[53] Au Canada, il existe un droit d’auteur sur toute œuvre littéraire originale dont l’auteur est citoyen ou résident d’un pays signataire de l’un des traités applicables : Loi sur le droit d’auteur, art 2 (« œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale », « pays signataire »), al 5(1)a); CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13, aux para 8, 14. Une œuvre « originale » est celle qui comporte un exercice de talent et de jugement et qui n’est pas une simple copie d’une autre œuvre : CCH, aux para 16, 23, 25, 28.

[54] Le droit d’auteur existe, qu’une œuvre littéraire originale revête un caractère fictif ou non. La Loi sur le droit d’auteur ne fait pas de distinction entre les deux. Cela dit, la protection que confère le droit d’auteur ne s’étend pas « aux faits ou aux idées », mais à l’« expression [originale] des idées » : CCH, aux para 8, 14–15, 22; Hager c ECW Press Ltd, [1999] 2 CF 287 (CFPI), au para 44; Maltz c Witterick, 2016 CF 524, aux para 29–32. Cela ne veut pas dire que les œuvres littéraires portant sur un sujet historique ou factuel sont moins dignes d’être protégées par le droit d’auteur, mais juste qu’il existe un droit d’auteur sur la « méthode, la manière et les moyens particuliers » de présenter ces faits dans le cadre de l’œuvre, plutôt que sur les faits sous‑jacents eux‑mêmes : Maltz, au para 31; Hager, aux para 45–46. Cette originalité peut inclure la « structure, [le] ton, [le] thème, [l’]atmosphère et les dialogues » dont on se sert pour présenter les faits : Maltz, au para 33.

[55] Le principe selon lequel des faits ne sont pas protégés par le droit d’auteur existe de longue date. Il a été confirmé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Deeks c Wells, [1931] OR 818, 1931 CanLII 157 (CA), conf par [1933] 1 DLR 353, 1932 CanLII 315 (UK JCPC). Dans cette affaire, Mme Deeks alléguait que M. Wells avait violé le droit d’auteur afférent à son ouvrage historique inédit intitulé « The Web » en obtenant le manuscrit de l’éditeur et en s’en servant pour écrire son livre « The Outline of History », tout en adoptant, de façon générale, son plan et ses idées.

[56] La Cour d’appel a rejeté cette allégation en se fondant principalement sur sa conclusion selon laquelle Mme Deeks n’avait pas établi que M. Wells avait eu accès à son manuscrit inédit. Cependant, dans des motifs concordants, le juge Orde a signalé que même si l’œuvre avait été publiée et était accessible, M. Wells aurait été en droit d’y faire référence en écrivant sa propre œuvre :

[traduction]
Si l’œuvre de la demanderesse « The Web » avait déjà été publiée et diffusée dans le monde entier de manière aussi large que, disons, « The Encyclopaedia Britannica », une action en violation du droit d’auteur de la demanderesse en raison de la présence d’un élément quelconque dans « The Outline of History », aurait‑elle pu peut‑être réussir, même s’il était prouvé que le défendeur Wells s’était servi d’une copie publiée de « The Web » pour écrire son livre? Il ne peut pas y avoir de droit d’auteur sur des faits historiques ou sur leur ordre chronologique. Si « The Web » avait été publié, le défendeur Wells aurait été tout autant en droit de le consulter et de s’en servir dans le cadre de la préparation de son œuvre que la demanderesse l’aurait été pour consulter et utiliser « The Encyclopaedia Britannica » ou toute autre publication comme source d’informations. Dans de tels cas, la violation du droit d’auteur doit, en règle générale, consister en la copie des mots d’une autre personne, dans l’ordre dans lequel elle les a employés. Se servir des mêmes faits historiques ou des mêmes idées ne suffit pas.

[Non souligné dans l’original.]

[57] Le principe selon lequel les faits ne sont pas protégés par le droit d’auteur est pertinent pour ce qui est d’évaluer s’il y a eu appropriation substantielle d’une œuvre. Comme le droit d’auteur signifie le droit exclusif de « produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre », n’importe quelle œuvre qui reproduit une « partie importante » d’une œuvre protégée par le droit d’auteur viole ce droit exclusif : Loi sur le droit d’auteur, art 2 (« contrefaçon »), 3(1), 27; Cinar, aux para 1, 25. Dans l’arrêt Cinar, la juge en chef McLachlin a décrit cette notion de « partie importante » d’une manière qui la lie directement à l’originalité de l’œuvre :

Le concept de « partie importante » de l’œuvre est souple. Il s’agit d’une question de fait et de degré. [traduction] « La question de savoir si une partie est importante est qualitative plutôt que quantitative »[.] […] On détermine ce qui constitue une partie importante en fonction de l’originalité de l’œuvre qui doit être protégée par la Loi sur le droit d’auteur. En règle générale, une partie importante d’une œuvre est une partie qui représente une part importante du talent et du jugement de l’auteur exprimés dans l’œuvre.

[Non souligné dans l’original; renvoi omis; Cinar, au para 26.]

[58] Dans la décision Maltz, le juge Boswell a examiné la relation entre cette description du caractère important et le principe que les faits ne sont protégés par aucun droit d’auteur. Il a conclu qu’étant donné que les faits ne sont pas protégés par le droit d’auteur, ils ne font pas partie de l’originalité d’une œuvre. C’est donc dire que les faits qui peuvent être copiés ou extraits par un défendeur d’une œuvre protégée par le droit d’auteur ne devraient pas faire partie de l’évaluation permettant de savoir si une partie importante de l’œuvre a été empruntée : Maltz, aux para 35–36.

[59] Comme l’a souligné le juge Boswell, cette démarche concorde avec celle qui a été adoptée à l’égard de la [TRADUCTION] « fiction historique » par la United States District Court for the Southern District of New York, dans la décision Effie Film, LLC c Pomerance, 909 F Supp 2d 273 (SDNY, 19 déc. 2012) aux p 297–298. Elle concorde également avec la démarche qu’a suivie la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles (Division civile) dans l’arrêt Baigent & Anor v The Random House Group Ltd, [2007] EWCA Civ 247. Dans cette affaire, le lord juge Mummery a reconnu que même si l’expression originale peut inclure non seulement des mots, mais aussi le choix, l’organisation et la compilation de documents de recherche, cela [traduction] « ne s’étend pas […] aux informations, aux faits, aux idées, aux théories et aux thèmes liés à des vêtements et visés par des droits de propriété exclusifs, de manière à permettre aux demandeurs de monopoliser des recherches ou des connaissances historiques et d’empêcher d’utiliser de manière légitime des documents historiques et biographiques, des théories avancées, des arguments généraux invoqués ou des hypothèses générales suggérées (qu’elles soient valables ou non) ou des thèmes généraux ayant fait l’objet d’écrits » : Baigent, au para 156.

[60] En même temps, l’arrêt Cinar prévient que le fait d’entreprendre l’analyse du caractère important en excluant au départ des éléments non protégeables peut entraver l’analyse globale qui est requise : Cinar, aux para 34–36. Comme l’a formulé le juge Phelan, « le juge du procès ne devrait pas exclure les éléments non protégés des œuvres puis comparer les similitudes qui restent » : Pyrrha Design Inc c Plum et Posey Inc, 2019 CF 129, au para 127. De tels éléments non originaux peuvent faire partie de « la part importante du talent et du jugement d’un auteur lorsque la combinaison particulière de ces éléments a été copiée par l’auteur présumé de la contrefaçon » : Pyrrha Design, au para 128.

[61] L’arrêt Cinar énonce également un certain nombre d’autres principes directeurs importants qui permettent d’évaluer si une œuvre copie une partie importante d’une œuvre protégée par le droit d’auteur :

  • Si le droit d’auteur protège ce qui est exprimé plutôt que des faits ou des idées, la protection ne se limite pas aux mots précis qui sont employés. La Loi sur le droit d’auteur protège plutôt « tant contre la reproduction littérale que contre la reproduction non littérale », dans la mesure où le « matériel reproduit » constitue une part importante de l’œuvre contrefaite : Cinar, au para 27.

  • Il convient de suivre une démarche « qualitative et globale » à l’égard de l’évaluation, une démarche dans laquelle le tribunal examine les deux œuvres comme un tout, au lieu de recourir à une démarche fragmentaire fondée sur des passages isolés, pour déterminer si le défendeur a indûment porté atteinte au droit d’auteur du demandeur : Cinar, aux para 35–36.

  • L’évaluation consiste à déterminer si la reproduction constitue une partie importante de l’œuvre du demandeur, plutôt que de l’œuvre du défendeur. C’est donc dire que l’ajout d’éléments dans l’œuvre du défendeur peut être moins pertinent pour l’analyse. Cependant, les différences peuvent être à ce point importantes que l’œuvre considérée comme un tout n’est pas une imitation, mais une œuvre nouvelle et originale : Cinar, aux para 39‑40; voir aussi Maltz, au para 37.

  • En fin de compte, l’évaluation est une « question de nuance, de degré et de contexte » : Cinar, au para 40, reprenant France Animation, sa c Robinson, 2011 QCCA 1361, au para 66; voir aussi Lainco Inc c Commission scolaire des Bois‑Francs, 2017 CF 825, aux para 171–172.

[62] Pour accomplir cette tâche, le tribunal prend habituellement en considération un certain nombre de facteurs, dont l’importance et l’originalité du contenu, la question de savoir si la violation a amoindri la valeur du droit d’auteur, la portée de la protection conférée par le droit d’auteur, le fait de savoir si le défendeur a emprunté intentionnellement le contenu en vue d’économiser du temps et des efforts, et si le contenu a été utilisé de la même façon ou d’une façon semblable : U & R Tax Services Ltd c H & R Block Canada Inc, [1995] ACF no 962 (CFPI), au para 35; Maltz, au para 38; décision Wiseau Studio, LLC et al c Harper et al, 2020 ONSC 2504, aux para 161–162. Bien que les décisions U & R Tax et Maltz fassent référence à « la qualité et la quantité du contenu emprunté » en tant que facteurs, la Cour suprême a souligné dans l’arrêt Cinar que l’analyse est axée sur la qualité plutôt que sur la quantité : Cinar, au para 26.

[63] Avant d’examiner l’application de ces principes, je vais traiter du contexte inusité de la présente action, dans laquelle les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si des éléments de The Black Donnellys sont des faits historiques ou des caractéristiques fictives et originales du récit de M. Kelley.

2) Le contexte actuel : les faits par opposition à la fiction

[64] James et Johannah Donnelly avaient quitté Tipperary (Irlande) avec deux jeunes fils, à destination du Canada. Ils s’étaient installés dans le canton de Biddulph en 1847, où ils avaient eu cinq autres fils et une fille. Après une longue querelle déclenchée par un différend de nature foncière, James Donnelly avait tué son voisin, Patrick Farrell, lors d’une bagarre en 1857. Il avait été reconnu coupable de meurtre et avait purgé une peine d’emprisonnement. Quelques‑uns des fils Donnelly avaient établi plus tard, en 1837, une ligne de diligences qui faisait concurrence à une autre ligne exploitée par un homme du nom de Flanagan (ou Flannigan). Les fils Donnelly, ainsi que James après sa sortie de prison, avaient des démêlés constants avec la loi et leurs voisins. Aux petites heures du 4 février 1880, James, Johannah, leurs fils John et Tom, de même que leur nièce Bridget, furent assassinés par une bande d’individus. Leur fin violente et le procès de leurs présumés assassins furent largement commentés dans les journaux canadiens de l’époque. Cependant, après l’acquittement de l’un des présumés assassins, les autres accusations furent abandonnées et nul ne fut jamais reconnu coupable de l’assassinat des Donnelly.

[65] Ces faits de nature générale sont admis comme faisant partie de l’histoire de l’Ontario au XIXe siècle. Ils sont relatés dans des comptes rendus contemporains ainsi que dans un certain nombre d’ouvrages portant sur les Donnelly, et à des degrés d’érudition divers, dont The Black Donnellys et The Outrageous Tale. Les demandeurs ne remettent pas en question l’inclusion de ces faits dans The Outrageous Tale, et ils ne font pas valoir que leur inclusion même dénote une violation du droit d’auteur ou contribue à tirer une telle conclusion.

[66] S’appuyant sur les rapports de M. Fazakas, les demandeurs relèvent plutôt une série de 45 passages dans The Outrageous Tale qui, disent‑ils contiennent des faits et des événements non inspirés de l’histoire véritable de la famille Donnelly, mais de The Black Donnellys. L’un de ces passages (le numéro 27 dans le premier rapport de M. Fazakas) est l’expression « The Black Donnellys » elle‑même, qui, allèguent les demandeurs, était une création de M. Kelley. Les demandeurs disent des passages restants qu’ils se répartissent en trois catégories : i) des événements qui, soutiennent‑ils, ont été purement inventés par M. Kelly, ii) des événements qui se seraient sans aucun doute produits et pour lesquels il n’existe aucune preuve historique, de sorte que les détails ont été inventés par M. Kelley, et iii) des événements qui sont reconnus pour s’être produits, mais auxquels M. Kelley a ajouté des [TRADUCTION] « enjolivements » et du style.

[67] Dans la première catégorie des événements censément fictifs tombent neuf passages (les numéros 2 à 10) qui se rapportent à la bataille de rue décrite au tout début des présents motifs; trois passages (les numéros 17 à 19) qui portent sur les premières rencontres entre James Donnelly et Patrick Farrell (que M. Kelley prénomme « John » et que j’appellerai donc simplement « Farrell »), deux passages (les numéros 22 et 23) au sujet des Donnelly mutilant les chevaux de Flanagan, deux passages (les numéros 43 et 44) dans lesquels les Donnelly rendent visite à une diseuse de bonne aventure de Biddulph, connue sous le nom de « Grandma » Bell, ainsi qu’un certain nombre de passages distincts portant sur d’autres actes criminels commis par les Donnelly (les numéros 20, 21, et 37 à 40).

[68] La deuxième catégorie des demandeurs – des événements qui se seraient produits et pour lesquels il n’existe aucune preuve historique – englobe deux passages (les numéros 13 et 14) qui portent sur la manière dont James et Johannah se sont rencontrés, un passage lié au retour de prison de James Donnelly (le numéro 29), et un passage portant sur l’ouverture de la ligne de diligences des Donnelly (le numéro 30).

[69] La troisième catégorie, qui englobe des événements véritables que M. Kelley aurait enjolivés, comprend cinq passages (les numéros 11, 12, 24, 25, et 35) portant sur un incident dans lequel les Donnelly se sont battus avec des agents de police de Lucan à l’occasion d’un mariage, deux passages (les numéros 28 et 36) au sujet d’un groupe d’individus rendant visite aux Donnelly à la recherche d’une vache, un passage (le numéro 26) au sujet d’un agent de police ayant essuyé quelques coups de feu, et trois passages (les numéros 31 à 33) concernant la bagarre dans laquelle James Donnelly a tué Farrell. Sept autres passages dans cette catégorie ont trait à des faits particuliers qui, d’après les demandeurs, sont faux ou ont été inventés par M. Kelley : la taille de James Donnelly, fils (le numéro 1), la disponibilité de concessions de terres (le numéro 15), l’ancien métier de Farrell (le numéro 16), l’attitude de la belle‑famille de William Donnelly (le numéro 34), l’endroit où Bridget Donnelly a dormi la veille des meurtres (le numéro 41), le fait que les individus accusés des meurtres étaient des [TRADUCTION] « meneurs » (le numéro 42), et si un agent de police appelé Everett a donné sa démission ou a été congédié (le numéro 45). Je signale en passant qu’il n’est pas question ici d’une affaire dans laquelle l’identification de similitudes, minces, mais frappantes, comme la reproduction d’erreurs, peut être une preuve qu’un défendeur a eu accès à l’œuvre d’un demandeur et qu’il s’en est inspiré : voir, par exemple, Deeks c Wells (CA) juge Riddell. M. Hendley a cité les œuvres de M. Kelley dans sa bibliographie et il confirme qu’elles faisaient partie des sources dont il s’est inspiré.

[70] Les demandeurs soutiennent que l’inclusion, par M. Hendley, de ces événements fictifs et de ces aspects fictifs d’événements réels est assimilable à une violation du droit d’auteur. Comme ils le disent : [TRADUCTION] « c’est l’imitation déguisée des éléments fictifs de l’œuvre de Kelley – les enjolivements créatifs de Kelley – qui est le fondement de la présente action ».

[71] Les demandeurs font valoir, essentiellement, que The Black Donnellys est une œuvre de fiction historique ou de fiction biographique : cette œuvre raconte une histoire fictive avec comme toile de fond des événements et des individus bien réels, en y ajoutant des personnages, des faits et des détails destinés à égayer le récit pour le lecteur. Ils soutiennent que la reproduction de ces éléments fictifs est une partie importante de l’appropriation substantielle de The Black Donnellys et de Vengeance par M. Hendley dans The Outrageous Tale. Ils allèguent également que The Outrageous Tale reproduit le style [TRADUCTION] « cinématographique » qu’emploie M. Kelley pour relater certains aspects de l’histoire, notamment par le choix de certaines perspectives, par l’ordre des événements et, dans certains cas, par des termes particuliers.

a) Les observations de M. Kelley sur la véracité de son récit

[72] Ce qui rend la présente affaire inusitée est que The Black Donnellys n’est pas présenté comme une œuvre de fiction historique ou biographique. Au contraire, elle est présentée comme le récit d’un [TRADUCTION] « crime véritable », comme The True Story of Canada Most Barbaric Feud. Ce passage apparaît sous forme de description ou de sous‑titre sur la couverture de la plupart des éditions de The Black Donnellys qui ont été montrées en preuve. Dans l’édition de l’ouvrage déposé auprès de la Cour, ce passage ne figure pas sur la couverture, mais il est le titre de l’Introduction.

[73] Cette affirmation de véracité est confirmée par un certain nombre de déclarations faites par l’auteur dans le livre. À la conclusion de l’Introduction, datée d’avril 1953, M. Kelley déclare :

[traduction]
Les informations ayant servi d’inspiration aux pages qui suivent viennent d’anciens journaux, d’archives policières et judiciaires ainsi que d’autres sources incontestables et de plusieurs voyages faits dans la région de Lucan.

[74] À divers endroits dans tout le livre, M. Kelley mentionne la source des informations qu’il relate. Il fait référence à des discussions personnelles avec des descendants ainsi que des habitants de l’endroit; il dit que certains événements (comme le fait que les Donnelly ont coupé les langues des chevaux de Flanagan) font encore l’objet de débats parmi ceux qui sont assez âgés pour avoir connu les Donnelly; il cite des témoignages personnels et des articles de presse contemporains; et il fait référence aux nombreux dossiers historiques qu’il a consultés.

[75] Dans un certain nombre de cas, M. Kelley fait référence au fait que ces informations émanent de personnes ayant une connaissance directe des faits. Par exemple, il commence à relater la bataille de rue, qui, de l’avis de M. Fazakas est [TRADUCTION] « une fantaisie fictive, tirée de l’imagination de Kelley », par le paragraphe suivant :

[traduction]
Dans la diligence et prêts à partir se trouvaient trois passagers : un vendeur d’articles de ferme et deux femmes. L’une de ces dernières était destinée à vivre jusqu’à un âge des plus avancés. Plus tard dans la vie, elle s’était installée en Colombie‑Britannique et, avant sa mort, elle avait relaté le récit de cette matinée violente à un scribe quelconque, qui avait fini par écrire un article sur l’affaire.

[Non souligné dans l’original; The Black Donnellys, à la p 84.]

[76] Dans le même ordre d’idées, M. Kelley présente un témoin oculaire de la visite des Donnelly à « Grandma » Bell, ce qui, d’après M. Fazakas est une [TRADUCTION] « fiction inventée par Kelley » de toutes pièces. M. Kelley indique que le récit qu’il relate a été fait à un journaliste par Mme Bell elle‑même : [TRADUCTION] « La vieille femme, qui a plus tard raconté encore et encore l’histoire à tous ceux qui voulaient l’entendre, l’a relatée à un journaliste » : The Black Donnellys, à la p 143. Le reste de la scène est présentée dans les propres mots de Mme Bell, comme elle a été rapportée à ce journaliste.

[77] Vers la fin du livre, M. Kelley fait référence à [TRADUCTION] « l’exclusivité » de s’être entretenu directement avec un [TRADUCTION] « habitant âgé de Biddulph » anonyme, qui était en vie à l’époque des meurtres; son père faisait partie du groupe d’individus qui avait tué les Donnelly et raconté son histoire. Il décrit cela comme [TRADUCTION] « le récit d’un homme qui était là! » [en italiques dans l’original], un récit qui, dit croire M. Kelley, est [TRADUCTION] « absolument vrai dans ses moindres détails » : The Black Donnellys, à la p 155.

[78] Cela ne veut pas dire que ces incidents se sont nécessairement produits, comme M. Kelley les a décrits, ou pas du tout. Il convient plutôt de signaler que M. Kelley lui‑même indique que les événements et les informations qu’il décrits ne sont pas des créations originales de sa part, mais des faits qu’il a obtenus de sources fiables.

[79] Comme le soulignent les défendeurs, The Black Donnellys a été vendu comme une œuvre de non‑fiction pendant 65 ans. Cette œuvre est publiée avec un numéro de la Classification décimale de Dewey, qui le range dans la catégorie « Criminologie » (364), dans la discipline des « sciences sociales » (300). Elle porte également un numéro du Library of Congress (LC) Classification System, qui montre qu’elle est inscrite dans la catégorie « Criminology » (HV6001‑7220.5) et dans la discipline « Social Sciences » (H) et, en particulier, dans la discipline « Crimes and criminal classes » (HV6774–7220.5).

b) Les arguments des demandeurs selon lesquels les passages relevés ne sont pas des « faits »

[80] Malgré le classement de The Black Donnellys en tant qu’œuvre de non‑fiction et les déclarations faites par M. Kelley à propos de ses sources et de la véracité du récit, les demandeurs se fondent sur l’opinion de M. Fazakas pour affirmer qu’une bonne part de cette œuvre est soit erronée soit fictive. Ils avancent donc que le principe selon lequel il n’y a pas de droit d’auteur sur des faits ne s’applique pas.

[81] À son honneur, M. Fazakas reconnaît avec franchise que l’opinion qu’il donne sur la véracité des événements relatés dans The Black Donnellys est généralement présentée [TRADUCTION] « sous une forme négative ». C’est‑à‑dire que son opinion repose sur le fait que, dans les sources principales historiques disponibles, rien n’est dit au sujet de certains faits ou individus auxquels M. Kelley fait référence. Il conclut qu’en raison de sa profonde connaissance de ces sources, il est [TRADUCTION] « juste et raisonnable de présumer » que les faits ou les individus i) n’ont pas eu lieu ou existé et ii) que M. Kelley les a inventés en puisant dans sa propre imagination.

[82] Les défendeurs contestent l’idée que les faits relevés dans les passages mentionnés sont faux. En présentant leurs arguments au sujet de la nature factuelle ou fictive des faits et des détails, les deux parties ont souligné certaines sources principales (journaux et comptes rendus contemporains), des sources secondaires antérieures à Kelley (des comptes rendus de l’histoire des Donnelly datant d’avant les œuvres de M. Kelley), et des sources secondaires postérieures à Kelley (des comptes rendus faits après les œuvres de M. Kelley, allant de pièces de théâtre et de romans jusqu’à des sites Web, des essais et des œuvres historiques). Les demandeurs invoquent ces sources pour montrer que les faits et les détails pertinents sont exposés par écrit pour la première fois dans The Black Donnellys. Les défendeurs le font pour montrer que les faits principaux sont présents dans de multiples œuvres, dont celles dont M. Hendley s’est servi dans le cadre de ses recherches. Pour ce qui est des sources secondaires datant d’après Kelley, M. Fazakas est d’avis que dans les cas où ces sources comprennent des incidents qui apparaissent pour la première fois dans The Black Donnellys, les auteurs subséquents les ont copiés du livre de M. Kelley.

[83] Parfois, dans ses propres rapports M. Fazakas reconnaît que M. Kelley n’est pas la source de la prétendue fiction ou erreur. En particulier, il fait référence à un ouvrage de W. Stewart Wallace intitulé Murders and Mysteries, a Canadian Series (Toronto : Macmillan, 1931), une œuvre datant d’avant Kelley qui comporte un chapitre sur les meurtres des Donnelly, intitulé The Lucan Murders. M. Fazakas relève un certain nombre d’erreurs factuelles dans ce chapitre, dont trois que l’on trouve aussi dans The Black Donnellys. Il émet l’opinion que [TRADUCTION] « Kelley a copié ces erreurs dans son livre de 1954 ». Même s’il reconnaît que M. Kelley n’en est pas l’auteur, M. Fazakas considère néanmoins certains de ces détails comme des passages où M. Hendley a copié M. Kelley (les numéros 33, 36). La question de savoir si ces [TRADUCTION] « faits » sont véridiques, ou s’ils sortaient de l’imagination de M. Wallace, est en fin de compte peu pertinente en l’espèce, car la preuve de M. Fazakas indique que ces faits n’étaient pas l’œuvre originale de M. Kelley.

[84] Dans le même ordre d’idées, M. Fazakas affirme que le fait que Bridget Donnelly dormait à l’étage la nuit des meurtres (le numéro 41) est [TRADUCTION] « une invention de Kelley ». Cependant, il indique aussi que le premier journaliste à se présenter sur les lieux du meurtre, J. Lambert Payne, a déclaré en 1926 que, cette nuit‑là, Bridget et Tom, le fils de Donnelly, dormaient à l’étage. Comme l’a admis M. Fazakas en contre‑interrogatoire, M. Kelley aurait pu obtenir ce fait de M. Payne ou d’une autre source. Là encore, que Bridget Donnelly ait effectivement dormi à l’étage dans la nuit du 3 au 4 février 1880 ou pas, il n’y a aucune preuve que ce détail soit une [TRADUCTION] « invention [originale] de Kelley ».

[85] Dans certains cas, il est évident que M. Kelley se trompe. Par exemple, il dit que William Haskett a témoigné au procès pour meurtre de James Donnelly (le numéro 21). M. Fazakas confirme, après avoir passé en revue les archives, y compris les notes prises à l’audience par le juge présidant l’instance, que M. Haskett n’a pas témoigné à ce procès, et je suis disposé à l’admettre. Cependant, on ne saurait cela qu’en examinant les sources principales que M. Fazakas a consultées. Quiconque lirait The Black Donnellys et les affirmations de M. Kelley selon lesquelles il a passé en revue les [TRADUCTION] « archives policières et judiciaires » se dirait que M. Haskett avait témoigné.

[86] À l’inverse, dans certains cas, M. Fazakas a amplifié ce que dit The Outrageous Tale. Ainsi, il laisse entendre que M. Hendley a copié l’affirmation de M. Kelley selon laquelle, en 1847, il y avait des terres de la Couronne disponibles à Biddulph (le numéro 15). En fait, M. Hendley ne dit rien sur la disponibilité de ces terres, juste que la parcelle de terre sur laquelle James Donnelly s’était établi [TRADUCTION] « s’appelait le lot gouvernemental no 18 ». Ce passage n’apparaît pas dans The Black Donnellys, mais il figure dans une source datant d’après Kelley. Dans le même ordre d’idées, M. Fazakas laisse entendre que M. Hendley réitère la fiction de M. Kelley selon laquelle William Donnelly avait purgé la totalité de sa peine de neuf mois pour s’être battu avec des agents de police lors du mariage (le numéro 35). Cependant, The Outrageous Tale dit simplement que William a été condamné à neuf mois d’emprisonnement, ce que les parties ont convenu était vrai, et il décrit ensuite ce que William a fait après sa mise en liberté, sans s’étendre sur le temps qu’il a passé derrière les barreaux.

[87] Dans la plupart des cas, toutefois, la situation est moins claire. M. Fazakas dit que, d’après sa connaissance des sources disponibles, il n’existe aucune confirmation historique des incidents ou des faits qui sont décrits dans le livre de M. Kelley, alors que ce dernier lui‑même dit que les incidents ont été confirmés par des dossiers documentaires ou des récits oraux qui n’apparaissent peut‑être pas dans d’autres sources.

[88] La question de savoir si ces faits ou ces détails apparaissant dans The Black Donnellys sont considérés comme des « faits » a une incidence sur l’évaluation permettant de déterminer s’il y a eu violation du droit d’auteur, puisqu’il n’existe aucun droit d’auteur sur des faits. Nul ne conteste que The Black Donnellys et Vengeance sont, dans l’ensemble, des œuvres originales. Cependant, comme nous l’avons vu, l’évaluation de la question de savoir s’il y a eu copie d’une « partie importante » de l’un ou l’autre de ces ouvrages se fait par rapport à l’originalité de l’œuvre qui justifie la protection de la Loi sur le droit d’auteur : Cinar, au para 26. Des faits, ou d’autres informations qui n’émanent pas de l’auteur, ne font pas partie de l’originalité de l’œuvre : Maltz, aux para 35–36; CCH, aux para 8, 22. Dans la présente affaire, l’argument d’une copie importante qu’invoquent les demandeurs s’articule autour de passages de The Black Donnellys qui, disent‑ils, sont des créations fictives de M. Kelley. Si ces passages sont considérés comme parfaitement originaux, l’inclusion même des événements dans The Outrageous Tale pourrait être considérée comme une « copie non littérale » de ces passages. S’il est considéré qu’ils font partie de « faits », il s’ensuit que le droit d’auteur n’existe que sur l’expression précise de ces passages : Maltz, aux para 30–32; Hager, aux para 45–46.

[89] Je conclus qu’il n’est pas nécessaire que je tente de déterminer si chacun des prétendus faits et événements que relève M. Fazakas est historiquement « faux », que ces faits et événements soient directement contredits par le dossier historique ou qu’ils puissent émaner de sources connues seulement de M. Kelley. Comme je l’analyse à la section suivante, je conclus que les affirmations plausibles de M. Kelley, à savoir que les faits et les événements en question sont véridiques, suffisent pour conclure qu’ils ne jouissent pas de la protection du droit d’auteur.

3) L’originalité, les faits et les affirmations de véracité

[90] Les parties n’ont pas été en mesure d’invoquer une affaire canadienne traitant d’une situation dans laquelle une œuvre était présentée comme une non‑fiction, mais où le titulaire du droit d’auteur affirmait dans un litige qu’une bonne partie de cette œuvre était en réalité fictive et donc originale, et la Cour n’en connaît pas non plus. Il faut donc étudier la situation en prenant pour base la Loi sur le droit d’auteur et les principes fondamentaux qui en ressortent.

[91] Comme le signalent les demandeurs, au Canada le droit d’auteur a pour seule source la législation, et les droits et les réparations connexes sont énoncés de manière exhaustive dans la Loi sur le droit d’auteur : CCH, au para 9; Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34, au para 5; Bishop c Stevens, [1990] 2 RCS 467, à la p 477. Dans la présente affaire, ce sont les termes légaux « original » et « partie importante » qui, en particulier, sont en litige : Loi sur le droit d’auteur, art 2 (« toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale »), aux para 3(1), 5(1). Ces termes doivent être considérés en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur, et l’intention du législateur : Re : Sound c Motion Picture Theatre Associations of Canada, 2012 CSC 38, au para 32. Une partie de ce contexte légal est le principe fondamental selon lequel la protection conférée par le droit d’auteur ne s’étend pas aux faits : CCH, au para 22; Cinar, au para 26.

[92] La Cour suprême a signalé à maintes reprises que la Loi vise à trouver un « juste équilibre entre les droits des créateurs et ceux des utilisateurs » : Keatley Surveying Ltd c Teranet Inc, 2019 CSC 43, aux para 43–44, citant Théberge, aux para 30–31; CCH, au para 48. Toutes les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur doivent être interprétées en gardant cet équilibre à l’esprit : Keatley, au para 46. À mon avis, cet équilibre exige que la règle voulant que le droit d’auteur ne s’étende pas aux « faits » doit inclure les aspects que l’on peut présenter de manière plausible comme des faits, même s’il se peut que l’on établisse par la suite qu’ils sont faux. Autrement dit, permettre à un créateur de faire passer une chose comme un fait, et donc non soumis au droit d’auteur, mais poursuivre ensuite un utilisateur subséquent pour violation en alléguant qu’il ne s’agissait pas d’un fait, ne respecterait pas l’équilibre qui se révèle nécessaire entre les créateurs et les utilisateurs.

[93] Si l’on examine l’aspect « créateur » de cet équilibre, il est nécessaire d’obtenir pour un créateur une « juste récompense » : Théberge, au para 30; CCH, au para 23. Récompenser un créateur pour faire passer une œuvre comme une non‑fiction – vraisemblablement pour la rendre plus attrayante aux yeux du public acheteur – et retirer ensuite ce qualificatif après qu’un autre auteur a produit sa propre œuvre déborde le cadre d’une « juste récompense » pour les efforts créatifs d’un auteur. Le résultat serait également inusité si la mesure dans laquelle une œuvre historique était protégée par le droit d’auteur, et la récompense qui en découlait pour son créateur, étaient inversement proportionnelles à son exactitude.

[94] Du côté « utilisateur » de cet équilibre repose « la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres » : CCH, au para 23; Théberge, au para 30. Le fait d’encourager la création d’œuvres comporte la notion qu’a exprimée la juge Orde dans l’arrêt Deeks c Wells (CA), à savoir qu’on devrait généralement permettre aux écrivains de consulter des œuvres de non‑fiction comme sources d’informations et de s’en inspirer. La capacité de le faire serait négativement touchée si un auteur ne pouvait pas se fier à ces œuvres sans en vérifier la véracité de manière indépendante, ou si un auteur antérieur qui inversait sa position sur la véracité des faits pouvait engager une action en violation du droit d’auteur.

[95] Ce ne sont pas tous les travaux d’histoire qui dépendent uniquement de recherches confirmées au moyen de sources principales, et cela ne devrait pas être le cas non plus. The Outrageous Tale en est un bon exemple. Ce récit a été écrit pour faire partie de la série « Amazing Stories », initialement présentée par un éditeur appelé Altitude Publishing Canada Ltd, qui présentait des histoires non fictives [TRADUCTION] « faisant appel à notre sens du drame et de l’intérêt humain ». Selon les lignes directrices créées par Altitude à l’intention des auteurs de la série, l’ouvrage n’était pas conçu pour être un traité pédagogique, mais pour être le compte rendu succinct, captivant et facile à lire d’une véritable histoire canadienne. L’aspect « encouragement et diffusion » des œuvres de cette nature serait d’une valeur moindre si leurs auteurs étaient tenus de confirmer la véracité des sources principales de chacun des faits qu’ils présentaient dans leur récit non fictif avant que l’on puisse se fier aux dires de ces auteurs que ces faits étaient véridiques. M. Hendley était en droit de consulter The Black Donnellys et de se servir des informations que cet ouvrage renfermait lors de la préparation de son œuvre, étant entendu que les informations étaient présentées comme l’une des versions de l’histoire, même s’il pouvait peut‑être y en avoir d’autres, et même si la version de M. Kelley était peut‑être moins exacte du point de vue historique que d’autres versions.

[96] La conclusion qui précède est également confirmée par les difficultés inhérentes que suscite le recours à des dispositions législatives sur le droit d’auteur pour tenter de dicter quelle version de l’histoire est « véridique ». Comme le signalent les défendeurs, le droit d’auteur a trait aux droits associés à la création d’œuvres et [TRADUCTION] « n’est pas un outil qui vise à garantir l’exactitude des recherches ou à trancher un débat historique ». Même si la Cour est souvent appelée à décider quelle version contradictoire d’un événement a été établie conformément aux règles de preuve, les dispositions législatives en matière de droit d’auteur et les notions d’originalité conviennent mal pour décider lequel de deux ou plusieurs comptes rendus historiques, reposant sur des sources différentes, est « exact » ou « véridique » du point de vue historique. Ce point est mis en lumière dans les circonstances dans lesquelles survient la présente action, car les demandeurs n’ont fourni aucune information sur les méthodes ou les documents de recherche de M. Kelley, et celui‑ci n’a pas pu être interrogé sur les sources qu’il a mentionnées.

[97] Je conclus donc qu’un auteur qui présente une œuvre comme historiquement factuelle ne peut pas se plaindre, dans une action en violation du droit d’auteur, qu’un auteur ultérieur l’a pris au mot et s’est inspiré des faits qu’il a présentés comme véridiques. En d’autres termes, un auteur ne peut pas chercher à réfuter son propre compte rendu historique et tenter ainsi de revendiquer un droit d’auteur sur les « faits » qui y figurent au motif que ceux‑ci ne sont pas véridiques.

[98] Bien que j’arrive à cette conclusion de manière indépendante, je signale qu’elle concorde avec les opinions qu’a exprimées la professeure Teresa Scassa dans un article analysant la notion des « faits » en matière de droit d’auteur : T. Scassa, Original Facts : Skill, Judgment, and the Public Domain (2006) 51 McGill LJ 253, 2006 CanLIIDocs 98. Écrit dans la foulée de l’arrêt CCH de la Cour suprême, cet article examine la portée du principe de l’« absence de droit d’auteur sur des faits » qui a été confirmé dans cette affaire.

[99] La professeure Scassa examine trois types de « faits » (ou d’informations) : i) les informations connaissables seulement grâce à l’exercice d’un jugement et de compétences considérables (comme les faits scientifiques), ii) les informations qui ne sont valables qu’en raison de la manière dont elles sont choisies ou structurées, et iii) [TRADUCTION] « les informations qui ne sont pas nécessairement ‘véridiques’ » : Scassa, aux p 264–268. Cette troisième catégorie, celle des informations [TRADUCTION] « pas nécessairement véridiques » comporte des faits [TRADUCTION] « filtrés ou médiatisés » comme les nouvelles, les biographies et les histoires qui sont [TRADUCTION] « présentées comme vraies, mais teintées par un point de vue ». Faisant référence à la décision de la Cour suprême des États‑Unis International News Service v Associated Press, 248 US 215, 39 S Ct 68 (1918) ainsi qu’à deux affaires américaines plus récentes : Nash v CBS Inc, 899 F.2d 1537 (7th Cir 1990) et Hoehling v Universal City Studios Inc, 618 F.2d 972, à la p 978 (2s Cir 1980), la professeure Scassa fait remarquer ce qui suit :

[traduction]
Dans cet énoncé [tiré d’International News Service], le juge Pitney semble admettre qu’il n’est pas essentiel que les informations non protégées par le droit d’auteur soient objectivement véridiques. La vérité objective n’est pas le fondement qui permet d’exclure les informations de la protection conférée par le droit d’auteur. Il est certes vrai que certaines informations rapportées depuis les premières lignes seraient vérifiables et véridiques, mais il est probable aussi que certaines informations pourraient être en fait erronées, que certaines pourraient être présentées de manière hautement sélective, ce qui donne une image globale moins qu’exacte des événements, et que certaines pourraient être carrément fausses – produites dans le cadre de l’inévitable machine de guerre qu’est la propagande. Pourtant, ces informations correspondent à la définition des « informations présentées comme ayant une réalité objective », qu’elles aient bel et bien une réalité objective ou non. Cette démarche à l’égard des faits est pragmatique, car il serait probablement trop difficile de se livrer à une analyse pour déterminer quels éléments d’information sont des faits, lesquels sont de la fiction et quels ensembles de faits sont assimilables à une fiction ou à une fiction partielle parce qu’ils sont des plus sélectifs.

[…]

Cette jurisprudence américaine reconnaît qu’il n’est pas nécessaire que les « faits » soient véridiques, ni même vérifiables, pour être exclus de la protection conférée par le droit d’auteur.

[Non souligné dans l’original, Scassa, aux p 267–268.]

[100] Du point de vue canadien, la professeure Scassa fait référence aux motifs du juge Orde dans l’arrêt Deeks c Wells (CA), ainsi qu’à la décision du Comité judiciaire du Conseil privé confirmant l’arrêt de la Cour d’appel. Elle conclut que, même si cette affaire ne portait pas sur la véracité des faits, les décisions rendues [TRADUCTION] « expriment l’avis que, dans le cas des œuvres de rédaction basées sur des faits, il ne peut y avoir violation du droit d’auteur qu’en copiant ce qui est écrit, mais pas les faits sous‑jacents » : Scassa, à la p 276; voir aussi Maltz, aux para 29, 39. Elle allègue que la raison pour laquelle on ne protège pas les faits, même si l’auteur a fait des efforts pour les recueillir, c’est qu’il y a un intérêt public à ce que ces faits relèvent du domaine public. Elle conclut que lorsque des informations sont [TRADUCTION] « présentées comme ‘ayant une réalité objective’, elles devraient tomber dans le domaine public afin qu’on puisse les analyser, les mettre en doute, les vérifier ou les réfuter » : Scassa, à la p 277.

[101] Bien que je tire la conclusion qui précède en me fondant sur la démarche suivie au Canada à l’égard de la mise en équilibre qui est inhérente à la Loi sur le droit d’auteur, je signale que ce résultat concorde avec la démarche suivie aux États‑Unis. Chez nos voisins du Sud, la règle est qu’un auteur qui présente une œuvre comme non fictive ne peut pas prétendre ultérieurement que des aspects de cette œuvre ont en fait été inventés. Cette règle, appelée autrefois « copyright estoppel » (l’irrecevabilité en matière de droit d’auteur), a été récemment confirmée de nouveau et rebaptisée « asserted truths doctrine » (la doctrine des vérités affirmées) : Corbello c Valli, 974 F.3d 965 (9th Cir 2020), aux p 979–985, citant notamment Nash et Hoehling.

[102] Les demandeurs font valoir en fait qu’il n’était pas loisible à M. Hendley de prendre au pied de la lettre les affirmations de M. Kelley quant à la nature factuelle de son récit, et ce, pour deux raisons.

[103] Premièrement, ils font état de commentaires sur The Black Donnellys qui mettaient en doute son exactitude, soutenant qu’il était déraisonnable, voire malhonnête, de la part de M. Hendley de continuer quand même de se fier aux affirmations de véracité faites dans l’Introduction de The Black Donnellys et dans le corps du texte.

[104] Selon moi, cela ne change rien à la situation. D’autres auteurs ont certainement mis en doute la fiabilité du récit de M. Kelley et ont présenté d’autres versions de l’histoire de la famille. Parmi eux figure M. Fazakas, dans des publications écrites avant le présent litige. Cependant, cela ne change rien au fait que l’auteur lui‑même a qualifié son œuvre de non‑fiction et de version historiquement exacte des faits. Cela a été fait de manière claire et en faisant précisément référence aux raisons pour lesquelles le lecteur pouvait se fier aux informations, dont des références à des sources incontestables ainsi qu’à des récits de témoins oculaires de première main et de seconde main. Je ne crois pas qu’un auteur qui a qualifié son œuvre de non‑fiction puisse invoquer les réfutations d’autres auteurs quant à l’exactitude de son œuvre pour justifier qu’on protège ultérieurement celle‑ci en tant qu’œuvre de fiction. Ses ayants droit ne sont pas mieux placés que lui.

[105] The Black Donnellys a été publié en tant qu’œuvre de non‑fiction pendant ses 67 années de parution. Cela inclut le moment après lequel d’autres personnes en ont critiqué l’exactitude, et aussi le temps depuis lequel les demandeurs détiennent le droit d’auteur et pendant lequel M. Hendley a écrit son livre. En fait, dans son affidavit, M. Hendley indique qu’il a téléchargé une version électronique de The Black Donnellys en juillet 2020, et que cet ouvrage est toujours qualifié de [TRADUCTION] « récit vécu », dans l’introduction duquel l’auteur mentionne ses [TRADUCTION] « sources incontestables ». Là encore, une action relative à un droit d’auteur n’est pas le cadre qui convient pour évaluer la qualité de recherches ou d’écrits historiques, ni pour tenter de régler les critiques connexes. Le fait que d’autres aient signalé des failles dans l’exactitude de l’œuvre de M. Kelley ne donne pas droit à celui‑ci, pas plus qu’à ses ayants droit, à la protection conférée par le droit d’auteur sur les aspects qu’il a fait passer pour factuels.

[106] Deuxièmement, les demandeurs signalent qu’il est possible de se servir d’allégations de véracité elles‑mêmes comme artifice littéraire. Ils invoquent Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift, présenté comme les expériences que Lemuel Gulliver a véritablement vécues, ainsi que Le Projet Blair Witch, un film d’horreur qui montrait censément de véritables scènes d’événements surnaturels. Les demandeurs font valoir que les allégations faites dans The Black Donnellys sont de cette nature et que le lecteur raisonnable devrait les concevoir comme telles.

[107] Je ne crois pas que cela aide les demandeurs en l’espèce. Il peut y avoir des cas où une allégation de véracité est tout bonnement invraisemblable. À l’évidence, dans le cas de M. Gulliver, l’affirmation de véracité est un artifice littéraire dont la vraisemblance s’efface rapidement dès qu’apparaissent les Lilliputiens. Dans le cas du film Blair Witch, les demandeurs admettent que les spectateurs ne croyaient pas vraiment que les faits étaient véridiques. Quoi qu’il en soit, même en admettant que l’on puisse recourir à un tel artifice littéraire dans une œuvre de fiction, cela diffère nettement des allégations de véracité factuelle que l’on peut faire dans une œuvre vraisemblablement présentée comme non fictive. Le fait qu’il existe des allégations rhétoriques fictives de cette nature ne veut pas dire que toutes les œuvres de non‑fiction, ou toutes les allégations d’exactitude factuelle, sont en soi suspectes.

[108] The Black Donnellys n’est pas non plus présenté de telle façon qu’on ne peut pas raisonnablement croire qu’il s’agit d’une œuvre d’histoire. Comme le signalent les demandeurs, la famille Donnelly a certainement été présentée comme [TRADUCTION] « plus grande que nature », et le style du récit est certes dramatique et captivant. Mais il n’y a rien dans les faits décrits qui défie la raison au point où l’on doit présumer qu’il s’agit d’une fiction historique. En fait, d’autres auteurs subséquents ont conclu, semble‑t‑il, que les mêmes incidents que les demandeurs qualifient maintenant de fictifs faisaient partie de l’histoire des Donnelly, tandis que les éditeurs et les bibliothèques continuent de cataloguer le livre comme une œuvre de non‑fiction. Cela contredit la prétention des demandeurs que le livre montre à première vue qu’il serait déraisonnable de se fonder sur l’affirmation d’exactitude que fait M. Kelley.

[109] Pour évaluer l’allégation de violation, je vais donc considérer The Black Donnellys de la manière dont il a été présenté : comme une œuvre de non‑fiction. Étant donné que l’on détermine ce qui constitue une « partie importante » par rapport à l’originalité de l’œuvre qui mérite d’être protégée par la Loi sur le droit d’auteur, ce fait aura une incidence sur l’évaluation de l’« importance de la partie reproduite » : Cinar, au para 26; Maltz, aux para 35‑36. Cela ne veut pas dire que les passages en question, voire les faits sous‑jacents, sont exclus d’emblée : Cinar, au para 36; Pyrrha Design, au para 127. C’est juste pour reconnaître que, dans le cadre de l’évaluation effectuée, l’originalité de l’œuvre, de même que la portée de la protection conférée par le droit d’auteur, sont des aspects fondamentaux.

[110] Par souci de clarté, les commentaires qui précèdent ne s’appliquent pas à Vengeance, qui est clairement une œuvre de fiction ayant pour toile de fond les meurtres des Donnelly. Dans l’Introduction, après avoir fait référence à The Black Donnellys, M. Kelley décrit son œuvre en ces termes :

[traduction]
Ce livre, Vengeance of the Black Donnellys, n’est pas un récit factuel, pas plus que l’auteur ne prétend qu’il l’est. Il s’agit plutôt d’une fiction s’articulant autour d’une série d’événements réels, dont certains font la preuve du vieil adage que « la vérité est plus étrange que la fiction ». De pair avec quelques personnages créés par lui, l’auteur a dû changer certaines dates et attribuer un nom fictif à plusieurs personnes pour éviter de mettre dans l’embarras des membres de leur famille, proche et éloignée, qui jouissent encore de la chaleur des rayons du soleil. Ce que j’ai essayé de faire le plus fidèlement possible.

Vengeance of the Black Donnellys est une fiction, et cet ouvrage est conçu comme tel. Cependant, la vérité est qu’il s’inspire d’un si grand nombre de faits – bien de ceux qui y sont mentionnés se sont bel et bien produits – que, malgré tous les changements et les efforts faits pour les rendre fictifs, il se peut que quelques vieux de la vieille habitant dans les environs de Lucan – qui connaissent bien la suite étrange de la querelle impliquant les Donnelly, puissent dans les pages qui suivent, en additionnant deux plus deux, lire entre leurs lignes.

[111] En exposant clairement la nature fictive de Vengeance, M. Kelley souligne le caractère factuel de The Black Donnellys. Vengeance est présenté comme une histoire de fantômes racontée dans le cimetière de Lucan, où se trouve la vraie pierre tombale des Donnelly. L’histoire est relatée par un vieil homme (dont je tairai l’identité) à un couple américain qui visite le lieu parce qu’il a lu The Black Donnellys. À un certain nombre d’endroits, l’histoire de fantômes fictive est juxtaposée à des éléments de la véritable histoire des Donnelly, dont des incidents décrits dans The Black Donnellys.

4) L’appropriation substantielle : The Black Donnellys

[112] Les arguments qu’invoquent les demandeurs reposent principalement sur la nature fictive des événements narrés dans The Black Donnellys, mais ils font valoir aussi que The Outrageous Tale copie la manière dont un grand nombre des scènes sont décrites, ce qui inclut des tournures de phrase particulières, de même que le type de récit [TRADUCTION] « cinématographique » qu’emploie M. Kelley.

[113] Comme il a été mentionné plus tôt, l’évaluation du caractère important est de nature globale, et elle ne doit pas être faite « isolément » en se fondant sur des passages distincts : Cinar, aux para 35–36. Cependant, vu la manière dont les demandeurs ont présenté leur cause, il est nécessaire de passer en revue les passages qu’ils ont mis de l’avant afin d’examiner si, par leur effet cumulatif, ces passages sont assimilables à la copie d’une partie importante d’une œuvre.

a) Les passages limités à la copie des faits censément fictifs

[114] En ce qui concerne certains des passages de The Black Donnellys qui sont mentionnés, le seul point préoccupant que soulèvent les demandeurs est que M. Hendley a repris dans The Outrageous Tale un fait qui apparaît dans The Black Donnellys. Ils n’ont pas catégorisé leurs arguments de cette manière, mais un grand nombre des passages ne peuvent soulever aucun argument important quant à la copie des moyens particuliers d’exprimer les faits en question.

[115] Selon mon évaluation, ces passages sont les numéros 1 (la taille de James, fils), 13 (la rencontre de Johannah et de James à la foire de comté de Clonmel), 14 (Johannah tendant à James un shillelagh (trique de bois) lors d’une bagarre), 15 (le fait que la terre sur laquelle James s’est établi était une terre « gouvernementale »), 16 (l’ancien métier de Farrell), 19 (l’empoisonnement des vaches de Farrell et l’incendie de sa grange), 20 (la mort des bêtes de Robert McLean et l’incendie de sa grange), 21 (la déposition de Liam Haskett au procès de James et l’incendie de sa grange après la mise en liberté de ce dernier), 22 (la présence de John Purtell lors d’un incident), 28 (un groupe d’individus ayant saccagé la maison des Donnelly), 32 (Farrell ayant manié une hache lors de la bataille de rue ayant mené à sa mort), 33 (le moment de la mort de Farrell), 34 (l’opposition de la famille de Nora Kennedy à son mariage avec William), 35 (William purgeant une peine d’emprisonnement de neuf mois), 36 (d’autres accusations portées contre le groupe d’individus qui avait attaqué la ferme des Donnelly), 37 (les crimes commis contre d’autres membres de la collectivité), 38 (l’incendie de la grange de Blake), 39 (les crimes commis contre William Casey), 40 (l’agression de Tom sur la personne de Flanagan), 41 (le fait que Bridget dormait à l’étage), 42 (le fait que les personnes accusées du meurtre étaient les chefs de bande) et 45 (la démission de l’agent de police Everett).

[116] Au risque de me répéter, en identifiant ces passages de cette façon, je ne les exclus pas de l’évaluation du caractère important. Je signale simplement que, dans ces passages, les faits sous‑jacents ne sont pas protégés par le droit d’auteur, et que les moyens qu’emploie M. Hendley pour les exprimer ne présentent aucune similitude marquante avec ceux de M. Kelley.

[117] J’analyse ci‑après les autres passages que les demandeurs ont mentionnés, soit les numéros 2–10, 11–12, 17–18, 23–25, 26–27, 29–31 et 43–44.

b) La bataille de rue (les numéros 2–10)

[118] Tant The Black Donnellys que The Outrageous Tale décrivent une bagarre qui a éclaté entre des membres du clan Donnelly et Flanagan, le propriétaire d’une ligne de diligences rivale. Les Donnelly avaient censément attaqué la grange de Flanagan, détruit ses diligences et mutilé ses chevaux. Cherchant à se venger, Flanagan s’en était pris aux Donnelly, en compagnie d’environ 17 autres villageois. Flanagan et plusieurs autres étaient armés de fusils. Les deux livres décrivent la bagarre de manière assez détaillée : The Black Donnellys sur plus de huit pages, The Outrageous Tale sur cinq pages environ. Les demandeurs font valoir que le récit de la bagarre que fait The Outrageous Tale copie les mots, l’ordre et le style de The Black Donnellys. Ils soulignent en particulier neuf passages que M. Fazakas a mis en lumière dans son premier rapport.

[119] Je commencerai par dire que je conviens avec les défendeurs que la manière dont M. Fazakas présente ces passages dans son rapport suscite des préoccupations. Par exemple, il présente le premier passage (le numéro 2) de la manière suivante :

[traduction]

The Black Donnellys

The Outrageous Tale

« John Flannigan […] atteignit la route. L’arme à la hauteur de la hanche […] Avant qu’il eût fait une vingtaine de pas, il y avait dix‑sept hommes sur ses talons […] quelques‑uns d’entre eux portaient [des] fusils de chasse […] ».

« Arme à la main, Flanagan s’engagea sur la route […] Environ dix‑sept hommes le rejoignirent, pendant qu’il descendait la ligne Roman en direction de la ferme des Donnelly ».

[120] Cependant, dans les livres les paragraphes pertinents sont en fait écrits comme ceci :

[traduction]

The Black Donnellys

The Outrageous Tale

« John Flannigan, renfrogné, le corps raide et déterminé, fraya son chemin à travers la foule et atteignit la route. L’arme à la hauteur de la hanche, il se mit à marcher d’un pas soutenu vers la grange des Donnelly – une sombre image de vengeance, digne des pionniers canadiens. Avant qu’il eût fait une vingtaine de pas, il y avait dix‑sept hommes sur ses talons, presque tous armés à la hâte de gourdins, mais quelques‑uns d’entre eux portaient les fusils de chasse qu’ils avaient apportés de chez eux. Un homme à l’esprit pratique et prévoyant portait une corde. »

« Arme à la main, Flanagan s’engagea sur la route. La foule l’acclama, sentant l’occasion rêvée d’attaquer les Donnelly, si détestés. Environ dix‑sept hommes le rejoignirent pendant qu’il descendait la ligne Roman en direction de la ferme des Donnelly. Un groupe plus important, composé de petits garçons, de vieillards et de femmes, suivait la meute à distance. »

[121] Pour évaluer si une partie importante d’une œuvre a été copiée il ne faut pas se fonder sur des passages isolés : Cinar, au para 35. Et encore moins sur des mots isolés, pris hors du contexte des passages dans lesquels ils se trouvent. Le choix de mots compte, mais une évaluation juste de la question de savoir s’il y a eu copie d’une partie importante d’une œuvre tient compte du contexte tout entier, plutôt que de choisir des mots occasionnels par souci d’illustrer une plus grande similitude de formulation. Dans les passages reproduits ci‑après, ce sont les passages complets qui sont cités, plutôt que les versions tronquées présentées par M. Fazakas, et, dans mon évaluation, je tiens compte du contexte tout entier.

[122] Dans les passages qui précèdent, les similitudes de formulation – les références faites à Flanagan, l’arme, la route, les dix‑sept hommes – sont tous des éléments importants de l’aspect factuel de l’incident. Il peut y avoir toutes sortes de façons de relater des faits : Hager, au para 45. Cependant, il serait difficile, voire impossible, de décrire un incident dans le cadre duquel Flanagan, portant une arme à feu, s’est engagé sur la route flanqué de dix‑sept hommes, sans employer ces termes. Dans le cas présent, l’absence de droit d’auteur sur les « faits », qu’ils soient réels ou juste affirmés comme tels, revêt une importance particulière. Si ces descriptions d’une bagarre figuraient dans deux œuvres de fiction, l’argument selon lequel la copie de ces éléments avait contribué à une copie d’une partie importante d’une œuvre serait plus convaincant. Dans une œuvre non fictive, ces éléments factuels ne font pas partie de l’originalité de l’œuvre.

[123] Le numéro 5 des demandeurs montre aussi les problèmes que pose le fait de sortir des mots particuliers de leur contexte. Dans cet élément, M. Fazakas et les demandeurs comparent une référence faite à un groupe de badauds dans The Black Donnellys : ([TRADUCTION] « Un groupe d’autres personnes suivit les marcheurs en profitant de la relative sécurité des trottoirs en planches – des gens prudents et curieux qui souhaitaient tout voir, mais ne pas être mêlés à la bagarre qui allait bientôt éclater ») à une autre dans The Outrageous Tale ([TRADUCTION] : « Plusieurs pas derrière, un groupe de badauds retenaient leur souffle »). Cependant, en plus des différences de formulation évidentes, les badauds dans The Black Donnellys suivent les marcheurs et sont décrits après que Flanagan s’est engagé sur la route. En revanche, dans The Outrageous Tale, les badauds semblent suivre William et James Donnelly, et il n’en est fait mention qu’après que Flanagan a confronté les Donnelly. La simple présence de badauds décrits dans le cadre du récit réitéré d’une prétendue bataille de rue historique ne dénote pas en soi l’existence d’une copie.

[124] Je n’entends pas reproduire le reste des scènes de la bataille de rue dans leur intégralité, soit sous l’angle où M. Fazakas les a présentées, soit sous l’angle où elles apparaissent dans les deux livres. Dans l’ensemble, après avoir passé en revue les deux sections dans les ouvrages respectifs, je ne puis conclure qu’il y a beaucoup de copie importante, à part les éléments factuels de la bagarre.

[125] Les demandeurs soulignent des éléments particuliers de la scène, comme l’ordre dans lequel les Donnelly sont nommés à mesure qu’ils sortent de la grange, la mention de l’âge qu’avait James Donnelly à ce moment, ainsi que les métaphores animales employées par chacun (« the fury of wild beasts at bay » (la furie de bêtes sauvages), une expression attribuée en fait par M. Kelley à un détective du nom de McKinnon dans The Black Donnellys, et « like a pack of wolves » (comme une meute de loups) dans The Outrageous Tale). Je conviens qu’il y a de petits éléments situés hors du cadre des faits historiques sous‑jacents que l’on pourrait considérer comme une copie du mode d’expression employé dans The Black Donnellys. Je considérerai ces éléments comme faisant partie de l’évaluation générale de la copie d’une partie importante d’une œuvre. Cependant, même dans l’étroit contexte des descriptions de la bagarre de rue, ils ne sont pas assimilables à une partie importante de l’originalité dans cette partie de The Black Donnellys.

[126] Les demandeurs allèguent également que The Outrageous Tale reprend l’ordre dans laquelle la bagarre a eu lieu, y compris l’ordre des changements apportés au cadre de référence (le point de vue de Flanagan, celui des Donnelly, celui des badauds). Je conviens que de tels éléments peuvent faire partie de l’expression originale de faits particuliers, même dans le contexte historique. Cependant, si l’on fait abstraction du récit chronologique des événements, ce qui, en soi, n’est pas un moyen original de relater un événement historique, je ne puis considérer que The Outrageous Tale a adopté un ordre particulier ou une série précise de scènes qui sont indépendants des faits sous‑jacents.

[127] Je ne puis souscrire non plus à l’argument des demandeurs selon lequel The Outrageous Tale copie l’emploi d’un [TRADUCTION] « style cinématographique » que l’on trouve dans The Black Donnellys. Il est on ne peut plus difficile de définir un « style » particulier de description pour une bagarre de rue, et je ne crois pas que M. Kelley puisse revendiquer un droit d’auteur sur la description de la scène faite dans un style « cinématographique ». Quoi qu’il en soit, après avoir passé en revue les deux descriptions de la scène, je ne crois pas que l’on puisse considérer que M. Hendley a adopté le même style d’écriture que M. Kelley. Ce dernier, lorsqu’il relate la bagarre, recourt en grande partie à des dialogues, des phrases exclamatives et des questions rhétoriques, ce que M. Hendley ne fait aucunement. À l’évidence, les deux auteurs cherchent à susciter l’intérêt du lecteur et ils décrivent la scène de la bagarre de manière captivante. Je ne puis toutefois pas conclure qu’il s’agit là d’un « style » sur lequel un auteur peut revendiquer un droit d’auteur.

c) Les bagarres qui ont éclaté lors d’un mariage et par la suite (les numéros 24–25 et 11–12)

[128] Les Donnellys ont été impliqués dans une altercation avec des agents de police lors d’un mariage célébré en 1876. William Donnelly a plus tard été arrêté pour son rôle dans cet incident. Les demandeurs affirment que M. Hendley a copié la description que M. Kelley avait faite des deux incidents, y compris ses éléments fictifs. Pour ce qui est de la bagarre ayant éclaté au mariage lui‑même, les demandeurs remettent en question le fait que la description de M. Hendley, comme celle qui figure dans The Black Donnellys, fait référence au bruit de la fête, au fait qu’elle a eu lieu à l’étage d’un hôtel, à la description de la bagarre, et au fait que les Donnelly sont revenus au mariage après la bagarre.

[129] Après avoir lu les deux descriptions de la scène, je conclus que la plupart des similitudes que relèvent les demandeurs se situent dans la catégorie des « faits » sur lesquels il n’existe pas de droit d’auteur, même s’ils affirment qu’ils sont fictifs. Je signale à cet égard qu’une fois de plus M. Kelley indique précisément qu’il n’est pas la source des faits décrits, que ce sont des [TRADUCTION] « hommes présents dans le hall et le bar de l’hôtel » qui ont fait la description d’agents arrivant à l’hôtel, montant à l’étage, entendus dans une altercation et ensuite jetés au bas des escaliers. Comme les principaux éléments de la bagarre sont présentés comme factuels par M. Kelley, ses ayants droit ne peuvent prétendre maintenant qu’il les a inventés afin de se soustraire à la règle selon laquelle il n’existe pas de droit d’auteur sur les faits.

[130] En ce qui concerne l’arrestation ultérieure de William Donnelly, les demandeurs soulignent les paragraphes suivants, qui décrivent l’incident dans les deux ouvrages :

[traduction]

The Black Donnellys

The Outrageous Tale

« Après une lutte acharnée au cours de laquelle il se fraya difficilement un chemin hors de la maison et se retrouva dans la cour avant, William Donnelly fut finalement menotté, porté jusqu’à une carriole et conduit à la prison de Lucan. »

« William sortit en se battant de la maison et atteignit la cour. Mais, dépassé par le nombre et les armes, William fut maîtrisé et contraint de se mettre à terre, où on le menotta et on le maîtrisa.

William fut jeté en prison, sous l’inculpation d’avoir fait feu en direction de l’agent Bawden. »

[131] Si l’on fait abstraction des faits sous‑jacents décrits dans The Black Donnellys – qu’il y avait eu une altercation physique qui avait commencé dans la maison et qui s’était ensuite poursuivie à l’extérieur, que William Donnelly avait été maîtrisé par la police et menotté, et qu’il avait été emprisonné – il subsiste quelques similitudes dans la manière dont l’incident est décrit dans les deux ouvrages. The Outrageous Tale utilise certains des mêmes termes que dans The Black Donnellys, et décrit la scène d’une manière semblable. Cependant, cela est atténué par la reconnaissance du fait que les extraits susmentionnés ne sont que de brefs passages qui s’inscrivent dans une reconstitution plus générale des incidents survenus lors du mariage et par la suite.

d) La première bagarre entre James Donnelly et Farrell (les numéros 17–18)

[132] M. Hendley écrit, tout comme M. Kelley, que James Donnelly s’était battu à coups de poing avec Farrell en 1856. Les demandeurs soulignent tout d’abord que les deux auteurs disent que James Donnelly avait dit à ses enfants de le regarder faire pendant la bagarre, avant que celle‑ci débute (The Black Donnellys: « Now boys, watch your father and learn. » ([TRADUCTION] « Maintenant les gars, regardez bien ce que fait votre père et tirez‑en des leçons »); The Outrageous Tale : « He winked at his boys and told them to watch carefully. » ([TRADUCTION] « Il fit un clin d’œil à ses garçons et leur dit de regarder attentivement ce qui allait se passer »). Si l’on fait abstraction de l’aspect factuel de la déclaration présentée dans The Black Donnellys, je ne relève guère de copie de la manière dont ces faits sont exprimés.

[133] La description de la bagarre dans son ensemble est encore plus dissemblable, le seul parallèle étant que James Donnelly est décrit comme le vainqueur du combat. Il n’y a pas de droit d’auteur sur l’issue de cette bagarre, qui est présentée comme un fait.

e) L’abattage, par Flanagan, de ses chevaux (le numéro 23)

[134] Après la mutilation des chevaux de Flanagan (un incident relaté en premier par Wallace), les deux livres disent qu’il les a abattus sans cruauté avant de confronter les Donnelly lors de la bagarre de rue. Les demandeurs disent que la description de ces scènes montre qu’il y a eu copie de la part de M. Hendley :

 

[traduction]

The Black Donnellys

The Outrageous Tale

« John Flannigan alla chercher un fusil de chasse et une boîte de cartouches dans la petite pièce fermée à clé qui lui servait de bureau. Depuis les derniers mois, il avait pris l’habitude d’emporter l’arme avec lui lors de ses déplacements quotidiens, juste au cas où il aurait des ennuis avec les Donnelly. Il en avait maintenant plein les bras. Jurant sans arrêt, il se prépara à la première étape, pour régler le problème immédiat. La vengeance pouvait attendre quelques minutes. Fusil à la main, un par un, il mit fin à la souffrance de ses bêtes – les coups de feu résonnant bruyamment dans le silence matinal du village. »

« Flanagan, pendant ce temps, fouilla dans un placard de sa maison. Il en retira un fusil de chasse et plusieurs cartouches, puis sortit. Debout devant la porte de la grange, il chambra deux cartouches dans son arme, referma celle‑ci d’un coup sec et entra dans la grange. Respirant profondément, il s’approcha des stalles où ses chevaux blessés couraient en rond, fous de douleur. Visant tout à tour les deux animaux, il les abattit, l’un après l’autre. Il procéda ensuite à un rapide examen de ses chevaux sans vie – leur langue avait été tranchée.

Les coups de feu attirèrent plus de voisins à la grange de Flanagan […]. »

[135] Si l’on fait abstraction des faits sous‑jacents (Flanagan est allé chercher un fusil de chasse et des cartouches, et il a abattu ses chevaux), il y a une certaine similitude entre les deux passages dans la manière dont ces faits sont exprimés. Ils utilisent chacun une expression pour noter que les chevaux ont été abattus un à la fois : ([TRADUCTION] « un par un » ou [TRADUCTION] « tout à tour »). Bien que l’on puisse dire qu’il s’agit d’un fait, je considère que cette manière de mettre en lumière la situation fait partie de la façon d’exprimer les faits. Tous deux font également référence, en terminant, au bruit de l’arme. Je prendrai ces similitudes en considération dans le cadre de l’évaluation générale, tout en signalant également les différences dans les récits : Cinar, au para 40.

f) Les coups de feu tirés en direction de l’agent Everett (le numéro 26)

[136] Robert Donnelly, tapi derrière un tas de bois, a tiré plusieurs coups de feu en direction de l’agent Sam Everett pendant que celui‑ci rentrait à la maison un soir en 1878, une agression qui s’est soldée, pour Robert, par une peine d’emprisonnement de deux ans. Une fois de plus, les demandeurs disent que la description qu’a faite M. Hendley de l’incident est copiée sur celle de M. Kelley, qui décrit de façon fictive plusieurs aspects de l’incident réel. Je conclus une fois de plus que la seule similitude entre les deux sections des livres, qui s’étendent sur plusieurs paragraphes, est qu’elles décrivent le même incident (Robert Donnelly a tiré trois coups de feu vers l’agent Everett, celui‑ci a riposté en tirant et en touchant Robert, et il l’a mis sous garde). Les demandeurs affirment que le nombre des coups de feu, les coups de feu tirés en riposte et la blessure de Robert sont tous fictifs, mais ils sont présentés comme des faits dans The Black Donnellys. Il n’y a aucune similitude marquée quant à la manière dont ces faits sont décrits dans les deux livres.

g) Le retour de prison de James Donnelly (le numéro 29)

[137] Après avoir purgé une peine d’emprisonnement de sept ans pour le meurtre de Farrell, James Donnelly est revenu à Lucan. Les demandeurs situent la date de son retour dans la catégorie d’un fait qui a dû se produire, mais sur lequel il n’existe aucune donnée historique. Tant The Black Donnellys que The Outrageous Tale relatent ce fait, sur trois pages environ. The Black Donnellys décrit l’arrivée de James Donnelly à bord de la diligence, le fait qu’il se soit dirigé vers un bar, une discussion avec le tenancier du bar, l’arrivée de ses fils dans une carriole, la disparition des villageois effrayés et le récit d’un témoin oculaire, un jeune garçon qui a relaté le fait plus tard au cours de sa vie [TRADUCTION] « à un journaliste ». The Outrageous Tale décrit Johannah et les enfants Donnelly attendant l’arrivée de la diligence, et une bonne partie d’une page est consacrée à la description de chaque enfant, à l’arrivée de James Donnelly, à la célébration de la famille, au fait que James Donnelly a pris sa fille dans ses bras, et à la famille paradant dans les rues de Lucan, où des fermiers nerveux chuchotaient entre eux.

[138] En bref, à part le fait que James Donnelly est revenu, et que sa famille l’a accueilli, il y a peu de similitudes entre les deux récits. Les mots « rowdy » (tapageurs) et « husky » (costauds) sont employés pour décrire les fils dans les deux récits et, comme le signalent les demandeurs, les deux auteurs font référence au fait que James Donnelly a grisonné pendant son séjour derrière les barreaux. Cependant, dans l’ensemble, la nature, la teneur, le mode d’expression et même le contenu des deux scènes sont nettement différents. Les demandeurs font valoir, en faisant référence à l’arrêt Cinar, que c’est de l’« effet cumulatif » des scènes dont il faut tenir compte : Cinar, au para 36. Cependant, même si l’on considère cet effet cumulatif de manière généreuse, les deux scènes sont fort dissemblables. C’est donc dire qu’à part le choix de relater la scène du retour de James Donnelly dans le cadre de l’histoire de la famille et les quelques similitudes mentionnées, il y a peu d’éléments qui contribuent à une copie importante de l’œuvre.

h) L’inauguration de la ligne de diligences des Donnelly (le numéro 30)

[139] Les demandeurs disent de la même façon que les Donnelly ont bel et bien commencé à exploiter une ligne de diligences, mais que les données historiques ne comportent aucune description détaillée de son inauguration avant The Black Donnellys. Ils soutiennent que la manière dont M. Hendley a décrit l’événement est copiée sur celle de M. Kelley :

[traduction]

The Black Donnellys

The Outrageous Tale

« Pendant deux ans, William et James, fils, conduisirent des diligences entre Exeter et London, avec Lucan comme point intermédiaire. Ensuite en mai 1873, les deux frères achetèrent la ligne de McFee.

Ce fut un jour de fête, ce dix‑huitième jour de mai, pour les parents comme pour les jeunes voyous de Biddulph, quand la ligne de diligences des Donnelly fut inaugurée, encore que l’enthousiasme sembla être strictement une affaire de famille. C’est la curiosité, plus que n’importe quoi d’autre, qui amena la centaine de personnes ou plus à assister au premier départ annoncé, « à midi pile, devant Dublin House ». La vieille Johannah, vêtue de ses plus beaux atours – un accoutrement qui aurait pu être à la mode à l’époque où Brian Boroihme repoussa les Danois à Clontarf – fit l’une de ses rares apparitions à Lucan. Elle étreignait ses deux fils, leur souhaita bonne chance, sourit aux personnes assemblées et leur dit qu’elle espérait qu’elles mettraient un point d’honneur à ne voyager que « dans une diligence des Donnelly. »

« Le 24 mai, fête de la Reine Victoria, était jour de congé dans le Dominion du Canada. Et même si le clan des Donnelly avait peu d’égards pour la royauté britannique, la fête de Victoria, en 1873, était quand même une occasion pour célébrer. La journée marqua le lancement de la nouvelle entreprise de la famille.

Plus tôt dans l’année, William et James, fils avaient acheté le commerce de leur patron, Hugh McFee, et pris en main son entreprise de diligences. Les frères étaient maintenant des entrepreneurs. Le 24 mai, revêtus de leurs plus beaux habits, les Donnelly regardèrent fièrement pendant que William prit place sur le siège de bois du conducteur, à l’avant de la diligence. William s’était laissé pousser une moustache pour compléter sa longue chevelure, et cela lui donnait l’air espiègle d’un acteur de scène. Il prit en mains les rênes du cheval attelé à l’avant de la diligence et inclina son chapeau vers ses parents. Jim et Johannah rayonnaient de fierté. Leur rêve d’une vie meilleure au Canada semblait porter ses fruits. »

[140] La description de M. Kelley fait ensuite référence au fait que William avait conduit la diligence pour le premier voyage, que faisaient aussi James et Johannah Donnelly, les deux premiers passagers. M. Hendley décrit ensuite la diligence elle‑même, et celle‑ci se mettant en route pour le voyage inaugural avec un [TRADUCTION] « groupe de passagers » non identifiés.

[141] Outre le fait qu’il y a eu un voyage inaugural pour la ligne de diligences, ce qui est non seulement présenté comme un fait dans The Black Donnellys, mais aussi un événement que les demandeurs reconnaissent comme véridique, il y a peu de similitudes quant à la manière dont ce premier voyage est décrit. Les deux auteurs optent pour décrire l’événement dans le cadre de leur récit sur les Donnelly, ce qui peut être considéré comme un élément de « choix » de faits. Il y a aussi quelques similitudes de terminologie et de style dans les deux descriptions : les frères ont [TRADUCTION] « racheté » la ligne de diligences de McFee, la famille portait ses plus beaux atours, et l’un des parents [TRADUCTION] « rayonnait » (face aux personnes présentes dans l’un des cas, et de fierté dans l’autre). Ces similitudes doivent être prises en compte dans le contexte du passage dans son ensemble, et de pair avec les différences marquantes entre les récits, dans le cadre de l’évaluation générale d’une appropriation substantielle de The Black Donnellys.

i) L’état d’ébriété de Donnelly et de Farrell le jour de la mort de ce dernier (le numéro 31)

[142] James Donnelly a tué Farrell lors d’une activité villageoise le 25 juin 1857, après qu’un différend se transforma en bagarre. Les demandeurs soutiennent que M. Hendley a copié la référence faite par M. Kelley aux deux hommes qui avaient consommé de l’alcool lors de cette activité, et à Farrell qui avait accusé James Donnelly d’être un criminel. Je note que, comme le souligne M. Hendley, même le Globe and Mail, en 1880, a décrit comme un fait que les deux hommes avaient consommé de l’alcool, tout comme le livre de M. Fazakas, The Donnelly Album. Les descriptions que font M. Kelley et M. Hendley de cette consommation d’alcool ont peu de choses en commun. Quant à l’accusation, elle est décrite dans The Black Donnellys par une citation émanant directement de Farrell, qui déclenche directement la bagarre. En revanche, on peut lire dans The Outrageous Tale que [TRADUCTION] « [Farrell] qualifia Jim Donnelly de vulgaire voleur et sa famille de bande de criminels » et que William est intervenu avant que la bagarre éclate par la suite entre les deux hommes âgés. Qu’une certaine forme d’accusation ait précédé la bagarre mortelle est, selon moi, un « fait » présenté comme tel par M. Kelley (et, en fait, par M. Fazakas dans The Donnelly Album), et aucune allégation de copie ne peut découler du fait que M. Hendley a relaté cet incident d’une manière tout à fait différente.

j) La bonne aventure chez « Grandma Bell » (les numéros 43 et 44)

[143] Tant The Black Donnellys que The Outrageous Tale relatent une visite de quatre des membres de la famille Donnelly à Grandma Bell pour se faire dire la bonne aventure, et cette dernière a vu les morts des Donnelly apparaître dans ses feuilles de thé. Les demandeurs font valoir principalement que l’inclusion, par M. Hendley, de la visite elle‑même revient à copier l’invention fictive de M. Kelley. De plus, ils remettent en question la manière dont ce fait est relaté, soutenant que la présence de similitudes dans le récit constitue une copie qui contribue à une appropriation substantielle de The Black Donnellys.

[144] Le récit de la diseuse de bonne aventure s’étend sur une page et demie environ dans The Black Donnellys, et sur trois pages environ dans The Outrageous Tale. Je ne reproduirai pas ces passages dans leur intégralité, mais je signale que les demandeurs soulignent précisément ce qui suit :

  • le fait que les auteurs introduisent l’activité en mentionnant la date (« It was on a night late in November 1879 » (C’était un soir, tard en novembre 1879) dans The Black Donnellys; « One fall evening in 1879 » (Un soir d’automne en 1879) dans The Outrageous Tale);

  • la manière dont ils présentent les participants (« old Jim Donnelly, along with Tom, John et Mike » (Le vieux Jim Donnelly, en compagnie de Tom, John et Mike) dans The Black Donnellys; « Old Jim Donnelly led the pack, with Michael, John, and Thomas in tow » (Le vieux Jim Donnelly ouvrait la marche, suivi de Michael, John et Thomas) dans The Outrageous Tale);

  • leur récit de la prédiction de mort (« I see death for all of you – soon and terrible! » (Je vois la mort pour vous tous – bientôt et atroce!) dans The Black Donnellys; « she foresaw violent death stalking the Donnelly clan » (elle prédit qu’une mort violente attendait le clan Donnelly) dans The Outrageous Tale);

  • leur description du paiement (« M. Donnelly threw a coin on the table » (M. Donnelly lança une pièce sur la table) dans The Black Donnellys; « He took out a few coins and tossed them on Grandma Bell kitchen table » (Il sortit quelques pièces qu’il lança sur la table de cuisine de Grandma Bell) dans The Outrageous Tale);

  • leur récit du départ des Donnelly (« They laughed at me; oh, how they shouted and laughed » (Ils m’ont ri au nez; ce qu’ils ont pu hurler et rire) dans The Black Donnellys; « The group made their way out of Grandma Bell shack, singing and laughing raucously » (Le groupe quitta la cabane de Grandma Belle, chantant et riant à gorge déployée) dans The Outrageous Tale);

  • leur description de la lune (« There was blood on the moon that night and I could see it all plainly » (Il y avait du sang sur la lune ce soir‑là, et je pouvais tout distinguer clairement) dans The Black Donnellys; « The big November moon was blood red » (La grosse lune de novembre était rouge sang) dans The Outrageous Tale).

[145] Comme il a été dit plus tôt, le récit tout entier que fait M. Kelley de la visite est présenté comme s’il a été répété par Grandma Bell elle‑même à un [TRADUCTION] « journaliste », de nombreuses années plus tard. Toute la scène est écrite entre guillemets, reprenant les paroles prononcées par Grandma Bell, qui relate de nouveau l’histoire. Là encore, en présentant la scène comme une non‑fiction, M. Kelley donne à penser qu’il ne fait que reproduire les paroles d’une tierce partie et qu’il n’est pas l’auteur original de ces dernières. Cela englobe la prédiction, le paiement, les rires et même la couleur de la lune. Au‑delà de l’inclusion de ces éléments factuels dans The Outrageous Tale, il n’y a pas de copie importante qui ressort à la suite d’un examen des scènes dans les deux livres dans leur ensemble.

k) Les Black Donnellys (numéro 27)

[146] Je clos ma revue des passages précis avec l’allégation des demandeurs selon laquelle M. Kelley a inventé l’expression [TRADUCTION] « The Black Donnellys » pour décrire la famille, et que l’emploi, par M. Hendley, de cette expression contribue à la copie d’une partie importante de The Black Donnellys. M. Fazakas émet l’opinion que cette expression n’a jamais été appliquée à la famille de son vivant, tout en soulignant les données historiques et l’opinion concordante d’autres auteurs. Il dit de ce nom qu’il s’agit de [TRADUCTION] « l’invention la plus importante » que M. Kelley a faite pour créer la légende de la famille.

[147] Comme le font remarquer les demandeurs, la définition du mot « œuvre » à l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur indique ce qui suit : « œuvre Est assimilé à une œuvre le titre de l’œuvre lorsque celui‑ci est original et distinctif ». Parallèlement, cela ne fait pas du titre une œuvre distincte. Il fait plutôt partie de l’œuvre dans son ensemble : Francis, Day & Hunter Ltd v Twentieth Century Fox Corp Ltd et al, [1939] 4 DLR 353, 1939 CanLII 276 (UK JCPC), aux p 359–360.

[148] Les défendeurs font valoir que « The Black Donnellys » n’est distinctif ni comme titre ni comme expression, citant divers autres ouvrages qui se servent de ces mots pour faire référence à la famille Donnelly, dont la chanson de 1969 de Stompin’ Tom Connors’ « Black Donnelly Massacre », un essai de 2003 de Joseph Geringer intitulé « The Black Donnellys: Canada Tragic Roustabouts », une chronique de 2008 de Max Haines, intitulée « The Black Donnelly Story Begins », un film de 2017 intitulé « Black Donnellys » et un livre de 2020 écrit par Keith Ross Leckie sous le titre « Cursed! Blood of the Black Donnellys ». Les demandeurs répondent à cet argument en soulignant la déclaration de M. Winkler selon laquelle le seul ouvrage qui utilise l’expression dans son titre est celui de M. Leckie, et qu’il n’est plus publié sous ce titre depuis qu’il a écrit à l’éditeur.

[149] À mon avis, les références que font les défendeurs aux œuvres ultérieures employant l’expression « Black Donnellys » sont peu pertinentes. Contrairement au secteur des marques de commerce, je me demande si un titre peut cesser de faire partie d’une œuvre aux fins du droit d’auteur s’il « perd » son caractère distinctif par suite de l’utilisation ultérieure du même titre, ou de titres semblables, dans des œuvres subséquentes. L’exigence de la Loi sur le droit d’auteur selon laquelle un titre doit être « distinctif » ne met pas en cause les mêmes notions que le droit des marques de commerce : voir, par exemple, Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13, art 2 (« distinctive »), aux para 6(5), 12(3), et à l’al 18(1)b); Francis, Day & Hunter, à la p 359.

[150] Cependant, il n’est nul besoin que je décide si The Black Donnellys est distinctif en tant que titre, car la définition que donne la Loi sur le droit d’auteur exige également que le titre soit « original ». Cela soulève de nouveau la question de la source, et la source déclarée, de l’expression « The Black Donnellys ». M. Fazakas dit que l’expression vient de M. Kelley, dans un article paru dans une revue en 1947, mais celui‑ci dit dans The Black Donnellys que l’expression a été employée pour faire référence aux membres de la famille Donnelly de leur vivant. Il en relate l’utilisation par, à tout le moins, [TRADUCTION] « le secteur rural environnant » en 1879, dans une [TRADUCTION] « Vieille chanson » sur les Donnelly qu’il reproduit, par un conducteur de bétail en 1865, par James Carroll, en racontant une histoire plus tard dans sa vie à un journaliste, par John Flannigan en 1875, et même par des mères pour faire taire leurs enfants turbulents. Il semble que M. Hendley soit arrivé à la même conclusion, notant dans The Outrageous Tale que [TRADUCTION] « la famille fut vite connue dans le canton comme les ‘Black Donnellys’ – comme dans ‘black‑tempered’ (verre trempé noir), ‘black‑irish’ (Irlandais noir) et ‘Blackfoot’ (Pieds‑noirs) ». Comme il a été affirmé lors de la parution de son œuvre que l’expression était largement utilisée au XIXe siècle, je conclus que M. Kelley et ses ayants droit ne peuvent prétendre plus tard que leur titre était « original et distinctif » lorsqu’un autre auteur adopte le sobriquet dans le titre ou le corps d’une œuvre ultérieure.

[151] Quoi qu’il en soit, [TRADUCTION] « copier le titre ne constitue une violation que dans les cas où ce que l’on copie est une partie importante de l’œuvre » : Francis, Day & Hunter, aux p 359–360. D’après M. Fazakas, l’expression « The Black Donnellys » apparaît au moins 28 fois dans The Black Donnellys, en plus du titre. J’admets que sa répétition souligne un thème important dans The Black Donnellys, à savoir que les Donnelly étaient craints et notoires dans leur collectivité. Cependant, comme le signalent les défendeurs, M. Hendley emploie uniquement l’expression « Black Donnellys » dans le titre de son ouvrage (actuellement publié sous le titre Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada Deadliest Feud, en omettant le The initial) ainsi que dans un passage figurant dans le corps du texte, et reproduit au paragraphe qui précède. Elle est présente aussi dans la bibliographie accompagnant The Outrageous Tale, dans les noms des ouvrages de M. Kelley, ainsi que, à la toute fin, dans une brève note de l’auteur. Bien que le titre puisse être qualitativement important pour déterminer s’il y a eu appropriation substantielle, il reste à déterminer s’il y a eu appropriation substantielle de l’œuvre dans son ensemble, plutôt que d’une partie importante du titre tout simplement.

l) L’évaluation de l’appropriation substantielle dans The Black Donnellys

[152] Je suis arrivé à la conclusion que les points présentés dans The Black Donnellys en tant qu’événements historiques doivent être considérés comme des faits pour lesquels il n’existe aucun droit d’auteur, peu importe leur véracité historique objective. En ce qui concerne les points en question, l’originalité ne réside que dans les moyens employés par M. Kelley pour exprimer les faits sous‑jacents, ainsi que dans des aspects tels que le choix et l’organisation des faits. J’ai passé en revue de The Black Donnellys et The Outrageous Tale dans leur ensemble, et j’ai pris en considération les passages sur lesquels se sont fiés les demandeurs dans le contexte de l’ensemble, y compris des éléments tels que la structure, le ton, le thème, l’atmosphère et les dialogues. D’après l’évaluation que j’en fais, rares sont les éléments représentés dans The Black Donnellys qui ont été copiés dans The Outrageous Tale, soit sur le plan de la quantité soit, fait plus important, sur celui de la qualité. Les quelques endroits où l’on peut relever des formulations ou des descriptions semblables ne sont pas particulièrement importants ou ne constituent pas des aspects originaux du récit de l’histoire des Donnelly dans The Black Donnellys.

[153] Quant aux facteurs supplémentaires qui peuvent se révéler pertinents pour l’analyse de l’appropriation substantielle, les informations sont employées « de la même façon », en ce sens que les deux œuvres sont des livres qui relatent, de manière non fictive et de façon captivante, des événements historiques. Cependant, il y a peu de preuves qu’une similitude quelconque entre The Black Donnellys et The Outrageous Tale découle d’une appropriation faite délibérément par M. Hendley pour économiser du temps et des efforts. M. Hendley a volontairement limité ses recherches à des sources secondaires, dont The Black Donnellys, mais il l’a fait en lien avec les faits sous‑jacents, plutôt qu’avec l’expression de ces faits. M. Hendley a, essentiellement, raconté le même récit historique d’une façon différente. Il n’existe pas non plus de preuves qui donnent à penser que les quelques similitudes qui existent entre les œuvres ont amoindri la valeur du droit d’auteur afférent à The Black Donnellys.

[154] En combinant ces facteurs et en examinant l’affaire dans sa globalité, je conclus que les demandeurs n’ont pas établi que l’ouvrage de M. Hendley, The Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada Deadliest Feud, reproduit une partie importante de l’ouvrage de M. Kelley, The Black Donnellys. J’estime donc qu’il n’y a pas eu de violation du droit d’auteur sur cette œuvre. Je suis également d’avis qu’aucune question véritable ne nécessite la tenue d’un procès en lien avec une violation du droit d’auteur sur The Black Donnellys, et que je suis en mesure de faire les constatations de fait et de droit nécessaires pour arriver à cette conclusion. La requête en jugement sommaire des demandeurs est rejetée en ce qui concerne The Black Donnellys et celle des défendeurs est accordée.

5) Une appropriation substantielle : Vengeance of the Black Donnellys

[155] Les demandeurs font ressortir trois aspects de The Outrageous Tale qui, disent‑ils, établissent l’existence d’une appropriation substantielle de Vengeance. Le premier est, une fois de plus, le nom « The Black Donnellys » appliqué à la famille Donnelly. L’analyse que j’ai faite plus tôt au sujet de cette expression s’applique de la même façon dans le présent contexte. Bien que Vengeance soit une œuvre de fiction, cela ne fait pas en sorte que l’emploi de « The Black Donnellys » dans le titre et la teneur du livre soit original dans le cas de l’auteur, alors que cette expression a apparu plus tôt dans une œuvre de non‑fiction, mentionnée dans Vengeance, livre dans lequel l’auteur a désavoué son originalité. Dans Vengeance, M. Kelley répète l’histoire de l’origine du nom – Farrell disant des fils Donnelly qu’ils sont [TRADUCTION] « aussi noirs dans le péché que leur père! » – qui est présentée comme véridique dans The Black Donnellys. Quoi qu’il en soit, comme il a été mentionné plus tôt, si l’expression apparaît un peu partout dans le livre Vengeance, le nom n’apparaît que dans le titre et dans un seul passage du livre The Outrageous Tale.

[156] Le second aspect est le fait qu’il y a plusieurs des mêmes références qui sont faites à des événements décrits comme factuels dans The Black Donnellys et qui sont également mentionnés en passant dans Vengeance. Cela inclut de brèves mentions de la bagarre de rue, des concessions de terre gouvernementales, ainsi que des crimes commis contre Robert McLean et William Haskett, de même qu’un passage plus long répétant l’histoire de Grandma Bell. Dans chaque cas, les événements sont cités dans le cadre de l’histoire réelle de la famille, juxtaposés au récit de fantômes fictif. Je ne considère pas que le fait de répéter les événements qui sont considérés comme factuels dans The Black Donnellys dans une œuvre de fiction les excluent du champ des « faits » dans lequel il n’existe aucun droit d’auteur. Ces passages représentent aussi une très faible partie de Vengeance, sur le plan tant quantitatif que qualitatif, et ils sont représentés de manière très différente dans The Outrageous Tale.

[157] Le troisième aspect est l’inclusion, dans The Outrageous Tale, d’une référence faite à Joe McIntyre. Dans Vengeance, Joe McIntyre est décrit comme le frère de Christina McIntyre, une [TRADUCTION] « amie de cœur » de Tom Donnelly. Sur deux pages du livre, l’auteur rapporte que la famille de Christina n’approuvait pas la relation et qu’elle a été envoyée à London, tandis que Joe en a gardé rancune et a fait partie du groupe qui a tué les Donnelly, décapitant lui‑même Tom Donnelly. Tourmenté par le meurtre et hanté par une prophétie faite par Johannah, il a fini par s’enlever la vie.

[158] Même s’il n’en est pas question dans les rapports de M. Fazakas, l’affidavit en réponse de M. Winkler indique que M. McIntyre est un personnage fictif créé par M. Kelley. Christina McIntyre était une vraie personne, sur laquelle M. Kelley avait écrit un autre livre. Mais elle était enfant unique.

[159] Le personnage fictif de Joe McIntyre apparaît brièvement dans The Outrageous Tale, dans le passage suivant :

[traduction]
Il a été dit qu’un grand nombre des hommes impliqués dans le massacre des Donnelly sont décédés d’une mort inusitée. En fait, l’un des miliciens, nommé Joe McIntyre, est devenu fou de chagrin et s’est suicidé. Avant de se pendre, il aurait avoué avoir décapité Tom Donnelly.

[The Outrageous Tale, à la p 116.]

[160] Contrairement aux événements relatés dans The Black Donnellys, ceux qui figurent dans Vengeance ne sont pas présentés comme non fictifs. Le principe selon lequel il n’existe pas de droit d’auteur sur des faits ne s’applique pas. Je suis d’avis que l’inclusion, dans The Outrageous Tale, du personnage de Joe McIntyre, avec son nom, son implication dans les meurtres, et son sort ultime, est assimilable à une copie non littérale du passage figurant dans Vengeance.

[161] Cependant, en tenant compte de cette copie d’une œuvre ainsi que des autres revendiquées, dans le contexte du livre Vengeance dans son ensemble, et en suivant une démarche qualitative et globale, je conclus qu’il n’y a pas eu de copie d’une partie importante de Vengeance. Comme il est indiqué dans l’arrêt Cinar, les « différences sont telles que l’œuvre, prise dans son ensemble, constitue non pas une imitation, mais plutôt une œuvre nouvelle et originale » : Cinar, au para 40. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de violation. Une fois de plus, je conclus qu’il n’existe aucune question véritable nécessitant la tenue d’un procès, relativement à l’allégation d’une violation du droit d’auteur afférent à Vengeance, et que je suis en mesure de faire les constatations de fait et de droit qui s’imposent pour arriver à cette conclusion. Cet élément de la requête en jugement sommaire des demandeurs est lui aussi rejeté, et la requête en jugement sommaire des défendeurs est accordée.

D. La réparation et les dépens

[162] Comme il n’y a pas de véritables questions à juger pour ce qui est de la violation du droit d’auteur, la requête en jugement sommaire par laquelle les défendeurs souhaitent que l’action soit rejetée est accordée, et l’action est rejetée. Pour les mêmes raisons, la requête en jugement sommaire par laquelle les demandeurs demandent une réparation pour violation du droit d’auteur est rejetée. Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire de traiter des observations des parties quant aux réparations à accorder pour la prétendue violation du droit d’auteur, ce qui inclut des dommages‑intérêts préétablis.

[163] Les parties ont demandé qu’on leur permette de traiter des dépens dans des observations ultérieures. Dans les circonstances, je suis disposé à leur accorder cette possibilité, même si l’on s’attend à ce que les parties à une requête soit prêtes à traiter de la question des dépens à l’audience : Avis aux parties et à la Communauté juridique : Les dépens dans la Cour fédérale, 30 avril 2010. J’encourage les parties à discuter de la question et à s’entendre sur les dépens. Si elles n’y parviennent pas, elles pourront présenter des observations écrites en tenant compte de ce qui suit :

  • Les défendeurs peuvent présenter des observations écrites sur les dépens, sous la forme d’une lettre d’une longueur maximale de trois pages à interligne simple, dans un délai de deux semaines. Ils peuvent y annexer un mémoire de dépens.
  • Les demandeurs peuvent déposer des observations écrites sur les dépens, sous la forme d’une lettre d’une longueur maximale de trois pages à interligne simple, dans les deux semaines suivant la réception des observations des défendeurs ou, si ces derniers n’en ont pas fournies, à l’expiration du délai prévu pour ce faire. Ils peuvent y annexer un mémoire de dépens et/ou des observations, d’une longueur maximale d’une page, sur des éléments précis du mémoire de dépens des demandeurs (si ces derniers en ont produit un).
  • Les défendeurs peuvent déposer des observations en réponse, sous la forme d’une lettre d’une longueur maximale d’une page à interligne simple, dans les cinq jours suivant la réception des observations des demandeurs. Ils peuvent y annexer des observations, d’une longueur maximale d’une page, sur des éléments précis du mémoire de dépens des défendeurs (si ces derniers en ont produit un).
  • Les parties peuvent consentir à une prorogation des dates susmentionnées, à condition que tous les documents aient été déposés avant le 9 juillet 2021, ou elles peuvent s’adresser de nouveau à la Cour.

IV. Conclusion

[164] Le principal argument avancé par les demandeurs est que M. Hendley a violé le droit d’auteur en incluant dans The Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada’s Deadliest Feud des faits et des événements qui, présentés par M. Kelley comme des faits historiques véritables, ont été établis par la suite comme faux et qu’il s’agit donc de créations littéraires originales de M. Kelley. À mon avis, les faits de cette nature tombent sous le coup de la règle voulant qu’il n’y ait pas de droit d’auteur sur les faits, peu importe que leur véracité objective soit plus tard mise en doute, voire réfutée. Ce sont les raisons qui sous‑tendent la règle, et l’équilibre fondamental qui sert de fondement à la Loi sur le droit d’auteur, qui dictent ce résultat.

[165] Cette conclusion étant tirée, les copies faites, selon les demandeurs, dans The Black Donnellys: The Outrageous Tale of Canada’s Deadliest Feud ne sont pas assimilables à la reproduction d’une « partie importante » de The Black Donnellys ou de Vengeance of the Black Donnellys. Comme l’a fait remarquer la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Cinar, la Loi sur le droit d’auteur ne protège pas chaque « infime partie » d’une œuvre originale, ni « chaque petit détail qui, si on se l’approprie, ne risque pas d’avoir une incidence sur la valeur de l’œuvre dans son ensemble » : Cinar, au para 25, citant D Vaver, Intellectual Property Law: Copyright, Patents, Trade‑marks, 2e éd., (Toronto : Irwin Law, 2011), à la p 182. Ayant refusé de reconnaître que le droit d’auteur s’étend à des faits qui sont présentés comme tels, mais confirmés dans un litige comme fictifs, mon examen des œuvres dans leur ensemble et des passages que les demandeurs ont présentés m’incite à conclure que les prétendues copies ne sont rien de plus que quelques infimes parties isolées des œuvres de M. Kelley. Cela ne constitue pas une violation du droit d’auteur, et il convient de rejeter l’action des demandeurs.


JUGEMENT dans le dossier T‑1656‑16

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des demandeurs en vue de produire un nouvel élément de preuve sous la forme d’un balado écrit par les défendeurs est rejetée.

  2. La requête en jugement sommaire des demandeurs est rejetée.

  3. La requête en jugement sommaire des défendeurs est accueillie, et l’action des demandeurs est rejetée.

  4. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles pourront présenter des observations sur ces derniers, conformément aux présents motifs.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1656‑16

 

INTITULÉ :

JOHN WINKLER et LA SUCCESSION DE THERESIA WINKLER PAR SON FIDUCIAIRE TESTAMENTAIRE, JOHN WINKLER c NATE HENDLEY et JAMES LORIMER & COMPANY LTD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 9 décembre 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Derek Fazakas

 

pour les demandeurs

 

Melissa Dimilta

Shelby Morrison

 

pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fazakas Law

Hamilton (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Bennett Jones LLP|

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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