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Date : 20040723

Dossier : DES-3-03

Référence : 2004 CF 1031

Ottawa, Ontario, ce 23ième jour de juillet 2004

Présent :          L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

                                             DANS L'AFFAIRE CONCERNANT un

certificat en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi

sur l'immigration et la protection des réfugiés,

signé par le Ministre de l'immigration et le Solliciteur

général du Canada ("les Ministres")

L.C. 2001, ch. 27 (la « L.I.P.R. » );

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le dépôt

de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en

vertu du paragraphe 77(1) et des articles 78 et

80 de la L.I.P.R.;

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT le mandat pour

l'arrestation et la mise en détention ainsi que le contrôle

des motifs justifiant le maintien en détention en vertu

des paragraphes 82(1), 83(1) et 83(3) de la L.I.P.R.

DANS L'AFFAIRE CONCERNANT la revue de la détention

de M. Adil Charkaoui ("M. Charkaoui") en vertu

des paragraphes 83(2) et 83(3) de la L.I.P.R.

ET DANS L'AFFAIRE CONCERNANT

M. Adil Charkaoui


                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION ET MISE EN SITUATION

[1]                Il s'agit de la troisième requête révisant la détention de M. Adil Charkaoui ("M. Charkaoui") et demandant au soussigné si celui-ci est toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou qu'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi. (Voir les articles 82 et 83 de la L.I.P.R.). M. Charkaoui est détenu depuis le 21 mai 2003.

[2]                Bien que le tribunal est depuis longtemps prêt à procéder à l'étude de la raisonnabilité du certificat (voir Charkaoui (Re) [2003] A.C.F. no. 1815, au paragraphe 43 "Charkaoui III"), il n'a pu le faire car une demande de suspendre l'étude du certificat fut faite et accordée afin de permettre au Ministre de disposer d'une demande de protection; à ce jour, cette demande de protection est toujours sous étude. (Voir articles 79(1) et 112(1) de la L.I.P.R.). Cette troisième révision est donc nécessaire (voir article 83(2) de la L.I.P.R.).

[3]                Suite aux deux premières revues de la détention de M. Charkaoui, j'identifiais pour celui-ci trois préoccupations que j'avais identifiées lors de mon examen des documents protégés contenant des renseignements tel que définis dans la L.I.P.R. (Voir article 76). Étant donné l'importance de ces préoccupations, je les réitère à nouveau:

-           la vie du requérant de 1992 à 1995 au Maroc et de 1995 à 2000 au Canada, y incluant ses voyages;


-           le voyage du requérant au Pakistan de février à juillet 1998;

-           les contacts du requérant avec M. Abousfiane Abdelrazik, M. Samir Ait Mohamed, M. Karim Saïd Atmani, M. Raouf Hannachi, M. Abdellah Ouzghar (Charkaoui (Re), [2003] A.C.F. no. 1119, au paragraphe 63 "Charkaoui I" et Charkaoui (Re), [2004] A.C.F. no. 78, au paragraphe 5, "Charkaoui IV").

[4]                Il m'était apparu que pour assumer la lourde tâche d'évaluer si M. Charkaoui était toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou qu'il se soustrairait vraisemblablement à la procédure ou au renvoi, le tribunal serait en bien meilleure position si M. Charkaoui répondait aux questions soulevées par ces trois préoccupations.


[5]                Pour en arriver à cette constatation, j'avais analysé la preuve des Ministres (celle présentée en audition publique ainsi que celle présentée en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats) et j'ai conclu à deux reprises que celle-ci était sérieuse et qu'en conséquence, les Ministres avaient assumé leur fardeau et qu'en conséquence ce fardeau avait été transféré à M. Charkaoui qui devait l'assumer (voir Charkaoui IV, au paragraphe 13).    Lors de ces deux revues, M. Charkaoui n'a pas présenté de preuve au sujet de ces trois préoccupations et s'est limité à demander sa libération sous caution et conditions, lesdites conditions à être déterminées par le tribunal. À deux reprises, le tribunal concluait que M. Charkaoui n'avait pas assumé son fardeau de preuve et qu'en conséquence, ne pouvait pas être libéré et ce même avec caution et sous conditions, puisqu'à mon avis aucune condition ni caution n'aurait pu neutraliser l'existence du danger à la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui, ni éliminer le risque que M. Charkaoui puisse se soustraire vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

LA MISE À DATE DU DOSSIER

[6]                Pour les fins de la présente revue de la détention, les parties se réfèrent à la preuve telle que déposée lors des deux revues antérieures et à celle présentée dans le cadre de la plus récente audition.


[7]                Lors de l'audition publique, les Ministres n'ont pas présenté de preuve additionnelle. À la demande du tribunal (et ce, selon le pouvoir général accordé au juge désigné aux articles 83(1) et 78 de la L.I.P.R.), une audition d'environ 2 heures en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats eut lieu. M. Charkaoui s'est objecté à cette demande du tribunal invoquant la libellé de l'article 78 de la L.I.P.R. afin d'argumenter que l'examen de la preuve à huis clos ne peut se faire qu'à l'initiative des Ministres. Avec égard, je ne peux retenir cet argument. Il est à mon avis essentiel, dans une procédure comme la présente, qu'un tribunal puissent sauvegarder son sens critique en optant pour une approche proactive et qu'il soit en mesure d'entreprendre toute démarche qui lui semble appropriée afin d'arriver à la décision la plus juste et équitable.     En effet, le tribunal considérait que c'était nécessaire en l'espèce de tenir une audience étant donné qu'il s'agissait de la troisième révision de la détention. Le tribunal a interrogé des témoins sous serment ayant à l'esprit la plus récente preuve et les trois préoccupations mentionnées précédemment. Sauf pour ce qui est mentionné dans le présent jugement, le tribunal considère qu'il ne peut dévoiler plus d'information que celle déjà incluse dans le résumé de la preuve déjà remise à M. Charkaoui le 26 mai, 17 juillet et 14 août 2003.

[8]                M. Charkaoui, par l'entremise de son avocate, déposa 19 déclarations assermentées dont certaines (avec certains changements) avaient déjà été déposées lors des deux autres revues de la détention. Certaines déclarations (le père, la soeur de M. Charkaoui et M. Ouazzami Larbi) ont mis de l'avant un plan de supervision de M. Charkaoui si sa libération sous conditions était la solution choisie par le tribunal. La plupart des déclarations contiennent un montant d'argent pour contribution à une caution au montant total de $50,000.00.

[9]                M. Charkaoui avait déposé une déclaration assermentée à l'appui de la révision de la détention. En date du 6 juillet 2004, par lettre, son avocate fut informée que les Ministres avaient l'intention de le contre-interroger. Au début de l'audition, son avocate informait que la déclaration assermentée de M. Charkaoui était retirée du dossier.


[10]            Par l'entremise de la déclaration assermentée du père de M. Charkaoui, M. Mohamed Charkaoui, de la preuve documentaire fut déposée. Sommairement, elle fait état de la torture et des droits de la personne au Maroc, de la sous-traitance de la torture et de la torture pratiquée par les États-Unis. De plus, elle présente un constat des violations des droits de la personne et des mauvais traitements des prisonniers en Irak. Cette preuve traite également du dossier Maher Arar et contient des documents à l'appui de la prétention selon laquelle le Service canadien de renseignement de sécurité (ci-après "le Service") aurait des relations avec des Pays soupçonnés de torture. Cette énumération n'est pas exhaustive. L'objectif visé par le dépôt de cette preuve documentaire est de démontrer que les déclarations de M. Abu Zubaida et M. Ahmed Ressam (faisant partie du résumé de la preuve déjà remise à M. Charkaoui le 26 mai, 17 juillet et 14 août 2003), identifiant M. Charkaoui, sur présentation de photographies, sous le nom de Al-Maghrebi et énonçant qu'il avait été vu par eux en Afghanistan dans un camp, n'étaient pas crédibles car elles avaient été obtenues sous torture ou encore dans le cas de M. Ressam sous la pression d'une entente de clémence ou de réduction de peine découlant de son procès aux États-Unis.

[11]            Quatre témoins furent interrogés et contre-interrogés. Le père et la soeur de M. Charkaoui (Mohamed et Hind Charkaoui) et M. Ouazzami Larbi ont élaboré sur les sujets contenus dans leur déclaration assermentée.

[12]            Le quatrième témoin, M. Abdurahman Khadr (M. Khadr) un citoyen canadien âgé de 22 ans, a témoigné sur sa vie en Afghanistan de 1996 à novembre 2001, à Jalalabad (jusqu'en 1999) et à Kaboul (jusqu'en 2001) et sous détention de la C.I.A. de novembre 2001 à mars 2003 période pendant laquelle il avait accepté de devenir informateur. À ce titre, il fut envoyé à Guantanamo Bay à Cuba pendant environ huit mois. Par la suite, après avoir suivi un entraînement d'infiltration, il fut envoyé en Bosnie où il demeura 1 mois. En décembre 2003, il décida de revenir à Toronto (Ontario), Canada, endroit où il avait séjourné à plusieurs reprises dans les années 1980 et 1990 avec ses parents et frères.


[13]            Sommairement, le témoignage de M. Khadr aborde les sujets suivants:

-            Son père connaissait personnellement et admirait Oussama Ben Laden et était à son tour respecté par ce dernier;

-           Son père voulait qu'il suive un entraînement à titre de "suicide Bomber" ce qu'il refusa à plusieurs reprises;

-           À titre de fils d'un père illustre "famous", il a été dans une situation privilégiée ayant accès aux camps d'entraînement en Afghanistan et ayant l'opportunité de rencontrer les dirigeants du réseau Al-Quaïda ainsi que les participants aux camps par l'entremise de visites hebdomadaires aux maisons de transitions ("guest houses");

-           Il n'a jamais vu M. Charkaoui en Afghanistan bien qu'il avait rencontré tous les participants canadiens aux camps et ce, selon lui, sans exception. Toutefois, lors du contre-interrogatoire, il a reconnu ne pas avoir su que M. Ressam avait participé à l'entraînement Al-Quaïda dans un camp en Afghanistan en 1998;

-           Lors de rencontres avec des représentants canadiens en mai 2002, il a été interrogé sur différentes personnes d'intérêt mais on ne lui a pas montré de photographies de M. Charkaoui et on ne s'est pas informé de lui;


-            Il a indiqué qu'en Afghanistan, le nom de Zubeir Al-Maghrebi, tout comme d'autres noms tels Abu Reda et Abu Hamza, est utilisé fréquemment comme noms de couverture et ne peut servir d'indice quant à la véritable identité de celui qui utiliserait ce nom;

-           En mission pour la C.I.A. à Guantanamo Bay, il a décrit la situation des prisonniers et a constaté le traitement qu'on leur imposait. Il a aussi été le confident de personnes lorsqu'ils discutaient des traitements. Il a parlé de petites cellules, de la torture avec de la fumée, des heures de détention déraisonnables (15 minutes de sortie à toutes les 72 heures), de la musique forte, d'interruptions soutenues lors du sommeil, d'excréments mêlés de sang appliqués au visage.

-           Il connaît M. Zubaida et il le décrit comme étant un des trois dirigeants du mouvement Khalden. Il était le coordonnateur des participants aux camps d'entraînement. À ce titre, il coordonnait leur arrivée au Pakistan, leur transport à une maison de transition ("guest house") et au camp ainsi que leur retour;


-           Il a entendu des gens de la C.I.A. mentionner que M. Zubaida avait été gravement blessé lors de son arrestation et qu'on utilisait cette situation contre lui. Au moment ou ces propos lui ont été communiqués, il ne savait pas ce que ça voulait dire. La preuve documentaire sur ce point (un article du International Herald Tribune en date du 27 décembre 2002, dossier de requête de M. Charkaoui, page A-239, voir aussi pages A-77, A-211, A-214 et A-242) est à l'effet que les calmants prescrits pour atténuer la douleur découlant des blessures de son arrestation avaient été subtilement contrôlés pour l'amener à parler;

-            En contre-interrogatoire, il a admis avoir menti à sa famille, en dissimulant son rôle d'informateur auprès de la C.I.A.. De plus, il a reconnu avoir menti à son avocat ainsi qu'à la population canadienne à son arrivé au Canada lors de sa conférence de presse initiale en décembre 2003. Il a justifié sa décision subséquente de dire la vérité par son désir de rompre avec son passé et de commencer une nouvelle vie;

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES


[14]            Les Ministres argumentent qu'il doit y avoir une suite logique découlant de l'analyse faite lors des deux premières revues. Selon eux, leur preuve (publique et en l'absence de M. Charkaoui et de ses avocats) demeure sérieuse, leur fardeau est assumé et celui-ci est transféré à M. Charkaoui. Les Ministres soulignent que ce dernier n'a pas répondu aux préoccupations du tribunal et que la preuve récente ne remet pas en question les déclarations de M. Ressam et M. Zubaida impliquant M. Charkaoui, celles-ci ayant été obtenues de façon libre et sans contrainte. Quant au témoignage de M. Khadr, les Ministres soutiennent qu'il ne peut pas être retenu étant donné les mensonges dûment admis lors de son contre-interrogatoire. De plus, les Ministres allèguent que de toute façon, son témoignage à l'effet qu'il n'a pas vu M. Charkaoui en Afghanistan doit être évalué en tenant compte du fait qu'il n'a pas su que M. Ressam était allé dans un camp d'Al-Quaïda, ce qui le rend donc dépourvu de toute force probante.    Concernant la norme de révision, les Ministres sont d'opinion qu'elle a été bien définie dans le jugement Charkaoui I, paragraphe 39.

[15]            À la lumière de la nouvelle preuve, M. Charkaoui est d'opinion que les déclarations de M. Ressam et M. Zubaida le concernant devraient être retirées du dossier étant donné qu'elles auraient été obtenues par l'entremise de mauvais traitements équivalents à de la torture ou encore dans le cadre d'entente favorisant le dévoilement de faits non véridiques. De plus, le témoignage de M. Khadr devrait être retenu lorsqu'il dit ne jamais avoir vu M. Charkaoui en Afghanistan parce qu'il était dans une situation où il rencontrait tous les participants du Canada lorsqu'ils étaient en direction des camps d'entraînement y incluant celui de Khalden. Suite à cette évaluation, le tribunal devrait réévaluer la preuve des Ministres et conclure différemment selon la norme de révision applicable.


[16]            Au sujet de la norme de révision suivie lors des deux révisions, M. Charkaoui soumet qu'elle devrait être remplacée par celle mentionnée dans le jugement Almrei c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2004] A.F.C. no. 509 au paragraphe 34, c'est-à-dire, la prépondérance de probabilité et non celle des motifs raisonnables de croire. Il prétend qu'il y a contradiction entre l'application de la norme mise de l'avant dans Almrei, supra, et celle retenue par le tribunal dans le présent dossier.

[17]            En dernier lieu, par l'entremise de son avocate, il soumet que l'approche suivie par le tribunal lors des premières révisions, soit celle d'évaluer le danger et par la suite envisager la possibilité de conclure à une libération sous caution et conditions n'est pas la bonne. À son avis, le tribunal devrait plutôt tenter de trouver les conditions qui pourraient assurer une neutralisation de danger. Il soumet que l'approche suivie par le tribunal jusqu'à présent est "rigide" et ne reflète pas celle préconisée par le législateur à la section 6 de la L.I.P.R. et son règlement, et ce malgré la préséance des articles 82 à 84 de la L.I.P.R. sur ladite section (voir article 85 de la L.I.P.R.).

LA QUESTION EN LITIGE

[18]            Tenant compte de la preuve présentée par les Ministres associant la dangerosité à la sécurité nationale et à autrui à M. Charkaoui, est-ce que celui-ci devrait être libéré sous caution et conditions selon la preuve qu'il a déposé et l'approche qu'il suggère de suivre?

L'ANALYSE

[19]            J'entends disposer de la problématique découlant de cette troisième revue de la détention de la façon suivante:

-           la norme de révision applicable;

-           le retrait ou non des déclarations de M. Ressam et M. Zubaida impliquant M. Charkaoui;

-           l'approche à suivre lors de la revue de détention et l'application de celle-ci à la preuve déposée par les parties à ce jour.

La norme de révision applicable

[20]            Il s'agit d'une demande de révision de la détention avant que le tribunal ait pu se prononcer sur la raisonnabilité du certificat. Le tribunal, pour assumer ses responsabilités, est assujetti aux articles 83(2), 85 et la section 6 de la L.I.P.R. et ses règlement. On lui demande de maintenir en détention la personne intéressé si elle est toujours un danger pour la sécurité nationale ou celle d'autrui ou encore qu'elle se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.


[21]            Dans un autre jugement découlant des présentes procédures, Charkaoui (Re) [2003] A.C.F. no. 1816, au paragraphe 126 "Charkaoui II", le tribunal après avoir expliqué que la norme de révision devait tenir compte de la particularité de la sécurité nationale, concluait en précisant: "cela dit, comme nous le verrons, les normes de "caractère raisonnable" et des "motifs raisonnables de croire" comportent des exigences qui se rapprochent de la norme de la prépondérance de la preuve."

[22]            À ce sujet, dans le jugement Almrei, supra, au paragraphe 34, le juge Blanchard commentait ainsi:

"Je reconnais avec le demandeur que le fait de dire qu'un certificat de sécurité est raisonnable ne prouve pas d'une manière concluante que la personne qu'il vise constitue un danger pour la sécurité du Canada. Selon l'article 81, une fois jugé raisonnable, le certificat fait foi de l'interdiction de territoire. Si l'observation des conditions de l'article 81 suffisait automatiquement à remplir les conditions du paragraphe 84(2), ces dernières conditions seraient superflues. Le législateur a d'ailleurs clairement établi deux normes de preuve différentes pour l'article 81 et pour le paragraphe 84(2), à savoir les motifs raisonnables dans le premier cas et la prépondérance des probabilités dans le second. Je ne suis pas convaincu cependant que l'arrêt Ahani (2000) de la Cour d'appel soit de quelque manière incompatible avec cette conclusion, ou incompatible avec le résultat de l'arrêt Suresh. En fait, le juge Linden reconnaissait, au paragraphe 16 de l'arrêt Ahani (2000), l'existence des deux normes de preuve en question :

... la charge de la preuve repose sur la personne qui demande à être mise en liberté. À mon avis, cette preuve doit être établie conformément à la norme de preuve applicable dans les affaires civiles, soit la prépondérance des probabilités. Bien que le législateur ait changé la norme de preuve habituelle dans les instances concernant le paragraphe 40.1(1) pour celle du "caractère raisonnable" à l'alinéa 40.1(4)d) et pour celle des "motifs raisonnables de croire" à l'article 19, il ne l'a pas fait à l'égard des instances relatives à la mise en liberté aux paragraphes 40.1(8) à (10). De plus, l'expression "s'il estime" est utilisée. Par conséquent, selon moi, il n'y a aucune raison de penser que la norme de preuve devrait être différente de la norme habituelle de la prépondérance des probabilités.

Je crois que le juge Blanchard référait à l'article 80(1) de la L.I.P.R. plutôt que l'article 81.


[23]            L'avocate de M. Charkaoui voit une contradiction entre la norme choisie par mon collègue et la mienne. Je ne suis pas d'accord. Dans Charkaoui II, j'ai clairement indiqué que je considérais la norme de motifs raisonnables de croire comme en étant une qui se rapprochait de la prépondérance de la preuve ou encore de la balance des probabilités. De plus, je note que le juge Blanchard dans Almrei, supra, traitait d'une révision de la détention d'un étranger en vertu de l'article 84(2) de la L.I.P.R. tandis que la présente révision est assujettie à l'article 83 de la L.I.P.R.

[24]            Je termine en récitant les propos que le tribunal tenait au sujet de la norme de révision dans Charkaoui I au paragraphe 39:

"Il ne s'agit donc pas pour le juge désigné de rechercher la preuve de l'existence des faits mais plutôt d'analyser l'ensemble de la preuve tout en se demandant si elle permet à une personne d'avoir une croyance raisonnable qu'il y a un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui ou que l'intimé évitera la procédure ou le renvoi. Bien qu'elle ne soit pas au niveau de la prépondérance des probabilités, cette norme doit tendre vers une possibilité sérieuse de l'existence de faits tenant compte de preuves fiables et fondées. À cet effet, le juge Evans de la Cour d'appel dans l'arrêt Chiau c. Canada (M.C.I.), [2001] 2 C.F. 297, écrivait au paragraphe 60:

"Quant à savoir s'il existait des "motifs raisonnables" étayant la croyance de l'agent, je souscris à la définition que le juge de première instance donne à l'expression "motifs raisonnables" (affaire précitée, paragraphe 27, page 658). Il s'agit d'une norme de preuve qui, sans être une prépondérance des probabilités, suggère néanmoins "la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi". Voir Le procureur général du Canada c. Jolly [1975] C.F. 216 (C.A.)."

Je note que mon collègue, le juge Blais, a suivi l'applicabilité de cette norme dans Zündel (Re) [2004] A.C.F. no. 60 aux paragraphes 16, 17 et 18.

[25]            À la lumière de ce qui précède, je ne vois aucune nécessité de modifier la norme adoptée et appliquée précédemment parce que le tribunal demeure convaincu que la norme de preuve approchant celle de la prépondérance de preuve est celle applicable afin de déterminer si M. Charkaoui demeure toujours un danger à la sécurité nationale, celle d'autrui et qu'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

                                         


LE RETRAIT OU NON DES DÉCLARATIONS DE M. RESSAM ET M. ZUBAIDA IMPLIQUANT M. CHARKAOUI

[26]            On se rappellera que les déclarations de M. Ressam et M. Zubaida étaient à l'effet que ceux-ci avaient identifiés M. Charkaoui à l'aide de photographies et l'avaient relié au nom de Zubeir Al-Maghrebi et sa présence en Afghanistan dans un camp d'entraînement.

[27]            M. Charkaoui, tout en s'appuyant sur la preuve documentaire décrivant de la torture et que M. Ressam était sous l'influence d'une entente pouvant minimiser sa peine carcérale, prétend que ces deux déclarations ne sont pas factuelles et ne peuvent pas être retenues contre lui. Il demande que le tribunal les retire du dossier, celles-ci ayant été obtenues illégalement par la torture, le tout conformément à l'article 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (doc. N.U. A/39/51, p. 197 (1984) (ci-après "Convention contre la torture" ) dont le Canada est signataire et partie et qui édicte:

"Tout état partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu'elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour établir qu'une déclaration a été faite."


[28]            Au sujet de la déclaration de M. Ressam, j'avais déjà informé que les entrevues de ce dernier avaient été menées par le Service en janvier 2002 (Voir Charkaoui III, au paragraphe 18). J'ajoute que ces entrevues ont eu lieu en présence d'une avocate qui le représentait et qu'à deux moments distincts, M. Ressam a identifié celui-ci sur deux différentes photographies de façon instantanée sans hésitation sous le nom de Zubeir Al-Maghrebi.

[29]            En assumant le pouvoir général découlant de l'article 78 de la L.I.P.R., le tribunal avait vérifié cette déclaration et il l'a fait à nouveau en utilisant la meilleure preuve possible tenant compte de la situation particulière découlant du présent dossier. Le tribunal est satisfait que cette preuve peut faire partie du dossier pour ce qu'elle représente.

[30]            La déclaration de M. Zubaida doit être traité différemment. Pour le moment, le tribunal fait face à de la preuve contradictoire présentée par les parties au sujet du traitement subi par celui-ci. Il est important de noter que la preuve documentaire à l'appui des prétentions de M. Charkaoui est contenue dans des rapports d'organismes internationaux (Amnistie international entre autres) et des articles de la presse européenne, américaine et canadienne. Cette preuve est quelque peu corroborée par les propos de M. Khadr qui, comme ce fut mentionné plus haut, a témoigné avoir entendu des gens de la C.I.A. mentionner que M. Zubaida avait été gravement blessé lors de son arrestation et qu'on utilisait cette situation contre lui. D'autre part, la position des Ministres à ce sujet est à l'opposée puisqu'ils prétendent qu'il n'y aurait pas eu de mauvais traitements infligés à l'endroit de M. Zubaida. Ils ont présenté de la preuve en l'absence de M. Charkaoui et ses avocats afin d'appuyer cette prétention.

[31]            À la lecture de la preuve documentaire présentée par M. Charkaoui, le tribunal demeure perplexe quant à la possibilité que ces mauvais traitements aient eu lieu. Sans vouloir mettre en doute la véracité du contenu de cette preuve documentaire, le tribunal est hésitant quant au poids à accorder à ce type de preuve. Néanmoins, ayant à l'esprit les objectifs de la Convention contre la torture et la preuve contradictoire présentée par les deux parties, le tribunal entend ne pas prendre en considération la déclaration de M. Zubaida et n'y accorde aucune importance pour le moment dans son analyse des faits. Toutefois, le tribunal ne retire pas du dossier cette déclaration telle que présentée étant donné le type de preuve présentée par les parties ainsi qu'à cause de la contradiction qui existe entre les preuves à l'appui des prétentions respectives des parties.

L'approche à suivre lors de la revue de détention et l'application de celle-ci à la preuve déposée par les parties en date de ce jour.

[32]            On se rappellera que M. Charkaoui est d'opinion que l'approche suivie par le tribunal lors des deux premières revues de la détention est "rigide" et qu'elle devrait être différente. Selon M. Charkaoui, le tribunal devrait assumer sa tâche en identifiant les conditions pouvant neutraliser le danger.

[33]            J'ai déjà expliqué dans Charkaoui I au paragraphe 54 et Charkaoui IV aux paragraphes 13, 14, 15, 16 et 17 que le tribunal se devait d'évaluer le danger tel que contenu dans la preuve des Ministres et que si danger il y avait, le fardeau de la preuve était transféré à la personne intéressée pour fin d'évaluation et d'identification de caution et conditions s'il y a lieu. À mon avis, les articles 83 et 85 ainsi que la section 6 de la L.I.P.R. et son règlement, dictent une telle approche. Le tribunal ne croit pas que l'approche préconisée par M. Charkaoui, c'est à dire celle d'identifier des conditions pour neutraliser le danger nonobstant la gravité dudit danger, soit la bonne dans les circonstances.

[34]            À la fin de l'audition de la présente révision de la détention, j'ai réévalué la preuve des Ministres en laissant de côté la déclaration de M. Zubaida et en me demandant si M. Charkaoui demeurait toujours un danger pour la sécurité nationale ou celle d'autrui ou encore s'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi. Ayant en mémoire le résumé de la preuve remis à M. Charkaoui ainsi que la déclaration de M. Ressam, la preuve documentaire y incluant les deux auditions sans la présence de M. Charkaoui et de ses avocats et les auditions publiques, le tribunal considère, en utilisant la norme de preuve approchant celle de la prépondérance de preuve, que M. Charkaoui demeure toujours un danger à la sécurité nationale, celle d'autrui et qu'il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.

[35]            Ayant conclu de cette façon, les Ministres ont assumé leur fardeau et celui-ci est, à nouveau, transféré à M. Charkaoui.


[36]            De l'ensemble de la preuve présentée par M. Charkaoui, il n'y a qu'un aspect de celle-ci qui semble vouloir tenter de répondre aux questions soulevées par les préoccupations que le tribunal avait identifiées et communiquées à celui-ci (voir paragraphe 3 de la présente décision). Il s'agit du témoignage de M. Khadr à l'effet qu'il n'avait pas vu M. Charkaoui en Afghanistan ou encore dans une maison de transition ("guest house") en direction d'un camp d'entraînement.

[37]            Ne voulant d'aucune façon à ce moment-ci me prononcer sur la crédibilité de ce témoignage car ne sentant pas la nécessité, je me dois de noter à nouveau que M. Khadr, tout en ayant informé qu'il connaissait tous les Canadiens qui avaient passé en Afghanistan pour fin d'entraînement, reconnaissait qu'il n'avait pas vu M. Ressam bien que ce dernier avait séjourné au camp de Khalden en 1998. J'ajoute que M. Charkaoui était résidant permanent et non citoyen canadien et qu'il parlait le français. Tout cela m'amène à conclure, qu'il est probable que M. Charkaoui, à l'instar de M. Ressam aurait passé inaperçu aux yeux de M. Khadr et ce malgré un séjour en Afghanistan. En d'autres mots, le témoignage de M. Khadr ne suffit pas à lui seul pour me convaincre que M. Charkaoui n'était pas en Afghanistan en 1998.

[38]            Mes préoccupations demeurent et je n'ai pas eu d'autres preuves de M. Charkaoui pouvant me permettre de les atténuer ou encore de les éliminer. Je ne peux que constater que le fardeau de M. Charkaoui n'a pas été assumé et que le danger que j'avais déjà qualifié de "sérieux" subsiste toujours.


[39]            Ayant conclu ainsi, le tribunal voit difficilement comment il pourrait envisager des conditions pouvant neutraliser ce danger sérieux. Il y a aucun élément de preuve présenté par M. Charkaoui pouvant me permettre une compréhension de ce danger, et je ne vois aucune manière de l'atténuer ou encore de le neutraliser. La supervision parentale proposée et/ou celle de sa soeur et/ou celle de M. Ouazzami Larbi et le dépôt d'un montant de caution de $50,000.00 ne permettent pas d'envisager la neutralisation du danger tel que la preuve le décrit.

[40]            D'autant plus que le tribunal n'a reçu aucune assurance de M. Charkaoui quant au respect des conditions si jamais elles étaient envisagées pour fin de libération, celui-ci ayant retiré sa déclaration assermentée et n'ayant pas témoigné lors des auditions.

[41]            Le tribunal, en assumant son rôle dans le cadre d'une telle procédure, a besoin de la participation inéquivoque des parties. Il s'agit d'une procédure exceptionnelle qui ne s'apparente pas à d'autres procédures. Le rôle du tribunal est également exceptionnel et exige de celui-ci l'utilisation de ressources personnelles et une ouverture d'esprit hors de l'ordinaire. Pour assurer la réussite pleine et entière d'une telle procédure et ce, dans l'intérêt de la justice, des droits de la personne intéressée tout en assurant la protection de la sécurité nationale, la pleine participation des parties à la présentation de la preuve m'apparaît importante.


[42]            Bref, le danger est toujours sérieux, les préoccupations demeurent et à ce moment-ci, à la lumière du dossier tel qu'il est présenté, aucune caution ou conditions pourraient rassurer le tribunal que le danger pourrait être neutralisé si une libération était accordée.

LA COUR ORDONNE QUE:                                  

-           M. Charkaoui soit maintenu en détention, le tout conformément au paragraphe 83(3) de la L.I.P.R. jusqu'à ce que le juge désigné statue à nouveau à l'égard du maintien de la détention.

                 "Simon Noël"                

Juge


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                DES-3-03

INTITULÉ :               DANS L'AFFAIRE CONCERNANT UN CERTIFICAT

EN VERTU DU PARAGRAPHE 77(1) DE LA LOI

SUR L'IMMIGRATION ET LA PROTECTION DES

RÉFUGIÉS

ET ADIL CHARKAOUI

LIEU DE L'AUDIENCE :                              MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATES DE L'AUDIENCE :                          LES 13 ET 14 JUILLET 2004

MOTIFS DE :           L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :                                   LE 23 JUILLET 2004

COMPARUTIONS :

DANIEL ROUSSY     POUR LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

LUC CADIEUX

DANIEL LATULIPPE                                      POUR LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

JOHANNE DOYON POUR ADIL CHARKAOUI

                                  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MORRIS ROSENBERG                                  POUR LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

SOUS-PROCUREUR                                     ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

GÉNÉRAL DU CANADA

DOYON, MORIN      POUR ADIL CHARKAOUI

MONTRÉAL (QUÉBEC)


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