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Date : 20051018

Dossier : IMM-10488-04

Référence : 2005 CF 1420

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

ELOHO IDISI ARAH

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a reconnu au défendeur la qualité de réfugié au sens de la Convention. Le ministre conteste la décision de la Commission et plus précisément les conclusions qu'elle a tirées concernant l'identité et la crédibilité du défendeur.

CONTEXTE

[2]                Le défendeur est arrivé au Canada muni d'un passeport nigérien. Il prétend exercer les fonctions de diacre au sein de l'église baptiste de la Rédemption dans la ville de Lagos, au Niger. En avril 2004, il se serait rendu à Jos, une ville du centre du Niger, accompagné de deux pasteurs. Au début du mois de mai, un membre de l'église de Jos a accidentellement heurté avec sa voiture un musulman, qui est décédé de ses blessures. De jeunes musulmans en colère ont incendié la voiture en cause, ont saccagé l'église et menacé de se venger en assassinant les aînés de l'église. L'un des pasteurs a été assassiné. Le défendeur, rendu furieux par l'inaction de la police, a écrit à l'inspecteur général de la police et au président Obasanjo. Dans sa lettre, il critiquait la police, faisait des allégations de corruption et accusait le président de mal administrer le pays. Le défendeur allègue qu'après son retour à Lagos, il a dû s'enfuir du pays parce qu'il craignait pour sa vie. Il prétend que depuis son arrivée au Canada, il a contacté sa mère, à Lagos, et que cette dernière lui a dit que la police s'était rendue chez elle à la recherche du défendeur et qu'elle avait emmené son frère pour l'interroger.

LA DÉCISION

[3]                La partie des motifs de la SPR qui porte sur l'analyse des questions d' « identité » et de « crédibilité » se lit comme suit :

Identité

Le demandeur a présenté des diplômes d'études et a montré qu'il connaissait bien les conditions dans son pays. Le tribunal est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur est bien celui qu'il dit être et qu'il est citoyen du Nigeria.

Crédibilité

Le demandeur a témoigné de manière directe et a présenté en preuve une lettre de son église à Lagos qui corrobore son récit. À mon avis, les faits importants contenus dans le témoignage du demandeur étaient cohérents, concordaient avec la preuve documentaire et étaient vraisemblables.

LA QUESTION EN LITIGE

[4]                La question qui se pose est simple et s'explique brièvement. La Commission s'est-elle fondée sur des conclusions de fait erronées - au sujet tant de l'identité que de la crédibilité - tirées d'une manière arbitraire ou abusive ou sans égard à la preuve dont elle était saisie? Autrement dit, les conclusions de la Commission sont-elles manifestement déraisonnables?

L'ARGUMENTATION

[5]                Le demandeur soutient que le ministre a soumis une volumineuse documentation à la SPR et que cette dernière n'en a pas du tout tenu compte. Puisque que la SPR a passé sous silence cette preuve (dont les détails sont mentionnés plus loin dans les présents motifs), il est permis de conclure qu'elle n'en a pas tenu compte. La Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) et les Règles sur la Section de la protection des réfugiés (les Règles) prévoient que l'identité d'un demandeur d'asile peut être établie au moyen de documents. L'identité d'une personne est un facteur essentiel dans l'appréciation d'une demande d'asile.

[6]                Le demandeur fait valoir que la conclusion de la SPR selon laquelle le défendeur était crédible est manifestement déraisonnable. En évaluant la crédibilité du demandeur d'asile, la SPR n'a pas apprécié la preuve concernant les infractions criminelles dont le demandeur avait été reconnu coupable, ses divers noms d'emprunt et le fait qu'il avait changé de nom avant de venir au Canada.

[7]                Somme toute, le demandeur prétend que la Cour peut inférer qu'un tribunal a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve s'il n'a pas mentionné, dans ses motifs, les éléments de preuve qui contredisent sa décision. Plus la preuve est pertinente, plus la Cour doit inférer du silence de la Commission qu'elle a tiré une conclusion erronée.

[8]                Le défendeur se fonde sur une pléthore de textes faisant autorité pour faire valoir qu'aucun fondement juridique ne permet à la Cour de modifier régulièrement la décision de la SPR lorsqu'il s'agit de crédibilité et du poids qu'il faut accorder à la preuve.

[9]                Le défendeur affirme avoir lui-même révélé les diverses déclarations de culpabilité dont il avait fait l'objet aux États-Unis ainsi que les raisons qui l'avaient amené à changer de nom. En outre, il a présenté des pièces d'identité, en l'occurrence son passeport, ses diplômes universitaires et (après l'audience) une lettre indépendante provenant de l'église baptiste de la Rédemption qui corroborait ses dires.

[10]            La SPR a jugé que le témoignage du défendeur était direct et qu'elle avait le pouvoir discrétionnaire de tirer une telle conclusion. Selon le défendeur, la présente demande n'est due qu'au fait que le demandeur n'est pas d'accord avec les conclusions de la Commission et il prétend qu'il ne s'agit pas d'une raison suffisante ou opportune de justifier l'intervention de la Cour.

ANALYSE

[11]            Les parties conviennent que la norme de contrôle appropriée en l'espèce est celle qui est mentionnée sous la rubrique « La question en litige » des présents motifs. L'application de cette norme limite, sans interdire, le contrôle judiciaire des conclusions de fait tirées par la SPR.

[12]            Il est vrai que le défendeur a été déclaré coupable d'infractions (fraude, possession de courrier volé et vol) aux États-Unis et qu'il a purgé une peine de 14 mois dans un pénitencier d'État avant d'être expulsé au Niger. Il est également vrai qu'il a révélé ses antécédents criminels tant dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) que pendant l'audition de sa demande. Il est vrai qu'il a utilisé plusieurs noms et qu'il a expliqué, dans une déclaration solennelle, les raisons pour lesquelles il l'avait fait. Fait étonnant, les motifs de la Commission ne mentionnent aucun de ces éléments de preuve.

[13]            Le ministre a soumis des renseignements à la SPR au sujet du défendeur, lesquels renseignements étaient assez importants. Il s'agissait notamment de :

•            une copie de la carte de résidence permanente aux États-Unis du défendeur sur laquelle figurait une photographie du défendeur prise par le United States Homeland Security;

•            une copie d'une carte de déclaration douanière remplie par le défendeur sur laquelle était indiquée une date de naissance différente de celle qui apparaissait dans son FRP;

•            une liste de huit noms d'emprunt utilisés par le défendeur;

•            l'aveu fait par le défendeur, pendant une entrevue (consignée par écrit), selon lequel il avait menti au point d'entrée (PE);

•            une copie de l'examen en vertu de l'article 44 (constat de l'interdiction de territoire) concernant le défendeur;

•            un document de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) qui décrivait les circonstances ayant donné lieu aux déclarations de culpabilité du défendeur aux États-Unis;

•            plusieurs documents différents qui indiquaient diverses dates de naissance du défendeur;

•            le point 3.11 du dossier d'information habituel à communiquer (réponse à la demande d'information) qui décrit la disponibilité de faux documents au Niger et en provenance du Niger (notamment les bulletins scolaires, affidavits d'avocats, permis de conduire, extraits de naissance et passeports);

•            deux déclarations solennelles contradictoires du défendeur.

[14]            Selon la jurisprudence de la Cour, lorsqu'il existe une preuve substantielle qui étaye une conclusion contraire à celle tirée par la Commission, la Commission doit examiner expressément cette preuve dans ces motifs. Aux paragraphes 14 à 17 de la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (1re inst.), le juge Evans, juge de la Section de première instance d'alors, a décrit les principes applicables comme suit :

[14]          Il est bien établi que l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale n'autorise pas la Cour à substituer son opinion sur les faits de l'espèce à celle de la Commission, qui a l'avantage non seulement de voir et d'entendre les témoins, mais qui profite également des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de leur champ d'expertise. En outre, sur un plan plus général, les considérations sur l'allocation efficace des ressources aux organes de décisions entre les organismes administratifs et les cours de justice indiquent fortement que le rôle d'enquête que doit jouer la Cour dans une demande de contrôle judiciaire doit être simplement résiduel. Ainsi, pour justifier l'intervention de la Cour en vertu de l'alinéa 18.1(4)d), le demandeur doit convaincre celle-ci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi qu'elle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » : voir, par exemple, Rajapakse c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1993] A.C.F. no 649 (C.F. 1re inst.) ; Sivasamboo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 741 (C.F. 1re inst.).

[15]          La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

[16]          Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

[17]          Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[15]            La question d'identité est prévue par la LIPR et les Règles. L'article 106 de la LIPR prévoit :

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 27

106. La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s'agissant de crédibilité, le fait que, n'étant pas muni de papiers d'identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n'a pas pris les mesures voulues pour s'en procurer.

Immigration and Refugee Protection Act,

S.C.C. 2001, c. 27

106. The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

[16]            L'article 7 des Règles dit :

Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228

7. Le demandeur d'asile transmet à la Section des documents acceptables pour établir son identité et les autres éléments de sa demande. S'il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour s'en procurer.

Refugee Protection Division Rules,

SOR/2002-228

7. The claimant must provide acceptable documents establishing identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they were not provided and what steps were taken to obtain them.

[17]            Ces dispositions révèlent l'importance qu'accorde le législateur à cette question. Mon collègue, le juge Lemieux, a examiné l'importance de l'identité dans le régime législatif au paragraphe 23 de la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Gill (2003), 242 F.T.R. 126 (C.F.).

[18]            La SPR n'a pas reconnu et mentionné la preuve produite par le ministre. À mon avis, il y a donc des motifs de déférer l'affaire pour nouvelle décision. Rien ne permet de conclure, à la face même de ses motifs, que la Commission a examiné l'un ou l'autre des documents du ministre. Étant donné le contenu de ces documents et des dispositions explicites de la LIPR et des Règles, la SPR devait mentionner la preuve produite par le ministre et se prononcer sur celle-ci. Elle ne pouvait tout simplement pas la passer sous silence. Par voie de conséquence, il faut en déduire que les conclusions de la SPR en matière d'identité et de crédibilité, même s'il s'agit de conclusions de fait, ont été tirées sans égard à la preuve et qu'elles sont donc manifestement déraisonnables.

[19]            Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les avocats n'ont proposé aucune question aux fins de certification et il n'y en a aucune.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que la question soit renvoyée pour nouvelle décision devant un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

« Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-10488-04

INTITULÉ :                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L'IMMIGRATION

                                                                        c.

                                                                        ELOHO IDISI ARAH

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 13 OCTOBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS

ET DE L'ORDONNANCE :                          LE 18 OCTOBRE 2005

COMPARUTIONS :

Robert Bafaro                                                                           POUR LE DEMANDEUR

Adetayo G. Akinyemi                                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Adetayo G. Akinyemi                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Avocat

North York (Ontario)

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