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Date : 20210222


Dossier : IMM‑4817‑19

Référence : 2021 CF 173

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

JONATHAN CARTER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Jonathan Carter est un citoyen du Libéria âgé de 25 ans qui réside dans un camp de réfugiés au Ghana. Il est séropositif et reçoit des soins mensuels dans un hôpital du Ghana. Le gouvernement du Ghana et le Haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ont tous deux reconnu M. Carter comme un réfugié au sens de la Convention.

[2] M. Carter allègue avoir fui le Libéria à l’âge de 4 ans avec sa tante et sa sœur, parce que des soldats les avaient battus, sa sœur et lui, et avaient assassiné sa belle‑mère, en représailles au fait que son père avait dénoncé les soldats sous le régime politique précédent. Il craint que les mêmes soldats ne le prennent pour cible et ne l’assassinent s’il retourne au Libéria. Il allègue également que sa tante et ses parents sont maintenant tous morts, et qu’il a perdu tout contact avec sa sœur; par ailleurs, il n’a aucune famille au Ghana, au Libéria ou au Canada.

[3] M. Carter décrit également des incidents au cours desquels il avait été rejeté, harcelé et agressé dans divers contextes publics, à l’intérieur et à l’extérieur du camp de réfugiés ghanéen, en raison de sa séropositivité. Il allègue que la honte et l’humiliation de ces expériences, ainsi que le traumatisme qui en découle, l’ont mené à avoir des pensées suicidaires.

[4] La Corporation épiscopale catholique romaine du diocèse de Toronto, au Canada, avait parrainé la demande de réinstallation de M. Carter en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de celle de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada avait approuvé le parrainage. Un agent de migration [l’agent] a interrogé M. Carter et, deux jours plus tard, le 31 mai 2019, a rejeté sa demande de résidence permanente. M. Carter sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

[5] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme applicable en l’espèce est la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10. Afin d’éviter l’intervention de la cour de révision, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise : Vavilov, précité, aux para 125‑126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[6] Après avoir examiné le dossier et tenu compte des observations écrites et orales des parties, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable, parce qu’elle manquait de justification et de transparence. Ce dernier point en particulier est mis en doute en raison de l’affidavit du défendeur, souscrit sous serment ou par déclaration solennelle plusieurs mois après que M. Carter a présenté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Pour les motifs exposés plus en détail ci‑dessous, j’accueillerai la présente de demande de contrôle judiciaire.

[7] Mon analyse porte d’abord sur l’admissibilité de l’affidavit du défendeur, puis sur le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

II. Analyse

A. (i) L’affidavit du défendeur

[8] Je conclus que l’affidavit du défendeur est inadmissible ou, subsidiairement, je ne lui accorde aucun poids. Le dossier certifié du tribunal contient l’affidavit du deuxième secrétaire (Immigration) du haut‑commissariat à Accra, au Ghana, qui supervisait l’agent en devoir temporaire ayant traité la demande de M. Carter. L’affidavit en question explique que l’agent est à la retraite et n’agit plus à titre d’agent en devoir temporaire. L’affidavit explique également que le deuxième secrétaire avait examiné le dossier de M. Carter et qu’il y avait trouvé des documents traitant des conditions au Libéria. Une copie conforme de cette documentation est jointe en tant que pièce à l’affidavit.

[9] Cependant, à l’exception de l’affidavit du deuxième secrétaire, la documentation traitant des conditions dans le pays n’est présente nulle part ailleurs dans le dossier certifié du tribunal. Puisque l’affidavit décrit la pièce comme étant une copie conforme de la documentation, cela soulève à tout le moins les questions de ce qui est arrivé à la documentation à partir de laquelle la copie a été faite et de ce que l’agent a précisément pris en compte concernant les conditions au Libéria.

[10] Les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui font partie des motifs de l’agent, indiquent expressément que l’agent a examiné une documentation objective sur le Libéria. Toutefois, je conclus que la stratégie décrite par le défendeur pour mettre en évidence la documentation traitant des conditions dans le pays occulte toute transparence sur ce que l’agent a pu considérer à cet égard. Cela est d’autant plus vrai que les notes du SMGC indiquent également que l’agent a effectué des recherches sur Internet. L’affidavit du deuxième secrétaire ne dit pas si la pièce jointe comprend des imprimés de ce que l’agent a consulté sur Internet.

[11] Cette stratégie est très discutable et revient à demander à l’auteur d’une demande de contrôle judiciaire « de chercher à atteindre une cible mouvante » : Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 [Sellathurai] aux para 45‑47. Le fait que l’affidavit se trouve dans le dossier certifié du tribunal ne le met pas à l’abri d’un examen judiciaire.

[12] Avec cet affidavit produit après le fait, je conclus que le défendeur s’est égaré de manière inadmissible « en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » : Association des universités et des collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20. Cela est aggravé en l’espèce par le fait que la personne qui a souscrit l’affidavit sous serment ou par déclaration solennelle n’était pas l’agent qui avait tranché l’affaire. Cette personne ne pouvait donc pas savoir ce que l’agent avait en tête, ou ce qu’il avait pris en compte concernant les conditions au Libéria au moment où la décision avait été rendue.

[13] Je conclus donc que l’affidavit du défendeur est inadmissible. Subsidiairement, puisqu’il est contenu dans le dossier certifié du tribunal, je ne lui accorde aucun poids.

B. (ii) La décision de l’agent

[14] Je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable à plusieurs égards. Tout d’abord, je suis d’accord avec M. Carter pour dire que le défendeur, en s’appuyant sur l’affidavit du deuxième secrétaire, a tenté de façon inadmissible de reformuler la décision afin qu’elle se rapporte à la question de savoir s’il avait une « solution durable » au Libéria, son pays de nationalité, comme le prévoit l’alinéa 139(1)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR]. Puisque la décision mentionne d’autres dispositions particulières du RIPR, mais pas l’alinéa 139(1)d), je l’examine du point de vue de ce qu’elle énonce plutôt que de ce qu’elle n’énonce pas. De plus, le défendeur reconnaît que la décision n’indique pas explicitement (ou pas du tout, à mon avis) qu’elle se rapporte à la question de savoir si M. Carter dispose d’une solution durable au Libéria.

[15] Ensuite, je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel le fait que M. Carter n’a pas soulevé de crainte de persécution au Libéria en raison de sa séropositivité a porté un coup fatal à sa demande présentée au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le [traduction] « premier et le seul avis de convocation à une entrevue » envoyé à M. Carter ne faisait aucune mention du Libéria; il indiquait plutôt qu’une entrevue était nécessaire pour apprécier sa demande de résidence permanente au Canada et déterminer s’il pouvait satisfaire aux critères d’admissibilité dans la catégorie des réfugiés.

[16] En outre, les notes du SMGC révèlent que l’agent a interrogé M. Carter au sujet du traitement médical qu’il recevait au Ghana pour le VIH. Toutefois, l’agent ne l’a pas interrogé sur ses expériences vécues au Ghana ni sur les conditions au Libéria, pays qu’il avait fui à l’âge de quatre ans, concernant les personnes atteintes du VIH. Le dossier certifié du tribunal ne contient aucun document sur les conditions au Libéria et le traitement des personnes séropositives. Par ailleurs, les notes du SMGC ne révèlent pas que l’agent a considéré le motif potentiel de protection fondé sur le fait que les personnes séropositives appartiendraient à un « groupe social » pour les besoins de l’article 96 de la LIPR. Cela est souligné par le fait que l’agent a indiqué qu’il [traduction] « [craignait] que le motif pour lequel M. Carter [avait demandé] le statut de réfugié n’ait aucun lien avec le motif pour lequel une personne peut être réfugiée » et que [traduction] « la situation médicale [de M. Carter] ne soit pas liée à l’un des motifs de protection des réfugiés ».

[17] Cela nous amène à ma troisième préoccupation à l’égard de la décision. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il voulait dire de plus à l’agent à l’appui de sa demande, M. Carter a répondu qu’il souhaitait améliorer son sort, aller à l’école et vivre mieux, et que la vie était difficile. Plutôt que d’examiner ce que M. Carter a voulu dire ou de s’assurer de l’exactitude de ses propos, l’agent a conclu de manière déraisonnable que c’était pour des raisons économiques. Bien que cela puisse être le cas, en plus de toute autre raison que M. Carter pourrait avoir, les notes du SMGC n’indiquent pas s’il s’est fait poser la moindre question à ce sujet. Je juge donc que la conclusion manque de transparence et de justification dans les circonstances.

[18] Enfin, lorsqu’il a interrogé M. Carter sur le Libéria, l’agent lui a demandé : [traduction] « Si vous faites une recherche sur Internet, vous pouvez aussi savoir que 1000 personnes sont retournées, qu’en pensez‑vous? Il y avait une guerre civile, la guerre est terminée maintenant? » Rien n’indique dans les notes que l’on a montré à M. Carter un document quelconque, en format électronique ou imprimé, sur ce que l’agent a trouvé sur Internet à cet égard ou sur la façon dont M. Carter a répondu à ces questions. Je trouve déraisonnable dans les circonstances, en gardant à l’esprit que M. Carter avait 4 ans lorsqu’il était arrivé au Ghana et qu’il avait vécu la majeure partie de sa vie dans un camp de réfugiés, que l’on ait posé ces questions à M. Carter sans lui avoir apparemment donné l’occasion d’examiner les documents auxquels l’agent faisait référence.

III. Conclusion

[19] Pour tous les motifs mentionnés ci‑dessus, je conclus que la décision et les motifs de l’agent n’atteignent pas le niveau de transparence et de justification exigé par l’arrêt Vavilov concernant l’exercice par un décideur administratif de « pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société » : Vavilov, précité, au para 135. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire. La décision de l’agent, datée du 31 mai 2019, sera annulée, et l’affaire devra être renvoyée à un autre agent de migration pour nouvelle décision.

[20] Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier, et je juge que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4817‑19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent, datée du 31 mai 2019, est annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent de migration pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4817‑19

 

INTITULÉ :

JONATHAN CARTER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 août 2020

 

JUDGMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 22 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Perlmutter

 

Pour le demandeur

 

Samuel E. Plett

 

Pour le demandeur

 

Monmi Goswami

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mitchell Perlmutter

Desloges Law Group

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Samuel E. Plett

Plett Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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