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Date : 20000417


Dossiers : T-1141-98

T-1176-98

T-1376-98

            

ENTRE :

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-

     T-1141-98

     BRITISH COLUMBIA NATIVE WOMEN'S SOCIETY

     et JANE GOTTFRIEDSON,

     demanderesses,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse,

ET ENTRE :

     T-1176-98

     PAUKTUUTIT, INUIT WOMEN'S ASSOCIATION,

     VERONICA DEWAR et

     MARY SILLET,

     demanderesses,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse,

ET ENTRE :

     T-1376-98

     BRITISH COLUMBIA NATIVE WOMEN'S SOCIETY,

     JANE GOTTFRIEDSON, JANE MANUEL,

     AVA ALLISON, SHARON McIVOR et

     VIRGINIA MINNABARRIET,

     demanderesses,

     et

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse.


     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

[1]      Les trois actions intentées en l'espèce concernent la contestation d'un programme d'aide gouvernementale que les parties appellent le New Relationship/Post-Pathways ( « Post-Pathways » ) et qui vise à créer des emplois pour les Inuits et les autochtones. La contestation de la B.C. Native Women's Society et de la Pauktuutit Inuit Women's Association est fondée sur l'orientation sexuelle du programme.

[2]      La défenderesse cherche à faire radier les actions, non pas en raison de l'absence de cause d'action dès le départ, mais plutôt en raison d'un argument subséquent fondé sur la procédure, soit le caractère théorique des actions, car le programme Post-Pathways, qui a été remplacé par un programme élargi appelé Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (SDRHA) le 1er avril 1999, n'est plus en vigueur. J'ai radié les trois actions qui visent à contester le programme Post-Pathways, de sorte que ces actions sont désormais rejetées. Voici les motifs promis.

LES FAITS À L'ORIGINE DU LITIGE

[3]      Le ministère du Développement des ressources humaines a mis en oeuvre trois générations de programmes destinés aux autochtones. Le programme de la première génération, appelé Pathways, a été appliqué pendant cinq ans de 1991 à 1996. Le programme Post-Pathways, qui était contesté dans les trois actions introduites en 1998 (les « actions de 1998 » ), a été en vigueur pendant trois ans de 1996 à 1999. Le programme SDRHA, actuellement en vigueur, a été mis sur pied le 1er avril 1999 et doit être appliqué pendant cinq ans. Je conviens que le programme Post-Pathways et l'actuel programme SDRHA sont légèrement différents quant à la structure et à la portée; cependant, ces différences ne sont pas des facteurs pertinents en l'espèce. Ce qui importe, c'est le remplacement du programme Post-Pathways par le programme SDRHA, le programme de la troisième génération.

[4]      J'aimerais mentionner ici que le programme de la troisième génération, SDRHA, fait l'objet de deux actions existantes qui ont été intentées en 1999 devant la Cour fédérale. Dans ces actions, la B.C. Native Women's Society et la Pauktuutit Inuit Women's Association contestent le programme de la troisième génération pour le même motif, soit le fait que ce programme crée de la discrimination à l'encontre des femmes autochtones et inuits. Les déclarations visant à contester le programme de la troisième génération, SDRHA, sont plus précises que celles des actions de 1998, qui concernent le programme Post-Pathways. Cependant, les moyens invoqués et la réparation demandée sont semblables.

[5]      La défenderesse soutient que, étant donné que les actions de 1998 concernent un programme qui n'est plus en vigueur, les réparations demandées, soit un jugement déclaratoire et une injonction ainsi qu'une interprétation des accords antérieurs découlant du programme Post-Pathways à la lumière de différents concepts d'égalité, sont théoriques. Ces moyens de contestation nécessitent un examen des règles de droit applicables à la radiation et au caractère théorique des actions.

ANALYSE

Quelques règles de droit applicables

[6]      Une instance peut être radiée en raison de son caractère théorique : voir, par exemple, l'arrêt Taylor c. P.G.C., décision non publiée en date du 25 mai 1990 que le juge Dubé a rendue dans l'action T-818-90, où les défendeurs ont réussi à faire radier une action devenue théorique en soutenant qu'elle était, notamment, redondante et abusive, compte tenu de la Règle 419, qui est aujourd'hui la Règle 221. Une action théorique de cette nature ne pourra manifestement pas être accueillie, car elle ne donnera lieu à aucun résultat pratique, en raison de l'absence de controverse au soutien de ladite action; c'est pourquoi elle devrait être radiée, sous réserve de certaines exceptions.

[7]      En fait, une action peut devenir théorique lorsque les circonstances changent au point où il n'existe plus de litige actuel entre les parties. Ce concept découle de l'extrait suivant de l'arrêt Shoulders c. Canada (2000), 165 F.T.R. 125, p. 127 :

Une instance devient théorique quand les circonstances ont tellement changé qu'il n'existe plus entre les parties de litige actuel qui puisse être réglé par une décision.

Il s'agissait là d'une conclusion assez concise que Madame le juge Sharlow, alors juge de première instance, a tirée après avoir commenté plusieurs décisions clés récentes. En termes plus simples, « une affaire est "théorique" lorsqu'il n'y a plus aucun litige entre les parties » (Hogg on Constitutional Law of Canada, Third Edition, Carswell, p. 1275). Après ces commentaires, Hogg souligne également la règle générale selon laquelle les parties ne devraient pas être autorisées à procéder lorsque l'affaire est devenue théorique, citant à ce sujet l'arrêt Borowski c. Canada (procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Voici l'extrait cité à maintes reprises de cet arrêt (p. 353) :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer.

L'élément clé réside dans le fait que la décision doit avoir des effets pratiques sur les droits des parties, non seulement lorsque l'instance a été introduite, mais également lorsque la Cour entend l'affaire.

[8]      Le juge Sopinka examine ensuite les cas où les dispositions législatives attaquées sont abrogées pendant l'instance, ce qui rend le différend théorique. Cette situation se rapproche de celle qui est survenue en l'espèce : un programme dont la durée était déterminée a expiré et a été remplacé par un autre programme visant à couvrir les circonstances actuelles.

[9]      Dans l'affaire Borowski, le juge Sopinka a proposé une analyse en deux étapes. La première consiste à décider si l'instance est devenue théorique. La seconde vise à savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à entendre l'affaire même si celle-ci était théorique ou l'est devenue.

[10]      En ce qui a trait au second aspect, l'exercice du pouvoir discrétionnaire, le juge Sopinka souligne dans l'arrêt Borowski qu'il n'existe aucun ensemble de critères déterminés quant aux situations dans lesquelles le pouvoir discrétionnaire devrait être exercé et qu'effectivement « ... il n'est pas souhaitable d'aller au-delà d'une généralisation convaincante parce qu'une liste exhaustive aurait comme conséquence d'entraver indûment, pour l'avenir, le pouvoir discrétionnaire de la Cour » (p. 358). Cependant, il existe certains principes établis qui sont utiles en l'espèce. D'abord, pour qu'une affaire puisse être instruite et tranchée en bonne et due forme, un débat contradictoire doit exister, c'est-à-dire un débat qui peut cesser d'exister lorsqu'une question est devenue théorique. En deuxième lieu, il peut y avoir des circonstances spéciales qui justifient l'utilisation des ressources judiciaires limitées. Enfin, il peut être nécessaire que la Cour tienne compte de sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. Ces critères doivent être contrebalancés, car l'application des principes n'est pas une démarche mécanique :

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l'égard d'un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d'être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L'absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement. [Borowski , précité, p. 363]

[11]      Il est impossible de contourner l'application de la doctrine du caractère théorique des instances par des recours semblables à celui de la demande de jugement déclaratoire qui a été présentée en l'espèce : voir Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 481et 482, et Fogal c. Canada (2000), 167 F.T.R. 266, p. 274 et 275.

Application de la doctrine du caractère théorique de l'instance

[12]      Les allégations formulées dans les actions de 1998 sont théoriques, parce que le programme Post-Pathways n'est plus en vigueur. Il a été entièrement remplacé par un programme de la troisième génération, SDRHA. Cela ne signifie pas qu'il n'y a actuellement aucune question opposant les parties, notamment la question de la discrimination constante à l'endroit des femmes autochtones et inuits et des organisations qui les représentent, mais tout simplement que le différend n'existe plus dans le contexte du programme Post-Pathways. J'estime ici que les demanderesses ne sont pas en désaccord : au paragraphe 42 de ses observations, l'avocate des demanderesses souligne que [TRADUCTION] « le différend réel et concret qui oppose les parties n'a pas disparu, mais continue à exister dans le cadre du programme SDRHA » . Toutefois, je ne me fonde pas sur cette déclaration ni ne la considère comme un aveu pour conclure que l'instance est devenue théorique : il s'agit simplement de l'affirmation d'une conclusion à laquelle j'en serais arrivé en tout état de cause.

Pouvoir discrétionnaire d'instruire une action théorique

[13]      J'en arrive maintenant à l'examen de la question de savoir s'il y a lieu d'exercer un pouvoir discrétionnaire de façon à instruire les actions de 1998.

[14]      L'avocate des demanderesses a invoqué de nombreux arguments, tant verbalement que par écrit, et présenté une jurisprudence abondante au sujet des raisons pour lesquelles les demanderesses devraient être autorisées à faire instruire les actions de 1998. Quelques-uns de ces arguments et décisions sont pertinents. D'autres parties portent sur le fondement des actions en soi, ce qui peut mériter une certaine sympathie. Cependant, les arguments des demanderesses ne prouvent nullement qu'un tribunal pourrait exercer un pouvoir discrétionnaire et instruire les actions de 1998, car les principes régissant l'instruction d'une affaire théorique qui ont été énoncés dans l'arrêt Borowski n'ont pas été respectés.

[15]      D'abord, les demanderesses sont sans doute persuadées qu'elles ont fait l'objet de discrimination dans le cadre du programme Post-Pathways. Cependant, comme le programme n'existe plus, il n'y a plus de controverse ou question à trancher sur la base du programme Post-Pathways pour maintenir le degré nécessaire de débat contradictoire. Certes, des vestiges de sentiments profonds, engendrés par la conviction d'avoir fait l'objet de discrimination dans le passé, existent toujours. Cependant, lorsque les circonstances évoluent, comme c'est le cas en l'espèce, et que l'accent devrait être mis sur le programme SDRHA actuellement en vigueur, de simples sentiments profonds quant à de fautes passées qui ne peuvent faire l'objet d'un recours ou redressement significatif à l'heure actuelle ne constituent pas un contexte contradictoire permettant de trancher le litige de façon satisfaisante.

[16]      En deuxième lieu, je ne vois aucune circonstance spéciale qui justifie l'utilisation des ressources limitées du système judiciaire pour trancher les actions de 1998. Une décision favorable aux demanderesses dans ces actions pourrait être réconfortante pour elles, car leur opinion au sujet du défunt programme serait ainsi confirmée. Toutefois, les demanderesses ont intenté deux autres actions, qui sont en cours, pour contester les programmes actuels en se fondant sur les mêmes motifs de discrimination. Elles ajoutent qu'elles ont l'intention d'engager une troisième action visant à contester le programme SDRHA, ce qui reproduit en réalité le scénario des trois actions intentées en 1998. Il est nettement préférable de préserver les ressources limitées de la Cour fédérale et des tribunaux d'appel et de les utiliser pour trancher une controverse courante et significative dont le règlement peut avoir des effets pratiques sur les droits et obligations des parties.

[17]      En troisième lieu vient le concept de la nécessité de démontrer la fonction véritable de la Cour dans l'élaboration du droit. En d'autres termes, est-il nécessaire que la Cour démontre une certaine connaissance de son rôle en matière d'élaboration du droit? Si la Cour devait instruire les actions de 1998, compte tenu de l'absence manifeste de différend et du fait que Sa Majesté met actuellement en place des accords en application du programme SDRHA, elle empiéterait peut-être sur le rôle du secteur législatif du gouvernement plutôt que d'exercer une fonction qui relève véritablement de sa compétence.

[18]      Pour en arriver à la conclusion que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire, je me fonde en bonne partie sur la décision de l'affaire Misquadis c. Canada, décision non publiée que le juge Lemieux a rendue le 26 février 1999 dans l'action T-1314-98. Dans cette affaire, le litige portait sur une demande de contrôle judiciaire visant le programme Post-Pathways. À cette époque, le programme était encore en vigueur; cependant, de l'avis du juge Lemieux, la question deviendrait théorique le 1er avril 1999, lorsque le nouveau programme SDRHA entrerait en vigueur. Bien qu'il n'ait pas tranché la question, le juge Lemieux a souligné que la question relative au programme Post-Pathways pourrait bien devenir théorique et c'est un facteur dont il a tenu compte pour reporter l'audition de l'affaire.

CONCLUSION

[19]      Il est évident que les questions soulevées par les demanderesses à l'égard des défunts programmes de 1998 sont théoriques. Je ne puis trouver aucune raison justifiant l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de façon à permettre que les actions engagées en 1998 soient instruites et tranchées. Une conclusion contraire donnerait lieu à la tenue d'une audience sans débat contradictoire réel, à un gaspillage des ressources judiciaires limitées et peut-être à une perception d'ingérence dans les fonctions du gouvernement. Dans l'ensemble, il est évident que les actions engagées en 1998 ne seront pas accueillies et qu'elles ne peuvent se traduire par aucun résultat pratique.

[20]      À ce stade-ci, l'avocate devrait utiliser ses ressources et celles de ses clients pour assurer l'instruction sans délai des actions en cours au sujet du programme SDRHA, car ce programme doit prendre fin dans quatre ans. Je remercie les avocates pour les efforts qu'elles ont déployés afin de présenter et de plaider la présente requête.

                             (S.) « John A. Hargrave »

                                 Protonotaire

Le 17 avril 2000

Vancouver (Colombie-Britannique)


Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER




Nosdu greffe :                  T-1141-98

                     T-1176-98

                     T-1376-98

Enter Style of Cause just after [Tab] code. INTITULÉ DE LA CAUSE :      B.C. NATIVE WOMEN'S SOCIETY ET AL. c. SA MAJESTÉ LA REINE
LIEU DE L'AUDIENCE          VANCOUVER (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE          7 avril 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

EN DATE DU :              17 avril 2000

ONT COMPARU :

Enter Appearances just after [Comment] code.

Me Theresa Nahanee              pour les demanderesses

Me Gail Sinclair

Me Lara Spears              pour la défenderesse

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

Enter Solicitors of Record just after [Comment] code.

McIvor Nahanee Law Corporation

Merritt (C.-B.)              pour les demanderesses

Me Morris Rosenberg

Sous-procureur général

du Canada                  pour la défenderesse
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