Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20210426


Dossier : T‑2183‑18

Référence : 2021 CF 367

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

TEVA CANADA INNOVATION

ET

TEVA CANADA LIMITED

demanderesses

et

PHARMASCIENCE INC.

défenderesse

et

YEDA RESEARCH AND DEVELOPMENT CO., LTD.

breveté

et

COMMISSAIRE AUX BREVETS

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

tierces parties à la requête

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

I. Survol

[1] Les demanderesses, Teva Canada Innovation et Teva Canada Limited [ensemble, Teva], présentent une requête sur le fondement du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, dans laquelle elles demandent à la Cour d’ordonner la suspension de la procédure de réexamen [la procédure de réexamen] visant le brevet 2,760,802 [le brevet 802] actuellement en instance devant le conseil de réexamen de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [le conseil], jusqu’à ce qu’il soit statué sur tous les appels interjetés à l’égard du jugement rendu récemment dans la présente action intentée devant notre Cour. Le procureur général du Canada [le procureur général], au nom du conseil, consent à la requête. La défenderesse, Pharmascience Inc. [Pharmascience], s’y oppose.

[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, la présente requête est accueillie parce que Teva a satisfait au critère applicable à la suspension de la procédure de réexamen. Elle a soulevé une question sérieuse à juger dans la présente action, et elle a établi l’existence d’un préjudice irréparable, malgré le risque qu’une décision du conseil déclarant les revendications du brevet 802 invalides au terme de la procédure de réexamen et le jugement récent rendu dans la présente affaire soient contradictoires. Compte tenu de la prépondérance des inconvénients, ce préjudice et l’intérêt qu’a le public à éviter que des décisions incompatibles soient rendues quant à la validité des brevets l’emportent sur les coûts de nature plus hypothétique que Pharmascience et le public risquent de supporter vu que la suspension repoussera l’entrée de son produit sur le marché.

II. Le contexte

[3] Le brevet 802 porte sur une dose injectable trois fois par semaine comprenant 40 mg d’acétate de glatiramère utilisé pour le traitement de la sclérose en plaques. Teva est titulaire d’une licence du breveté, Yeda Research and Development Co., Ltd. [Yeda], à l’égard du brevet 802. Dans le cadre de la présente affaire devant la Cour fédérale, Teva a intenté contre Pharmascience (un fabricant d’acétate de glatiramère connu sous le nom de GLATECT) une action en contrefaçon de brevet en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement], après que Pharmascience lui eut signifié un avis d’allégation conformément au Règlement. Teva sollicite, entre autres choses, un jugement déclarant que le dosage comprenant 40 mg de GLATECT administré trois fois par semaine contreviendrait aux revendications 1 à 66 du brevet 802. Pharmascience nie qu’elle contrefait le brevet 802 et fait valoir que le brevet est invalide pour cause d’évidence et d’absence d’utilité ou de prédiction valable d’utilité.

[4] Après avoir instruit l’affaire, la juge Kane a rendu le 16 décembre 2020 son jugement et ses motifs confidentiels [le jugement], dans lequel elle a conclu que le brevet 802 est valide et que les revendications du brevet n’étaient pas évidentes et n’étaient pas inutiles. La juge Kane a également publié la version publique de son jugement le 6 janvier 2021. Pharmascience a interjeté appel de ce jugement.

[5] Pendant que l’action devant la Cour fédérale était en instance, les avocats de Pharmascience ont présenté au conseil une demande de réexamen du brevet 802 conformément au paragraphe 48.1(1) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4. Dans la demande de réexamen Pharmascience allègue que les revendications 1 à 66 du brevet 802 sont évidentes en raison d’une antériorité que le conseil n’avait pas examinée.

[6] Le conseil a donné, à titre préliminaire, un avis selon lequel les revendications du brevet 802 sont invalides pour cause d’évidence. En réponse, Yeda (qui est partie à la procédure de réexamen) a proposé les nouvelles revendications 67 à 78 et a demandé au conseil de ne pas rendre de décision finale avant que la Cour fédérale ait rendu sa décision. Yeda a par la suite fourni au conseil la version publique du jugement. Le 22 février 2021, le conseil a donné un autre avis préliminaire dans lequel il confirmait son avis précédent portant que les revendications existantes du brevet 802 sont invalides pour cause d’évidence et ajoutait que les nouvelles revendications proposées sont invalides pour cause d’évidence ou d’absence d’utilité. En réponse, Teva a déposé d’autres observations auprès du conseil le 22 mars 2021.

[7] Entre‑temps, le 19 mars 2021, Teva a également déposé la présente requête dans laquelle elle sollicite la suspension de la procédure de réexamen jusqu’à ce qu’il soit statué sur tous les appels interjetés à l’égard du jugement. En l’absence d’une suspension, le paragraphe 48.3(3) de la Loi sur les brevets exige que le conseil termine son réexamen et rende une décision dans les 12 mois suivant le début de la procédure de réexamen, en l’occurrence au plus tard le 29 mai 2021. De façon générale, Teva est d’avis qu’une suspension est nécessaire pour empêcher que le conseil rende une décision dans laquelle il conclurait à l’invalidité des revendications du brevet 802 et qui serait incompatible avec l’issue de l’action intentée devant la Cour fédérale. D’un point de vue purement procédural, Teva cherche également à ce que le procureur général et le commissaire aux brevets [le commissaire] soient constitués tierces parties à la présente requête, afin qu’ils soient liés par toute ordonnance subséquente.

[8] Comme que je l’ai dit ci‑dessus, le procureur général, agissant au nom du conseil, a consenti à la requête de Teva et a présenté des observations à l’appui de la requête. Le procureur général cherche également à obtenir les mesures de réparation suivantes :

  1. Si la suspension est accordée, il demande qu’un désistement ou qu’un règlement entre les parties fassent partie des motifs pouvant mettre un terme à la suspension;

  2. Si la suspension est accordée, il demande que la Cour ordonne au conseil, au moment de la levée de la suspension, d’examiner si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou un principe juridique semblable, s’appliquent pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées par la Cour;

  3. Que la suspension soit accordée ou non, il demande que la Cour fixe des délais pour la poursuite ou la reprise, jusqu’à la décision finale, de la procédure de réexamen du conseil. Le procureur général demande à la Cour de prolonger comme suit le délai accordé au conseil pour rendre sa décision dans le cadre de la procédure de réexamen :

  1. si la suspension n’est pas accordée, une prolongation de 12 semaines à compter de la date à laquelle la Cour ordonne au le conseil de terminer le réexamen;

  2. si la suspension est accordée, une prolongation de 12 semaines à compter de la date à laquelle la suspension prend fin.

[9] Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après, Pharmascience s’oppose à la requête et soutient que Teva n’a pas satisfait au critère applicable à la suspension d’instance énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald c Canada, [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald]. Concernant les arguments du procureur général, Pharmascience soutient que, comme aucune requête n’a été présentée au nom du conseil pour suspendre la procédure de réexamen à l’égard duquel il est tenu de rendre une décision, le procureur général n’est pas bien placé pour faire valoir des arguments ou présenter des observations quant au fond sur la requête de Teva. Pharmascience soutient également que le procureur général n’a fourni à la Cour aucune source pour appuyer la plupart des mesures de réparation supplémentaires qu’il sollicite.

III. Les questions en litige

[10] La principale question de fond qui se pose dans la présente requête consiste à savoir si la Cour devrait suspendre la procédure de réexamen jusqu’à ce qu’il soit statué sur tous les appels interjetés à l’égard du jugement. Selon sa réponse à cette question, la Cour devra également décider si elle peut accorder certaines des mesures de réparation supplémentaires sollicitées par le procureur général et si ces mesures sont appropriées.

IV. Analyse

A. Le critère applicable à la suspension de la procédure de réexamen

[11] Les parties semblent d’accord pour dire que la Cour a le pouvoir de connaître d’une requête en suspension de la procédure de réexamen en vertu de la Loi sur les brevets (voir Prenbec Equipment Inc v Timberblade Inc, 2010 FC 23 [Prenbec]; Camso Inc c Soucy International Inc, 2016 CF 1116 [Camso]), et que le critère applicable est le critère conjonctif prescrit par l’arrêt RJR‑MacDonald (au para 43) :

  1. l’existence d’une question sérieuse à juger sur le fond;

  2. l’existence d’un préjudice irréparable causé au demandeur en cas de refus de la suspension en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond;

  3. la prépondérance des inconvénients (une évaluation visant à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice, selon que l’on accorde ou refuse la suspension en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond) favorise‑t‑elle le demandeur.

[12] Pharmascience souligne également que la réparation demandée dans la présente requête appartient à la catégorie des mesures de réparation inhabituelles qui exige de satisfaire à un critère rigoureux et l’existence d’une preuve convaincante, puisqu’elle demande à la Cour d’interdire à un organisme d’exercer les pouvoirs que le législateur lui a conférés (voir Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 [Mylan] au para 5).

B. L’existence d’une question sérieuse à juger

[13] Selon la décision Mylan, le critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald est particulièrement exigeant quant aux deuxième et troisième volets du critère. Les parties s’entendent pour dire que le premier élément du critère, qui consiste à démontrer l’existence d’une question sérieuse à juger sur le fond, exige seulement que la preuve quant au fond ne soit ni futile ni vexatoire (voir RJR‑MacDonald, au para 49).

[14] Pour démontrer l’existence d’une question sérieuse, Teva s’appuie sur le jugement, dans lequel la Cour confirme la validité des revendications du brevet 802. Elle soutient que, même si le jugement est frappé d’appel, le fait pour la juge de première instance d’avoir retenu les arguments de Teva sur la validité démontre que ses arguments n’est ni futile ni vexatoire.

[15] Pharmascience s’oppose aux arguments de Teva. Elle soutient que, puisque le jugement est rendu, la question (c.‑à‑d. la validité du brevet 802) que Teva qualifie de sérieuse a déjà été réglée. Pharmascience est d’avis qu’une suspension d’instance vise à permettre le règlement d’une question sérieuse dans le cadre d’une autre instance, de manière à ce que ce règlement puisse déterminer, avantager ou influencer l’instance initiale. Elle soutient que, puisque la question a déjà été réglée, il n’y a pas de question sérieuse non réglée susceptible d’appuyer la requête en suspension de Teva.

[16] Je reconnais que la situation décrite par Pharmascience représente un exemple de circonstances dans lesquelles il serait possible de suspendre l’instance. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que l’objectif d’une suspension est aussi limité que l’affirme Pharmascience, ou que cet objectif détermine nécessairement la nature de l’obligation de démontrer l’existence d’une question sérieuse. L’obligation de démontrer l’existence d’une question sérieuse fait en sorte que la Cour ne suspendra pas l’instance au vu d’une cause perdue ou risiblement précaire (voir Janssen Inc c AbbVie Corporation, 2014 CAF 112 au para 23). À mon avis, le fait que la question a été réglée dans le jugement d’une manière qui est favorable à Teva étaye clairement la conclusion selon laquelle sa requête en suspension appuie des arguments, quant au fond, qui ne sont ni futiles ni vexatoires.

[17] Même si je retenais l’argument de Pharmascience selon lequel l’objectif d’une requête en suspension d’instance consiste à régler une question dans une deuxième instance de manière à ce que ce règlement puisse influencer l’instance initiale, les circonstances actuelles satisfont à cet objectif. Bien que la juge Kane ait réglé dans son jugement la question de la validité du brevet 802, Teva demande la suspension de la procédure de réexamen jusqu’à ce qu’on sache si ce règlement sera confirmé ou infirmé en appel.

[18] Comme nous le verrons plus en détail un peu plus loin dans les présents motifs, Teva soutient qu’elle doit, pour pouvoir invoquer dans le cadre de la procédure de réexamen le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le principe de l’autorité de la chose jugée ou des principes semblables, avoir obtenu une décision rendue en appel afin d’empêcher de se trouver dans une situation où le conseil rend une décision qui n’est pas compatible avec l’issue de l’action intentée devant la Cour fédérale. La présente affaire représente donc une situation où une partie sollicite la suspension de la procédure de réexamen précisément dans le but de déterminer le sort du litige devant la Cour fédérale afin qu’il puisse ensuite influencer celui de la procédure de réexamen.

[19] Je n’ai donc aucune difficulté à conclure que la requête de Teva satisfait au premier élément du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald.

C. L’existence d’un préjudice irréparable

[20] Sur la question du préjudice irréparable, Teva fait principalement valoir que le conseil risque de déclarer le brevet 802 invalide dans le cadre de la procédure de réexamen, et que ce résultat nuit à ses intérêts et est incompatible avec le jugement rendu en sa faveur.

[21] À l’appui de ses arguments sur le préjudice irréparable, Teva s’appuie en grande partie sur les décisions Camso et Prenbec, dans lesquelles la Cour a fait droit à la requête en suspension de la procédure de réexamen en instance devant le conseil concernant un brevet donné jusqu’à ce que la Cour fédérale ait rendu son jugement final dans un litige concernant le même brevet. Dans la décision Prenbec, le juge de Montigny a conclu que les demandeurs subiraient un préjudice irréparable si le conseil poursuivait la procédure de réexamen étant donné qu’il allait vraisemblablement déclarer le brevet en cause invalide (au para 42). Dans la décision Camso, le juge Roy est arrivé à une conclusion semblable (au para 40) :

40. Au contraire, le préjudice de Camso est irréparable. Elle risquerait de voir les revendications de son brevet être annulées sur la base d’un processus où la preuve offerte ne peut qu’être inférieure à celle du procès en contrefaçon déjà intenté au moment où la demande en réexamen a été faite. Camso a insisté à l’audience pour arguer que les choses pourraient être différentes si une action en contrefaçon était intentée après qu’une demande en réexamen avait été présentée, comme ce fut d’ailleurs le cas pour le brevet 294. L’avocat n’a pas élaboré sur la différence que cela pourrait faire. Ce qui est certain, c’est que des recours parallèles ou consécutifs doivent être évités. C’était le commentaire du juge Binnie, pour la Cour, dans Danyluk :

18 Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. L’appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

[22] J’ouvre une parenthèse pour souligner qu’il ne semble pas être contesté que la procédure de réexamen et le litige devant la Cour fédérale dans la présente affaire font, du moins en partie, double emploi. Teva soutient que les questions sur lesquelles le conseil a exprimé ses opinions préliminaires dans la procédure de réexamen, c.‑à‑d. la question de savoir si les revendications du brevet 802 étaient évidentes compte tenu de l’antériorité existant à la date des revendications ou celle de savoir si le brevet était invalide pour absence d’utilité, sont les mêmes questions que celles qui ont été réglées par la juge Kane dans son jugement, dont le sort sera scellé en appel. Teva explique que, sur les 13 antériorités examinées par le conseil pour qu’il tire ses conclusions préliminaires, toutes sauf une ont été examinées par la juge Kane. Teva explique également que cette autre antériorité révèle en grande partie les mêmes renseignements que comportait une antériorité présentée à la juge Kane (ce point ayant été souligné par le conseil dans l’un de ses avis préliminaires).

[23] En conséquence, Teva soutient que la procédure de réexamen vise la même question, le même brevet et essentiellement les mêmes antériorités que ceux qui sont visés dans le litige devant la Cour fédérale, de sorte que les deux procédures font double emploi et que le réexamen ne devrait pas continuer pendant que le litige est en instance.

[24] À mon avis, Pharmascience ne dit pas que les procédures ne font pas double emploi. Elle soutient plutôt qu’un tel double emploi ne cause pas de préjudice irréparable à Teva, ni même aucun préjudice, selon les faits en l’espèce. J’examinerai sous peu ces arguments. Cependant, aux fins du présent débat, je conviens que les procédures font en grande partie double emploi. Je dis « en grande partie », parce que Yeda a proposé de nouvelles revendications dans le cadre de la procédure de réexamen. Ces nouvelles revendications feront peut‑être l’objet de questions que le conseil devra trancher et sur lesquelles la Cour fédérale n’est pas appelée à se prononcer, mais cette possibilité ne change rien au fait que Teva court le risque que le conseil déclare invalides les revendications du brevet 802, une telle issue étant incompatible avec l’issue du litige devant la Cour fédérale.

[25] Cette conclusion appuie le raisonnement des décisions Camso et Prenbec sur lequel Teva s’appuie pour affirmer qu’elle subirait un préjudice irréparable si la Cour ne fait pas droit à sa requête en suspension. Toutefois, Pharmascience présente un certain nombre d’arguments dans le but d’établir une distinction entre ces décisions et la présente affaire, et je les examinerai ci‑après.

[26] Pharmascience fait remarquer que la Cour ne peut pas mettre fin à la procédure de réexamen et qu’on ne lui demande pas de le faire. Toutefois, que la suspension soit accordée ou non, le conseil devra ultimement terminer le processus de réexamen conformément à la loi . Par conséquent, la Cour doit se demander si Teva subirait un préjudice irréparable dans le cas où le conseil rendrait sa décision avant, et non après, que l’appel du jugement soit tranché.

[27] Premièrement, Pharmascience soutient qu’un tel préjudice est hypothétique. Elle soutient que Teva tient pour acquis que les observations qu’elle a présentées au conseil à la suite de son avis préliminaire le plus récent ne lui feront pas changer d’avis et qu’en conséquence, il annulera les revendications existantes du brevet 802. Compte tenu du fait que le procureur général participe à l’instance devant la Cour, qu’il soulève des préoccupations au sujet de décisions contradictoires concernant le brevet 802 et qu’il appuie la requête en suspension de Teva, Pharmascience soutient qu’il est hypothétique d’affirmer que le conseil est susceptible de déclarer le brevet invalide. C’est pourquoi Pharmascience établirait une distinction entre la présente affaire et l’analyse dans la décision Prenbec, où la Cour a conclu que le conseil déclarerait fort probablement le brevet en cause invalide.

[28] Comme Pharmascience l’affirme à raison, un préjudice qui est au mieux hypothétique ou discutable ne constitue pas un préjudice irréparable (voir Laperrière c D & A MacLeod Company Ltd, 2010 CAF 84 [Laperrière] au para 17). Il doit plutôt y avoir une preuve convaincante, détaillée et concrète de l’existence d’un préjudice irréparable (voir Mylan, au para 5). Certes, Teva ne peut savoir avec certitude quelle sera l’issue de la procédure de réexamen si la suspension n’est pas accordée. Toutefois, le poids de la preuve milite en faveur d’une conclusion selon laquelle le brevet 802 serait vraisemblablement jugé invalide. Les avis préliminaires du conseil appuient certainement cette conclusion. En fait, selon mon interprétation de l’avis le plus récent du conseil, celui‑ci démontre que le conseil a l’intention de rendre une décision fondée sur la preuve et la jurisprudence qui lui ont été présentées, sans tenir compte de l’issue de procédures distinctes liées au brevet 802.

[29] Je reconnais que dans ses plus récentes observations présentées au conseil, Yeda contredit cet avis préliminaire et soutient que le conseil devrait s’en remettre aux conclusions tirées par la Cour fédérale dans son jugement. Cependant, il serait hypothétique de conclure que ces observations permettront au conseil de modifier son avis préliminaire sur ce point. Je ne crois pas non plus que les arguments exposés par le procureur général dans le cadre de la présente requête étayent la conclusion selon laquelle le conseil modifierait vraisemblablement son avis. Bien que le procureur général, au nom du conseil, appuie la requête en suspension de Teva, il a souligné lors de l’instruction de la requête que le conseil tranche l’affaire en fonction du dossier dont il est saisi, et non en y intégrant les conclusions de fait d’un autre décideur.

[30] De plus, le procureur général invite la Cour à assortir sa décision sur la présente requête de modalités accessoires sous la forme d’une directive donnée au conseil selon laquelle il devrait, au moment de la levée de la suspension demandée, examiner si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou un principe juridique semblable s’applique afin d’empêcher la remise en cause des questions déjà tranchées par la Cour. J’examinerai plus loin dans les présents motifs si de telles modalités accessoires sont appropriées. Je tiens à faire remarquer dans l’intervalle qu’à mon avis, la demande du procureur général signifie que le conseil pourrait peut‑être entendre des arguments au sujet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, une fois que l’appel du jugement aura été tranché de façon à ce qu’une décision finale soit rendue dans la présente action. Cela dit, je ne crois pas que l’argument du procureur général signifie que les conclusions tirées dans le jugement auront probablement une influence sur le conseil en l’absence d’une décision finale rendue en appel finale qui permettrait l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[31] Je me dois également de souligner que j’ai examiné l’argument de Pharmascience selon lequel, en l’absence d’une requête présentée au nom du conseil en vue de suspendre la procédure de réexamen à l’égard duquel le conseil est tenu de rendre une décision, le procureur général n’est pas bien placé pour faire valoir des arguments ou présenter des observations quant au fond sur la requête de Teva. Toutefois, les observations présentées à ce sujet par les avocats de Teva lors de l’instruction de la requête me convainquent. S’il n’est pas fait droit à la requête en suspension, de sorte que le conseil poursuivrait son réexamen dans l’immédiat et rendrait une décision incompatible avec le jugement, et de sorte que Yeda interjetterait appel de cette décision sur le fondement du paragraphe 48.5(1) de la Loi sur les brevets, il incombera au procureur général de donner suite à cet appel au nom du conseil. Il n’est donc pas inconvenant que le procureur général comparaisse dans le cadre de la présente requête et appuie les arguments de Teva en ce qui concerne le processus, dans le but de peut‑être empêcher la prise de décisions incompatibles.

[32] S’agissant de l’argument de Pharmascience selon lequel il est hypothétique d’affirmer que le conseil déclarera le brevet 802 invalide, je suis également d’avis que le simple fait de soumettre Teva à des instances qui font double emploi relativement à une même question, et qui comportent ainsi le risque connexe que des décisions différentes soient prononcées, est en soi une forme de préjudice irréparable qui n’est pas hypothétique. Comme je l’ai mentionné précédemment dans les présents motifs, le juge Roy a expliqué dans son analyse du préjudice irréparable à laquelle il s’est livré dans la décision Camso qu’une question, une fois tranchée, ne devrait généralement pas être soumise à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Il faut éviter les instances faisant double emploi et les risques de résultats contradictoires (au para 40).

[33] Pharmascience cherche également à établir une distinction entre les décisions sur lesquelles Teva s’appuie, étant donné que dans ces affaires le conseil ne disposait pas de la meilleure preuve. Je conviens que le raisonnement tenu dans la décision Camso, selon lequel un préjudice irréparable découle du risque que les revendications du brevet soient annulées au terme de la procédure de réexamen malgré l’existence d’une action en contrefaçon, repose en partie sur le fait que le juge Roy a décrit la procédure de réexamen comme étant un processus qui, contrairement à une action, ne permet pas de disposer de la meilleure preuve. Par exemple, le conseil ne bénéficie pas du témoignage d’un expert (voir Camso, au para 33). De même, selon la décision Prenbec Equipment Inc c Timberblade Inc, 2009 CF 584, le processus de réexamen ne prévoit pas la possibilité de contre‑interroger des témoins ou d’entendre des témoignages de vive voix (au para 17).

[34] Pharmascience soutient que, contrairement aux affaires Camso et Prenbec, Teva n’est pas en mesure de critiquer le dossier de preuve dont le conseil est saisi en l’espèce, parce qu’elle a eu l’occasion (par l’entremise de Yeda) de fournir au conseil le dossier de première instance dans la présente action. En fait, Pharmascience soutient que Yeda a choisi elle‑même les éléments du dossier qu’elle jugeait favorables à sa cause et en a omis d’autres. Pharmascience soutient en outre qu’une distinction particulière doit être établie avec la décision Prenbec, car le raisonnement dans cette affaire reposait sur l’importance des conclusions relatives à la crédibilité entourant les antériorités, que le conseil était mal outillé pour tirer. Elle soutient que rien dans la présente affaire n’indique qu’il est nécessaire de tirer des conclusions importantes en matière de crédibilité.

[35] Je conviens que le rôle prépondérant de la crédibilité est un élément du raisonnement tenu dans la décision Prenbec qui ne semble pas être présent en l’espèce. Toutefois, à mon avis, cet élément distinctif ne nuit pas à l’application générale du raisonnement des arrêts Prenbec et Camso à la présente affaire. Il n’en demeure pas moins qu’un litige devant la Cour fédérale génère un dossier de preuve plus complet que dans une procédure de réexamen. Comme l’indique la Cour dans la décision Genencor International Inc c Canada, 2008 CF 608, le processus de réexamen semble être une procédure sommaire et une solution de rechange peu coûteuse à un litige (au para 4). L’importance pour la Cour de disposer de la gamme complète des outils qui lui permettront d’établir les faits propres à un litige en vue de le résoudre variera bien sûr d’une affaire à l’autre. Toutefois, dans les circonstances où il est nécessaire d’examiner s’il y a lieu de suspendre l’un ou l’autre des deux processus afin d’éviter des résultats contradictoires, la préférence devrait être accordée au processus le plus complet des deux (voir Prenbec, au para 48).

[36] De plus, j’estime que le résultat déjà obtenu dans le cadre du litige devant la Cour fédérale, même s’il est toujours en attente d’une décision en appel, milite en faveur de la suspension de la procédure de réexamen au profit du règlement du litige. Je m’explique : comme un résultat a été obtenu en première instance dans l’un des deux processus, seul l’autre processus peut être suspendu, dans l’attente de la décision finale rendue en appel dans le processus initial, afin d’éviter le risque d’obtenir des résultats contradictoires. Je fais remarquer que Pharmascience fait valoir un argument contraire, à savoir qu’une distinction peut être établie entre la présente affaire et les affaires Prenbec et de Camso étant donné qu’en l’espèce un jugement a déjà été rendu et fourni au conseil, ce qui milite en faveur du refus de la suspension. Elle soutient que dans ces affaires les suspensions ont été accordées afin de permettre au conseil de bénéficier de la décision de la Cour lors de son réexamen. Pharmascience soutient que, comme le conseil dispose déjà du jugement, aucune suspension n’est nécessaire. J’estime toutefois que c’est le fait pour le conseil de disposer de la décision finale (rendue au terme des appels) avant la conclusion du processus de réexamen qui pourrait servir à atténuer les risques d’obtenir des résultats contradictoires.

[37] Ni la décision Prenbec ni la décision Camso n’indiquent expressément que la suspension de la procédure devant le conseil dans ces affaires s’applique jusqu’au terme de tous les appels dans le litige connexe devant la Cour fédérale. Les avocats de Teva soutiennent que c’est ainsi que les jugements dans ces décisions devraient être interprétés. Dans la décision Prenbec, la Cour ordonne que la procédure de réexamen [traduction] « soit suspendue jusqu’au prononcé du jugement final de la Cour dans la présente instance ». De même, dans la décision Camso, la Cour ordonne que le réexamen « soit suspendu jusqu’[au] jugement final relatif à l’action intentée en cette Cour sous le numéro de dossier T‑2338‑14 ». Peut‑être que Teva a raison d’affirmer que la mention d’un jugement final dans ces affaires fait référence à un jugement statuant sur les appels qui peuvent être interjetés. Quoi qu’il en soit, compte tenu des arguments particuliers avancés par les parties en l’espèce, j’estime que c’est le fait pour le conseil de rendre une décision avant que la Cour statue sur les appels interjetés dans le cadre de l’action qui cause un préjudice irréparable.

[38] Je tire cette conclusion en partie parce que, dans la mesure où l’issue du litige peut influencer la décision du conseil, celui‑ci se trouve devant une « cible mobile » jusqu’à ce que la décision finale en appel soit prononcée. Toutefois, je tiens également compte de l’observation de Teva selon laquelle le fait qu’elle puisse disposer de la décision rendue en appel, laquelle est la décision finale qui met fin au litige devant la Cour fédérale, lui permettra de soutenir, auprès du conseil, que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, le principe de la chose jugée ou des principes semblables devraient empêcher le conseil de se prononcer sur les questions concernant la validité du brevet qui ont déjà été tranchées dans le cadre du litige devant la Cour. Le procureur général insiste sur le fait que, pour que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique, la décision judiciaire antérieure invoquée comme créant la fin de non‑recevoir doit être finale (voir, p. ex., Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 au para 25).

[39] Il semble que cet argument n’ait pas été avancé, du moins pas de façon explicite, ni dans la décision Prenbec, ni dans la décision Camso. Lors de l’instruction de la présente requête, les avocats de Pharmascience ont contesté le fait que les avocats de Teva invoquent cet argument, car il n’était pas énoncé dans les observations écrites de Teva à l’appui de sa thèse sur le préjudice irréparable. Je suis d’accord avec Pharmascience pour dire que Teva n’invoque pas le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans les observations écrites qu’elle a fournies dans son dossier de requête. Toutefois, à mon avis, cela n’a pas entraîné une injustice à l’égard de Pharmascience, car l’utilité de ce principe ou de principes semblables pour répondre à la préoccupation au sujet des instances faisant double emploi dans la présente affaire a clairement été soulevée dans les observations écrites des autres parties.

[40] Comme je l’ai mentionné précédemment, le procureur général invite la Cour à assortir sa décision sur la présente requête de modalités accessoires sous la forme d’une directive donnée au conseil selon laquelle il devrait, au moment de la levée de la suspension demandée, examiner si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou un principe juridique semblable s’applique afin d’empêcher la remise en cause des questions déjà tranchées par la Cour. Cette demande a été incluse dans les observations écrites du procureur général déposées avant l’audience. Dans ces observations écrites, le procureur général soutenait également qu’à l’obtention d’une décision rendue en appel, les conditions préalables à l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée seront probablement remplies.

[41] Dans ses propres observations écrites, Pharmascience a répondu aux observations du procureur général sur le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Pharmascience s’est demandé si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquerait et elle a présenté des observations valables à l’appui de cette affirmation. Pharmascience a également fait valoir que le procureur général n’a fourni aucune source au soutien de son argument selon lequel la Cour devrait ordonner au conseil d’examiner si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique et que, de toute façon, la demande du procureur général est redondante, car Yeda a demandé au conseil d’examiner, avant de rendre sa décision finale, si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et des principes semblables s’appliquent.

[42] Pharmascience a également présenté des observations valables, lors de l’instruction de la présente requête, sur l’application possible du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée en l’espèce. Elle fait valoir que les autres parties n’ont fourni aucune source étayant l’application de ce principe. Toutefois, elle soutient également que, si le conseil refuse d’être influencé par le jugement, l’appel de la décision du conseil interjeté devant la Cour fédérale permettra d’examiner si le conseil aurait dû ou non appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[43] Je suis donc d’avis que la question de l’utilité du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou de principes semblables, pour la requête en suspension de Teva a nettement été soulevée avant l’audience, notamment par Pharmascience elle‑même, et que la question a été habilement débattue par toutes les parties à l’audience. Comme je l’expliquerai plus en détail plus loin dans les présents motifs, je n’accéderai pas à la demande du procureur général d’ordonner au conseil de tenir compte de ces principes dans sa décision. Je ne me prononcerai pas non plus sur l’application possible de ces principes aux faits présents. Cependant, Yeda a soumis cette question à l’examen du conseil. J’estime convaincant l’argument de Teva selon lequel elle subira un préjudice irréparable découlant du risque et, même, de la probabilité que le conseil déclare le brevet 802 invalide dans une décision qui irait à l’encontre de l’issue du litige devant la Cour fédérale, si Yeda ne bénéficie pas d’une décision finale dans ce litige lorsque le conseil examinera l’argument fondé sur la préclusion.

[44] Pharmascience soutient également que la possibilité d’interjeter appel de la décision du conseil empêchera Teva de subir un préjudice si la suspension n’est pas accordée et que, même si un préjudice était subi, l’appel servirait à le réparer. Pharmascience fait remarquer que, si Yeda est insatisfaite de la décision du conseil et interjette appel en temps opportun, le paragraphe 48.4(4) suspend l’effet de cette décision jusqu’à l’issue de l’appel. Pharmascience conteste également un argument de Teva selon lequel un tel appel serait assujetti à la norme de contrôle de la décision raisonnable et l’application de cette norme déférente ne permet pas de se servir du droit d’appel pour obtenir réparation contre le risque que des décisions contradictoires soient prononcées.

[45] S’agissant de la norme de contrôle, je suis d’accord avec Pharmascience pour dire que l’argument de Teva est fondé sur l’état de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, où la Cour suprême du Canada explique (au para 37) que lorsque le législateur a prévu dans la loi la possibilité d’interjeter appel d’une décision administrative devant un tribunal, la norme d’appel normalement applicable sera celle que prescrit l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen] (par opposition à la norme plus déférente de la décision raisonnable).

[46] Toutefois, à mon avis, le droit d’appel prévu au paragraphe 48.4(4) dont Yeda peut se prévaloir ne permet pas, même selon la norme moins déférentielle, d’éliminer le préjudice causé à son titulaire de licence, Teva. Certes, il est possible que, selon les détails de la décision du conseil, un appel puisse servir à éliminer toute incohérence entre les résultats de la procédure de réexamen et le résultat final du litige devant la Cour fédérale. Toutefois, un appel, même selon la norme énoncée dans l’arrêt Housen, n’est pas une nouvelle audition de la demande et ne représente donc pas nécessairement un moyen de corriger les incohérences découlant du double emploi.

[47] En conclusion, après avoir examiné les arguments respectifs des parties sur le volet du préjudice irréparable, j’estime que Teva a satisfait à ce volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald.

D. La prépondérance des inconvénients

[48] Le troisième volet du critère, soit l’évaluation de la prépondérance des inconvénients, exige que Teva démontre qu’elle subirait un préjudice plus grand si la suspension est refusée que celui que Pharmascience et peut‑être d’autres subiraient si elle est accordée. Comme Pharmascience le soutient, à cette étape de l’enquête, l’intérêt public doit être pris en compte dans l’exercice de pondération (voir Laperrière, au para 25).

[49] Selon Pharmascience, faire droit à la demande de suspension retardera d’au moins plusieurs mois la décision finale dans la procédure de réexamen (après tout appel que pourrait interjeter Yeda). Si dans cette décision finale le conseil déclare le brevet 802 invalide, un avis de conformité sera ensuite délivré à Pharmascience en vertu du Règlement pour son produit GLATECT de 40 mg, ce qui lui permettra de commencer à commercialiser ce produit. Toutefois, le début de cette commercialisation aura été retardé par la durée de la suspension. Pharmascience soutient qu’elle subira de ce fait une perte de revenus et que les patients atteints de sclérose en plaques (et les payeurs provinciaux) se verront refuser pendant un certain temps les économies de coûts que représente son produit comparativement au produit de Teva.

[50] Pour étayer cet argument, Pharmascience s’appuie sur un rapport d’expert produit dans le cadre de l’instance devant la juge Kane, où l’auteur explique que, au moment où l’avis de conformité sera délivré pour son produit, Pharmascience demandera et obtiendra une inscription pour tous les régimes provinciaux d’assurance‑médicaments vu le coût réduit de son produit par rapport à celui de Teva. Je ne crois pas que Teva s’oppose à ce témoignage.

[51] Je reconnais qu’il est possible, selon l’issue de la procédure de réexamen (y compris tout appel de la décision du conseil) et de l’appel du jugement, que le brevet 802 soit déclaré invalide, qu’un avis de conformité soit délivré à Pharmascience et que la commercialisation de son produit soit retardée en raison de la suspension. Dans ce scénario, Pharmascience subirait une perte de revenu, et les membres du public seraient désavantagés financièrement du fait de n’avoir pu obtenir plus tôt un produit moins coûteux. Toutefois, ce résultat n’est qu’un seul parmi d’autres. Il est également possible que, conformément au jugement, la validité du brevet 802 soit confirmée. Je ne me prononcerai pas sur la vraisemblance de l’un ou l’autre de ces résultats possibles, si ce n’est pour dire qu’il y a manifestement quelque chose d’éminemment hypothétique dans le préjudice à Pharmascience et au public que Pharmascience dénonce.

[52] En revanche, comme je l’ai expliqué dans mon analyse du volet concernant le préjudice irréparable, le préjudice que le refus de la suspension causerait à Teva n’est pas hypothétique. Là encore, on ne sait pas si Teva et Yeda finiront par avoir gain de cause quant à la validité du brevet 802. Toutefois, en l’absence de la suspension demandée, le préjudice causé par des instances faisant double emploi et la possibilité qu’il en découle des résultats contradictoires est, en partie à tout le moins, sans lien avec la question de savoir laquelle des parties aura gain de cause. En fait, j’estime qu’il est dans l’intérêt public d’empêcher l’existence même de résultats contradictoires. Comme la Cour l’explique dans la décision Camso, les instances faisant double emploi doivent être évitées (au para 40).

[53] Par conséquent, je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la suspension. Comme Teva a satisfait aux trois volets du critère applicable, je ferai droit dans mon ordonnance à la requête de Teva et suspendrai la procédure de réexamen. S’agissant de la durée précise de la suspension et des modalités accessoires qui devraient faire partie de l’ordonnance, j’examinerai ci‑après les demandes qui m’ont été présentées à cet égard.

E. Les demandes concernant les modalités accessoires

[54] Pour commencer, Teva demande que le procureur général et le commissaire soient constitués tierces parties à la présente requête, afin qu’ils soient liés par l’ordonnance. Cette approche a été adoptée dans les décisions Prenbec et Camso, et il me semble que ni Pharmascience ni le procureur général ne s’y oppose. J’estime que les constituer tierces parties est approprié, et je le préciserai dans mon ordonnance.

[55] Le procureur général demande des modalités accessoires différentes selon que la suspension est accordée ou refusée. Comme j’ai décidé de faire droit à la requête de Teva, je n’examinerai que la réparation demandée dans ce cas précis.

[56] Dans son avis de requête, Teva sollicite une ordonnance portant suspension de la procédure de réexamen jusqu’à ce qu’il soit statué sur tous les appels du jugement, mais le procureur général propose une nuance supplémentaire, soit qu’un désistement ou un règlement entre les parties fassent partie des motifs pouvant mettre un terme à la suspension. Teva souscrit à cette proposition, et Pharmascience ne prend pas position à ce sujet. J’estime que cet ajout est approprié.

[57] Comme je l’ai mentionné précédemment dans les présents motifs, le procureur général demande également que la Cour ordonne au conseil, si la suspension est accordée, la Cour ordonne au conseil d’examiner, au moment de la levée de la suspension, si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou un principe juridique semblable, s’applique afin d’empêcher que des questions déjà tranchées par la Cour soient remises en cause. Teva appuie cette demande; Pharmascience s’y oppose, faisant valoir que le procureur général n’a pas fourni de source ou de précédent permettant à la Cour de donner, à ce stade‑ci, des directives au conseil quant aux facteurs qu’il devrait ou ne devrait pas examiner pour s’acquitter des tâches qu’il doit accomplir pour rendre une décision.

[58] Pharmascience soutient également que le conseil est déjà saisi de la question de l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, étant donné que Yeda l’a soulevée dans ses plus récentes observations. Je souscris à l’argument de Pharmascience sur ce point. Il se peut que dans le cas où l’éventuelle décision du conseil serait d’appel, la Cour soit appelée à examiner si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique aux circonstances dont le conseil devait tenir compte. Toutefois, conformément aux principes de base applicables en droit administratif, la Cour n’examinera cette question que lorsqu’elle sera tenue de le faire, et qu’elle pourra bénéficier du raisonnement et de la conclusion sur cette question qui pourront faire partie de la décision du conseil.

[59] Enfin, le procureur général demande que la Cour ordonne au conseil de rendre sa décision dans un délai précis, à compter de la levée de la suspension. Le procureur général propose un délai de 12 semaines à compter de la levée de la suspension, et Teva appuie sa proposition. Pharmascience ne conteste pas le fait que le conseil ait besoin d’un certain temps après la levée de la suspension pour arriver à terminer son travail, mais elle propose que cette période corresponde au nombre de jours compris entre la date de l’octroi de la suspension et la date limite actuelle du conseil fixée au 29 mai 2021.

[60] Ni le procureur général ni Teva n’ont fourni d’élément de preuve ou d’argument particulier à l’appui de la période proposée de 12 semaines. Cette période est plus longue que celle qui était comprise entre l’échéance initiale du 29 mai 2021 et le 19 mars 2021, date à laquelle Teva a déposé sa requête en suspension. Je ne vois pas vraiment de raisons qui justifient une période arbitraire de 12 semaines.

[61] Je suis toutefois sensible au fait que la période comprise entre le prononcé de l’ordonnance octroyant la suspension et la date limite initiale du 29 mai 2021 est d’autant plus brève, en partie en raison du temps qu’il a fallu à la Cour pour statuer sur la requête, et je suis réfractaire à l’idée de voir le conseil coincé dans le temps en raison de la période dont la Cour a eu besoin. Par conséquent, j’estime qu’il est logique d’impartir au conseil un délai qui correspond plus ou moins à la période comprise entre le 19 mars 2021, date du dépôt de la requête en suspension par Teva, et le 29 mai 2021, date d’échéance initiale (environ 10 semaines), à compter de la levée de la suspension. Je le préciserai dans mon ordonnance.

V. Les dépens

[62] Teva et Pharmascience demandent toutes deux que la partie adverse soit condamnée aux dépens, payables immédiatement. À l’audience, Teva a proposé que les dépens soient fixés au montant forfaitaire de 5 000 $, et Pharmascience a convenu qu’il s’agissait d’un montant approprié, payable à la partie ayant gain de cause. Le procureur général est d’avis qu’il ne devrait être condamné à aucuns dépens. Je crois comprendre qu’aucune des autres parties ne demande que le procureur général soit passible des dépens.

[63] J’estime que le montant proposé de 5 000 $ est approprié et j’adjugerai donc immédiatement les dépens à la partie ayant gain de cause, Teva, payables immédiatement par Pharmascience.

ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑2183‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. Le commissaire aux brevets et le procureur général du Canada sont constitués tierces parties à la présente requête.

  2. Le réexamen du brevet 2,760,802 devant le conseil de réexamen (dossier no RX‑131/19) est suspendu jusqu’au prononcé du jugement final, jusqu’au dépôt d’un désistement ou jusqu’à ce qu’un règlement soit intervenu dans le dossier de la Cour no T‑2183‑18, y compris tout appel.

  3. Le conseil procédera au réexamen du brevet 2,760,802 dans les 10 semaines suivant la levée de la suspension.

  4. Les dépens, fixés à 5 000 $ (somme forfaitaire comprenant les taxes et les débours), sont adjugés aux demanderesses et sont payables immédiatement par la défenderesse.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2183‑18

INTITULÉ :

TEVA CANADA INNOVATION ET TEVA CANADA LIMITED et PHARMASCIENCE INC. et YEDA RESEARCH AND DEVELOPMENT CO., LTD. et COMMISSAIRE AUX BREVETS et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE, À Toronto

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE, À Toronto

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge Southcott

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

le 26 avril 2021

COMPARUTIONS :

Bryan Norris

Lesley Caswell

Jessica Sudbury

pour les demanderesses

Harry Rodomski

Jordan Scopa

Jaclyn Tilak

pour la défenderesse

Bryan Norris

Lesley Caswell

Jessica Sudbury

pour le breveté

Lynn Marchildon

pour les tierces parties À la requête

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

pour les demanderesses

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

pour la défenderesse

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

pour le breveté

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour les tierces parties À la requête

 

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