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Date : 20210514


Dossier : IMM‑4909‑20

Référence : 2021 CF 453

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 mai 2021

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

PATRICK OKWUDILI UDE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 15 septembre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé le rejet de sa demande d’asile, parce qu’il n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 96‑97(1) (la LIPR).

[2] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui a présenté une demande d’asile fondée sur la crainte d’une menace pour sa vie ou d’un préjudice grave de la part d’éleveurs peuls qui le croient responsable de la perte délibérée de bovins survenue en décembre 2016. Il soutient également que les chefs du village veulent lui nuire, car il a dénoncé publiquement qu’ils sont corrompus parce qu’ils n’ont pas pris de mesures à l’encontre des éleveurs. Le demandeur a quitté le Nigéria pour les États‑Unis en septembre 2017, puis est arrivé au Canada en mars 2018 et a demandé l’asile en novembre de la même année.

[3] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande, concluant que le demandeur n’était pas crédible. La SAR a confirmé la décision, même si elle a jugé que la SPR avait commis des erreurs.

[4] Le présent contrôle judiciaire porte sur le caractère raisonnable de la décision de la SAR quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve, à l’évaluation de la crédibilité et aux conclusions connexes. Comme l’explique la Cour suprême au paragraphe 85 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Il appartient au décideur administratif d’apprécier et d’évaluer la preuve qui lui est soumise et, à moins de circonstances exceptionnelles, la Cour ne modifiera pas ses conclusions de fait, y compris celles qui concernent la crédibilité (Vavilov, précité, au para 125).

[5] Le demandeur fait principalement valoir des arguments semblables à ceux qu’il a présentés en appel. Premièrement, il soutient que les nouveaux éléments de preuve auraient dû être admis. Deuxièmement, il affirme que la SAR a mal apprécié la preuve documentaire corroborante dans l’évaluation de sa crédibilité, et qu’elle a eu tort de porter son attention uniquement à des éléments insignifiants de la demande d’asile.

[6] Il ressort clairement de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (aux para 34‑35) [Singh], que le paragraphe 110(4) ne permet la présentation de nouveaux éléments de preuve que dans les circonstances limitées qui suivent, et ne confère à la SAR aucun pouvoir discrétionnaire : soit les éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile; soit les éléments de preuve qui n’étaient pas normalement accessibles; soit les éléments de preuve qui étaient normalement accessibles, mais que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés dans les circonstances au moment du rejet. Les critères d’admissibilité énoncés dans la jurisprudence s’appliquent également (Singh, précité, au para 49).

[7] Des éléments de preuve ont été produits en appel et jugés irrecevables. Parmi ceux invoqués dans le cadre du contrôle judiciaire figurent les certificats de décès de personnes qui auraient été tuées pendant les attaques des Peuls — enregistrés et délivrés en mai 2017, l’un d’eux n’ayant toutefois pas de date de délivrance —; une lettre de la police nigériane dans laquelle est mentionné le nom des personnes qui auraient été tuées et où l’auteur explique en outre que le demandeur a tenté de porter plainte, mais qu’il a dû quitter le poste de police avant de terminer la procédure car des villageois sont arrivés pour protester; ainsi qu’une lettre du président de l’Union progressiste d’Amokwe dans laquelle il confirme que quatre villageois ont été tués dans l’attaque, et mentionne que le demandeur demeure la cible des agents de persécution présumés.

[8] Ces éléments de preuve ont été jugés irrecevables, parce qu’ils se rapportent à des événements qui se sont produits avant que la SPR ne rende sa décision : ils étaient normalement accessibles, et le demandeur aurait normalement pu les présenter au moment de la demande d’asile étant donné que la SPR lui a demandé à l’audience s’il avait de tels éléments de preuve ou une explication quant à l’absence de tels éléments, puisqu’ils étaient liés à des enjeux de crédibilité. En outre, on s’attend à ce que les demandeurs mettent leur demande en état. Les nouveaux éléments de preuve visaient donc à corroborer le récit du demandeur et à combler les lacunes de la preuve présentée devant la SPR.

[9] L’analyse de la SAR concernant l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve est intelligible et raisonnable. Le paragraphe 110(4) de la LIPR n’est pas censé fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente, mais vise plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit (Singh, précité, au para 54). Les éléments de preuve en question ne semblent pas, à première vue, rectifier une erreur, et le demandeur ne le prétend pas non plus. Indépendamment de ce qui précède, les éléments de preuve ne sont pas déterminants pour la demande d’asile.

[10] S’agissant de l’appréciation des éléments de preuve corroborants faite dans le cadre de l’analyse, il ne suffit pas — lorsque la crédibilité est en jeu et que les préoccupations sont suffisantes pour influer sur la demande d’asile, comme en l’espèce — de démontrer que des conclusions différentes auraient pu être tirées au vu de la preuve pour que la Cour intervienne. Il faut plutôt prouver que les conclusions ont été tirées de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont le décideur dispose (Zhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1139 aux para 47, 49).

[11] La SAR est habilitée à apprécier la preuve et n’est pas tenue d’accepter l’explication du demandeur d’asile (Karakaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 777 au para 18). L’argument du demandeur sur l’appréciation des éléments de preuve et sur l’importance accordée aux détails accessoires ne semble pas satisfaire aux exigences minimales de la jurisprudence pour permettre à la Cour de modifier la conclusion sur la crédibilité.

[12] Je tiens à faire remarquer que la SAR a examiné ces mêmes arguments — par rapport aux motifs du tribunal inférieur —, et a raisonnablement mis en doute la crédibilité du demandeur au vu du dossier. Il y avait d’importantes incohérences et omissions, et il a modifié son témoignage lors de l’interrogatoire. Il ressort de l’évaluation globale de la preuve que le demandeur n’a pas démontré de manière crédible qu’il craignait d’être persécuté ni qu’il était la cible d’agents de persécution.

[13] Même si la plus grande partie de l’analyse de la SAR sur la crédibilité est claire, la SAR n’a pas suffisamment approfondi les considérations qui ont motivé le demandeur à trouver refuge dans une église et ensuite à délaisser ce refuge pour quitter le pays, lesquelles sont corroborées par un nouvel élément de preuve admis et non contesté provenant du pasteur de l’église et peuvent avoir une incidence importante sur l’issue de la demande d’asile, même si cette demande a pu être embellie.

[14] Le fait pour la SAR de ne pas avoir accordé d’importance aux éléments des témoignages concernant le refuge dans l’église et les événements qui s’y sont déroulés et qui ont conduit au départ du demandeur soulève d’importantes préoccupations quant au caractère raisonnable de l’évaluation pertinente et de la décision qui peuvent avoir une incidence sur la demande d’asile. Par conséquent, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’affaire devra être renvoyée pour un nouvel examen à la SAR, en sa qualité de juge des faits et de tribunal d’appel spécialisé apte à les analyser pleinement et, au besoin, à faire un examen suffisamment approfondi des questions connexes (voir Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 aux para 54‑55).

[15] Pour les motifs exposés ci‑dessus, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4909‑20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour que celui‑ci statue à nouveau. Aucune question grave de portée générale n’est à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4909‑20

 

INTITULÉ :

PATRICK OKWUDILI UDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUéBEC) PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2021

 

JUGeMENT et motifs :

LE JUGE SHORE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 MAI 2021

 

COMPARUTIONS :

Marie Pierre Blais Ménard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Zoé Richard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hasa Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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