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Date : 20210516


Dossier : IMM‑3002‑21

Référence : 2021 CF 456

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 mai 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

AKIDO SHANDEL THOMAS

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, sollicite la suspension de la décision par laquelle une commissaire de la Section de l’immigration a ordonné que le défendeur, M. Thomas, soit libéré d’un centre de détention liée à l’immigration, sous réserve de certaines conditions.

[2] Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la requête en suspension. La décision de la commissaire ordonnant la mise en liberté de M. Thomas est suspendue en attendant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire de la décision intentée par le ministre.

I. Les faits et incidents à l’origine de la présente demande

[3] M. Thomas, un citoyen de la Grenade, est entré au Canada en tant que résident permanent en janvier 2004, à l’âge de 13 ans. Il est à présent interdit de territoire en raison des activités criminelles qu’il a commencé à commettre au Canada à compter de 2008. Visé par une mesure de renvoi exécutoire, il devrait être renvoyé la semaine du 24 mai 2021.

[4] Cela fait presque six ans, depuis mai 2015, que M. Thomas est incarcéré ou détenu dans le contexte de l’immigration. Il a dû être libéré d’office en décembre 2020 relativement à ses condamnations criminelles et a été mis en probation. Le jour même, il a été renvoyé sous garde par des fonctionnaires de l’immigration et demeure aujourd’hui en détention.

[5] Entre décembre 2020 et avril 2021, la Section de l’immigration (SI) a maintenu la détention de M. Thomas lors d’une série de six contrôles des motifs de détention prévus par la loi. Les raisons principales pour lesquelles les commissaires ont refusé de mettre M. Thomas en liberté tenaient au fait qu’il représentait un danger pour la sécurité publique, qu’il risquait de se soustraire au renvoi (devenu imminent que dernièrement) et qu’aucun plan raisonnable de libération conditionnelle n’avait été proposé pour mitiger ces risques au cas où il serait mis en liberté.

[6] Une autre audience de contrôle des motifs de la détention a eu lieu le 3 mai 2021, alors que le renvoi de M. Thomas était prévu dans les trois semaines suivantes. Le 4 mai, la commissaire Hennebury a décidé de le mettre en liberté sous réserve de certaines conditions afin de dissiper les inquiétudes liées au danger qu’il représentait pour la sécurité publique et au risque qu’il se soustraie au renvoi (la décision).

[7] Le 5 mai 2021, le ministre a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision et obtenu une ordonnance provisoire de notre Cour ayant pour effet de suspendre la décision de la commissaire jusqu’au 12 mai 2021 à 17 h. Le ministre a déposé des documents aux fins de la présente requête le 10 mai 2021. M. Thomas a déposé un dossier de requête en réponse le 11 mai 2021. La Cour a reçu des observations de vive voix dans le cadre d’une audience qui s’est déroulée le lendemain matin. Après avoir entendu des observations sur le fond de la requête et sur la prolongation de l’ordonnance de suspension provisoire, la Cour a ordonné que la suspension de la décision soit prorogée jusqu’au 14 mai 2021 à 17 h, puis jusqu’au lundi 17 mai 2021 à midi (après qu’elle eut reçu des nouvelles des parties).

[8] Le ministre sollicite dans le cadre de la présente requête une suspension de la décision de la commissaire en attendant l’audition accélérée de la demande de contrôle judiciaire qu’il a présentée à l’égard de cette décision.

A. Les antécédents criminels et l’interdiction de territoire au Canada de M. Thomas

[9] M. Thomas a moult antécédents criminels, lesquels peuvent être ainsi résumés pour la période allant de 2008 à 2014 :

  • Janvier 2008 : déclaré coupable devant le tribunal pour adolescents (Toronto) de vol qualifié, de voies de fait et de défaut de se conformer à un engagement, et condamné à 105 jours d’incarcération et à deux ans de probation;

  • Novembre 2008 : déclaré coupable devant le tribunal pour adolescents (Hamilton) de voies de fait sur un policier, et condamné à 30 jours de plus, qui lui ont été crédités suivant sa détention présentencielle;

  • 2010 : déclaré coupable de défaut de comparaître et condamné à un jour d’incarcération;

  • 2013 : déclaré coupable de trafic d’une substance;

  • Mai 2014 : déclaré coupable de la possession de biens criminellement obtenus, condamné à 90 jours d’incarcération et frappé d’une ordonnance obligatoire d’interdiction de possession d’armes. Également déclaré coupable de non‑respect d’un engagement, et condamné à une peine d’emprisonnement concomitante de 30 jours.

[10] En juin 2014, un rapport établi aux termes de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) a conclu que M. Thomas était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité : alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[11] Le 21 mai 2015, M. Thomas a été arrêté et accusé de plusieurs infractions supplémentaires. Il est incarcéré depuis cette date. Le 8 juin 2017, il a été déclaré coupable par un jury d’enlèvement avec une arme à feu, de séquestration, de voies de fait, de profération d’une menace de mort, d’extorsion à l’aide d’une arme à feu (il a été établi que toutes ces infractions avaient été commises au profit d’une organisation criminelle ou en association avec elle), de possession d’armes et de violation de l’ordonnance d’interdiction de possession d’armes. Au procès, M. Thomas a reconnu qu’il était membre d’un gang appelé IDS (In Da Streets) actif dans la région Jamestown de Toronto.

[12] Le 9 novembre 2017, M. Thomas a été condamné à neuf ans de prison pour ces infractions. Compte tenu de la période qu’il avait passée en détention présentencielle, il lui restait cinq ans et huit mois à purger.

[13] La décision de détermination de la peine datée du 6 novembre 2017 est publiée sous la référence 2017 ONSC 6684. M. Thomas était l’un des trois accusés ayant été déclarés coupables par le jury. La Cour a fait remarquer que les crimes étaient liés à un gang – qu’il s’agissait en particulier d’une affaire dans laquelle les membres d’un gang avaient enlevé quelqu’un, utilisé une arme, et ce, au profit du gang (aux para 1‑5 et 56).

[14] Le juge R.F. Goldstein a relevé que le jury devait avoir accepté que M. Thomas avait battu la victime durant l’enlèvement. Il avait également une arme de poing muni d’un silencieux. La Cour a conclu qu’il était en possession d’une arme et a également reconnu que M. Thomas avait menacé de tirer sur la victime (au para 3). De plus, la Cour a conclu que M. Thomas avait pris part à une extorsion à l’aide d’une arme à feu au profit d’une organisation criminelle ou en association avec elle (au para 4). M. Thomas a reconnu qu’il était membre de l’organisation criminelle (aux para 1 et 5).

[15] Au paragraphe 52, la Cour a conclu que le casier judiciaire fourni de M. Thomas constituait un facteur extrêmement aggravant aux fins de la détermination de la peine, tout en reconnaissant qu’une grande partie des infractions à son casier avaient été commises durant sa jeunesse. Quelques facteurs d’atténuation ont été relevés. La Cour a qualifié M. Thomas de [traduction] « criminel professionnel ».

[16] Au paragraphe 55, la Cour a déclaré :

[traduction]
Enfin, je me dois de commenter le comportement qu’ont eu les trois accusés devant moi et devant le jury. Les trois hommes se sont montrés convenables, polis et respectueux devant le tribunal. Si je n’en savais pas davantage, j’aurais pu les prendre pour des étudiants universitaires ou des apprentis ouvriers. Je comprends que même les criminels endurcis connaissent les règles du jeu et qu’ils se tiennent bien devant le juge et le jury. Cela me montre néanmoins que ces jeunes hommes sont à tout le moins capables d’apprendre la leçon essentielle qui est que la manière dont on se conduit en public est importante. J’espère qu’ils prendront cette leçon à cœur.

[17] Au paragraphe 61, la Cour a déclaré :

[traduction]
Il s’agit d’une affaire de violence avec une arme à feu liée à un gang. J’accepte la preuve du sergent Nasser concernant la nature d’IDS [InDaStreets]. Cette preuve n’a pas été sérieusement contestée. IDS est un gang de rue qui se livre à des activités criminelles, s’en prend aux membres de la collectivité et utilise la peur et l’intimidation pour déjouer les tentatives par les forces de l’ordre de freiner ses activités. IDS commet des violences et fait des victimes. Les gangs de ce type s’en prennent aux membres vulnérables de la collectivité qui n’ont pas les ressources pour leur résister, ce qui explique que les infractions liées aux organisations criminelles soient assorties de peines sévères. D’un autre côté, je reconnais qu’il ne s’agit pas de l’enlèvement le plus grave qui soit, même s’il impliquait des gangs et des armes à feu. Il n’y a pas eu de violence gratuite. L’enlèvement a été d’une durée relativement courte (du moins en ce qui concerne le rôle de M. Thomas et celui de M. Thomas‑Stewart [coaccusé]) et n’a pas été d’une horreur absolue, comme le sont certains.

[18] Au moment de prononcer les peines, la Cour a également reconnu que M. Thomas avait joué un rôle secondaire dans l’enlèvement, tout en rajoutant [traduction] « qu’il est un criminel professionnel qui appliquait les règles du gang » (au para 76). Ses possibilités de réadaptation semblaient être moindres que celles de l’un de ses coaccusés, mais pas inexistantes. La Cour a reconnu qu’il était un jeune homme et qu’il serait presque certainement expulsé (au para 76).

[19] Peu après la décision de la Cour, selon un rapport rédigé en février 2018 durant sa détention au pénitencier de Millhaven, M. Thomas a indiqué qu’il avait interjeté appel de sa condamnation et de sa peine d’emprisonnement. Je n’ai reçu aucun renseignement supplémentaire concernant cet appel.

[20] À partir de 2015, M. Thomas a commis pendant son incarcération plusieurs infractions à la discipline, y compris les suivantes :

  • Le 4 juin 2015, il a été déclaré coupable d’avoir commis ou menacé de commettre des voies de fait sur un détenu. Il a écopé de 10 jours de perte de privilèges et de 10 jours d’isolement préventif;

  • Le 7 septembre 2015, il a de nouveau été déclaré coupable d’avoir commis ou d’avoir menacé de commettre des voies de fait sur un détenu et a écopé de 10 jours de perte de privilèges;

  • Le 2 décembre 2015, il a été déclaré coupable d’avoir causé des troubles ou incité à des troubles et a écopé de 20 jours d’isolement préventif;

  • Le 9 février 2016, il a été déclaré coupable d’avoir introduit ou d’avoir tenté d’introduire des objets interdits dans l’établissement et a écopé de deux jours d’isolement préventif;

  • Le 9 juin 2016, il a été déclaré coupable d’avoir causé des troubles et a écopé de cinq jours d’isolement préventif. Une équipe d’intervention en cas de crise dans les établissements a dû être mobilisée pour résoudre la situation;

  • Le 15 août 2016, il a été établi qu’il avait volontairement désobéi à l’ordre d’un agent et a écopé de 10 jours de perte de privilèges;

  • Le 6 mai 2017, il a été établi qu’il avait commis ou menacé de commettre des voies de fait sur un membre du personnel et a écopé de deux jours d’isolement préventif.

[21] Le 24 avril 2019, un deuxième rapport fondé sur l’article 44 a été établi à l’égard de M. Thomas pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[22] Le 30 avril 2019, un troisième rapport fondé sur l’article 44 a été établi, et M. Thomas a été jugé interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance à une organisation criminelle au titre de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[23] Des mesures d’expulsion ont ensuite été prises contre lui en date du 16 septembre 2019 et du 18 août 2020 du fait respectivement de la conclusion de grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)a) et de celle de participation à une organisation criminelle aux termes de l’alinéa 37(1)a).

[24] M. Thomas a fini de purger sa peine d’emprisonnement le 14 décembre 2020. Il a été mis en probation jusqu’au 5 juillet 2022, sous réserve de certaines conditions, notamment les suivantes :

  • Suivre un plan/programme de traitement en matière de violence mis au point par son surveillant de libération conditionnelle;

  • Ne pas se trouver dans la zone délimitée par Highway 427 Renforth Rd. à l’ouest, Steeles Ave. W. Etobicoke au nord, Humber River à l’est et Eglington Ave. W au sud;

  • Respecter un couvre‑feu de 21 h à 6 h, sauf s’il dispose de l’autorisation écrite de son surveillant de libération conditionnelle;

  • Ne pas fréquenter des personnes dont il sait ou a des raisons de croire qu’elles sont impliquées dans des activités criminelles.

[25] M. Thomas a été placé sous garde par des fonctionnaires de l’immigration le même jour, soit le 14 décembre 2020, parce qu’il représentait un danger pour la sécurité publique et qu’il risquait de se soustraire au renvoi aux termes des paragraphes 55(1) et (2) de la LIPR.

B. Les contrôles des motifs de détention

[26] Entre décembre 2020 et mai 2021, les motifs de détention de M. Thomas dans le contexte de l’immigration ont fait l’objet de sept contrôles prévus par la loi. Chacun de ces contrôles s’est soldé par le maintien de sa détention, jusqu’à la décision de la commissaire Hennebury qui est maintenant l’objet de la présente instance.

[27] Les contrôles des motifs de détention se sont déroulés aux dates suivantes : les 16‑17 décembre 2020 (contrôle des 48 heures par la commissaire Barry); le 23 décembre 2020 (contrôle des sept jours par la commissaire Kohler); le 18 janvier 2021 (contrôle des 30 jours par la commissaire Huys); le 12 février 2021 (contrôle des 30 jours par la commissaire Kim); le 11 mars 2021 (contrôle des 30 jours par la commissaire Kohler); le 7 avril 2021 (contrôle des 30 jours par la commissaire Kohler), et les 3‑4 mai 2021 (contrôle des 30 jours par la commissaire Hennebury).

[28] Durant le dernier contrôle des motifs de détention effectué les 3‑4 mai 2021, le ministre et M. Thomas étaient représentés par un avocat. M. Thomas a proposé un plan en vue de sa mise en liberté, prévoyant notamment qu’il vivrait avec sa mère, en respectant un couvre‑feu et d’autres restrictions.

[29] Le 3 mai, la commissaire a entendu la déposition de M. Thomas (par vidéoconférence) ainsi que celle de sa mère, Mme Merle Thomas, et de sa petite amie, Mme Shakera Evans (qui ont déposé toutes deux par téléphone). La commissaire de même que les avocats du ministre et de M. Thomas ont questionné chaque témoin. Les deux parties ont présenté des observations.

[30] La commissaire a rendu sa décision le lendemain, et prononcé les motifs à l’audience. Elle n’a pas accepté le plan de libération proposé par M. Thomas. Ayant examiné ses antécédents criminels, elle a conclu, comme l’avaient fait toutes les commissaires avant elle, qu’il représentait un danger pour la sécurité publique et qu’il se soustraira vraisemblablement à son renvoi du Canada (ce sont là des motifs justifiant le maintien de la détention aux termes du paragraphe 58(1) de la LIPR).

[31] La commissaire s’est dite d’avis que le contrôle des motifs de détention du 3‑4 mai [traduction] « portait essentiellement » sur la réduction du danger que représentait M. Thomas pour la sécurité publique, ajoutant que ce risque serait néanmoins presque totalement éliminé si certaines conditions étaient imposées au moment de sa mise en liberté. La commissaire a conclu que Mme Thomas et Mme Evans pouvaient agir à titre de cautions et a exigé de chacune d’elles qu’elle fournisse un cautionnement en espèces, jugeant qu’elles exerceraient un contrôle suffisant sur M. Thomas pour qu’il comparaisse en vue de son renvoi et respecte les conditions de sa mise en liberté.

[32] Parmi les conditions imposées à M. Thomas, mentionnons notamment les suivantes :

  • Il devait résider en tout temps avec sa mère et demeurer dans sa résidence 24 heures par jour, sauf pour se rendre à ses rendez‑vous habituels avec l’agent de libération conditionnelle, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et en cas d’urgences médicales le concernant ou concernant sa famille immédiate;

  • Mme Thomas allait agir comme caution et devait fournir un cautionnement en espèces de 2 000 $;

  • Mme Evans allait agir comme seconde caution et devait fournir un cautionnement en espèces de 1 300 $;

  • M. Thomas devait être constamment en présence de l’une de ses cautions (sa mère et (ou) Mme Evans);

  • M. Thomas ne devait avoir aucun contact, direct ou indirect, avec des individus qui, à sa connaissance, avaient un casier judiciaire ou étaient associés à une organisation ou à un gang criminel;

  • M. Thomas ne devait pas utiliser de téléphone portable ni d’appareil électronique (c.‑à‑d., un ordinateur) sauf s’il était directement en présence d’une caution, de manière à ce qu’elle puisse savoir avec qui il communiquait;

  • Les mouvements de M. Thomas étaient géographiquement circonscrits, même lorsqu’il allait à ses rendez‑vous avec l’agent de libération conditionnelle, si bien qu’il ne pouvait sous aucun prétexte pénétrer dans certaines zones de Toronto;

  • M. Thomas devait se présenter à l’ASFC une fois par semaine;

  • M. Thomas était tenu de se conformer à toutes les conditions qui lui étaient imposées par la Commission des libérations conditionnelles du Canada;

  • M. Thomas devait se présenter à la date, à l’heure et au lieu auxquels un agent de l’ASFC l’obligerait à comparaître au titre de la LIPR, notamment en vue de son renvoi;

  • M. Thomas devait coopérer pleinement avec l’ASFC pour ce qui était d’obtenir des titres de voyage;

  • M. Thomas ne devait poser aucun acte criminel pendant sa mise en liberté.

[33] La commissaire était d’avis que le [traduction] « facteur principal » du plan de libération était Mme Thomas, la mère du défendeur qu’elle a décrit comme [traduction] « une fondation solide ». La commissaire a exigé que le défendeur réside exclusivement chez sa mère. La commissaire, en se fondant sur une entrevue durant laquelle Mme Thomas s’était exprimée sous serment, a jugé que cette dernière pouvait adéquatement superviser son fils. La commissaire a conclu qu’elle avait témoigné [traduction] « de manière très crédible » et qu’elle était actuellement bien informée de [traduction] « la situation [de M. Thomas] en matière pénale et au chapitre de l’immigration ».

[34] La commissaire a déclaré, lorsqu’elle a exigé de Mme Thomas qu’elle fournisse un cautionnement en espèces de 2 000 $, que cette somme [traduction] « est considérable pour elle, compte tenu de sa situation financière. Elle a déclaré durant son témoignage qu’elle […] avait gagné environ 10 000 $ l’année dernière. Elle a quatre autres enfants; ses économies s’élèvent à près de 4 000 $, elle se trouve donc à renoncer à la moitié de ses économies au milieu d’une pandémie alors qu’elle ne travaille pas. Il s’agit donc d’une somme considérable pour votre mère ».

[35] En ce qui concerne le cautionnement en espèces devant être fourni par Mme Evans, la commissaire a conclu que la somme de 1 300 $ correspondait à [traduction] « toutes ses économies » ce qui est également [traduction] « conséquent puisqu’elle est une mère célibataire, elle a deux enfants dont elle est responsable. Elle met donc toutes ses économies en jeu, ne gagne pas beaucoup d’argent, et fait aussi moins de 10 000 $ par an. [Elle] ne travaille pas non plus en ce moment à cause de la COVID ».

[36] La commissaire a conclu que la [traduction] « totalité » des éléments du plan de mise en liberté, y compris les cautions et les conditions, pris ensemble, permettaient [traduction] « de compenser et d’éliminer presque totalement le danger » que M. Thomas représentait pour la sécurité publique et garantirait qu’il comparaisse en vue de son renvoi.

[37] La commissaire a également jugé que les deux cautions, Mme Thomas et Mme Evans, savaient que l’expulsion de M. Thomas était imminente et qu’elles s’étaient engagées à faire en sorte qu’il se présente en vue du renvoi.

II. La requête en suspension du ministre

[38] En l’espèce, les deux parties ont présenté des observations fondées sur le cadre, en trois volets, exposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, pour trancher la question de savoir s’il est juste et équitable d’accorder la suspension. Les trois volets sont les suivants : i) une évaluation préliminaire du fond des arguments du demandeur (les parties sont en désaccord quant aux exigences que suppose ce volet); ii) la question de savoir si le demandeur subirait un préjudice irréparable si la suspension n’était pas accordée, et iii) la question de savoir si la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi ou le refus de la suspension, laquelle suppose d’évaluer quelle partie subirait le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse la suspension, en attendant une décision sur le fond.

[39] Les trois volets du cadre énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald sont conjonctifs : voir p. ex., Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 15.

[40] De plus, l’objectif central d’une injonction interlocutoire, ou d’une suspension provisoire, est de prévenir le préjudice irréparable qui surviendrait entre la requête et le règlement de l’affaire sur le fond : voir p. ex., Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 RCS 824 aux para 24, 34 et 40‑41.

A. Le premier volet : L’évaluation préliminaire du fond

(1) La norme juridique du premier volet

[41] Les parties font valoir des positions différentes quant au critère juridique adapté au premier volet du cadre RJR‑MacDonald. Ces positions reprennent deux points de vue différents exprimés dans les décisions de notre Cour en ce qui concerne la norme applicable au premier volet lorsque, comme en l’espèce, la liberté d’un individu est en jeu : comparer Canada (MSPPC) c Asante, 2019 CF 905, [2019] 4 RCF 485 (juge Zinn) avec Canada (MSPPC) c Allen, 2018 CF 1194 (juge Norris) et Canada (MSPPC) c Mohammed, 2019 CF 451, [2019] 4 RCF 459 (juge Norris).

[42] Le demandeur soutient que la bonne approche consiste à évaluer le fond de sa demande selon la [traduction] « norme usuelle » – qui consiste selon moi à trancher la question de savoir si la demande soulève une « question sérieuse » qui n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald à la p. 337) – sous réserve que la Cour doive porter « une attention particulière aux questions présentées comme étant sérieuses ». Cette citation est issue de la décision Canada (MSPPC) c LS, 2019 CF 1454 (juge Kane) au para 51 (également publiée sous Canada (MSPPC) c Smith).

[43] Le défendeur préconise une norme plus stricte pour évaluer la solidité des arguments du demandeur relativement au premier volet, vu que sa liberté est en jeu. Dans le contexte de l’examen selon la norme plus rigoureuse, la question au premier volet est de savoir s’il est probable que le demandeur ait gain de cause dans la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire. Voir Mohammed aux para 15‑17 et 18; Canada (MSPPC) c Kalombo, 2020 CF 793 (juge Norris) aux para 31‑32; Canada (MSPPC) c Mukenge, 2016 CF 331 (juge LeBlanc) au para 8 (où il est question de la décision non publiée par laquelle le juge Gascon a accordé une suspension provisoire dans cette affaire), et Allen au para 15.

[44] Dans la décision LS, la juge Kane a fait remarquer que l’application de la norme plus stricte de la « chance de réussite » lors du contrôle judiciaire pourrait donner à penser que l’issue de ce contrôle est déterminée à l’avance (LS au para 51). La juge Kane a également relevé le lien existant entre les premier et deuxième volets du cadre RJR‑MacDonald alors qu’elle était saisie d’une requête liée aux conditions de mise en liberté d’un détenu. Elle s’est référée à deux décisions dans lesquelles le juge Zinn a formulé une mise en garde enjoignant à la Cour de faire preuve de vigilance dans son évaluation des questions sérieuses proposées et de mettre à l’épreuve les motifs avancés par le demandeur contre la décision contestée et ses motifs : voir Asante aux para 41‑42 et 50, et Cardoza Quinteros c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 643 au para 13.

[45] Je ferais également remarquer que la Cour suprême a reconnu dans l’arrêt RJR‑MacDonald qu’une demande d’injonction interlocutoire (ou de suspension comme en l’espèce) peut en fait amener la Cour à statuer définitivement sur l’action sous‑jacente) (à la p. 338). Lorsque tel est le cas, elle doit procéder à « un examen plus approfondi du fond de l’affaire » au premier volet (à la p. 339). Cependant, la Cour n’a pas expliqué quelle norme juridique doit être satisfaite après cet examen plus approfondi.

[46] Dans les circonstances de la présente affaire, et conformément à cette directive, j’ai examiné le dossier et les observations des parties, y compris la transcription de l’audience instruite par la commissaire. En ce qui concerne le critère juridique applicable, je conviens qu’il est insuffisant en l’espèce que le demandeur se contente d’établir que la demande de contrôle judiciaire soulève des « questions sérieuses » qui ne sont ni futiles ni vexatoires. D’un autre côté, je ne juge pas nécessaire d’adopter la norme devant amener la Cour à conclure qu’une demande de contrôle judiciaire sera vraisemblablement accueillie. Dans les requêtes particulières visant à obtenir des mesures provisoires, les premier et deuxième volets du cadre RJR‑MacDonald sont souvent extrêmement liés, d’une manière qui ne l’est peut‑être pas toujours dans les demandes de suspension ou d’injonction interlocutoire présentées dans d’autres domaines du droit. Une question sérieuse et un préjudice irréparable peuvent se succéder ou découler l’un de l’autre (voir Asante au para 39 et LS aux para 52 et 99). En l’espèce, les parties ont essentiellement plaidé ensemble les volets 1 et 2 du cadre RJR‑MacDonald. En dehors des observations juridiques, les arguments de chacune d’elles étaient essentiellement les mêmes.

[47] De plus, je remarque que l’adoption d’une norme juridique plus stricte au premier volet impose à la Cour de statuer (quoique de manière préliminaire) sur le fond du contrôle judiciaire dans le cadre d’une requête très urgente qui fait intervenir deux intérêts extrêmement importants – la liberté de la personne (une valeur protégée dans la Charte canadienne des droits et libertés) et la sécurité publique (une valeur sociétale essentielle et un objectif clé de la LIPR : voir Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539 au para 10; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila, 2016 CF 1199 (juge en chef Crampton) (Lunyamila II) aux para 60‑64 [appel rejeté, 2018 CAF 22]). Les affaires de mise en liberté pourraient également nécessiter une appréciation nuancée de la preuve pour établir par exemple si les conditions de mise en liberté imposées à l’individu protégeront suffisamment la société du danger que représentent ceux qui commettent des crimes graves et qui sont peut‑être impliqués dans des organisations criminelles. Il peut être difficile d’évaluer ces intérêts dans le cadre d’une requête provisoire : il suffit de remarquer la longueur et la précision des analyses que peut exiger le contrôle judiciaire d’une décision ordonnant la mise en liberté d’un individu mêlé à des actes de grande criminalité, comme dans Lunyamila II; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila 2018 CF 211 (juge LeBlanc) (Lunyamila IV), et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ali, 2018 CF 552 (juge en chef Crampton).

[48] Au premier volet, puisque la demande sous‑jacente vise le contrôle judiciaire de la décision de la commissaire, la Cour doit considérer la solidité des arguments du ministre en appliquant la norme du caractère raisonnable énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La cour de révision qui effectue un contrôle selon la norme du caractère raisonnable considère l’issue de la décision administrative à la lumière du raisonnement qui la sous‑tend, afin de s’assurer qu’elle est globalement transparente, intelligible et justifiée : Vavilov au para 15. Le contrôle selon cette norme est axé sur la décision rendue par le décideur, ce qui comprend le raisonnement à l’origine de la décision et du résultat : Vavilov aux para 83 et 86.

[49] Dans les circonstances de la présente affaire, vu les considérations déjà évoquées et le fardeau d’établir le préjudice irréparable ainsi que les exigences de preuve en la matière (abordées plus loin), je juge qu’il est satisfaisant de trancher au premier volet la question de savoir si le ministre a prouvé que le fond du contrôle judiciaire en instance soulève au moins une question sérieuse, en portant une attention particulière aux questions présentées comme telles et en les mettant à l’épreuve afin de s’assurer qu’elles le sont vraiment.

[50] Sans perdre de vue ces principes généraux, je me pencherai à présent sur les arguments présentés en l’espèce.

(2) Le ministre s’est‑il acquitté du fardeau au premier volet?

a) La position des parties

[51] Le ministre fait valoir que la décision n’était pas « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et qu’elle n’était pas justifiée au regard des faits et du droit auxquels la commissaire était assujettie (citant Vavilov aux para 85, 90, 99 et 105‑107). Il ajoute qu’il était déraisonnable d’ordonner la mise en liberté de M. Thomas en tablant sur l’aptitude de Mme Thomas et de Mme Evans à agir à titre de cautions pour s’assurer de la comparution de M. Thomas en vue de son renvoi et pour atténuer le danger qu’il représente pour la sécurité publique, et que l’évaluation de la commissaire concernant la durée de la détention et la pandémie de COVID‑19 en cours était tout aussi irraisonnable.

[52] Plus précisément, le ministre soutient que la solution de rechange à la détention ordonnée par la commissaire était déraisonnable, attendu qu’elle a conclu que M. Thomas présentait à la fois un risque de fuite et un danger pour la sécurité publique. Pour le demandeur, la commissaire était tenue en droit de s’assurer, avant d’ordonner la mise en liberté de M. Thomas, que le risque pour la sécurité publique était éliminé ou presque totalement éliminé (Lunyamila II au para 45) ce qu’elle n’a pas fait. Le demandeur cite des éléments de preuve présentés à la commissaire qui établissent l’implication de longue date de M. Thomas dans des crimes violents et des activités de gangs ainsi que son mépris systématique de la loi. Le demandeur note que M. Thomas a continué de commettre des infractions à la discipline en milieu carcéral et d’amasser des déclarations de culpabilité alors qu’il purgeait sa peine criminelle. Le ministre souligne également qu’un travailleur chargé du cas de M. Thomas faisait remarquer dans l’un des rapports de l’établissement versés au dossier que sa famille et ses amis n’avaient [traduction] « aucune influence » sur ses mauvais choix de vie.

[53] Le ministre soutient par ailleurs que les évaluations de l’agent de liaison communautaire (ALC) de M. Thomas recommandent qu’il ne soit soumis qu’à une supervision professionnelle s’il devait un jour être libéré. Le ministre fait longuement valoir que Mme Thomas et Mme Evans ne sont pas des cautions convenables, parce qu’elles ne peuvent dans les faits ni superviser ni contrôler M. Thomas. Le demandeur soutient par exemple que Mme Thomas ne pouvait pas contrôler son fils lorsqu’il était adolescent, parce qu’il ne vivait avec elle qu’à temps partiel à l’époque où bon nombre de ses infractions antérieures étaient perpétrées. Le ministre fait remarquer que Mme Thomas a actuellement quatre autres enfants ou jeunes adultes, âgés de 13 à 20 ans, qui vivent avec elle. Toujours d’après lui, Mme Thomas ne connaissait même pas l’étendue des crimes de son fils ni ne savait qu’il avait déjà passé des mois en prison avant de l’apprendre devant le tribunal pénal. Le ministre a attiré l’attention de la Cour sur la conclusion de l’ALC portant que [traduction] « M. Thomas nécessite un plan de supervision rigoureux et a besoin de quelqu’un qui possède des connaissances pertinentes sur la manière de gérer un individu ayant des antécédents de violence afin de dissiper les préoccupations liées au danger pour la sécurité publique ».

[54] Le demandeur critique l’opinion de la commissaire selon laquelle Mme Thomas et Mme Evans pouvaient, de façon réaliste, avoir perçu que M. Thomas avait changé en se basant uniquement sur des appels téléphoniques. Ces appels sont l’unique moyen par lequel les cautions pouvaient communiquer avec M. Thomas durant sa détention, les visites en personne étant interdites durant la pandémie. Le ministre fait aussi remarquer que Mme Evans n’est en relation avec M. Thomas que depuis quelques mois, et qu’il s’agit d’une relation exclusivement téléphonique. (Ils se connaissaient lorsqu’ils étaient adolescents, ont perdu contact puis ont renoué l’année dernière.)

[55] Le ministre invoque en outre une erreur de compréhension de la commissaire quant à la réadaptation, voire à l’absence de réadaptation, de M. Thomas, et cite des éléments de preuve établissant qu’il n’est pas réadapté (ou le manque de preuve étayant qu’il l’est). Le ministre fait remarquer que M. Thomas n’a jamais accepté d’assumer la responsabilité de ses crimes, et qu’il a continué de commettre des infractions à la discipline jusqu’en 2017 alors qu’il était incarcéré.

[56] De plus, le ministre soutient que la période que M. Thomas a passée en détention n’était pas « longue » en réalité et que, d’après la preuve, la pandémie de COVID‑19 n’aurait pas dû jouer un rôle important dans l’analyse de la commissaire, attendu que le nombre de cas au sein de l’établissement était faible et que des mesures suffisantes étaient en place pour mitiger les risques de contracter le virus. Le demandeur fait valoir que la commissaire a fait fi de la preuve concernant les précautions et le nombre minime de cas de COVID‑19 dans l’établissement où est détenu M. Thomas.

[57] Pour le demandeur, ces arguments établissent que la commissaire ne s’est pas « attaqué[e] » à la preuve et que sa décision ne présente pas de lien rationnel avec le dossier dont elle disposait.

[58] Le demandeur ajoute que, contrairement à ce qu’exige la jurisprudence applicable, la commissaire n’a pas fourni de motifs clairs et convaincants pour expliquer pourquoi elle s’est écartée des décisions antérieures par lesquelles la SI avait ordonné le maintien de la détention de M. Thomas et cite les décisions suivantes : Canada (MSPPC) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 RCF 572; Canada (MSPPC) c Iamkhong, 2009 CF 52 (juge Shore); Canada (MSPPC) c Berisha, 2012 CF 1100 (juge Zinn), et Canada (MSPPC) c. Karimi‑Arshad, 2010 CF 964 (juge Zinn).

[59] Le défendeur fait valoir de manière exhaustive que la décision de la commissaire est totalement justifiée au regard de la preuve et qu’elle ne soulève aucune question sérieuse. M. Thomas soutient que la commissaire a imposé une série de conditions très strictes, notamment une assignation à résidence 24 heures sur 24, sept jours sur sept. À ce qu’il prétend, la décision est justifiée, intelligible et raisonnable compte tenu de la preuve et les motifs expliquent de manière « claire et convaincante » pourquoi elle s’est écartée des décisions rendues par les commissaires précédents.

[60] M. Thomas fait remarquer qu’il a proposé à la commissaire un nouveau plan robuste de libération conditionnelle qu’elle n’a pas accepté, et qu’elle lui a plutôt imposé des exigences encore plus strictes. Il cite également le témoignage qu’il a fourni devant elle, selon lequel il est prêt à retourner en Grenade et qu’il a fait des projets avec son père en vue de ce retour. M. Thomas affirme qu’il est à présent plus âgé, plus sage et disposé à écouter sa mère, qu’il ne veut rien faire qui puisse lui faire perdre les économies qu’elle allait fournir à titre de cautionnement en espèces.

[61] M. Thomas fait remarquer que la commissaire a questionné les cautions, jugeant qu’elles étaient toutes deux convenables et qu’elles se proposaient de fournir des montants d’argent liquide qui considérables au regard de leur situation. La commissaire a jugé que Mme Thomas avait témoigné [traduction] « de manière très crédible » et qu’elle [traduction] « avait de bonnes intentions ». Le défendeur s’est référé à la preuve établissant que Mme Thomas avait eu avec son fils de nombreuses conversations sur sa criminalité. La commissaire a conclu qu’il l’écouterait parce qu’il avait atteint un âge où il était plus responsable, avait reconnu ses erreurs et compris la gravité de ses crimes. En outre, d’un point de vue pratique, elle surveillerait étroitement M. Thomas de la maison étant donné qu’elle ne travaillait pas.

[62] M. Thomas fait remarquer que Mme Evans a déclaré durant son témoignage qu’elle avait eu de nombreuses conversations avec lui sur son comportement passé, et qu’elle pensait aussi qu’il avait changé. De plus, Mme Thomas et Mme Evans se sont parlé presque tous les jours au téléphone et ont discuté de leur projet de superviser ensemble M. Thomas. Le défendeur note que Mme Evans s’est proposée comme seule caution (en décembre 2020) et que sa demande a été rejetée, mais qu’elle est à présent une caution supplémentaire, la responsabilité de la supervision de M. Thomas incombant en grande partie à Mme Thomas (chez qui M. Thomas devait demeurer en tout temps). En date de mai 2021, Mme Evans était beaucoup plus au fait de l’étendue des antécédents criminels de M. Thomas.

[63] M. Thomas a pris acte des recommandations de l’ALC concernant la nécessité de le soumettre à une supervision professionnelle, mais il fait valoir que la commissaire a compris cette recommandation et qu’elle a clairement expliqué pourquoi elle s’en écartait. Voici ce que la commissaire a déclaré dans sa décision :

[traduction]
Je sais que le conseil du ministre [et l’ALC] [ont] laissé entendre que vous [M. Thomas] avez besoin de supervision professionnelle, mais d’un point de vue réaliste, nous avons tout le temps affaire à des gens ordinaires qui se présentent devant nous et qui compensent le danger pour la sécurité publique. J’ai inclus dans ce plan particulier toutes les conditions qui en favoriseront l’efficacité si nous avons des cautions efficaces. Et […] je conclus que c’est que nous avons […]

[64] La commissaire a conclu essentiellement que les cautions exerceraient un contrôle suffisant sur M. Thomas et que les conditions imposées, en particulier l’assignation à résidence, la présence constante des cautions à ses côtés et l’absence de communication avec des personnes détenant un casier judiciaire ou appartenant à un gang, suffisaient dans leur [traduction] « intégralité » à éliminer le danger pour la sécurité publique et le risque de fuite. M. Thomas fait valoir que la commissaire connaissait l’exigence légale à laquelle elle était tenue d’imposer des conditions « élimin[ant] presque totalement » le risque pour la sécurité publique, puisqu’elle a usé de cette expression plusieurs fois dans ses motifs.

[65] En ce qui concerne les conditions imposées par la commissaire, M. Thomas fait valoir que cette dernière a minutieusement examiné les facteurs pertinents aux termes de l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR) (évoqués plus loin). Les facteurs qu’elle a examinés au titre de cette disposition comprenaient notamment le casier judiciaire de M. Thomas, les violations antérieures des conditions de mise en liberté après des condamnations criminelles, les infractions à la discipline et les attaches au Canada. La commissaire a expressément relevé la peine de neuf ans et la participation de M. Thomas à un gang de rue, déclarant qu’il y a [traduction] « là, au vu du dossier, beaucoup de risques en termes de danger pour la sécurité publique ». Le défendeur soutient que la commissaire était consciente de la gravité de ses antécédents criminels, y compris des infractions à la discipline qu’il a commises pendant son incarcération jusqu’en 2017. La commissaire a déclaré avoir pris en compte les [traduction] « infractions à la discipline ».

[66] Le demandeur a également mentionné des accusations portées en 2019 puis retirées en février 2021 relativement à des infractions à la discipline; toutefois, M. Thomas fait valoir que le demandeur n’a produit aucune preuve factuelle concernant ces accusations. La commissaire ne pouvait donc pas en tenir compte : Sittampalam c Canada (MCI), 2006 CAF 326 au para 50. Je crois comprendre, selon les observations formulées à l’audience, que les accusations n’ont pas été retirées en raison d’une demande de l’ASFC visant à faire autoriser le renvoi de M. Thomas.

[67] M. Thomas fait également remarquer que la commissaire était au fait de ses efforts de réadaptation. Il a obtenu son diplôme d’études secondaires alors qu’il était sous garde et s’est montré disposé à prendre part à d’autres programmes, ce qu’il n’a cependant pas pu faire en raison des listes d’attente et des répercussions de la COVID sur l’organisation des programmes.

b) Analyse

[68] La Cour saisie du contrôle judiciaire d’une décision autorisant la mise en liberté d’un individu à l’issue du contrôle des motifs de sa détention peut se demander si le commissaire de la SI a considéré dans sa décision les facteurs prescrits par l’article 248 du RIPR, et si les conditions de mise en liberté qu’il a imposées étaient raisonnables : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila, 2016 CF 289 (juge Harrington) (« Lunyamila I »), aux para 10‑15; Lunyamila II aux para 19‑21; Lunyamila IV aux para 36 et suivants et au para 104, et Ali aux para 66‑73.

[69] L’article 248 du RIPR prévoit :

248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci‑après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

a) le motif de la détention;

b) la durée de la détention;

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère, de l’Agence des services frontaliers du Canada ou de l’intéressé;

e) l’existence de solutions de rechange à la détention;

f) l’intérêt supérieur de tout enfant de moins de dix‑huit ans directement touché.

[70] Deux facteurs clés, pertinents en l’espèce sont énoncés aux alinéas 248a) (« le motif de la détention ») et 248e) (« l’existence de solutions de rechange à la détention »). Comme l’indique clairement le paragraphe 55(1) et les alinéas 58(1)a) et b) de la LIPR, les motifs de la détention pourraient notamment comprendre l’existence d’un danger pour la sécurité publique ou la probabilité que l’intéressé se soustraie au renvoi.

[71] Toute décision prise à l’issue du contrôle des motifs de détention d’ordonner la mise en liberté d’une personne qui représente un danger pour la sécurité publique doit « éliminer presque totalement » ce risque. Si les conditions imposées par la décision de la commissaire n’y parviennent pas, ou qu’elles ne sont pas suffisamment robustes pour garantir que le public ne sera pas exposé à un risque important de préjudice, la décision pourrait être déraisonnable : Lunyamila II aux para 45, 80 et 116; Lunyamila IV au para 75; Ali au para 47; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Taino, 2020 CF 427 (juge Diner) aux para 92‑93. Le juge en chef a énoncé ce qui suit dans la décision Lunyamila II :

[116] En ce qui concerne les conditions de libération du détenu que le commissaire Cook a décrites dans sa décision, je suis d’accord avec le ministre qu’elles étaient déraisonnables puisqu’elles n’abordaient pas adéquatement les tendances à la violence de M. Lunyamila et son risque de fuite. À mon avis, compte tenu de ces motifs de détention et de la priorité accordée à la sécurité publique dans la LIPR, il faudrait que les conditions de libération éliminent presque complètement, et sur une base quotidienne, tout risque posé par M. Lunyamila pour les personnes vivant ou travaillant dans une résidence où il pourrait habiter, ainsi que le public en général. Les conditions devraient également éliminer presque complètement tout risque qu’il disparaisse dans la population afin d’éviter un renvoi futur. Les conditions de libération formulées par le commissaire Cook n’étaient pas suffisantes pour satisfaire à cette norme, même si elles étaient certainement plus robustes que celles qu’auraient imposées les autres commissaires dont les décisions font l’objet d’un contrôle dans ces motifs.

[Non souligné dans l’original.]

Voir également Lunyamila IV, au paragraphe 82.

[72] S’il est établi qu’un individu représente un danger pour la sécurité publique pour cause de grande criminalité, le régime de la LIPR et du Règlement suggère que ce facteur doit se voir accorder un poids extrêmement important : Lunyamila II au para 66i. Au paragraphe 66iv, le juge en chef aborde le poids qu’il faut à accorder au danger à la sécurité publique, jugeant qu’il augmente à mesure que s’intensifie le danger en question, ce qui suppose une obligation proportionnelle d’imposer des conditions afin de le dissiper :

Lorsqu’une personne constitue un danger pour le public, le poids accordé à ce facteur doit varier directement selon la mesure dans laquelle des solutions de rechange à la détention peuvent atténuer ce danger. Inversement, plus le risque potentiel imposé au public par la solution de rechange est élevé, plus le facteur doit jouer en la faveur du maintien de la détention. Lorsque les conditions de remise en liberté sont telles que le public aurait à assumer une part de risque importante venant du détenu, comme c’était le cas dans les conditions imposées par la commissaire King à M. Lunyamila dans ses décisions datées du 1er mars 2016 et du 14 juillet 2016, ce facteur doit jouer fortement en faveur du maintien de la détention. S’il en était autrement, les objectifs du législateur en matière de sécurité publique, dont la priorité a été établie dans la LIPR et le Règlement, seraient sensiblement compromis.

Voir également Lunyamila IV au para 94.

[73] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, l’arrêt Vavilov nous enseigne que la décision de la commissaire est circonscrite par les faits et le droit applicable, y compris la LIPR, le RIPR ainsi que par la jurisprudence contraignante auxquels elle était assujettie : Vavilov aux para 105 et suivants.

[74] Fondamentalement, en l’espèce, les arguments du demandeur portent principalement sur la question de savoir si la commissaire a convenablement appliqué les facteurs au titre de l’article 248 du RIPR, en particulier les alinéas a) et e), et si elle a respecté les exigences imposées par la jurisprudence contraignante (voir Vavilov aux para 111‑112). Suivant cette jurisprudence, elle devait imposer à M. Thomas des conditions qui éliminaient presque totalement le danger pour la sécurité publique (Lunyamila II au para 45) et expliquer par des motifs clairs et convaincants pourquoi elle s’écartait des décisions antérieures rendues par d’autres commissaires à l’égard de la détention du même individu (Thanabalasingham).

[75] À mon avis, le demandeur a établi que des questions sérieuses et suffisamment fondées se posaient selon la norme de la décision raisonnable décrite dans l’arrêt Vavilov aux fins du premier volet du cadre dégagé dans l’arrêt RJR‑MacDonald. En d’autres mots, je conclus que le ministre demandeur s’est acquitté du fardeau de démontrer qu’il existait au moins une question sérieuse, les questions qu’il a soulevées ayant attentivement été examinées et mises à l’épreuve à la lumière de la décision elle‑même et des contraintes juridiques et factuelles applicables qui avaient une incidence sur elle.

[76] Les questions sérieuses proposées amènent surtout à se demander s’il était déraisonnable d’ordonner la mise en liberté de M. Thomas et s’il existait des solutions de rechange raisonnables à la détention compte tenu de la preuve dont disposait la commissaire.

[77] À mon avis, le fait de se demander si les conditions imposées par la décision de la commissaire étaient déraisonnables du fait qu’elles n’« élimin[aient pas] presque totalement » le danger pour la sécurité publique et n’étaient pas suffisamment robustes compte tenu de la nature et de la gravité de ce danger soulève des questions sérieuses. Le danger découle du comportement violent de longue date de M. Thomas et de son association avec une organisation ou un gang criminel, qui l’ont notamment amené à commettre des infractions de possession d’armes, de trafic de drogue et d’enlèvement et ont abouti à des conclusions d’interdiction de territoire aux termes des articles 36 et 37 de la LIPR et à l’établissement de trois rapports d’interdiction de territoire au titre de l’article 44. L’argument du ministre selon lequel la commissaire n’a pas tenu compte de la preuve établissant que deux cautions ne pouvaient dissiper le danger important que représentait M. Thomas pour la sécurité publique est fondé, car a) rien n’indiquait que ces personnes avaient pu contrôler ou influencer son comportement par le passé : dans le cas de Mme Thomas, de la première condamnation de son fils en 2008 jusqu’à son arrestation en mai 2015, après quoi elle ne pouvait exercer aucune influence et dans le cas de Mme Evans, parce qu’elle n’est sa petite amie que depuis moins de six mois durant lesquels M. Thomas était en prison ou en détention et qu’ils ne s’étaient pas vus pendant de nombreuses années avant cela; et b) rien n’indique que l’une ou l’autre des cautions possède la formation, les compétences ou d’autres aptitudes leur permettant de gérer une personne ayant des antécédents de comportement criminel violent. Dans ce contexte, des éléments au dossier établissaient que M. Thomas devait faire l’objet d’une supervision professionnelle afin d’éliminer les risques pour le public. De plus, la position du demandeur quant au caractère inadéquat des conditions est appuyée par l’absence (ou l’insuffisance) de la preuve objective établissant un changement dans la conduite de M. Thomas depuis la perpétration des infractions qui aurait pu attester une réduction du danger prospectif pour la sécurité publique. En d’autres mots, même s’il n’a été déclaré coupable d’aucune nouvelle infraction ni nouveau délit depuis 2017, la preuve de sa réadaptation était inexistante (ou très négligeable) et, toujours selon la preuve, il a commis plusieurs infractions aux règles de la prison alors qu’il purgeait sa peine criminelle.

[78] Ayant relevé des questions suffisamment sérieuses au premier volet, il n’est pas nécessaire que j’évalue la solidité des arguments du ministre liés à l’absence de motifs « clairs et convaincants » ou portant que la commissaire a mal interprété ou ignoré la preuve concernant une variété de questions pour tirer ses conclusions.

[79] Je me tournerai à présent vers le deuxième volet du cadre dégagé dans l’arrêt RJR‑MacDonald.

B. Le deuxième volet : le préjudice irréparable

[80] Au deuxième volet, le demandeur doit démontrer selon la prépondérance des probabilités qu’un préjudice irréparable risque de survenir s’il n’est pas fait droit à la requête. Au deuxième volet de l’analyse, le danger doit être « irréparable » par sa nature ou sa qualité. Le préjudice irréparable est celui qui ne peut être compensé ou réparé par des dommages‑intérêts pécuniaires ou auquel il ne peut être remédié : RJR‑MacDonald, à la page 341.

[81] La Cour saisie de requêtes visant des décisions ordonnant la mise en liberté à l’issue d’un contrôle des motifs de détention applique invariablement les exigences établies par la Cour d’appel fédérale à l’égard du fardeau imposé au ministre. Ce fardeau consiste à produire des éléments de preuve clairs et non conjecturaux établissant qu’un préjudice irréparable sera causé à moins que la suspension ne soit accordée : voir Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31; voir également LS, aux para 54 et 99‑101; Mohammed au para 43; Kalombo au para 45; et Allen au para 17.

[82] La position du ministre dans le cadre de la présente requête concerne le préjudice à l’intérêt public. Le ministre fait valoir, en se référant à des énoncés formulés dans l’arrêt RJR‑MacDonald aux pages 341, 346 et 349, que le fardeau de démontrer l’existence d’un préjudice irréparable à l’intérêt public est plus léger que celui imposé à un demandeur privé. Cependant, le demandeur n’a fourni aucune décision de notre Cour où une exigence moins stricte était adoptée et je ne vois rien dans les décisions récentes citées précédemment sur cette question qui appuie cette position. Par conséquent, je ne l’adopterai pas en l’espèce.

[83] Les décisions précédentes rendues par notre Cour sur les suspensions de mises en liberté sont instructives, sans être déterminantes, au regard de la question de savoir si un préjudice irréparable sera causé, car chaque affaire dépend des faits qui lui sont propres. Les arguments couramment invoqués par le ministre qui demande la suspension de la mise en liberté consistent à dire qu’un préjudice sera causé à l’intérêt public, car l’individu ne se conformera pas aux conditions de la mise en liberté, par exemple en se soustrayant au renvoi, ou qu’il présentera un danger pour la sécurité publique qui n’est pas éliminé presque totalement par les conditions imposées à l’égard de la mise en liberté.

[84] La Cour a jugé que l’intégrité du système d’immigration sera discréditée si l’individu ne se conforme pas aux conditions de la mise en liberté, par exemple en se soustrayant au renvoi et en restant ainsi illégalement, et peut‑être indéfiniment au Canada : voir LS au para 101; Mohammed au para 44; et Kalombo au para 46, et les jugements cités par le juge Norris dans les deux dernières décisions.

[85] Il doit en être de même des mises en liberté assorties de conditions qui n’éliminent pas presque totalement le danger pour la sécurité publique, quoiqu’il y ait manifestement un intérêt public plus large, allant au‑delà de la LIPR, à prévenir ou à éviter les dangers associés aux activités criminelles, en particulier celles commises par des personnes impliquées dans des organisations criminelles. En d’autres mots, le danger que représente un individu du fait de sa mise en liberté assortie de conditions qui n’éliminent pas presque totalement le danger peuvent nuire à l’intérêt public de préserver l’intégrité du système d’immigration et de prévenir la perpétration d’infractions criminelles, en particulier les infractions graves et liées à des gangs. Dans d’autres affaires, la preuve peut être suffisante pour établir un danger qui entraînera un préjudice irréparable pour une personne ou un bien donné (par exemple si des éléments attestent une menace et une vendetta récente contre un individu et satisfont aux exigences de la preuve en matière de préjudice irréparable).

[86] Dans la décision LS au para 55, la juge Kane faisait remarquer, en se référant aux paragraphes 40‑41 de la décision Asante, que « la jurisprudence appuie […] la conclusion selon laquelle il y a un préjudice irréparable lorsqu’une question sérieuse est soulevée quant aux conditions de mise en liberté d’une personne qui présente un risque pour la sécurité publique ».

[87] En l’espèce, le ministre soutient que M. Thomas continue de représenter un grave danger pour la sécurité publique et qu’il se soustraira au renvoi, car les conditions ne dissipent pas son risque de fuite ni ne garantissent qu’il n’exposera pas le public à un danger. Le défendeur fait valoir que le ministre n’a pas établi l’existence d’un préjudice irréparable, étant donné que les conditions de la mise en liberté sont suffisantes pour protéger le public et garantir que M. Thomas comparaîtra en vue de son renvoi.

[88] Je souscris à la position du ministre. Premièrement, en ce qui concerne le danger, nous disposons de nombreux éléments de preuve attestant le danger que M. Thomas représenterait pour la sécurité publique s’il violait les conditions de sa mise en liberté. Il a reconnu être un danger pour la sécurité publique à l’audition de sa détention et la commissaire a expressément conclu qu’il représentait un danger, comme l’avaient fait toutes les commissaires avant elle. La conclusion est appuyée par le dossier, y compris la nature de nombreuses infractions qu’il a commises aussi récemment qu’en 2015 (notamment un enlèvement, des actes violents [passage à tabac de la victime] et la possession illégale d’une arme de poing, tous liés à des gangs), celles qu’il a commises durant son incarcération entre 2015 et 2017, la décision de détermination de la peine rendue par le juge R.F. Goldstein en novembre 2017 et les rapports fondés sur l’article 44 de la LIPR et établissant son interdiction de territoire aux termes des articles 36 et 37 de cette loi.

[89] Deuxièmement, la preuve objective établissant que le danger que M. Thomas représente pour la sécurité publique a diminué est négligeable, voire inexistante. La commissaire semble avoir pensé que le danger est à présent moindre parce que M. Thomas n’a pas commis d’autres infractions (criminelles ou à la discipline) depuis 2017, et parce qu’il a déclaré durant son témoignage qu’il avait changé (c.‑à‑d. qu’il ne récidiverait pas s’il était mis en liberté). Cependant, M. Thomas est incarcéré ou en détention depuis 2015, ce qui explique peut‑être en partie pourquoi son casier ne comporte pas d’autres infractions pénales. En outre, comme nous l’avons déjà évoqué, il a commis de nombreuses infractions à la discipline lorsqu’il était incarcéré dans un établissement fédéral, dont plusieurs après qu’il eut participé à un cours de gestion de la colère. Le fait que la commissaire ait imposé une assignation à résidence 24 heures sur 24, sept jours sur sept et de nombreuses autres conditions à M. Thomas, notamment la présence continue de ses cautions, atteste qu’il représente encore aujourd’hui un danger pour la sécurité publique.

[90] Troisièmement, je suis conscient que Mme Thomas et Mme Evans pensent toutes les deux percevoir un changement dans M. Thomas, et elles l’ont déclaré durant leur témoignage. Leurs opinions sont fondées sur ce qu’elles savent et sur les conversations qu’elles ont eues avec lui, Mme Thomas étant sa mère et Mme Evans sa petite amie depuis 5‑6 mois. Je conviens avec le ministre que, même si elles croient sincèrement que M. Thomas est disposé à respecter les conditions de sa mise en liberté, la preuve objective établissant qu’il a changé et qu’il respectera les conditions est quasi inexistante. La preuve objective produite par le défendeur à cet égard se résume essentiellement au passage du temps, c.‑à‑d. le fait que M. Thomas n’a écopé d’aucune autre condamnation ni commis de nouvelles infractions au cours des dernières années.

[91] Quatrièmement, en ce qui concerne les conditions de la mise en liberté, le défendeur cite la preuve selon laquelle Mme Thomas estime qu’elle sera en mesure de contrôler son fils chez elle. Je conviens que le cautionnement en espèces qu’elle doit fournir à l’appui de la mise en liberté de M. Thomas est pour elle conséquent compte tenu de sa situation. (L’on peut en dire autant du cautionnement en espèces devant être fourni par Mme Evans, compte tenu de sa situation.) Je reconnais également que Mme Evans soutiendra Mme Thomas pour s’assurer que M. Thomas respecte les conditions de sa mise en liberté.

[92] Cependant, la preuve objective établit que Mme Thomas était apparemment incapable d’influencer la conduite de son fils avant son arrestation en 2015. Jusqu’à son arrivée au tribunal pénal pour le soutenir durant l’instance, elle ignorait les infractions criminelles qu’il avait commises ou même qu’il avait passé jusqu’à 105 jours en prison. Malgré la bienveillance de Mme Thomas et la persuasion morale qu’elle s’imagine pouvoir exercer sur son fils aujourd’hui, la preuve n’atteste pas qu’elle peut empêcher ce dernier – membre reconnu d’une organisation criminelle – de simplement quitter son domicile et de disparaître avant son renvoi du Canada. En soi, le fait de quitter le domicile de sa mère violerait les conditions imposées par la commissaire. De plus, rien n’indique que Mme Thomas ou Mme Evans aient suivi une formation ou qu’elles possèdent des compétences spéciales pour gérer des individus violents ou qui représentent un danger pour la sécurité publique. J’ajoute que j’ai du mal à accepter que leur présence constante auprès de M. Thomas l’empêcherait de communiquer par téléphone portable avec des associés criminels ou ses acolytes de gangs (Mme Thomas a déclaré durant son témoignage qu’elle avait un téléphone et une carte SIM pour lui). Cela violerait également les conditions imposées par la commissaire. Le ministre a fait remarquer que ni Mme Thomas ni Mme Evans ne connaissent les noms des associés criminels de M. Thomas. Cela présente un problème pratique manifeste quant à leur capacité d’appliquer l’interdiction de la commissaire de communiquer avec des associés criminels ou des acolytes de gangs.

[93] Le défendeur fait valoir que la Cour devrait, dans le cadre de la présente requête, s’en remettre aux conclusions de la commissaire et à ses connaissances spécialisées pour ce qui est en particulier d’évaluer les solutions de rechange à la détention, notamment parce qu’elle a entendu la preuve de vive voix de M. Thomas, de Mme Thomas et de Mme Evans et qu’elle semble avoir accepté leur témoignage. À mon avis, la Cour doit parvenir à sa propre décision eu égard à la preuve quant à la question de savoir si le ministre a établi un préjudice irréparable prenant la forme d’un danger pour la sécurité publique. Je juge, avec égards, que la commissaire n’a ni cerné ni abordé des omissions et des lacunes importantes dans la preuve concernant une réduction du danger continu que représente M. Thomas, et la question de savoir si sa mère et sa petite amie peuvent empêcher ce danger pour la sécurité publique de se matérialiser. La conclusion portant que M. Thomas a « changé » n’ayant pas été analysée en détail dans la décision de la commissaire, celle‑ci ne pouvait qu’être fondée sur les croyances et les opinions subjectives de celles qui se proposaient d’agir comme cautions et sur le témoignage de M. Thomas, et non sur un élément de preuve concret lié à ses actes ou à sa conduite.

[94] À mon avis, la preuve du danger que représente M. Thomas, l’absence de démonstration réelle et concrète d’un changement de comportement (attribuable à autre chose qu’au passage du temps sans autres infractions) et l’absence de preuve établissant que les cautions peuvent l’empêcher de quitter le domicile et de représenter un danger pour la sécurité publique l’emportent de loin sur la preuve établissant qu’il a « changé ». Les conditions de la mise en liberté ne viendront pas à bout du danger que représente M. Thomas pour la sécurité publique. La preuve de ce danger continu est claire et non conjecturale, tout comme le préjudice à l’intégrité du système d’immigration au titre de la LIPR. La preuve remplit les exigences de l’arrêt Glooscap. J’estime qu’il existe une probabilité réelle que le danger se matérialise.

[95] Le deuxième danger à l’intérêt public de préserver l’intégrité du système d’immigration concerne la question de savoir si M. Thomas se soustraira au renvoi. La preuve sur cette question lui est modestement plus favorable, mais suscite encore de graves préoccupations. Les condamnations de M. Thomas témoignent d’un mépris évident pour la loi, et comprennent notamment des violations à des conditions qui lui avaient été imposées (défaut de comparution en 2010; défaut de se conformer à un engagement en 2014; violation d’une ordonnance d’interdiction de possession d’armes en 2015). Les infractions commises durant son incarcération comprenaient notamment la désobéissance volontaire à l’ordre d’un agent en 2016. Bien que la commissaire n’ait pas expressément mentionné ces infractions, elle a jugé qu’il se soustrairait au renvoi si sa mise en liberté n’était pas assortie de conditions.

[96] D’un autre côté, M. Thomas a établi que de nombreuses années se sont écoulées sans qu’il commette d’autres infractions pendant son incarcération. Il a également déclaré durant son témoignage qu’il retournerait volontairement en Grenade et qu’il était prêt à le faire. Certains éléments de preuve attestent qu’il a commencé à faire des projets avec son père qui vit dans ce pays pour y commencer une nouvelle vie. Ces projets ne sont pas bien avancés.

[97] Durant sa déposition, Mme Evans a confirmé que, si M. Thomas refusait d’aller à l’aéroport, elle [traduction] « appellerait certainement la personne » qu’il fallait – y compris la police – pour faire face à la situation. Mme Thomas a confirmé qu’elle communiquerait également avec les autorités pour empêcher M. Thomas de violer ses conditions ou s’il ne s’y conformait pas. Cependant, il s’agit là de mesures à prendre après qu’une violation de la mise en liberté aura déjà été commise. Elles pourraient empêcher M. Thomas de se soustraire à son renvoi dans certaines circonstances, mais pas dans d’autres.

[98] Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il existe une préoccupation grave, claire et non conjecturale que M. Thomas se soustraie à son renvoi.

[99] Pour ces motifs, je conclus, eu égard à la preuve, que le ministre a établi l’existence d’un préjudice irréparable.

C. Le troisième volet : la prépondérance des inconvénients

[100] À mon avis, la prépondérance des inconvénients est favorable au ministre.

[101] Le préjudice à l’intérêt public a été décrit précédemment. Le préjudice au défendeur tient au fait qu’il sera encore privé de sa liberté au Canada, du moins jusqu’à son renvoi ou jusqu’à ce que la Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire du ministre (laquelle sera instruite de manière accélérée). La privation de liberté constitue pour M. Thomas un préjudice soulevant un intérêt personnel et aussi, comme il l’a fait valoir lui‑même, un intérêt public à s’assurer que toute privation de liberté soit justifiée : Kalombo au para 58.

[102] Il semble probable, mais non certain, que M. Thomas sera renvoyé du Canada durant la semaine du 24 mai 2021. Des titres de voyage d’urgence ont été établis (ou presque) avec la collaboration de fonctionnaires grenadiens pour lui permettre de se rendre dans ce pays. Les dispositions de voyage n’ont pas encore été finalisées.

[103] En plus de l’intérêt à la liberté qui est en jeu, M. Thomas et Mme Thomas (dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de la présente requête) ont tous les deux déclaré que la famille Thomas, y compris ses quatre frères et sœurs plus jeunes, ne pourra pas se réunir avant son retour en Grenade. Je ne néglige pas l’importance pour la famille de M. Thomas de se réunir avant qu’il ne soit expulsé. Cela dit, le fait que tous se trouvent privés de cette possibilité est un effet malheureux et hélas inévitable de la conduite criminelle de M. Thomas et de son interdiction de territoire au Canada. À mon avis, cela ne l’emporte pas sur le danger à l’intérêt public établi par le ministre.

[104] Je juge que le préjudice que subirait M. Thomas ne l’emporte pas sur le préjudice à l’intérêt public décrit dans les présents motifs. Ayant soupesé les dangers, la balance penche clairement vers le préjudice plus important pour l’intérêt public, comme l’a fait valoir le ministre.

III. Conclusion

[105] Pour ces motifs, je conclus que le ministre a satisfait aux trois éléments du cadre établi RJR‑MacDonald et qu’il est juste d’accueillir la requête en suspension de la décision par laquelle la commissaire ordonnait la mise en liberté de M. Thomas.

[106] Compte tenu de mon analyse ci‑dessus, j’accorderai également l’autorisation de présenter une demande au titre de l’article 72 de la LIPR. La demande de contrôle judiciaire sera instruite de manière accélérée. Les parties devront communiquer l’une avec l’autre ainsi qu’avec le greffe sur les dispositions à prendre et la prise d’une ordonnance fixant une date d’audience et les dates de remise des documents.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑3002‑21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La décision du 4 mai 2021 par laquelle la Section de l’immigration a ordonné la mise en liberté du défendeur est suspendue en attendant qu’il soit statué de manière définitive sur la demande de contrôle judiciaire déposée en l’espèce le 5 mai 2021 par le ministre, ou jusqu’à ce que le défendeur soit renvoyé du Canada, selon ce qui se produit en premier.

  2. Le demandeur obtient l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire aux termes de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette demande sera traitée de manière accélérée. Les dispositions quant à la date de l’audience et au dépôt des documents seront précisées dans une ordonnance distincte de la Cour.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3002‑21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. AKIDO SHANDEL THOMAS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 mai 2021

 

MOTIFS ET JUGEMENT :

le juge A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Hillary Adams

Aleksandra Lipska

 

pour le demandeur

 

Meagan Johnston

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hillary Adams

Aleksandra Lipska

Procureur général du Canada

 

pour le demandeur

 

Swathi Visalakshi Sekhar

Swathi Sekhar Professional Corporation

Toronto (Ontario)

Meagan Johnston

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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