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Date : 20060216

Dossier : T‑350‑05

Référence : 2006 CF 208

Toronto (Ontario), le 16 février 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

ENTRE :

FOURNIER PHARMA INC. et

LABORATOIRES FOURNIER S.A.

 

  requérantes

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

CIPHER PHARMACEUTICALS LIMITED

 

  intimés

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Nature de la requête

 

  • [1] Il s’agit d’une requête présentée par Cipher en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) :

6(5) Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

  […]

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement un abus de procédure.

 

  • [2] Cipher fait notamment valoir que les principes de l’autorité de la chose jugée et de la préclusion pour cause d’identité des questions en litige s’appliquent à la présente requête et qu’il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de permettre que l’affaire soit entendue sur le fond. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’estime que c’est effectivement le cas et je rejette intégralement la requête.

 

Contexte de l’affaire

 

  • [3] Les requérantes en l’espèce, Fournier Pharma Inc. et Laboratoires Fournier S.A. (les requérantes ou Fournier), sollicitent une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Cipher pour ses capsules de fénofibrate de 100 mg et 160 mg (les capsules de Cipher) avant l’expiration du brevet canadien no 2,372,576 (le brevet 576). Cipher a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) en vue d’obtenir la délivrance d’un avis de conformité pour les capsules en question et elle a signifié aux requérantes un avis d’allégation dans lequel elle affirme que ses capsules ne contreferont pas les revendications du brevet 576.

 

  • [4] Dans le cadre des arguments juridiques et factuels sur lesquels elle fonde cette allégation de non‑contrefaçon, Cipher a affirmé que la décision rendue par la Cour à l’égard du brevet canadien no 2,219,475 (le brevet 475) s’appliquait également au brevet 576. Cette décision, rendue le 14 décembre 2004 par la juge Layden‑Stevenson (et confirmée, le 11 octobre 2005, par la Cour d’appel fédérale), précisait la manière dont il convient d’interpréter le brevet 475 et les éléments essentiels du brevet. À cet égard, les éléments essentiels du brevet et les questions factuelles étaient de savoir si les capsules de fénofibrate de Cipher de 100 et 160 mg :

    • (i) sont une composition de fénofibrate à libération immédiate;

    • (ii) contiennent du fénofibrate sous forme micronisée;

    • (iii) contiennent au moins une couche de fénofibrate micronisé sur un véhicule inerte hydrosoluble.

 

  • [5] La juge Layden‑Stevenson a conclu que les capsules de Cipher n’étaient pas une composition de fénofibrate à libération immédiate. Cela suffisait pour lui permettre de conclure que l’allégation de non‑contrefaçon était fondée car, pour contrefaire les revendications en question, il fallait que les capsules de Cipher répondent aux trois conditions énoncées ci‑dessus. La juge a toutefois aussi conclu que les capsules de Cipher ne répondaient pas non plus aux deux dernières des conditions essentielles.

 

  • [6] La Cour d’appel fédérale a confirmé expressément la conclusion selon laquelle les requérantes n’avaient pas démontré que les capsules de Cipher contenaient effectivement du fénofibrate sous forme micronisée. Cette conclusion permettait à elle seule de rejeter l’appel et la Cour n’a pas jugé nécessaire d’analyser les deux autres questions qui consistaient à se demander si les capsules de Cipher étaient une composition de fénofibrate à libération immédiate ou contenaient au moins une couche de fénofibrate micronisé sur un véhicule inerte hydrosoluble.

 

 

  • [7] Bien qu’elle ait eu gain de cause dans l’action concernant le brevet 475 et que Santé Canada ait approuvé ses capsules, Cipher n’a pas obtenu d’avis de conformité pour ses capsules parce que le brevet 576 figurait, en mars 2004, sur la liste des brevets. Le brevet 576 est un brevet complémentaire du brevet 475. Les deux brevets portent le même nom, la même date de priorité, la même date de dépôt de la demande et elles ont le même inventeur et le même propriétaire.

 

  • [8] Le brevet 576 expose le même objet que le brevet 475. Les dessins des deux brevets sont identiques et les divulgations figurant dans les deux brevets sont identiques, sauf pour sept mots se trouvant à la page 8, lignes 19 et 20 du brevet 576 (l’ajout consiste en ceci : [TRADUCTION] « plus précisément, de 10 à 75 p. 100 du poids total »).

 

  • [9] Les revendications du brevet 475 et du brevet 576 diffèrent toutefois. La structure en couche du brevet 475 (véhicule inerte hydrosoluble recouvert d’au moins une couche de fénofibrate micronisé et de polymère hydrophile) ne figure pas parmi les revendications du brevet 576. De plus, toutes les revendications du brevet 576 exigent un certain profil de dissolution alors que celui‑ci n’apparaît que dans certaines des revendications du brevet 475.

 

  • [10] Cela dit, Fournier et Cipher conviennent que les revendications du brevet 576 et celles du brevet 475 exigent les mêmes éléments essentiels, en l’occurrence :

 

  • a) un véhicule inerte hydrosoluble;

  • b) le fénofibrate micronisé;

  • c) une composition à libération immédiate.

  Or, ce sont exactement les éléments qui, a conclu la juge Layden‑Stevenson dans le cadre de l’action relative au brevet 475, ne se trouvaient pas dans les capsules de Cipher.

 

  • [11] Par voie d’une lettre datée du 11 janvier 2005, Cipher a donc signifié un avis d’allégation relatif au brevet 576, contenant des allégations de non‑contrefaçon quasi identiques à celles de l’avis d’allégation qu’elle avait signifié pour le brevet 475. Selon Cipher, les revendications 1 à 28 du brevet 576 ne seraient pas contrefaites par la production, la fabrication, l’utilisation ou la vente de ses capsules – c’est‑à‑dire les mêmes capsules que celles dont il était question dans le cadre de l’action visant le brevet 475 – étant donné que ces capsules :

 

  • (i) ne contiennent pas un véhicule inerte hydrosoluble;

  • (ii) ne contiennent pas et n’emploient pas de fénofibrate sous forme micronisée;

  • (iii) ne constituent pas une composition de fénofibrate à libération immédiate au sens du brevet 576 et ne correspondent pas non plus au profil de dissolution revendiqué.

 

  • [12] Malgré les allégations de non‑contrefaçon avancées par Cipher et le fait que celle‑ci affirme que les questions soulevées dans l’avis d’allégation relatif au brevet 576 ont déjà été tranchées par la décision rendue à l’égard du brevet 576, Fournier a introduit la présente requête en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Cipher avant l’expiration du brevet 576 en faisant valoir que les capsules de Cipher contiennent effectivement les trois éléments essentiels énumérés plus haut.

 

Préclusion pour cause d’identité des questions en litige

 

  • [13] La doctrine de la préclusion pour cause d’identité des questions en litige a pour effet d’empêcher que l’on soumette de nouveau aux tribunaux une question juridique qui a déjà été tranchée dans le cadre d’une instance opposant les mêmes parties. Ainsi que l’a dit le juge Binnie dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460 :

 

Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. [...] Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.

 

Le caractère définitif des instances est donc une considération impérieuse et, en règle générale, une décision judiciaire devrait trancher les questions litigieuses de manière définitive, tant qu’elle n’est pas infirmée en appel. Toutefois, la préclusion est une doctrine d’intérêt public qui tend à favoriser les intérêts de la justice. 

 

 

  • [14] Compte tenu des questions soulevées en l’espèce à l’égard du brevet 576, ainsi que des questions qui ont déjà été tranchées à l’égard du brevet 475, il est clair que les trois éléments essentiels de la préclusion pour cause d’identité des questions en litige sont réunis en l’espèce : les questions de droit touchant les éléments essentiels du brevet 475, qui sont les mêmes que pour le brevet 576, ont déjà été tranchées; la décision concernant ces questions est définitive; et les parties à l’instance visant le brevet 475 sont les mêmes que les parties à la présente instance visant le brevet 576.

 

  • [15] Ces conclusions ne règlent cependant pas la question et ne justifient pas à elles seules le rejet de la demande. En effet, la doctrine de la préclusion pour cause d’identité des questions en litige est fondée sur l’equity. La Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convient d’écarter en l’espèce la doctrine de la préclusion afin d’éviter une injustice. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour doit examiner les faits et les circonstances particulières de l’affaire, et se demander si les faits de la cause justifient d’écarter en l’occurrence l’application de cette doctrine afin d’empêcher une injustice.

 

  • [16] En l’espèce, les requérantes font valoir que la Cour devrait pouvoir tenir compte d’éléments de preuve dont elle n’avait pas été saisie dans l’instance relative au brevet 475. Les requérantes revoient à des études et documents scientifiques. Toutefois, cette documentation est antérieure à l’instance relative au brevet 475 et la présente requête n’explique pas de manière satisfaisante pourquoi ces preuves scientifiques n’étaient pas disponibles à l’époque ou n’ont pas été jointes à cette demande.

 

  • [17] Les requérantes font également état des résultats de tests portant sur une certaine drogue, le « Lipirex ». Le Lipirex n’est pas un produit de Cipher, mais les requérantes affirment qu’à de très légères différences près, il s’agit de la même drogue ou du même produit que les capsules de Cipher. Comme elles ne disposent pas d’échantillons des capsules de Cipher, les requérantes entendent invoquer les résultats des tests portant sur le Lipirex comme preuve, par substitution, que les capsules de Cipher contrefont le brevet 576. Quelle que soit la pertinence ou l’admissibilité de ce genre de tests, on ne saurait non plus parler en l’occurrence de preuve « nouvelle ». On a déjà tenté d’invoquer ces tests portant sur le Lipirex à titre de contre‑preuve dans le cadre de l’instance relative au brevet 475. Par voie d’une ordonnance, le protonotaire Lafrenière a refusé d’en autoriser la production et cette ordonnance a confirmée en appel par le juge von Finckenstein.

 

  • [18] Fournier a déjà pleinement débattu, dans le cadre de l’instance relative au brevet 475, les questions qui sont au coeur même de la présente requête. Les questions de la libération immédiate, du véhicule inerte hydrosoluble et du fénofibrate sous forme micronisée ont toutes déjà été tranchées. Les requérantes cherchent à invoquer certains éléments de preuve qui n’ont pas été soumis lors de l’instance relative au brevet 475, mais cela ne justifie pas en l’espèce de soulever de nouveau ces mêmes questions. Fournier ayant déjà eu l’occasion de débattre de ces questions, j’estime que les circonstances ne justifient pas qu’on les examine de nouveau et que le refus de rouvrir ce débat constitue une injustice.

 

  • [19] Par conséquent, je conclus qu’étant donné que les questions en litige ont été tranchées dans le cadre de l’instance relative au brevet 475 (interprétation des revendications, éléments essentiels et non‑contrefaçon), il est clair que la présente requête n’a pas la moindre chance d’être accueillie. Cela étant, il est inutile d’examiner les arguments subsidiaires de Cipher ou la question d’une éventuelle réparation, et il n’est pas non plus nécessaire de statuer sur les arguments de Fournier selon lesquels l’avis d’allégation était insuffisant pour d’autres motifs.

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

  1. La requête est rejetée.

 

  1. Les parties pourront, par écrit et dans les vingt jours suivant la date de la présente ordonnance, faire des observations au sujet des dépens de la demande et de la présente requête.

 

« Martha Milczynski »

Protonotaire

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T‑350‑05

 

INTITULÉ :  FOURNIER PHARMA INC. et

  LABORATOIRES FOURNIER S.A.

  c.

  LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

  CIPHER PHARMACEUTICALS LIMITED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 9 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

DATE DES MOTIFS :  LE 16 FÉVRIER 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

David M. Reive

Angela Furlanetto

 

POUR LES REQUÉRANTES

 

Shonagh McVean

Paul Thomas

 

 

POUR LES INTIMÉS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

DIMOCK STRATTON LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES REQUÉRANTES

 

GILBERT’S LLP

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

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