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Date : 20210513


Dossier : T-1663-19

Référence : 2021 CF 425

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2021

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

CANADIAN BROADCASTING CORPORATION/SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

demanderesse

et

PARTI CONSERVATEUR DU CANADA et FONDS CONSERVATEUR DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] En résumé, la présente affaire porte sur la critique politique et il s’agit de savoir si la Canadian Broadcasting Corporation/Société Radio-Canada [CBC] peut empêcher les partis politiques d’utiliser à cette fin les œuvres de la CBC protégées par le droit d’auteur.

[2] La présente demande relative à une violation du droit d’auteur est présentée par la CBC en ce qui concerne l’utilisation de ses « œuvres » par le Parti conservateur du Canada [le Parti ou le PCC] pour ce qu’on appelle couramment les « publicités négatives » diffusées lors des élections fédérales de 2019.

Les œuvres consistent en de courts extraits de bulletins de nouvelles de la CBC qui ont figuré dans une publicité électorale ainsi que de courts extraits du débat en anglais des chefs des partis fédéraux diffusés dans une série de quatre gazouillis.

II. Contexte

[3] La CBC avait demandé une injonction interlocutoire exhaustive empêchant le PCC de reproduire ou de diffuser des extraits d’émissions d’information ou de documentaires de la CBC. Cette mesure de redressement a été considérablement réduite quelques jours avant l’audition de sa demande. Le reste du redressement demandé consistait en une forme de déclaration quant aux droits de la CBC et à leur violation par le PCC. La CBC ne demande pas d’indemnité.

[4] La CBC est le radiodiffuseur national du Canada et son mandat est d’offrir une programmation qui informe, éclaire et divertit les particuliers partout au Canada. Afin de respecter ses obligations au titre de la Loi sur la radiodiffusion, LC 1991, c 11, la CBC a adopté ses propres Normes et pratiques journalistiques selon lesquelles la couverture des élections par la CBC doit être « équitable ».

[5] Le PCC est un parti politique fédéral et le Fonds conservateur du Canada [le Fonds] en est l’agent principal – ils sont collectivement désignés, ci-après, comme les défendeurs.

[6] Les documents en cause sont présentés dans les paragraphes suivants, mais les vidéos, gazouillis et autres documents proprement dits (en version papier et sur vidéo) ont été produits en preuve.

A. Le cadre législatif

[7] La Loi sur le droit d’auteur, LRC (1985), c C-42 [la Loi], définit le cadre législatif pertinent en ce qui concerne ce dossier, en particulier les dispositions régissant l’« utilisation équitable ».

Définitions

Definitions

2 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2 In this Act,

[…]

oeuvre cinématographique Y est assimilée toute oeuvre exprimée par un procédé analogue à la cinématographie, qu’elle soit accompagnée ou non d’une bande sonore. (cinematographic work)

cinematographic work includes any work expressed by any process analogous to cinematography, whether or not accompanied by a soundtrack; (oeuvre cinématographique)

producteur La personne qui effectue les opérations nécessaires à la confection d’une oeuvre cinématographique, ou à la première fixation de sons dans le cas d’un enregistrement sonore. (maker)

maker means

(a) in relation to a cinematographic work, the person by whom the arrangements necessary for the making of the work are undertaken, or

(b) in relation to a sound recording, the person by whom the arrangements necessary for the first fixation of the sounds are undertaken; (producteur)

[…]

Droit d’auteur sur l’oeuvre

Copyright in works

3 (1) Le droit d’auteur sur l’oeuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’oeuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :

3 (1) For the purposes of this Act, copyright, in relation to a work, means the sole right to produce or reproduce the work or any substantial part thereof in any material form whatever, to perform the work or any substantial part thereof in public or, if the work is unpublished, to publish the work or any substantial part thereof, and includes the sole right

a) de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’oeuvre;

(a) to produce, reproduce, perform or publish any translation of the work,

b) s’il s’agit d’une oeuvre dramatique, de la transformer en un roman ou en une autre oeuvre non dramatique;

(b) in the case of a dramatic work, to convert it into a novel or other non-dramatic work,

c) s’il s’agit d’un roman ou d’une autre oeuvre non dramatique, ou d’une oeuvre artistique, de transformer cette oeuvre en une oeuvre dramatique, par voie de représentation publique ou autrement;

(c) in the case of a novel or other non-dramatic work, or of an artistic work, to convert it into a dramatic work, by way of performance in public or otherwise,

d) s’il s’agit d’une oeuvre littéraire, dramatique ou musicale, d’en faire un enregistrement sonore, film cinématographique ou autre support, à l’aide desquels l’oeuvre peut être reproduite, représentée ou exécutée mécaniquement;

(d) in the case of a literary, dramatic or musical work, to make any sound recording, cinematograph film or other contrivance by means of which the work may be mechanically reproduced or performed,

e) s’il s’agit d’une oeuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de reproduire, d’adapter et de présenter publiquement l’oeuvre en tant qu’oeuvre cinématographique;

(e) in the case of any literary, dramatic, musical or artistic work, to reproduce, adapt and publicly present the work as a cinematographic work,

f) de communiquer au public, par télécommunication, une oeuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;

(f) in the case of any literary, dramatic, musical or artistic work, to communicate the work to the public by telecommunication,

g) de présenter au public lors d’une exposition, à des fins autres que la vente ou la location, une oeuvre artistique — autre qu’une carte géographique ou marine, un plan ou un graphique — créée après le 7 juin 1988;

(g) to present at a public exhibition, for a purpose other than sale or hire, an artistic work created after June 7, 1988, other than a map, chart or plan,

h) de louer un programme d’ordinateur qui peut être reproduit dans le cadre normal de son utilisation, sauf la reproduction effectuée pendant son exécution avec un ordinateur ou autre machine ou appareil;

(h) in the case of a computer program that can be reproduced in the ordinary course of its use, other than by a reproduction during its execution in conjunction with a machine, device or computer, to rent out the computer program,

i) s’il s’agit d’une oeuvre musicale, d’en louer tout enregistrement sonore;

(i) in the case of a musical work, to rent out a sound recording in which the work is embodied, and

j) s’il s’agit d’une oeuvre sous forme d’un objet tangible, d’effectuer le transfert de propriété, notamment par vente, de l’objet, dans la mesure où la propriété de celui-ci n’a jamais été transférée au Canada ou à l’étranger avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur.

(j) in the case of a work that is in the form of a tangible object, to sell or otherwise transfer ownership of the tangible object, as long as that ownership has never previously been transferred in or outside Canada with the authorization of the copyright owner,

Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.

and to authorize any such acts.

[…]

Exceptions

Exceptions

Utilisation équitable

Fair Dealing

Étude privée, recherche, etc.

Research, private study, etc.

29 L’utilisation équitable d’une oeuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie ou de satire ne constitue pas une violation du droit d’auteur.

29 Fair dealing for the purpose of research, private study, education, parody or satire does not infringe copyright.

Critique et compte rendu

Criticism or review

29.1 L’utilisation équitable d’une oeuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :

29.1 Fair dealing for the purpose of criticism or review does not infringe copyright if the following are mentioned:

a) d’une part, la source;

(a) the source; and

b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :

(b) if given in the source, the name of the

(i) dans le cas d’une oeuvre, le nom de l’auteur,

(i) author, in the case of a work,

(ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète,

(ii) performer, in the case of a performer’s performance,

(iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur,

(iii) maker, in the case of a sound recording, or

(iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur.

(iv) broadcaster, in the case of a communication signal.

B. Œuvres de la CBC – La publicité

[8] Lors des élections fédérales de 2019, les défendeurs ont diffusé une publicité intitulée « Look at what we’ve done » [la publicité] et quatre (4) gazouillis [les gazouillis] reproduisant chacun des extraits d’émissions télévisées originales de la CBC. La CBC revendique la propriété des droits d’auteur de tout ce contenu – les « œuvres de la CBC ».

[9] Ces vidéoclips proviennent de programmes de la CBC, notamment deux extraits (« At Issue » et « Point of View ») de l’émission « The National » (le principal programme télévisé anglophone national présenté en soirée par la CBC) et de la séquence « Power Panel » de l’émission « Power and Politics ».

C. La publicité

[10] La publicité s’inscrit dans la campagne politique des défendeurs critiquant le gouvernement libéral et le premier ministre Trudeau. Plus précisément, la publicité faisait partie d’une série de publicités négatives dont le slogan était « Justin Trudeau – Not As Advertised ». La publicité remet en question la gestion (mauvaise gestion), par le premier ministre, d’enjeux allant du déficit fédéral à l’affaire SNC-Lavalin, en passant par des conclusions défavorables en matière de conflits d’intérêts, entre autres.

Les défendeurs ciblaient, avec cette publicité, toute personne [traduction] « prête à voter pour le Parti conservateur ».

[11] Cette vidéo d’une durée de 1 minute et 46 secondes présente des extraits de diverses émissions d’information anglophones diffusées publiquement par la CBC, mais aussi par CTV News, Citytv et Global News.

[12] La publicité comprend cinq extraits [les vidéoclips de la CBC] :

  1. Le « vidéoclip Coyne » – une personne qui ne travaille pas pour la CBC déclare : [traduction] « Et le premier ministre a enfreint la loi à quatre reprises, et nous ne parlons ici que de la Loi sur les conflits d’intérêts. » Cet extrait de quatre secondes provient d’un segment de 5 minutes et 12 secondes de l’émission « The National » dont la première diffusion a eu lieu le 20 décembre 2017 [le segment en cause].

  2. Le « vidéoclip de l’assemblée publique » – on y voit le premier ministre Trudeau demander [traduction] « pourquoi luttons-nous encore contre certains groupes d’anciens combattants [...] parce qu’ils demandent plus que ce que nous pouvons leur accorder à l’heure actuelle. » Hormis une « ellipse » qui a entraîné la suppression des deux mots « en cour », la déclaration de M. Trudeau dans le vidéoclip de l’assemblée publique correspondait exactement à ce qui avait été dit lors de l’assemblée. Ce vidéoclip de huit secondes est extrait d’une radiodiffusion de 102 minutes d’une assemblée à laquelle a participé le premier ministre Trudeau et dont la première diffusion a eu lieu le 1er février 2018 [la vidéo de l’assemblée]. Le vidéoclip de l’assemblée publique est suivi d’un bref vidéoclip dont la propriété est contestée par les parties.

  3. Le « vidéoclip Tasker » est un vidéoclip de cinq secondes provenant de la séquence « Power Panel ». Dans ce vidéoclip, M. Tasker, un employé de la CBC, pose des questions au sujet d’un renflouement de Loblaws à même les fonds publics. Ce vidéoclip de cinq secondes est extrait d’un segment de 8 minutes et 12 secondes provenant de l’émission « Power and Politics » dont la première diffusion a eu lieu le 9 avril 2019 [segment Power Panel].

  4. Le « vidéoclip Murphy » est un vidéoclip de sept secondes extrait du segment « Point of View » dans lequel Rex Murphy, alors commentateur pigiste à la CBC, déclare que M. Butts et Mme Telford (cadres supérieurs au sein du bureau du premier ministre) ont reçu des indemnités de déménagement s’élevant à plus de 200 000 $ au total. Ce vidéoclip de sept secondes est extrait d’un segment de 3 minutes et 30 secondes provenant de l’émission « The National » dont la première diffusion a eu lieu le 22 septembre 2016 [segment Point of View].

  5. Le « vidéoclip Singh » – un employé du journal Times of India y déclare que [traduction] « la visite de M. Trudeau en Inde a été un échec monumental ». Pendant deux secondes, la piste audio de ce vidéoclip chevauche une séquence qui n’est pas de la CBC. Il s’agit d’un vidéoclip de 5 secondes extrait d’un segment de 9 minutes et 10 secondes du réseau CBC News Network dont la première diffusion a eu lieu le 24 février 2018 [segment News Network].

[13] La publicité a été vue à plus de deux millions de reprises depuis sa première publication le 4 octobre 2019. Elle a été largement diffusée par l’envoi de courriels de masse, sur la page Facebook et la chaîne Youtube du Parti, sur le site Web « Not as Advertised » ainsi qu’en tant qu’annonce payée sur le site Web de Postmedia. La publicité a été retirée le 10 octobre 2019.

D. Les gazouillis

[14] Les quatre gazouillis en cause en l’espèce ont été diffusés sur les comptes Twitter francophone et anglophone du Parti les 7 et 8 octobre 2019. Chaque gazouillis comprend un vidéoclip [collectivement, les vidéoclips du débat] extrait de la diffusion complète de deux heures, à la télévision, du débat des chefs lors des élections fédérales de 2019 [le débat des chefs] :

  1. Le « premier gazouillis » comprenait un vidéoclip de 42 secondes dans lequel on voyait Andrew Scheer (chef du PCC) s’exprimer lors du débat des chefs.

  2. Le « deuxième gazouillis » comprenait un vidéoclip de 21 secondes dans lequel on voyait M. Scheer et Jagmeet Singh (chef du NDP) parler lors du débat.

  3. Le « troisième gazouillis » comprenait le même vidéoclip que le deuxième gazouillis, mais avec un sous-titrage différent (en français).

  4. Le « quatrième gazouillis » comprenait un vidéoclip de 14 secondes dans lequel on voyait M. Scheer et M. Trudeau parler lors du débat.

[15] Le débat des chefs a initialement été diffusé sur 15 plateformes en ligne différentes et 10 réseaux de télévision différents, y compris la CBC, le 7 octobre 2019. Il a été produit par le Partenariat canadien pour la production des débats [PCPD], un groupe non partisan de radiodiffuseurs présidé par le directeur général et rédacteur en chef de la CBC. Ni le PCPD ni aucun des autres radiodiffuseurs ne se sont opposés à l’utilisation des vidéoclips sur Twitter.

[16] Le PCPD, retenu pour produire le débat, devait s’assurer que celui-ci soit à la portée [traduction] « du plus grand nombre possible de Canadiens » et qu’il se conforme à des [traduction] « normes journalistiques élevées », c’est-à-dire qu’on accorde un temps de parole équitable à tous les partis politiques pour les émissions politiques partisanes à l’égard des débats.

[17] Les partis politiques ont accepté de ne pas procéder eux-mêmes au montage du débat des chefs et de n’utiliser que la vidéo complète ou les 63 vidéoclips du débat approuvés par la CBC et accessibles sur la chaine Youtube du PCPD [les vidéoclips du PCPD].

[18] La CBC, en tant que membre du PCPD, a pris part à la production, à la radiodiffusion et à l’organisation du débat. La CBC détient le droit d’auteur sur la vidéo du débat des chefs; ce droit lui est conféré par le PCPD ainsi que par contrat.

[19] Bien qu’il soit difficile de dire combien de fois les gazouillis ont été vus avant leur suppression, il existe des éléments de preuve selon lesquels certains gazouillis ont été « republiés » et « aimés » plusieurs centaines de fois.

[20] Les 7 et 8 octobre 2019, le service juridique de la CBC a envoyé cinq lettres dans lesquelles il menaçait de demander une injonction si la publicité et les gazouillis n’étaient pas supprimés. Cette suppression a eu lieu le 10 octobre, sans reconnaissance de responsabilité.

[21] La présente action a été intentée juste avant les élections fédérales de 2019. À l’origine, deux journalistes connus y figuraient comme codemandeurs, mais leur nom a été retiré.

III. Discussion

[22] Les principales questions juridiques dans la présente affaire sont les suivantes :

  1. En présentant la publicité et les gazouillis, les défendeurs ont-ils [traduction] « plagié » une partie importante des œuvres de la CBC?

  2. Les actes des défendeurs constituent-ils une « utilisation équitable »?

  3. Quel est le redressement approprié?

A. Questions préliminaires

[23] La première question préliminaire est celle du caractère théorique puisque les éléments portant atteinte au droit d’auteur ont été retirés avant même le jour du scrutin. Le caractère théorique est une autre question qui découle de l’abandon, par la CBC, de la demande d’injonction et qui ne laisse que la déclaration comme recours. Les défendeurs affirment qu’il est impossible de prononcer une simple déclaration.

La deuxième question préliminaire consiste à savoir si les œuvres en cause appartiennent à la CBC. Cette dernière a déployé beaucoup d’efforts quant à cette question alors même que, comme nous le verrons plus loin, les défendeurs ne pouvaient pas véritablement contester la propriété revendiquée par la CBC et ne l’ont pas fait.

B. Caractère théorique

[24] La Cour s’est posée la question de savoir si la cause n’avait plus qu’un intérêt théorique et, si tel était le cas, s’il fallait trancher le litige dans ces circonstances en conformité avec les principes énoncés dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski].

[25] La question du caractère théorique découlant de la suppression de la publicité avait été soulevée par les précédents avocats des défendeurs, sans toutefois qu’il y soit donné suite.

[26] Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Borowski, si une affaire est théorique, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnée pour décider si elle doit trancher la question de toute façon. À mon avis, elle devrait le faire en l’espèce.

[27] Nous sommes en présence d’un débat contradictoire. Aucune des deux parties ne reconnaît la position de l’autre; rien n’indique que les défendeurs ne se livreront pas à la même utilisation à l’avenir. Dans le contexte actuel, il est possible que des élections aient lieu à court ou à moyen terme.

[28] Pour ce qui est de l’économie des ressources judiciaires, les parties et la Cour se sont préparées et ont pleinement débattu la question. Si la Cour ne statue pas sur l’affaire, le temps et les efforts consentis seront perdus.

[29] Un facteur particulièrement pertinent est le fait que les questions en litige entre les parties peuvent être examinées sans l’empressement et la perturbation générale provoquée par l’audition d’une requête en injonction dans le contexte d’un scrutin imminent.

[30] Il s’agit d’une affaire qui pourrait vraisemblablement se reproduire. Il convient que la Cour résolve la question en litige pour éviter qu’elle se pose de nouveau. La décision de la Cour ne serait pas théorique et serait susceptible d’aider les parties quant à leurs projets concernant toute campagne électorale future.

[31] Je conclus donc qu’il s’agit, dans ce contexte, d’une affaire dont la résolution justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

[32] À l’exception du « vidéoclip Singh » et du « vidéoclip de bégaiement », il est incontestable que les œuvres appartiennent à la CBC. La CBC, en tant que productrice d’œuvres cinématographiques, est réputée être titulaire de l’œuvre. (Voir Interbox Promotion Corp c 9012-4314 Québec Inc, 2003 CF 1254 aux para 19 et 24)

La CBC a revendiqué la propriété de l’œuvre en faisant figurer son nom, son logo et sa marque de façon claire et répétée sur les vidéoclips. Il s’agit d’une question importante pour ce qui est de l’article 19.1 (la disposition d’attribution) de la Loi à l’égard de la critique aux termes de l’article 29.1.

C. Le « Producteur »

[33] La Loi présume que le droit d’auteur subsiste dans les « œuvres cinématographiques » et que le « producteur » est réputé être le titulaire de cette œuvre jusqu’à preuve du contraire (paragraphe 34.1(1)).

[34] Bien qu’aucune définition de la « cinématographie » n’accompagne la définition légale de l’expression « œuvre cinématographique », je fais miens les propos tenus par S. Handa dans l’ouvrage Copyright Law in Canada (2002), à la p 178, et par J. McKeown dans l’ouvrage Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs (3e éd., 2000).

Dans le cas qui nous occupe, l’essence de ces publications est que la définition officielle de la « cinématographie », à savoir [traduction] « l’art de faire et de produire des films », est suffisante et que les enregistrements vidéo constituent un processus [traduction] « semblable à la cinématographie ».

[35] Il est important de noter, en l’espèce, que compte tenu de l’exigence de mention de la source imposée par l’article 29.1, le nom, le logo ou la marque de la CBC figurent de façon claire et répétée sur toutes les œuvres de la CBC.

[36] Étant donné que j’ai établi le cadre législatif et réglé la question de la propriété qui ne faisait l’objet d’aucun désaccord, la prochaine question est de savoir si la publicité et les gazouillis constituent une partie importante des œuvres de la CBC protégées par le droit d’auteur.

D. Partie importante

[37] Dans l’arrêt Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73 [Cinar], la Cour suprême du Canada a indiqué la démarche pour établir la « partie importante » est « qualitative et globale ». Elle a reconnu qu’il était important de trouver un équilibre entre les droits des auteurs de faire protéger leur talent et leur jugement et les droits des utilisateurs de faire en sorte que les idées restent dans le domaine public afin que chacun puisse s’en inspirer. Le critère pour établir la partie importante ne doit pas morceler les caractéristiques reproduites en éléments constitutifs, car cette « abstraction » ne permet pas une appréciation globale.

[38] Les défendeurs font valoir que, dans le contexte d’une analyse quantitative et qualitative, les parties des œuvres de la CBC qu’ils ont plagiées ne sont pas substantielles.

[39] En ce qui concerne le plagiat d’un point de vue quantitatif, les défendeurs affirment que chaque vidéoclip de la CBC dans la publicité et dans les gazouillis représente en moyenne moins de 0,5 % de l’œuvre sous-jacente dont il est extrait. Comme notre Cour l’a fait remarquer dans la décision Warman c Fournier, 2012 CF 803, le plagiat de 32 % d’une œuvre ne constituait pas, dans cette affaire, un plagiat substantiel.

[40] À leur niveau, les défendeurs se sont appuyés sur les facteurs suivants : les vidéoclips de la CBC ne sont en fait qu’une ou deux phrases prononcées par un présentateur en plan une personne; la publicité d’une durée de 1 minute et 46 secondes contenait de brefs vidéoclips provenant non seulement de la CBC, mais également de CTV, de CityTV et de Global; les vidéoclips de la publicité représentaient chacun 0,25 % ou moins des émissions de la CBC; enfin, le vidéoclip Coyne était un extrait d’une durée de 4 secondes. Les observations des défendeurs contiennent des données quantitatives semblables pour les autres œuvres en cause.

[41] En ce qui concerne l’aspect qualitatif, les défendeurs soutiennent que les vidéoclips de la CBC reproduisent des contributions rédactionnelles ou administratives qui, pas plus que la publicité ou les gazouillis, ne permettent de conclure à l’originalité.

[42] Les défendeurs s’appuient sur l’arrêt Cinar pour faire valoir que l’examen doit se concentrer sur la qualité et la quantité et que les autres facteurs mentionnés par la CBC ont disparu et ne sont plus pertinents pour une analyse de la substantialité.

[43] Même si les défendeurs ont raison, ils ne satisfont pas à l’aspect qualitatif du critère auquel ils reconnaissent être assujettis.

[44] Dans l’arrêt Cinar, la Cour suprême a exposé cinq facteurs à prendre en compte pour juger si une reproduction constitue une « partie importante » de l’œuvre originale :

  • a) la qualité et la quantité des parties plagiées, y compris l’importance des parties plagiées par rapport à l’œuvre du demandeur et le degré d’originalité des parties plagiées;

  • b) la gravité de l’atteinte que l’utilisation reprochée a portée aux activités du demandeur et la mesure dans laquelle la valeur du droit d’auteur s’en trouve diminuée;

  • c) la question de savoir si le document plagié est protégé à bon droit par un droit d’auteur;

  • d) les fins pour lesquelles le document est plagié, notamment la question de savoir si le défendeur s’est intentionnellement emparé de l’œuvre du demandeur pour épargner du temps et des efforts;

  • e) la question de savoir si le défendeur utilise le document plagié d’une façon identique ou similaire au demandeur.

E. Qualité et quantité

[45] Conformément à l’approche suivie dans l’arrêt Cinar, ces deux aspects revêtent une importance fondamentale. Les autres facteurs nuancent ces deux aspects et les mettent en contexte. L’arrêt Cinar, au para 26, insiste sur l’aspect qualitatif.

[46] Suivant l’arrêt Cinar, notre Cour, dans la décision Davydiuk c Internet Archive Canada, 2016 FC 1313, a insisté sur le fait que l’analyse de la substantialité n’est pas un exercice strictement mathématique; la question de savoir si une partie essentielle d’une œuvre protégée par le droit d’auteur a été reproduite est un exercice qualitatif et non quantitatif. Une seule image fixe peut tout à fait constituer une reproduction importante d’une œuvre cinématographique.

[47] Du point de vue quantitatif, les vidéoclips de la CBC et du débat constituent des parties infimes de la totalité des œuvres de la CBC et du débat des chefs. Ce facteur pourrait être davantage pertinent à la deuxième étape de l’analyse de l’« utilisation équitable » : la nature de l’utilisation.

[48] Dans l’analyse qualitative, indépendamment de la quantité copiée, tel que l’a déclaré la Cour suprême au para 36 de l’arrêt Cinar, une caractéristique copiée peut reproduire une « partie importante » de l’œuvre si elle constitue une partie substantielle du talent et du jugement exprimés dans l’œuvre sous-jacente. Les défendeurs ont plagié l’ensemble de l’œuvre protégée par le droit d’auteur dans les brefs vidéoclips qu’ils ont utilisés, tout comme ils ont plagié l’ensemble du talent et du jugement ayant servi à la création de l’original.

[49] Le débat ne porte pas sur l’« insert sonore » ni sur les mots prononcés puisque les droits d’auteur quant à ces éléments appartiennent à l’intervieweur ou au présentateur (Hager c ECW Press Ltd., [1998] ACF no 1830 (CF 1re inst) [Hager]).

[50] Ce sont la conception artistique, les services de production (éclairage, cadrage, son, etc.) et les décisions journalistiques (c.-à-d. quant au déroulement des discussions, au scrutin et aux questions posées) qui constituent le talent et le jugement de la CBC et de ses employés.

[51] Bien que les faits, l’information et les idées ne soient pas protégés par le droit d’auteur, il y a eu plagiat de documents audiovisuels portant l’empreinte de la CBC. Plusieurs documents étaient extraits de quelques-unes des émissions les plus populaires et les plus connues de la CBC : The National et Power and Politics.

[52] Les défendeurs s’appuient sur cette reconnaissance de la CBC et sur l’identité de marque de cette dernière pour affirmer qu’ils respectent les exigences d’attribution imposées par l’article 29.1, afin de faire valoir l’exemption de responsabilité en matière de critique.

[53] En ce qui concerne l’aspect qualitatif des œuvres, un examen subjectif indique que les défendeurs ont bel et bien sélectionné les œuvres et qu’il ne s’agit pas d’une violation accidentelle.

D’un point de vue objectif, les œuvres constituent manifestement un plagiat du talent et du jugement de la CBC et de ses employés dont il a été question précédemment. Ce plagiat a supposé la sélection et la manipulation, par les défendeurs, des œuvres de la CBC. Les commentaires plagiés ont une importance qualitative pour la transmission du « message » des défendeurs aux électeurs.

[54] En ce qui concerne les autres facteurs, la CBC n’a pas établi qu’elle avait subi des effets négatifs en raison de l’utilisation de ses œuvres par les défendeurs dans les « publicités négatives », ni qu’il fallait présumer l’existence de tels effets négatifs. Par cette conclusion, la Cour reconnaît qu’il est difficile de quantifier de tels effets (voir ITAL-Press Ltd c Sicoli, [1999] ACF No 837 (CF 1re inst)). Toutefois, faute d’indices autres que des craintes intangibles et hypothétiques, la marque de la CBC semble suffisamment solide pour démentir toute insinuation de partisanerie.

[55] Il est raisonnable que la CBC, en tant que société d’État, se soucie d’éviter toute partialité politique ou toute impression de partialité. Il est injuste d’alléguer, comme le font les défendeurs, que les effets négatifs découlent du fait que la CBC a intenté la présente action. Aucun élément de preuve n’étaye l’accusation selon laquelle la CBC agit de manière irrationnelle en protégeant ses droits. En agissant autrement, la CBC se trouverait dans une situation sans issue dans laquelle elle serait accusée de favoriser un parti si elle ne faisait pas valoir ses droits contre ce parti, mais serait accusée de partisanerie si elle faisait valoir ses droits.

[56] Je souscris à l’argument de la CBC selon lequel les œuvres de la CBC et le débat des chefs sont protégés à juste titre par le droit d’auteur.

[57] Quant aux fins pour lesquelles les documents ont été plagiés, je ne me contenterais pas de déterminer si l’appropriation visait à épargner du temps et des efforts. Comme il a été établi dans la décision Wiseau Studio, LLC v Harper, 2020 ONSC 2504 [Wiseau], il faut, pour analyser la partie importante, déterminer l’importance des documents, les effets négatifs, les éléments protégés à juste titre par le droit d’auteur ainsi que la raison de la copie.

[58] Les éléments de preuve démontrent que l’appropriation visait à créer une publicité politique dont le but était de présenter M. Trudeau sous un jour défavorable et, par conséquent, d’obtenir le soutien (les voix, l’argent ou les deux) des téléspectateurs.

[59] Bien qu’il puisse exister d’autres techniques de marketing pour montrer l’incompétence que les défendeurs semblent vouloir dénoncer, une des techniques les plus efficaces dans toute activité de défense des intérêts est de faire en sorte que le travail et les actions d’un adversaire se retournent contre celui-ci. L’une des techniques les plus rapides et les plus faciles pour faire passer ce message est d’utiliser des extraits vidéo et audio.

[60] À mon avis, l’appropriation ne visait pas seulement à épargner du temps et des efforts (bien que cela soit entré en ligne de compte); les défendeurs recherchaient également le côté percutant des vidéoclips montrant un adversaire dont les paroles et les gestes risquaient de lui valoir des moqueries et des critiques.

[61] Comme notre Cour l’a conclu dans la décision United Airlines, Inc c Cooperstock, 2017 CF 616, la Cour doit établir le véritable motif du plagiat d’une œuvre protégée par le droit d’auteur. Dans cette affaire, la Cour a conclu que le but n’était pas de faire de la parodie, mais de diffamer la compagnie aérienne. Ce facteur doit également être pris en compte pour ce qui est de l’« utilisation équitable », lorsque l’appropriation a lieu par calcul politique et afin d’affaiblir un adversaire.

[62] Les défendeurs affirment que les documents n’ont pas été créés pour recueillir des dons. Ils indiquent qu’ils n’ont tiré aucun profit financier des gazouillis et que la publicité leur a rapporté 2 000 $ seulement. Malgré ces prétendus échecs, les défendeurs ne se sont pas engagés à ne pas faire quelque chose de semblable lors des prochaines élections. On dit souvent que le public n’apprécie pas les publicités négatives; pourtant, les partis politiques semblent y avoir constamment recours et ces publicités doivent bien recevoir un certain appui du public.

[63] Dans l’examen du but d’une appropriation, on aurait tort de mettre l’accent uniquement sur l’argent. En politique, les voix ont de la valeur et l’objectif ultime est d’en obtenir – l’argent est simplement ce qui permet à un parti politique de courir après les voix.

[64] Dans le contexte d’une campagne politique, je conclus que le but de l’appropriation était d’épargner du temps et de l’argent ainsi que de créer une campagne politique percutante et d’influencer les électeurs. Tout ceci étaye la conclusion de plagiat qualitatif ainsi que le critère de substantialité.

[65] Pour ce qui est de savoir si l’utilisation des documents a été identique ou semblable à celle qu’en a faite la demanderesse, il est impossible de soutenir qu’une utilisation semblable a eu lieu. Bien que cet élément milite contre une conclusion de substantialité, il ne revêt que peu d’importance dans l’exercice de pondération auquel se livre la Cour en l’espèce.

[66] La Cour conclut donc que les défendeurs ont plagié, pour ce qui est de la publicité et des gazouillis, une partie importante des œuvres de la CBC protégées par le droit d’auteur.

[67] La question suivante est de savoir si la une telle appropriation est autorisée en tant qu’« utilisation équitable ».

F. Utilisation équitable

[68] La Cour ayant conclu que les défendeurs se sont approprié une partie « importante » des œuvres de la CBC, il appartient à ces derniers d’établir que le plagiat constituait une « utilisation équitable » au sens de la Loi. Cette question mène à une analyse en deux étapes : (1) l’utilisation doit avoir lieu à une fin permise; et (2) l’utilisation doit être équitable (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Bell Canada, 2012 CSC 36 [SOCAN].

[69] Peu importe, en l’espèce, que la question de l’utilisation équitable soit un [traduction] « droit » ou un [traduction] « moyen de défense » de l’utilisateur. Les dispositions relatives à l’utilisation équitable doivent, comme tous les textes législatifs, être conformes à l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC (1985), c I-21, et à l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, afin que les mots s’interprètent de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de leur objet.

[70] L’objet de l’« utilisation équitable » est de permettre à un utilisateur de se servir des documents protégés par le droit d’auteur à des fins précises et de certaines façons. Il n’y a aucune raison de donner aux dispositions un sens étroit et restrictif si l’on maintient l’équilibre entre les intérêts des utilisateurs et ceux des titulaires. Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 [CCH], il faut donner aux dispositions une interprétation large et libérale en ce qui a trait aux fins énumérées afin d’assurer un juste équilibre entre les droits des titulaires et ceux des utilisateurs.

(1) Fin permise

[71] À cet égard, la Cour ne peut pas aborder cette question comme le fait la CBC. La CBC donne à la disposition une interprétation étroite et formaliste qui est incompatible avec l’objet des dispositions. Cette approche est contraire à celle adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt SOCAN au para 27.

[72] La CBC, en axant l’examen sur les limites de la « critique », ne tient pas compte du libellé de l’article 29 qui met l’accent sur le but du plagiat et non seulement sur le type de communication ou de composition.

[73] Les défendeurs s’appuient sur les fins permises que sont la critique et le compte rendu, la satire et l’éducation. À mon avis, seule la critique est vraiment en cause en l’espèce.

[74] Bien que la satire comprenne des éléments de dérision, d’ironie ou de sarcasme, la teneur générale des œuvres de la CBC, telles que les défendeurs les ont utilisées, contient des éléments de satire, mais se rapproche davantage d’un [traduction] « bêtisier du sport » que de l’humour des « Monty Pythons ».

Pièce de vers où l’auteur attaque les vices et les ridicules de son temps.
Pamphlet ordinairement mêlé de prose et de vers, dans lequel on s’attaque aux mœurs publiques.
Écrit, propos, œuvre par lesquels on raille ou on critique vivement quelqu’un ou quelque chose.

Dictionnaire de français Larousse

[75] Le but des défendeurs est non seulement de rire du premier ministre ou de tourner en dérision son travail et son comportement, mais aussi de critiquer les idées et les actes du premier ministre et du Parti libéral dans le but de trouver des coupables.

[76] La CBC affirme que seule l’œuvre en tant que telle doit pouvoir faire l’objet d’une « critique ». Cette interprétation de la disposition est trop restrictive et minerait l’objectif, qui est de permettre la remise en question d’idées et de comportements d’une manière donnée. On mettrait alors l’accent sur la forme et non sur le contenu.

[77] Lord Denning, dans la décision Hubbard v Vosper, [1972] 2 QB 84 (Eng CA), a fait remarquer qu’il était impossible de définir précisément l’utilisation équitable. Si le plagiat a servi à la critique, notamment la critique de la philosophie sur laquelle repose l’Église de Scientologie (comme c’était le cas dans cette affaire), la copie peut servir à critiquer le style de l’œuvre tout comme les opinions qui y sont exprimées.

[78] Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt Fraser Health Authority v Hospital Employees’ Union, 2003 BCSC 807 au para 53, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que l’utilisation équitable aux fins de critique ne concerne pas uniquement la critique du style de l’œuvre, mais aussi la critique des idées que contient l’œuvre ainsi que des répercussions morales et sociales de l’œuvre.

[79] En résumé, la jurisprudence canadienne a établi que la critique est susceptible de porter non seulement sur le texte ou la composition d’une œuvre, mais aussi sur les idées exprimées dans l’œuvre ainsi que sur les répercussions morales et sociales de ces idées (voir Hager). Comme l’a conclu une cour britannique, une partie a le droit de critiquer non seulement le style littéraire, mais aussi la doctrine ou la philosophie exposée dans l’œuvre. La critique, la satire et le compte rendu constituent des remises en question intellectuelles de certaines pensées, paroles ou actions.

[80] La mention de la critique à l’article 29.1 doit être prise dans le contexte du compte rendu, de la parodie ou de la satire, où l’utilisation équitable permet de contester non seulement le format d’expression, mais aussi le contenu. Il serait artificiel de limiter les critiques à l’expression de la façon dont l’œuvre a été produite et d’empêcher la remise en question des idées ou des actions.

[81] La critique fait partie intégrante des œuvres de la CBC utilisées par les défendeurs. Par exemple, la publicité juxtaposait un bref vidéoclip du premier ministre invitant le téléspectateur à [traduction] « regarder ce que nous avons accompli » et une séquence d’actualités menant à une conclusion défavorable quant au travail accompli par le premier ministre et à ses prétendues erreurs.

[82] Les gazouillis ont fait à peu près la même chose pour ce qui est de critiquer le premier ministre, qu’il s’agisse de son travail dans le cadre de ses fonctions ou de sa prestation lors du débat des chefs, en faisant référence aux paroles prononcées lors du débat des chefs.

[83] Les vidéoclips de la publicité contiennent des éléments de satire, avec la juxtaposition de l’invitation à [traduction] « regarder ce que nous avons accompli » et de la couverture médiatique négative du bilan du premier ministre, en utilisant des exemples pour critiquer le premier ministre.

[84] Les défendeurs s’appuient sur l’« éducation » en tant que fin permise. La faiblesse de la position des défendeurs est qu’elle dilue la signification et la notion d’éducation au point de lui faire perdre tout son sens. La Cour doit examiner l’objet véritable de la campagne des défendeurs. Cette campagne est certainement conçue pour informer le public et le faire adhérer à un certain point de vue, comme c’est par exemple le cas de la publicité pour des biens de consommation, mais elle n’est pas conçue à des fins de formation, de discipline ou de transmission de connaissances autrement que pendant la période transitoire que représente une campagne électorale.

[85] Enfin, pour que les défendeurs réussissent à prouver qu’ils ont utilisé l’œuvre aux fins de critique, l’article 29.1 exige une mention de la « source ». La source n’est pas définie dans le cas d’un « titulaire ». Rappelons que la Cour ne doit pas entreprendre une analyse microscopique. L’objet de la disposition est respecté si la source est indiquée ou si un spectateur suffisamment informé peut la reconnaître. Il s’agit cependant d’une exigence importante, tel qu’il est indiqué dans la décision Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie c Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), [1997] 2 CF 306 (CF 1re inst).

[86] En l’espèce, le logo de la CBC figurait sur le vidéoclip Tasker, le vidéoclip de l’assemblée publique et le quatrième vidéoclip diffusé sur Twitter. Les autres extraits indiquent la source autrement, au moyen d’éléments facilement reconnaissables (sites des principales émissions, animateurs bien connus) et qui, de l’aveu de la CBC, permettent de la désigner.

[87] La Cour ayant conclu que l’appropriation des œuvres de la CBC avait eu lieu à une fin permise, elle doit déterminer si l’utilisation était « équitable ».

(2) Obligation d’équité

[88] Tel qu’il a été indiqué dans l’arrêt SOCAN, il faut examiner six (6) critères pour déterminer si une utilisation est équitable :

  1. le but de l’utilisation;

  2. la nature de l’utilisation;

  3. l’ampleur de l’utilisation;

  4. l’existence de solutions de rechange;

  5. la nature de l’œuvre;

  6. l’effet de l’utilisation sur l’œuvre.

En résumé, je conclus que ces critères militent en faveur d’une conclusion d’équité.

(a) But de l’utilisation

[89] Il est établi que le plagiat avait une fin permise – tout au moins celle de la critique. Cependant, il ne s’agissait pas d’une critique pour le principe et la Cour doit se pencher sur le but réel ou l’intention sous-tendant les « fins de critique ».

[90] L’objectif final était d’organiser une campagne électorale afin de recueillir assez de suffrages pour former un gouvernement. À cet égard, le but était la participation au processus démocratique. Dans ce contexte, même un objectif de levée de fonds fait partie d’un processus électoral.

[91] Bien qu’il faille veiller à ne pas trop draper l’analyse dans l’étendard de la démocratie – et donc, éviter que les paroles l’emportent sur la raison – il ressort des éléments de preuve que l’utilisation des œuvres de la CBC visait cet objectif politique légitime.

Par conséquent, ce critère permet de conclure à l’équité.

(b) Nature de l’utilisation

[92] Ce facteur se concentre sur le nombre de copies effectuées et sur leur diffusion. Une seule copine a tendance à être plus équitable que de multiples copies (SOCAN, au para 55). Cependant, la Cour suprême a formulé une mise en garde, compte tenu surtout des dispositifs modernes de communication tels qu’Internet, quant au fait que la mesure de la « quantité globale » d’œuvres numériques diffusées comparativement aux œuvres non numériques pourrait nuire à l’objectif de neutralité technique.

[93] Les répondants ont tort de tenter d’établir un lien entre la publicité et les gazouillis, d’une part, et les mesures dont il est question dans l’arrêt SOCAN, d’autre part. Dans l’arrêt SOCAN, les écoutes préalables étaient brèves et de moins bonne qualité que les œuvres musicales protégées par le droit d’auteur, en plus d’être supprimées automatiquement après l’écoute. Aucune de ces caractéristiques n’est présente en l’espèce.

[94] Peu de détails sont fournis quant à la diffusion et au visionnement; on sait cependant que la publicité a été vue deux millions de fois bien qu’elle ait supposément été accessible pendant six jours sur le compte de média sociaux des défendeurs. Il est établi que les gazouillis, sans que l’on sache combien de fois ils ont été vus, ont été « republiés » et « aimés » des centaines de fois.

[95] Il incombe aux défendeurs d’établir le « caractère équitable » et, s’agissant de ce facteur, ils ne l’ont pas fait.

(c) Ampleur de l’utilisation

[96] Ce facteur concerne la quantité d’œuvres utilisées pour lesquelles la Cour doit évaluer la proportion de l’extrait utilisé par rapport à l’ensemble de l’œuvre. Les défendeurs, comme je l’ai déjà indiqué, ont beaucoup insisté sur les petites proportions prélevées sur l’œuvre entière. Par exemple, chaque vidéoclip représente en moyenne 0,5 % à 3 % de l’œuvre originale dont il a été extrait. De la même façon, les vidéoclips du débat ne constituent qu’une fraction minime du débat des chefs qui a duré deux heures.

[97] Même si l’utilisation de productions de la CBC n’était ni excessive ni négligeable et même si les vidéoclips constituaient des séquences importantes, la publicité n’était pas uniquement constituée de vidéoclips ou de productions de la CBC, mais contenait aussi des éléments de bulletins de nouvelles diffusés par d’autres médias.

[98] Dans l’ensemble, ce critère milite en faveur d’une conclusion d’équité.

(d) Existence de solutions de rechange

[99] La CBC affirme que les défendeurs disposaient d’autres moyens efficaces de transmettre le même message sans violer son droit d’auteur.

[100] Il était possible, par exemple, d’inviter les gens à regarder le débat plutôt que d’utiliser des vidéoclips ou de demander à des acteurs de parler, en entrevue, de leur déception à l’égard de M. Trudeau, comme dans la publicité sur la trahison ou la vidéo concernant Mme Joly où divers membres du Parti conservateur discutaient avec des citoyens des décisions de M. Trudeau.

[101] La véritable question est de savoir si ces solutions de rechange étaient aussi raisonnablement efficaces que les interventions ou actions directes des personnalités politiques concernées. Il est par exemple difficile d’envisager une solution valable pour remplacer la scène de danse indienne de M. Trudeau ou sa réaction face aux questions embarrassantes au sujet de l’indemnisation des anciens combattants.

[102] Il s’agit, au mieux, d’un facteur neutre dans l’analyse du caractère équitable.

(e) Nature de l’œuvre

[103] Tel qu’il est expliqué dans la décision Wiseau (au para 192), ce critère tient compte de [traduction] « la nature de l’œuvre protégée par le droit d’auteur ainsi que la mesure dans laquelle l’œuvre a déjà été diffusée ». Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a fait remarquer que la reproduction d’une œuvre confidentielle est vraisemblablement moins équitable que la reproduction d’une œuvre publiée.

[104] La CBC étant un radiodiffuseur public, son contenu est clairement conçu pour être rendu public. Ce contenu peut être vu partout (maisons, bureaux, bars) et sur de nombreuses plateformes. En fait, la CBC a pour mission de diffuser son contenu et, dans des situations comme le débat des chefs, le PCPD avait l’obligation de diffuser largement le contenu.

[105] La nature de l’œuvre, c’est-à-dire des nouvelles ou du contenu qui s’y apparente, appuie une conclusion d’équité.

(f) Effet de l’utilisation sur l’œuvre

[106] La CBC dit craindre que son contenu soit utilisé d’une façon non partisane nuisant à son intégrité journalistique et à sa réputation de neutralité.

[107] Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle la reproduction de l’œuvre entre en concurrence sur le marché de l’œuvre originale, sauf dans la mesure où les segments présentés pourraient amener les gens à négliger l’œuvre originale, par exemple en ne regardant pas le débat des chefs.

[108] Il n’existe aucune preuve objective de la probabilité d’une atteinte à la réputation. Après tant d’années de couverture de l’actualité politique dans de nombreuses démocraties, rien ne prouve que la diffusion d’un segment d’un radiodiffuseur dans un cadre partisan a terni la réputation du radiodiffuseur.

[109] Comme je l’ai déjà fait remarquer, il est raisonnable que la CBC se soucie de sa neutralité. Le rôle même de la CBC est un sujet politique. Il pourrait arriver, à l’avenir, que la façon dont les productions de la CBC sont utilisées et diffusées nuise à la CBC – toutefois, ce n’est pas le cas en l’espèce. La peur et les suppositions ne sauraient justifier une conclusion d’iniquité quant à ce facteur.

(3) Résumé

[110] Après avoir évalué tous les facteurs, la Cour conclut que l’utilisation des œuvres de la CBC par les défendeurs était équitable, compte tenu des faits.

IV. Redressement

[111] Comme il est écrit au début de la présente décision, la CBC avait demandé une injonction exhaustive. Les modalités d’une telle injonction auraient consisté à créer un code applicable aux publicités politiques des défendeurs. Il est difficile de rédiger et d’appliquer un tel code.

La CBC a modifié sa demande de redressement et ne souhaite plus obtenir qu’une déclaration de droit. Ce type de redressement, bien qu’inhabituel, est connu en principe et en pratique (Ewert c Canada, 2018 CSC 30).

[112] Cependant, compte tenu de la décision rendue par la Cour, un simple rejet s’impose.

V. Conclusion

[113] Étant donné que la Cour a conclu que l’utilisation, par les défendeurs, des œuvres de la CBC protégées par le droit d’auteur avait eu lieu à une fin permise et constituait une « utilisation équitable », la présente demande doit être rejetée, avec dépens selon le tarif habituel.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1663-19

LA COUR rejette la demande avec dépens selon le tarif habituel.

« Michael L. Phelan »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1663-19

 

INTITULÉ :

CANADIAN BROADCASTING CORPORATION/SOCIÉTÉ RADIO-CANADA c PARTI CONSERVATEUR DU CANADA et FONDS CONSERVATEUR DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA, ONTARIO (POUR LA COUR) ET À TORONTO, ONTARIO (POUR LES PARTIES)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 11 et 12 février 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

le 13 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Andrea Gonsalves

Justin Safayeni

Dragana Rakic

 

Pour la demanderesse

 

Casey Chisick

Peter Henein

Any Obando

Jessica Zagar

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Cassels Brock & Blackwell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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