Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20210507


Dossier : IMM-842-20

Référence : 2021 CF 401

Ottawa (Ontario), le 7 mai 2021

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

Mauricio Alejandro SANCHEZ HERRERA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Mauricio Alejandro Sanchez Herrera demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [la SAI] du 20 janvier 2020, ayant accueilli l’appel logé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le Ministre] à l’encontre de la décision de la Section de l’immigration [la SI].

[2] En effet, le 1er mars 2018, la SI prend acte de la décision de la Cour fédérale dans Jean-Baptiste c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1317 [Jean-Baptiste]. Se considérant liée par cette décision de la Cour en vertu de la doctrine du précédent obligatoire (ou stare decisis), la SI conclut que la doctrine de la chose jugée s’applique à la situation de M. Sanchez Herrera. La SI émet donc une décision en faveur de ce dernier et ne prend pas la mesure d’expulsion demandée par le Ministre.

[3] Le 20 janvier 2020, en appel de la décision de la SI, la SAI choisit au contraire de ne pas appliquer l’affaire Jean-Baptiste et conclut que la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas à la situation de M. Sanchez Herrera. La SAI accueille donc l’appel du Ministre et décide que M. Sanchez Herrera est une personne décrite à l’alinéa 36(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

[4] La SAI prend alors une mesure d’expulsion envers M. Sanchez Herrera et, aux termes du paragraphe 69(2) et de l’alinéa 229(1)(c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], lui ordonne de quitter le Canada.

[5] En bref, et tel que mentionné aux parties lors de l’audience, je ne crois pas, avec égards pour mon collègue qui a décidé dans Jean-Baptiste, que les critères de la doctrine de la chose jugée sont satisfaits. Si j’avais à décider de la question, j’arriverais à une conclusion différente de celle de mon collègue, en respectant évidemment les principes de la courtoisie judiciaire (judicial comity), laquelle vise les juges de première instance et est reconnue comme une des variations de la doctrine du précédent obligatoire.

[6] Cependant, je n’ai pas besoin de décider de cette question de la chose jugée, puisque le Ministre ne m’a pas convaincue que la SAI pouvait elle, et pour les motifs qu’elle a invoqués, s’écarter des conclusions de droit que la Cour a tiré dans la décision Jean-Baptiste. Dans sa décision, la SAI n’a pas traité des exceptions à la doctrine du précédent obligatoire, et rien n’indique qu’elle les ait considérées ou respectées. Pour cette raison, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire et je retournerai l’affaire à la SAI pour une nouvelle détermination.

II. Faits pertinents

A. Déclarations de culpabilité de 2011 et procédures d’interdiction de territoire qui leurs sont liées (2011-2017)

[7] Le 31 août 1990, M. Sanchez Herrera, citoyen du Chili, devient résident permanent du Canada à titre de personne à charge de son père.

[8] Le 3 juin 2011, M. Sanchez Herrera est reconnu coupable d’avoir eu en sa possession une carte de crédit alors qu’il savait qu’elle avait été obtenue suite à la commission d’une infraction au Canada, crime prévu au sous-alinéa 342(1)(c)(i) du Code criminel, LRC 1985, ch C-46 [le Code criminel]. Il est condamné à une amende de 1 500,00 $ et à deux jours d’emprisonnement.

[9] Le 19 juin 2011, M. Sanchez Herrera est reconnu coupable de deux chefs de possession de substances en vue du trafic, infractions décrites au paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, ch 19. Il est condamné à 12 mois d’emprisonnement avec sursis.

[10] Le 11 octobre 2012, M. Sanchez Herrera fait l’objet d’un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi. L’agent conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Sanchez Herrera est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)(a) de la Loi, pour grande criminalité, en raison des trois déclarations de culpabilité précitées datant des 3 juin et 19 septembre 2011. Ce rapport est ensuite déféré pour enquête à la SI aux termes du paragraphe 44(2) de la Loi.

[11] Le 5 février 2013, la SI émet une mesure d’expulsion contre M. Sanchez Herrera [la décision SI 2013]. Compte tenu des déclarations de culpabilité de 2011, la SI détermine qu’il est une personne décrite à l’alinéa 36(1)(a) de la Loi parce qu’il a été reconnu coupable au Canada d’infractions en vertu de lois fédérales, punissables d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[12] M. Sanchez Herrera interjette appel de cette décision auprès de la SAI.

[13] Cependant, le ou vers le 6 juin 2015, avant que l’appel de la décision SI 2013 ne soit entendu par la SAI, M. Sanchez Herrera commet une autre infraction, un incendie criminel. Le 21 août 2015, il est reconnu coupable des infractions prévues aux articles 434 et 436.1 du Code criminel, et est condamné à 14 mois et 11 jours d’incarcération et au versement d’une amende de 400,00 $, en plus des 109 jours de détention préventive purgés.

[14] Le 3 octobre 2016, le Ministre demande une remise de l’audition de cet appel devant la SAI, puisque le dossier est alors en évaluation en vue de l’émission d’un autre rapport 44(1), cette fois en lien avec la déclaration de culpabilité du 21 août 2015 pour incendie criminel. La SAI rejette la demande de remise, et le dossier procède donc tel que prévu. Ainsi, le 25 octobre 2016, la SAI entend l’appel de M. Sanchez Herrera quant à la décision SI 2013.

[15] À cette date, la déclaration de culpabilité de 2015 pour l’incendie criminel ne fait pas encore l’objet d’un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi, n’a donc pas été déféré à la SI, qui ne s’est conséquemment pas prononcée sur le sujet. La détermination d’une interdiction de territoire découlant de la déclaration de culpabilité de 2015 pour incendie criminel et de la mesure de renvoi qui y serait liée, ne sont clairement pas devant la SAI en 2016.

[16] En 2016, devant la SAI, M. Sanchez Herrera ne conteste pas la validité légale de la mesure d’expulsion émise contre lui par la SI en 2013, celle découlant des déclarations de culpabilité de 2011. Il invoque plutôt le paragraphe 68(1) de la Loi, soumet qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales à son endroit et demande le sursis de la mesure d’expulsion prononcée contre lui par la SI. Dans le cadre de l’examen des motifs humanitaires, M. Sanchez Herrera fait notamment valoir à la SAI les circonstances entourant l’incendie criminel de 2015, l’introspection et les efforts qu’il a effectués pendant sa période d’incarcération et les motifs qui soutiennent sa possibilité de réadaptation.

[17] Il faut ici prendre une pause dans le récit de M. Sanchez Herrera pour souligner que le 28 novembre 2016, la Cour fédérale rend sa décision dans Jean-Baptiste, détaillée plus bas.

[18] Revenant à M. Sanchez Herrera, le 3 février 2017, la SAI rend sa décision [la décision SAI 2017]. Elle confirme d’abord la validité de la mesure d’expulsion prise par la SI en 2013, qui découle, faut-il le répéter, des déclarations de culpabilité de 2011 et du rapport 44(1) de 2012.

[19] Dans cette décision de 2017, la SAI examine par ailleurs s’il existe suffisamment de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales en faveur de M. Sanchez Herrera, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés et vu les autres circonstances de l’affaire. Dans le cadre de cet examen, au titre de la gravité des infractions, la SAI 2017 souligne notamment que ce sont les deux déclarations de culpabilité de 2011 qui ont entrainé la mesure d’expulsion prononcée par la SI en 2013. Au titre de la possibilité de réadaptation de M. Sanchez Herrera, la SAI 2017 examine les circonstances et l’impact de sa déclaration de culpabilité de 2015 pour l’incendie criminel.

[20] La SAI détermine, en 2017, qu’il existe suffisamment de motifs d’ordre humanitaire et elle sursoit à l’exécution de la mesure d’expulsion pour une période de trois ans. Elle impose certaines conditions à M. Sanchez Herrera et prévoit, au titre des « conditions du sursis de la mesure de renvoi », un réexamen à la fin du sursis et, notamment, que le sursis demeure en vigueur jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue suite au réexamen à la fin du sursis.

B. Déclaration de culpabilité de 2015 et procédures d’interdiction qui y sont liées (2017-2021)

[21] Le 9 novembre 2017, M. Sanchez Herrera fait l’objet d’un second rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi, cette fois en lien avec sa déclaration de culpabilité du mois d’août 2015 pour l’incendie criminel. L’agent invoque l’interdiction de territoire pour grande criminalité prévue à l’alinéa 36(1)(a) de la Loi. Le même jour, le rapport est déféré à la SI pour enquête, aux termes du paragraphe 44(2) de la Loi.

[22] En 2018, la SI mène l’enquête en lien avec ce second rapport 44(1). La SI signale alors aux parties qu’elles devront traiter des questions de la chose jugée, de l’abus de procédures et du stare decisis, compte tenu de la décision alors rendue par la Cour fédérale dans Jean-Baptiste, affaire dont les faits sont similaires et qui porte sur la chose jugée.

[23] Le Ministre plaide alors que la chose jugée ne s’applique pas, puisqu’il ne s’agit pas de la même question en litige, et puisque la décision SAI 2017 n’est pas une décision finale. Le Ministre note que la décision SAI 2017 ne révisait pas la décision SI 2013, puisque la mesure d’expulsion n’était pas contestée et que la SAI, en 2017, se prononçait sur un autre sujet, soit la prise de mesures spéciales. Subsidiairement, le Ministre plaide que si la SI conclut que les critères de chose jugée sont rencontrés, elle doit utiliser son pouvoir discrétionnaire pour ne pas l’appliquer. Devant la SI, le Ministre indique par ailleurs ne pas avoir d’arguments à faire valoir en lien avec le principe du stare decisis.

[24] Devant la SI, M. Sanchez Herrera soumet quant à lui que la décision SAI 2017 est bien une décision finale, et que la SI est tenue de suivre la décision de la Cour fédérale dans Jean-Baptiste et de conclure qu’il y a chose jugée. Il ajoute qu’il s’agit d’une situation d’abus de procédures de la part du Ministre.

[25] Le 1er mars 2018, la SI confirme sa juridiction, mais ne prend pas de mesure d’expulsion et rend une décision en faveur de M. Sanchez Herrera [la décision SI 2018]. La SI se considère liée par la décision de la Cour dans Jean-Baptiste en vertu du principe du stare decisis, et conclut que la doctrine de la chose jugée s’applique.

[26] Le Ministre interjette appel de cette décision SI 2018 devant la SAI.

[27] Devant la SAI, le Ministre soumet que la SI a mal appliqué les critères de la chose jugée et ceux du stare decisis et, subsidiairement, qu’il n’y a pas d’abus de procédures.

[28] Le Ministre soumet que la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas puisque les critères établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 [Danyluk] pour déterminer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas satisfaits. Le Ministre note à cet égard qu’il faut arriver à la même conclusion si on applique les critères de la préclusion découlant d’une cause d’action déjà jugée, soulevée aussi par M. Sanchez Herrera. Le Ministre précise qu’il ne s’agit pas des mêmes questions en litige et que la décision SAI 2017 n’est pas une décision finale, compte tenu de l’article 66 de la Loi et de la décision elle-même. À cet égard, le Ministre précise que la décision SAI 2017 n’est pas non plus une décision judiciaire selon les sous-critères énoncés dans l’arrêt Danyluk.

[29] Devant la SAI, le Ministre ajoute que la décision de la Cour dans Jean-Baptiste ne devait pas être suivie par la SI, puisque les critères requis pour appliquer la doctrine du stare decisis ne sont pas satisfaits. Le Ministre plaide que (1) l’affaire Jean-Baptiste ne tranche pas tous les arguments soulevés dans le cadre de la présente affaire; (2) dans l’affaire Jean-Baptiste, le juge n’examine pas si la décision initiale est réellement une décision judiciaire qui peut servir en ce sens et notamment si le décideur a compétence selon les trois sous-critères établis par Danyluk; et (3) l’arrêt Danyluk de la Cour suprême du Canada doit être suivi.

[30] Enfin, le Ministre soumet à la SAI qu’il n’y a pas d’abus de procédure, puisque le délai encouru pour émettre le rapport 44(1) en lien avec la déclaration de culpabilité suite à l’incendie criminel n’est pas déraisonnable ou exceptionnel et que, de toute façon, la SI n’est pas habilitée à considérer les circonstances de l’émission d’un rapport 44(1) et la décision du Ministre de le déférer à la SI. Pour contester le rapport 44(1) et la décision du Ministre sous 44(2), le demandeur devait s’adresser à la Cour fédérale, et non à la SI (Collins c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CanLII 16327; Fabbiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1219).

[31] Devant la SAI, M. Sanchez Herrera répond essentiellement que (1) il y a chose jugée en vertu de la préclusion; (2) le silence de la SI quant à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour ne pas appliquer la chose jugée ne rend pas la décision nulle; (3) la SAI doit, comme la SI, suivre la décision de la Cour fédérale dans Jean-Baptiste, en vertu de la doctrine du stare decisis; et (4) l’émission d’un rapport 44(1) par le Ministre deux ans après la déclaration de culpabilité, et une fois la décision SAI 2017 rendue, témoigne d’un abus de procédures qui porte directement atteinte au droit de M. Sanchez Herrera à la sécurité juridique.

[32] Le 20 janvier 2020, la SAI accueille l’appel du Ministre et prend une mesure d’expulsion à l’endroit de M. Sanchez Herrera. Cette décision, décrite plus bas, fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

C. La décision de la Cour fédérale dans l’affaire Jean-Baptiste

[33] La décision Jean-Baptiste est centrale à la présente affaire et il est donc utile de la résumer à cette étape-ci, pour comprendre la suite. Les parties ont confirmé que les faits de l’affaire Jean-Baptiste sont similaires à ceux en l’instance.

[34] En bref, et selon les faits relatés dans la décision, de 2007 à 2013, M. Jean-Baptiste, résident permanent du Canada, cumule les infractions criminelles. En janvier 2011, un premier rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi est rédigé visant ses condamnations de 2009 et 2010. En février 2011, le rapport est déféré à la SI, et le 15 mars 2011, la SI prend une mesure d’expulsion contre M. Jean-Baptiste. Ce dernier interjette appel auprès de la SAI.

[35] Le 4 juillet 2014, avant que l’appel ne soit entendu par la SAI, un second rapport 44(1) est rédigé, visant cette fois les déclarations de culpabilité et peines de 2013 et 2014. Ce rapport n’est pas déféré à la SI pour enquête.

[36] Le 17 juin 2015, la SAI entend l’appel de M. Jean-Baptiste et le 8 juillet 2015, elle sursoit à l’exécution de la mesure d’expulsion prononcée par la SI, laquelle résultait, faut-il le rappeler, des déclarations de culpabilité de 2009 et 2011. La SAI conclut à l’existence de motifs humanitaires suffisants, tel que le permet l’article 68 de la Loi. Les informations en lien avec les déclarations de culpabilités et peines imposées en 2013 et 2014 sont devant la SAI lorsqu’elle évalue les motifs humanitaires.

[37] Le 19 novembre 2015, en dépit des objections de M. Jean-Baptiste, qui invoque alors un abus de procédures, l’ASFC rédige de nouveau le même second rapport 44(1), qui vise les déclarations de culpabilité et peines de 2013 et 2014. Par contre, cette fois, le rapport est déféré pour enquête à la SI.

[38] Le 1er avril 2016, la SI trouve M. Jean-Baptiste visé par 36(1)(a) de la Loi et prend une mesure d’expulsion contre lui.

[39] En vertu de l’article 64 de la Loi, M. Jean-Baptiste ne peut interjeter appel de la décision de la SI auprès de la SAI, et il demande donc plutôt à la Cour de contrôler la décision de la SI.

[40] La Cour, en contrôle judiciaire, casse la décision de la SI de 2016. Elle conclut que les principes de la chose jugée s’appliquent, compte tenu de la décision de la SAI de 2015, et que la SI ne pouvait pas, en 2016, examiner le second rapport 44(1), celui visant les déclarations de culpabilité de 2013 et 2014.

[41] La Cour détermine que toute l’information pertinente (les déclarations de culpabilité et peines de 2013 et 2014) était devant la SAI en 2015, au moment d’accorder le sursis, et que l’arrêt Danyluk ne permet pas un réexamen de cette information. Plus particulièrement, la Cour détermine que :

[32] Le principe de res judicata est simple : dès lors qu’un tribunal a rendu une décision, il n’est pas loisible aux parties de recommencer des procédures en faisant fi de cette décision si la même question a été décidée, si cette décision judiciaire est définitive et s’il s’agit des mêmes parties (Danyluk, ci-dessus).

[33] En l’espèce, la Commissaire de la SI était saisie du déféré pour enquête soumis par l’ASFC le 19 novembre 2015, malgré qu’une décision concernant les mêmes faits avait déjà été rendue par la SAI le 8 juillet 2015. Certes, le 1er avril 2016, la SI était saisie en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, alors que la SAI contrôlait l’existence de motifs humanitaires pour accorder un sursis à un renvoi. Il demeure tout de même que la SAI contrôlait une mesure d’expulsion émise par la SI en application de la même disposition de la loi.

[34] En déposant un second rapport à la SI après que la SAI ait fait droit à l’appel du demandeur, l’ASFC a préféré contourner cette décision et ignorer le principe de la chose jugée. Le demandeur aurait pu demander le contrôle judiciaire de cette décision de la SAI, mais il ne s’est pas prévalu de cette procédure. La Cour ne peut cautionner une telle pratique.

[42] Ainsi, il parait clair que la Cour, dans Jean-Baptiste, applique les principes de la chose jugée développés par la Cour suprême dans Danyluk et qu’elle ne s’en écarte pas. La Cour conclut plutôt que les critères de Danyluk sont satisfaits, ayant conclu que les parties sont les mêmes, que la décision de la SAI est une décision finale et que les mêmes questions sont en litige.

III. La décision de la SAI en 2020, objet du présent contrôle judiciaire

[43] Revenons au dossier de M. Sanchez Herrera. Le 20 janvier 2020, donc, la SAI détermine (1) que M. Sanchez Herrera, résident permanent du Canada, est l’objet d’une mesure d’expulsion en raison de sa déclaration de culpabilité d’août 2015, qui découle d’un acte criminel punissable par plus de 10 ans d’emprisonnement; (2) que la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas en l’espèce, car les critères ne sont pas rencontrés; (3) qu’il convient de ne pas appliquer l’affaire Jean-Baptiste; et (4) que les prétentions d’abus de procédures de M. Sanchez Herrera doivent être rejetées.

[44] La SAI note d’abord que la SI, en 2018, a correctement conclu que, le 21 août 2015, M. Sanchez Herrera a été condamné à une peine de 18 mois de détention ferme pour une infraction d’incendie criminel. La SAI ajoute que M. Sanchez Herrera était alors (en août 2015) en attente d’une audience devant la SAI, mais plutôt en lien avec la mesure d’expulsion prise par la SI en 2013 et découlant des déclarations de culpabilité de 2011 et du rapport 44(1) de 2012. La SAI note alors également que la déclaration de culpabilité pour l’incendie criminel a été considérée par la SAI en 2017, mais uniquement au titre de l’évaluation de l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales sous la forme d’un sursis de l’exécution de la mesure d’expulsion.

[45] La SAI note ensuite être « en total désaccord » avec la conclusion de la SI quant à la chose jugée. La SAI détermine au contraire que la doctrine de la chose jugée ne s’applique pas en l’espèce. Les critères de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas rencontrés puisque, en somme : (1) il ne s’agit pas de la même question juridique: l’enquête devant la SI en 2018 était en lien avec la second rapport 44(1) et constituait une nouvelle question jamais tranchée; et (2) la décision SAI 2017 sur la question n’était pas une décision finale sur une affaire dont elle est saisie puisqu’il n’est pas « fait droit » à l’appel. La SAI s’appuie sur les articles 66, 69 et 72 de la Loi.

[46] En lien avec la décision de la Cour fédérale dans Jean-Baptiste, la SAI mentionne :

· Au paragraphe 7 de sa décision : « Contrairement à ce que suggère la Cour fédérale au paragraphe 34 de l’affaire Jean-Baptiste, un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi n’est pas une décision finale sur une affaire dont la SAI est saisie »;

· Au paragraphe 9 : « De plus, toujours dans l’affaire Jean-Baptiste, la Cour fédérale conclut que la SAI « contrôlait une mesure d’expulsion émise par la SI ». Encore faut-il parler de la même mesure d’expulsion ». La SAI étaie ensuite, en somme, que la Cour fédérale n’a pas considéré qu’elle contrôlait deux mesure d’expulsion différentes, dont une n’avait, en fait, même pas été déférée pour enquête à la SI;

· Au paragraphe 11 : La SAI indique : « [L]a décision Jean-Baptiste est malheureusement difficile à suivre et la SAI ne peut s’y référer pour trancher ce cas. Par ailleurs, le jugement Jean-Baptiste ne clarifie pas l’ensemble des arguments traités par la SAI dans cette décision-ci. »;

· Au paragraphe 12 : « [La SAI] choisit de ne pas appliquer l’affaire Jean-Baptiste. En effet, la SAI considère que la décision s’écarte des principes applicables à la doctrine de la chose jugée, telle que développée par la Cour Suprême dans [Danyluk] »;

· Au même paragraphe : La SAI réitère : « D’abord, il ressort clairement de la structure de la LIPR qu’un sursis n’est pas une décision finale portant sur une mesure de renvoi (voir 68(3) et 69(1) de la LIPR) »;

· Toujours au paragraphe 12 : « Ensuite la jurisprudence a déjà établi que les questions en litige à la SI lors d’une enquête relative à certaines condamnations sont différentes des questions devant la SAI qui, accordant un sursis relativement à d’autres condamnations, tiennent compte des nouvelles condamnations dont la SI a été saisie »;

· Encore au paragraphe 12 : La SAI termine en indiquant que, même si les trois conditions de la chose jugée existaient, elle exercerait son pouvoir discrétionnaire pour refuser l’application de la chose jugée afin de favoriser l’administration de la justice, citant Danyluk aux paragraphes 66 et 67.

[47] La SAI exprime donc son désaccord avec les conclusions de la Cour fédérale selon lesquelles (1) la première décision de la SAI est une décision finale; (2) la SAI contrôlait aussi une mesure d’expulsion; et (3) il s’agit des mêmes questions en litige.

[48] En lien avec les prétentions d’abus de procédure, la SAI conclut que les faits ne permettent pas d’accueillir l’argument de M. Sanchez Herrera. Ce dernier ne conteste pas cette conclusion devant la Cour et il n’est pas nécessaire de détailler cette section de la décision de la SAI.

[49] Ultimement, la SAI conclut que le Ministre a démontré, par prépondérance des probabilités, que la doctrine de la chose jugée n’était pas applicable par la SI dans le cas en litige devant elle en 2018. La SAI détermine conséquemment que l’analyse de la situation, telle qu’elle aurait dû être faite par la SI, mène à la conclusion que M. Sanchez Herrera est l’objet d’une mesure de renvoi en raison de sa grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)(a) de la Loi. La SAI accueille l’appel du Ministre.

IV. Question en litige

[50] M. Sanchez Herrera demande à la Cour de déterminer si (1) la SAI a commis une erreur dans l’application de la doctrine de la chose jugée; (2) la SAI a violé la doctrine du stare decisis en refusant d’appliquer une règle développée dans un précédent de la Cour fédérale; et (3) il existe un intérêt particulier justifiant son intervention.

V. Position des parties

[51] Une seule question permet à la Cour de disposer du litige, celle liée au non-respect de la doctrine du précédent obligatoire, ou stare decisis, par la SAI.

[52] En effet, le Ministre ne m’a pas convaincue que la SAI a considéré ou suivi les critères stricts de la doctrine du précédent obligatoire établis par la jurisprudence avant de choisir ne pas appliquer la décision de la Cour fédérale dans l’affaire Jean-Baptiste. Il s’agit d’une erreur fatale.

[53] M. Sanchez Herrera soumet qu’un élément important de la décision de la SAI est l’existence d’un jugement de la Cour fédérale avec lequel elle s’est dite en désaccord et qu’elle a écarté, violant ainsi la règle du précédent obligatoire.

[54] M. Sanchez Herrera ajoute qu’il s’agit d’une question de droit dépassant l’expertise du tribunal et qui pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble du système judiciaire canadien, et qu’il convient conséquemment pour la Cour de recourir à la norme de la décision correcte (aucune référence n’est fournie).

[55] M. Sanchez Herrera soumet que la SAI ne pouvait pas se dire en désaccord avec la décision de la Cour dans Jean-Baptiste et refuser de l’appliquer. Il note qu’un décideur ne peut refuser d’appliquer le précédent d’un tribunal supérieur.

[56] La Cour a demandé aux parties de déposer des représentations additionnelles en lien avec deux décision récentes de la Cour d’appel fédérale [CAF] traitant de la doctrine du précédent obligatoire, soit la décision Tan c Canada (Procureur général), 2018 CAF 186 [Tan] et la décision Banque de Montréal c Li, 2020 CAF 22 [Banque de Montréal].

[57] M. Sanchez Herrera soumet que ces deux décisions sont claires et ne laissent place à aucun doute, que la SAI doit suivre la jurisprudence développée par la Cour fédérale (stare decisis vertical) et ajoute que la soussignée, présidant la présente audience, est aussi tenue d’appliquer le ratio decidendi de l’affaire Jean-Baptiste.

[58] Le Ministre répond que la norme de la décision raisonnable s’applique, en vertu de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[59] Dans son mémoire, le Ministre plaide qu’une décision d’un tribunal supérieur ne doit pas être suivie dans les circonstances suivantes :

· Lorsqu’il y a des arguments additionnels qui n’ont jamais été tranchés par le jugement au soutien duquel le stare decisis est invoqué;

· Lorsqu’une décision d’une instance encore plus supérieure que la première énonce des critères que la première a omis d’appliquer ou de considérer; ou

· Lorsque le jugement par rapport auquel on invoque le stare decisis ne démontre pas une analyse détaillée des critères applicables.

[60] Ainsi, le Ministre soumet qu’il était approprié pour la SAI de ne pas appliquer la décision Jean-Baptiste, puisque le juge n’y avait pas tranché tous les arguments qui sont soulevés dans le présent dossier (notamment les dispositions applicables de la Loi quant au caractère non final d’une décision de la SAI accordant le sursis), que la SAI n’avait pas, en 2017, compétence pour trancher la seconde mesure de renvoi, et que la question de déterminer si la décision SAI 2017 est réellement une décision judiciaire, selon les sous-critères de l’arrêt Danyluk, et particulièrement la question de la compétence de la SAI en 2017, en regard de la seconde mesure de renvoi.

[61] Le Ministre soumet donc que la décision Jean-Baptiste ne peut servir de précédent, n’ayant pas traité de toutes les questions soulevées dans la présente affaire. Il note donc qu’il était raisonnable et correct pour la SAI de retenir les arguments du Ministre quant à l’arrêt Jean-Baptiste. Il ajoute que la décision n’établit aucun courant jurisprudentiel et n’a été ni citée ni considérée en appel.

[62] Le Ministre rappelle qu’une décision qui s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence constante, n’a pas besoin d’être suivie en vertu des paragraphes 131 et 132 de l’arrêt Vavilov. Il précise que la SAI avait le choix de suivre la décision Jean-Baptiste, de la Cour fédérale, ou de suivre l’arrêt Danyluk, de la Cour suprême, et qu’elle n’a pas erré en suivant la décision de la Cour suprême, en vertu des principes mêmes de la doctrine du précédent obligatoire.

[63] En réponse à la demande de la Cour, le Ministre a présenté des observations sur les deux décisions de la CAF mentionnées plus haut. En lien avec la décision Tan, le Ministre confirme ainsi que les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations: (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne. Il précise que la CAF indique aussi que la règle du stare decisis n’oblige pas à suivre un mauvais chemin et que des critères ont été établis pour s’écarter des terrains battus.

[64] Ainsi, le Ministre ajoute que la SAI a déterminé que la chose jugée, ou res judicata, ne s’appliquait pas, parce que les deux premiers critères de Danyluk n’étaient pas rencontrés, et que la SAI s’appuie ainsi sur Danyluk plutôt que sur Jean-Baptiste. Le Ministre précise que la SAI a distingué en détail la décision Jean-Baptiste aux paragraphes 6 à 12 de sa décision aux fins d’expliquer pourquoi elle s’en écartait.

[65] Le Ministre est d’avis que les motifs démontrent raisonnablement que la SAI, à la lumière des nouveaux arguments juridiques invoqués, considérait le précédent Jean-Baptiste comme « manifestement erroné ».

[66] En lien avec la décision de la CAF dans Banque de Montréal, le Ministre soumet d’abord que la CAF y confirme l’application de la norme de la décision raisonnable.

[67] Ensuite, le Ministre cite les paragraphes 36 et 37 de la décision pour confirmer, essentiellement, que la doctrine du stare decisis doit parfois céder le pas lorsqu’une décision est erronée, tel qu’établi par la décision Miller c Canada (Procureur général), 2002 CAF 370 [Miller]. Le Ministre soutient que la décision confirme qu’un tribunal administratif peut « choisir » de s’écarter d’un précédent s’il a des motifs de le faire, notamment les trois motifs que le Ministre a plaidés devant la SAI et a repris devant la Cour. Le Ministre soumet que ces trois motifs, bien que non exhaustifs, pouvaient effectivement servir à démontrer qu’un précédent de la Cour est manifestement erroné, tel qu’établi dans Miller.

[68] Le Ministre soumet que la CAF a confirmé à de nombreuses reprises le principe établi dans Miller et cite à cet égard Brace c Canada (Procureur général), 2019 CAF 274 [Brace]; Markou c Canada, 2019 CAF 299 au para 52 [Markou]; Ark Angel Fund c Canada (Revenu national), 2020 CAF 99 au para 3 [Ark Angel]; Canada c 984274 Alberta Inc, 2020 CAF 125 au para 55 [Alberta Inc]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil Canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 [Conseil Canadien]; Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 au para 31 [Dugré].

VI. Analyse

a) Norme de contrôle

[69] J’appliquerai la norme de la décision raisonnable. Tel que le mentionne M. Sanchez Herrera, l’arrêt Vavilov (au para 17) prévoit une exception à la présomption que la norme de la décision raisonnable s’applique pour certaines questions touchant le système juridique dans son ensemble. Par contre, il ne m’a pas convaincue que cette exception s’applique en l’espèce (Banque de Montréal).

[70] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31). La cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[71] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (Vavilov au para 86 [italiques dans l’original]). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). Enfin, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.

b) Doctrine du précédent obligatoire (stare decisis)

[72] Le doctrine du précédent obligatoire, ou stare decisis, est le « principe en vertu duquel les tribunaux rendent des décisions conformes à celles qu’ils ont déjà rendues ou à celles que les tribunaux supérieurs ont déjà prononcées » (Hubert Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e éd (Montréal, Wilson & Lafleur, 2015)).

[73] La notion de certitude du droit exige que les tribunaux suivent et appliquent les précédents qui font autorité. C’est d’ailleurs l’assise fondamentale de la common law (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 38 [Bedford]). La question de savoir à quelles conditions il est possible de s’écarter d’un précédent, le cas échéant, se présente de deux manières. Elle se pose premièrement du point de vue « hiérarchique ». À quelles conditions une juridiction inférieure peut‑elle, le cas échéant, s’écarter du précédent établi par une juridiction supérieure? Elle se pose deuxièmement du point de vue « collégial ». À quelles conditions une juridiction comme la Cour suprême peut‑elle, le cas échéant, s’écarter de ses propres précédents? (Bedford au para 39).

[74] Ainsi, le point de vue « collégial » serait celui de la Cour suprême ou encore de différentes formations de la Cour d’appel, envers leurs propres précédents. La courtoisie judiciaire (judicial comity) régit quant à elle les conditions sous lesquelles un juge d’une cour de première instance, comme la Cour fédérale, peut s’écarter d’une décision d’un autre juge de la même cour.

[75] Il est admis qu’en l’instance, il s’agit d’un cas de stare decisis « hiérarchique », ou « vertical », impliquant l’obligation pour la SAI de suivre un précédent de la Cour fédérale.

[76] Ainsi, selon la Cour suprême, toujours dans Bedford, une juridiction inférieure ne peut pas faire abstraction d’un précédent qui fait autorité. Plus particulièrement, une « juridiction inférieure est liée par les conclusions de droit particulières tirées par une juridiction supérieure susceptible d’être saisie, directement ou indirectement, de l’appel de ses décisions » (Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184 au paragraphe 18).

[77] La barre est haute lorsqu’il s’agit d’en justifier le réexamen. Les conditions sont réunies lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou qu’il y a modification importante de la situation ou de la preuve. Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent (Bedford au para 44).

[78] La Cour suprême a réitéré cette position dans l’arrêt Carter c Canada (Procureur général), 2015 SCC 5 au paragraphe 44 [Carter], en précisant : « La doctrine selon laquelle les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures est un principe fondamental de notre système juridique. Elle confère une certitude tout en permettant l’évolution ordonnée et progressive du droit. Cependant, le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne ».

[79] La question a été récemment examinée par la CAF dans les décisions Tan et Banque de Montréal, que j’ai soulignés aux parties, et dans la décision Miller, en 2002, sur laquelle s’appuie le Ministre, notamment pour avancer le critère de la décision manifestement erronée.

[80] Or, la décision de la CAF dans Miller ne traite pas du stare decisis « hiérarchique » qui se présente en l’instance. Elle traite plutôt du stare decisis « collégial », particulièrement celui entre différentes formations de la CAF elle-même.

[81] La CAF y confirme, au paragraphe 8, qu’elle peut renverser ses propres décisions, à certaines conditions. Elle précise ainsi, au paragraphe 10, que le « critère utilisé pour renverser la décision d’une autre formation de notre Cour exige que la décision en cause soit manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté ». La CAF indique aussi que pour avoir gain de cause, l’appelant doit non seulement convaincre la formation que la décision antérieure est erronée, mais aussi qu’elle doit être renversée. Dans cette décision, la CAF conclut d’ailleurs que, même si la décision était erronée, elle n’a pas été convaincue qu’il existe des motifs impératifs qui justifieraient de ne pas l’appliquer.

[82] Cette décision traite clairement du stare decisis collégial entre différentes formations de la CAF et ne traite donc pas de la situation qui nous occupe, qui est hiérarchique, à savoir, l’obligation pour la SAI de suivre un précédent de la Cour fédérale.

[83] Dans la décision Tan, la CAF examine encore un de ses propres précédents et applique donc la doctrine du stare decisis « collégial ». Ainsi, au paragraphe 31 de la décision, la CAF précise deux autres circonstances permettant à une formation de la CAF de s’écarter de la décision d’une autre formation. La CAF examine aussi la norme à appliquer lorsqu’une formation de cinq juges examine une décision rendue par une formation de trois juges, en retenant le critère des motifs impérieux.

[84] Cependant, la CAF aborde au passage la doctrine du stare decisis hiérarchique. Ainsi, les passages les plus pertinents de cette décision, aux fins de la présente demande, se trouvent aux paragraphes 22 et 29. Au paragraphe 22, la CAF confirme que : « La jurisprudence indique que la règle du stare decisis exige qu’un tribunal administratif suive l’interprétation que la Cour fait du droit ». Au paragraphe 29, la CAF reprend le principe énoncé par la Cour suprême dans Carter selon lequel les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne ».

[85] La CAF confirme certes que ces principes ont été énoncés à l’égard de la règle du stare decisis vertical, ou hiérarchique, et qu’ils sont tout aussi pertinents à l’égard du stare decisis horizontal. Cependant, la CAF n’indique pas, à l’inverse, que les critères du stare decisis collégial, c.-à-d. notamment le critère « manifestement erroné », s’applique au stare decisis hiérarchique.

[86] Dans la décision Banque de Montréal, la CAF rappelle : « Par principe, un décideur administratif est tenu de respecter les précédents applicables émanant de n’importe quel tribunal, et plus particulièrement s’il s’agit d’une cour d’appel; la doctrine du stare decisis n’exige rien de moins (Tan c Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, 427 DLR (4th) 336, au paragraphe 22 [arrêt Tan]). Les tribunaux eux-mêmes peuvent s’écarter des précédents dans des cas exceptionnels. La Cour suprême a reconnu que la certitude et la prévisibilité de la doctrine du stare decisis doivent parfois céder le pas lorsqu’une décision est erronée ou lorsque les circonstances économiques, sociales et politiques sous-jacentes à une décision ont changé (voir les arrêts Ontario (Procureur général) c Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 RCS 3, aux paragraphes 56 et 57; Canada c Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 RCS 489, aux paragraphes 24 à 27; Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101, au paragraphe 47; Teva Canada Ltée c TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 RCS 317, au paragraphe 65; Vavilov, au paragraphe 18) ».

[87] Les décisions citées par le Ministre et appliquant la décision Miller de la CAF de 2002 traitent toutes de stare decisis collégial, et non hiérarchique et, vu les nuances entre les différents critères s’appliquant à chacun, ne sont pas utiles.

[88] Tel que mentionné précédemment, la Cour suprême a confirmé que les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne ».

[89] Je n’ai pas trouvé, dans la jurisprudence, les exceptions soulevées par le Ministre dans son mémoire, ou celle de la décision manifestement erronée subséquemment invoquée, et qui permettraient à la SAI de s’écarter d’un précédent de la Cour fédérale. En outre, rien n’indique qu’il soit nécessaire qu’une décision de la Cour fédérale ait été citée, suivie ou examinée en appel pour lier la SAI en vertu de la doctrine du précédent obligatoire.

[90] Au surplus, la SAI n’a, en l’instance, pas discuté des exceptions qui lui permettraient d’être dégagée de son obligation de suivre un précédent de la Cour fédérale, et rien n’indique qu’elle ait considéré ou appliqué les critères établis par la Cour suprême.

[91] La conclusion de la SAI selon laquelle la Cour, dans Jean-Baptiste, s’écarte des principes applicables à la doctrine de la chose jugée établis par la Cour suprême dans Danyluk parait déraisonnable et incorrecte. Il ne pouvait donc s’agir, pour la SAI, d’avoir à choisir entre la décision de la Cour fédérale et celle de la Cour suprême. La SAI exprime plutôt son désaccord avec les conclusions que la Cour fédérale a tiré, suite à son analyse des critères établis par Danyluk.

[92] La SAI peut se déclarer en désaccord avec les conclusions de droit particulières tirées par la Cour fédérale et étayer son analyse. Cependant, à défaut de considérer et de satisfaire aux critères établis par la Cour suprême pour s’en écarter, la SAI doit se déclarer liée par lesdites conclusions.

VII. Conclusion

[93] La décision de la SAI n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques pertinentes. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et le dossier sera retourné à la SAI pour un nouvel examen par un autre décideur.

[94] Les parties se sont entendues pour soumettre une question certifiée à la Cour. Une question, pour être certifiée, doit avoir une incidence sur l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties et soulever une question d’importance générale. La question doit aussi avoir été traitée par la Cour fédérale et doit nécessairement découler de l’affaire elle-même, et non découler de la façon dont la Cour fédérale a tranché l’affaire (Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 FCA 16 au para 3).

[95] Ainsi, puisque la question suggérée porte sur les principes de la chose jugée et que cette question n’a été traitée que de façon incidence, la question ne sera pas certifiée.


JUGEMENT dans IMM-842-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Le dossier est retourné à la SAI pour un nouvel examen;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-842-20

INTITULÉ :

MAURICIO ALEJANDRO SANCHEZ HERRERA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec) par vidéoconference

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 mars 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 7 mai 2021

COMPARUTIONS :

Me Alain Vallières

Pour le demandeur

Me Jocelyne Murphy

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alain Vallières

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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