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Date: 20020430

Dossier : IMM-2886-01

Référence neutre : 2002 CFPI 491

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                              PATRICIA STERLING

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 La Cour est saisie d'une demande fondée sur le paragraphe 82.1(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, visant le contrôle judiciaire de la décision d'un agent d'immigration, rendue le 5 juin 2001, de ne pas formuler de recommandation favorable sous le régime du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, précitée.

[2]                 La demanderesse veut obtenir un bref de certiorari annulant la décision de l'agent et renvoyant l'affaire pour réexamen par un autre agent.

Contexte

[3]                 La demanderesse, Patricia Sterling, est citoyenne jamaïcaine. Elle est mère de dix enfants dont quatre sont nés en Jamaïque et six, au Canada.

[4]                 Elle est entrée au Canada, le 28 août 1990, avec son mari et ses quatre enfants nés en Jamaïque, munie d'un permis du ministre. En 1994, le permis du ministre a été annulé lorsque son mari a dû s'en remettre à l'aide sociale en raison d'une blessure subie dans un accident d'automobile.

[5]                 Sa revendication de statut de réfugié a été rejetée le 13 janvier 1995. Une mesure de renvoi a été prise contre elle le 7 octobre 1994 et est devenue valide le 14 janvier 1995. Une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire a été rejetée en 1995. La demanderesse a fait l'objet d'un mandat pour ne pas s'être présentée, avec son mari et ses quatre enfants nés en Jamaïque, pour la procédure de renvoi.

[6]                 La demanderesse vit actuellement au Canada avec ses six enfants nés au Canada. Son mari vit en Jamaïque avec leurs quatre enfants nés dans ce pays.


[7]                 La demanderesse a rencontré l'agent au mois de février 2001. Celui-ci a par la suite refusé la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qu'elle avait présentée pour être exemptée des exigences afférentes au droit d'établissement prévues au paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration, précitée. Il s'agit en l'espèce du contrôle judiciaire de cette décision.

Argumentation de la demanderesse

[8]                 Selon la demanderesse, la norme de contrôle applicable à la décision de l'agent en matière de motifs d'ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[9]                 La demanderesse soutient que l'agent n'a pas accordé le poids qu'il fallait à l'intérêt des enfants et s'est préoccupé des contraventions de la mère aux règles de l'immigration, déclarant qu'il se refusait à la récompenser pour sa conduite illégale.

[10]            Elle prétend que la conduite de l'agent a fait naître une crainte raisonnable de partialité, si tant est qu'elle ne constituait pas de la partialité. Les propos de l'agent tout au long de son rapport permettent de conclure qu'il inclinait à rejeter la demande en raison de ses propres vues et non à rendre une décision sur le fond.

[11]            Elle ajoute que l'agent s'est fondé sur des éléments de preuve extrinsèque qui ont joué un rôle primordial dans son évaluation, comme la donnée voulant que le taux de pauvreté à Toronto soit de 36 %, et qu'il n'a jamais communiqué à la demanderesse ou à son avocat la source de ce renseignement.

[12]            La demanderesse soutient que le rejet de sa demande est déraisonnable, et que l'agent n'a pas correctement évalué l'intérêt des enfants.

[13]            Selon la demanderesse, l'agent a commis une erreur de droit en émettant des doutes sur la conduite de celle-ci, qui a eu six enfants au Canada, car le fait pour une immigrante dans l'illégalité d'avoir des enfants alors que personne n'a de statut n'a rien à voir avec la question de savoir si elle devrait obtenir une exemption.

[14]            La demanderesse affirme que l'agent n'a pas tenu compte du rapport du Dr Fiati, laquelle avait déclaré qu'il n'existait pas de système d'aide à l'enfance en Jamaïque, alors qu'il y en avait au Canada. Selon le Dr Fiati, il était dans l'intérêt des enfants qu'ils restent au Canada.

[15]            La demanderesse soutient enfin que si l'agent avec qui elle a eu l'entrevue n'était pas le délégué du Ministre aux fins de l'octroi de l'exemption, il aurait fallu que toute recommandation échangée entre l'agent et le délégué lui soit communiquée, afin qu'elle puisse répondre à toute divergence.


Argumentation du défendeur

[16]            Le défendeur relève l'affirmation de la demanderesse selon laquelle sa famille vivrait dans la pauvreté si elle était renvoyée en Jamaïque, ce qui nuirait au développement des enfants.

[17]            Il fait valoir que les notes prises par l'agent indiquent sa compréhension de la substance des arguments de la demanderesse et montrent qu'il a examiné les documents fournis. Il affirme que la demanderesse ne perdrait pas nécessairement l'aide financière qu'elle reçoit de l'église qu'elle fréquente à Toronto si elle était renvoyée dans son pays.

[18]            Le défendeur signale que l'agent a été informé qu'aucun des enfants de la demanderesse ne présente de troubles médicaux et qu'aucun n'aurait donc besoin de soins spécialisés non prodigués en Jamaïque.

[19]            Il indique que l'agent s'est penché sur les questions de l'éducation et des soins de santé lorsqu'il a examiné l'intérêt des enfants nés au Canada. Selon le défendeur, l'agent s'est montré sensible à cet intérêt.


[20]            Le défendeur soutient que la demanderesse, par ses arguments, plaide le fond de sa demande et conclut que l'agent aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire en rendant une décision favorable à la demanderesse. Le défendeur fait valoir qu'en matière de contrôle judiciaire de décisions discrétionnaires, la Cour exerce une compétence restreinte qui ne comprend pas le pouvoir de statuer sur le fond.

[21]            Questions

1.          L'agent a-t-il fait naître une crainte raisonnable de partialité?

2.          La décision de l'agent était-elle raisonnable?

Dispositions législatives et réglementaires pertinentes

[22]        Les dispositions pertinentes de la Loi sur l'immigration prévoient ce qui suit :

9. (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), sauf cas prévus par règlement, les immigrants et visiteurs doivent demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d'entrée.

  

114.(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière.

9. (1) Except in such cases as are prescribed, and subject to subsection (1.1), every immigrant and visitor shall make an application for and obtain a visa before that person appears at a port of entry.

114.(2) The Governor in Council may, by regulation, authorize the Minister to exempt any person from any regulation made under subsection (1) or otherwise facilitate the admission of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations.

[23]            L'article 2.1 du Règlement sur l'immigration de 1978 prévoit ce qui suit :

2.1 Le ministre est autorisé à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe 114(1) de la Loi ou à faciliter l'admission au Canada de toute autre manière.

2.1 The Minister is hereby authorized to exempt any person from any regulation made under subsection 114(1) of the Act or otherwise facilitate the admission to Canada of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations.

  

Analyse et décision

[24]            Question 1

L'agent a-t-il fait naître une crainte raisonnable de partialité.

La demanderesse a déclaré ce qui suit dans son affidavit :

[TRADUCTION]

Dès le début de l'entrevue, M. Schembri nous a donné l'impression que la demande ne serait pas acceptée. Il a volontairement informé mon avocat que la Cour fédérale n'infirmait pas souvent ses décisions et que ses avocats avaient toujours eu un haut taux de succès dans ses dossiers.

Au cours de l'entrevue, M. Schembri m'a demandé expressément, d'un ton très humiliant, pourquoi j'avais eu tant d'enfants; mon avocat s'est opposé à la question et a indiqué à M. Shembri qu'il la jugeait inappropriée. Il nous a alors raconté que des femmes lui avaient dit, au cours de précédentes entrevues, qu'elles avaient eu des enfants pour différentes raisons, et il nous a dit que la présente affaire était très inhabituelle. Par conséquent, il voulait savoir pourquoi j'avais décidé d'avoir tant d'enfants, étant donné que je n'étais pas plus vieille que lui. Bien que mon avocat s'y soit opposé, j'ai répondu à M. Schembri que je n'avait pas eu mes enfants au Canada dans le but d'obtenir le droit d'établissement.


[25]            L'allégation de la demanderesse selon laquelle l'agent avait déjà pris sa décision avant l'entrevue constitue un facteur indicatif d'une crainte raisonnable de partialité. La question de l'agent sur les raisons pour lesquelles la demanderesse avait eu ses enfants n'était ni appropriée, ni pertinente sur le plan légal. Il ne fait aucun doute que la question a été posée puisque l'agent la mentionne dans sa décision et dans ses motifs.

[26]            Les motifs de la décision de l'agent sont révélateurs du ton et de l'état d'esprit de ce dernier. Voici ce qu'il écrit :

[TRADUCTION]

L'argumentation de Mme Sterling et M. Osbourne repose sur l'hypothèse selon laquelle la vie est à ce point plus facile au Canada qu'en Jamaïque que le déménagement des enfants dans ce pays leur causerait des difficultés disproportionnées. Cette hypothèse n'est pas étayée par la preuve factuelle présentée par la requérante. C'est un fait notoire que le taux de pauvreté des enfants (0-10) à Toronto est de 36 %. Les conséquences de la pauvreté se manifestent donc à Toronto sensiblement comme elles le feraient à Kingston. Selon l'une des observations de M. Barnwell, l'UNICEF signale que 26 % des enfants de moins de six ans vivent dans la pauvreté aux États-Unis. Il ne serait pas sage, et même quelque peu raciste et ethnocentrique, de présumer que la qualité de vie des enfants à Kingston ne s'apparente pas quelque peu à la qualité de vie au Canada. La requérante tient ces facteurs pour acquis et n'a présenté aucune preuve corroborante. L'affirmation que l'avocat a faite à la fin de l'entrevue, selon laquelle « les enfants n'auront aucun avenir s'ils partent » est à la fois sombre et non étayée. La requérante a déclaré qu'il serait très dur financièrement de subvenir aux besoins de dix enfants en Jamaïque, mais elle n'a pas expliqué en quoi il ne serait pas difficile d'élever dix enfants au Canada.

Il convient de signaler que la demanderesse élève six enfants au Canada, non pas dix, puisque ses quatre enfants nés en Jamaïque vivent actuellement avec leur père en Jamaïque.

  

[27]            L'agent a également écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

Selon moi, le fait de simplement présumer que le système d'éducation ou les établissements de santé existant en Jamaïque ou ailleurs sont nécessairement de qualité inférieure relève de l'arrogance.

. . .

Pendant l'entrevue, l'avocat a manifesté du mécontentement lorsque j'ai demandé à la requérante pourquoi elle avait eu dix enfants, dont six au Canada alors qu'elle était sans statut. Selon moi, les difficultés qu'elle peut rencontrer en raison de ce qu'il en coûte pour subvenir aux besoins de ses enfants découlent de ses actes et ne sont pas excessives. Il est très troublant de voir que l'avocat cherche à exploiter la procréation prodigieuse de la requérante comme fondement pour lui obtenir le droit d'établissement.

. . .

Enfin, le dossier de la requérante indique qu'elle a circonvenu plusieurs fois le processus d'immigration au Canada. Elle n'a toujours pas fourni les originaux des certificats de naissance de ses enfants nés au Canada.

. . .

L'avocat a prétendu emphatiquement pendant l'entrevue et dans des conversations subséquentes qu'un refus équivaudrait à une peine cruelle et inhabituelle. Toutefois, lorsqu'on lui a demandé, lors de l'entrevue : « Me dites-vous que quiconque arriverait de Jamaïque avec des enfants devrait être autorisé à rester ici? » , M. Osborne a répondu : « Si la personne ne fait que présenter ses enfants, sans être capable de subvenir à leurs besoins, il y a un risque qu'ils deviennent des " resquilleurs de l'aide sociale " » . Il a ajouté que la présente famille avait un réseau d'appui au Canada (c'est-à-dire des amis et l'église). Il a qualifié ce cas d'exceptionnel. Il s'agit hélas d'un cas trop commun. L'avocat n'a réussi qu'à me convaincre que la requérante n'est pas en mesure de subvenir aux besoins de ses enfants au Canada, et que son comportement négatif (envers CIC) ne devrait pas être récompensé.

[28]            La demanderesse a droit à une audience équitable. L'agent n'avait pas à tenir des propos comme : « [i]l ne serait pas sage, et même quelque peu raciste et ethnocentrique de présumer » , « relève de l'arrogance » , « très troublant » , « procréation prodigieuse » et « n'a réussi qu'à me convaincre que la requérante n'est pas en mesure de subvenir aux besoins de ses enfants au Canada, et que son comportement négatif (envers CIC) ne devrait pas être récompensé » .


[29]            J'estime que les commentaires de l'agent, pris dans leur ensemble, sont suffisants pour faire naître une crainte raisonnable de partialité. Ses propos pourraient amener une personne à croire qu'il n'est peut-être pas capable de se prononcer de façon impartiale sur la demande.

[30]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n'est pas nécessaire que j'examine la seconde question.

[31]            La demanderesse a soumis pour certification sous le régime de l'article 83 de la Loi sur l'immigration, précitée, les deux questions qui avaient été certifiées dans la décision Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2001] A.C F. no 1084 (QL) (C.F.P.I.). Les voici :

1.          En décidant d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, un agent d'immigration peut-il tenir compte du fait qu'un demandeur savait que son statut d'immigration était incertain lorsqu'il a procédé à la conception de l'enfant né au Canada, dans la mesure où ce fait est lié aux épreuves qu'il doit subir?


2.          Au vu de l'arrêt de la Cour suprême du Canada Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817, quel est le sens de la déclaration qu'on doit porter attention et être sensible aux intérêts de l'enfant, et cette exigence vient-elle inverser le fardeau et imposer une obligation à l'agent d'immigration de s'enquérir des intérêts de l'enfant, en sus de ce qu'un demandeur a pu alléguer?

  

[32]            Je ne suis pas disposé à certifier l'une ou l'autre question.

ORDONNANCE

[33]            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision de l'agent est annulée et l'affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent.

                                                                                   "John A. O'Keefe"             

                                                                                                      J.C.F.C.                      

Ottawa (Ontario)

30 avril 2002

TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME

                                                                       

Ghislaine Poitras, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                         

  

DOSSIER :                 IMM-2886-01

INTITULÉ :              PATRICIA STERLING c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                              20 MARS 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                                     30 AVRIL 2002

   

COMPARUTIONS :

M. OSBORNE BARNWELL                                                     POUR LA DEMANDERESSE

  

M. MICHAEL BUTTERFIELD                                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FERGUSON, BARNWELL                                                                      POUR LA DEMANDERESSE

NORTH YORK (ONTARIO)

M. MORRIS ROSENBERG                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

  
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