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Date : 20210506


Dossier : IMM‑4237‑20

Référence : 2021 CF 407

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 mai 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

INNOCENT KEWO OBOTUKE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu, le 31 août 2020, que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Abuja et à Ibadan, deux villes du Nigéria. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle concernant l’existence de deux PRI, et je rejette donc la demande.

II. Contexte

[2] Le demandeur est un citoyen du Nigéria, né à Orogun le 4 août 1989. De l’enfance jusqu’à l’âge de 28 ans, il a joué au soccer pour subvenir à ses besoins, les « pourboires » des spectateurs étant sa principale source de revenus. En 2017, encouragé par son ami – un étudiant en génie de l’Université du Bénin – le demandeur a déménagé à Benin City afin d’y trouver un emploi. Il a emménagé avec son ami (l’ami).

[3] À Benin City, le demandeur a fait divers petits boulots pour subvenir à ses besoins, en plus de continuer à jouer au soccer comme passe‑temps, parfois au terrain de l’Université du Bénin. En septembre 2017, un membre de la Confrérie de la hache noire (la Confrérie), M. S., a approché le demandeur et l’a invité à se joindre à la Confrérie, lui promettant des possibilités d’améliorer sa qualité de vie. Le demandeur a répondu qu’il y réfléchirait et lui en reparlerait. Il ne s’est toutefois pas joint à la Confrérie.

[4] Plusieurs autres tentatives de recrutement ont été faites avant que M. S. devienne agressif et menaçant. Malgré les pressions accrues, le demandeur a refusé de se joindre à la Confrérie. Le 12 janvier 2018, les membres de la Confrérie ont assassiné l’ami du demandeur dans son appartement. Le demandeur a été mis au courant du meurtre par un appel téléphonique de son voisin, qui lui a dit que les membres de la Confrérie étaient entrés dans l’appartement qu’il partageait avec son ami et qu’ils avaient tué ce dernier par balle.

[5] Le demandeur a immédiatement quitté Benin City et est allé rester chez sa sœur à Orogun. Cependant, le 10 février 2018, les membres de la Confrérie ont trouvé le demandeur chez sa sœur. Bien que ce dernier ait réussi à s’échapper, sa sœur a été tuée.

[6] Le demandeur s’est enfui à Lagos et à Abuja, demeurant en alternance chez ses parents et chez son frère pendant qu’il préparait son départ du Nigéria.

[7] Le 18 avril 2018, le demandeur est arrivé aux États‑Unis. Le 22 avril, il est entré au Canada et a immédiatement demandé l’asile.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] La SAR a conclu que la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle le demandeur avait des possibilités de refuge intérieur à Abuja et à Ibadan était correcte.

[9] La SAR a pris note des arguments du demandeur concernant la décision de la SPR. Premièrement, le demandeur a soutenu que la SPR n’avait pas tiré de conclusion défavorable quant à ses allégations. Par conséquent, il a fait valoir que la SPR avait accepté le fait que la Confrérie avait tenté de le recruter, avait tué son colocataire et l’avait retrouvé chez sa sœur dans une ville située à trois heures de là, puis avait tué celle‑ci. Le demandeur a ajouté que ces faits démontraient que la Confrérie était prête à dépenser des ressources pour le trouver.

[10] Deuxièmement, le demandeur a soutenu que la SPR avait été déraisonnable en ne tenant pas compte de la preuve et en préférant se fonder sur des éléments de preuve documentaire plus anciens sans explication. Plus précisément, il a soutenu que la SPR avait écarté des éléments de preuve récents selon lesquels la Confrérie ne limitait plus ses activités aux campus universitaires, contrairement aux conclusions que la SPR a tirées.

[11] Enfin, la SAR a noté que le demandeur a soulevé des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays qui indiquaient que la police du Nigéria était corrompue et qu’elle était connue pour payer la Confrérie afin qu’elle accomplisse certaines tâches pour elle. Le demandeur a soutenu que ces éléments appuyaient son allégation selon laquelle il y avait un risque que la Confrérie ait recours à la police du Nigéria pour le retrouver dans les PRI.

[12] La SAR n’était pas d’accord pour dire que la preuve démontrait que le demandeur était exposé à un risque de persécution dans les PRI. En ce qui concerne les allégations concernant la preuve documentaire, la SAR a reconnu l’argument du demandeur selon lequel des éléments de preuve plus récents laissaient entendre que les confréries en général ne limitent plus leurs activités aux campus universitaires et sont actives même à l’extérieur des zones urbaines. Cependant, elle a conclu que ces éléments de preuve n’étaient pas suffisamment convaincants pour démontrer que la Confrérie de la hache noire était active dans les PRI et qu’elle serait en mesure d’y retrouver le demandeur.

[13] En outre, la SAR a conclu que, même si le demandeur avait soumis des éléments de preuve documentaire selon lesquels la Confrérie était active au Canada, ceux‑ci montraient qu’elle ne représentait pas une menace raisonnable pour le demandeur. La SAR a rejeté l’allégation selon laquelle la Confrérie pourrait avoir recours à la police pour retrouver le demandeur au Nigéria, la qualifiant de « spéculative ». Elle a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que les PRI n’étaient pas raisonnables dans sa situation.

IV. Analyse

[14] La question déterminante dont la Cour est saisie est celle de savoir si la décision de la SAR de considérer Abuja et Ibadan comme des PRI est raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a déclaré que la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer et que cette présomption ne peut être réfutée que dans un ensemble de circonstances prescrites (Vavilov aux para 33‑52). Aucune de ces circonstances n’est en cause en l’espèce, et la norme de la décision raisonnable s’applique (voir, concernant les PRI : Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708; et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 807).

[15] Le critère applicable aux PRI comporte deux volets. Dans le premier volet, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la région du pays où il existe une PRI. Ensuite, la Commission doit déterminer s’il est objectivement raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur trouve refuge dans la PRI avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs : Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10‑11 [Hamdan].

[16] Les demandeurs d’asile ont le fardeau de démontrer qu’une PRI proposée n’est pas une option et peuvent s’acquitter de ce fardeau en réfutant au moins un des volets du critère applicable aux PRI. Le fardeau de démontrer que le deuxième volet du critère est déraisonnable est très exigent; les demandeurs doivent présenter une preuve réelle et concrète de conditions faisant en sorte qu’il est objectivement déraisonnable de vivre dans une PRI sans craindre d’être persécuté (Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigrations), 2020 CF 225 aux para 25‑26; Hamdan au para 12).

[17] Le demandeur n’a pas démontré que la décision était déraisonnable. La SAR a expliqué de manière justifiable et intelligible pourquoi la preuve objective relative aux conditions dans le pays ne démontrait pas un risque sérieux de persécution dans les PRI proposées et pourquoi ces PRI étaient éloignées – tant sur le plan géographique que sur le plan du risque qu’elles entraînent – des endroits où le demandeur avait précédemment été ciblé par la Confrérie.

[18] D’abord, la SAR a observé que les PRI proposées se trouvent loin des villes où il a déjà demeuré dans les États d’Edo et du Delta. Elle a ensuite souligné que la preuve documentaire montrait que la Confrérie avait une influence limitée dans les PRI, particulièrement si on la comparait à la preuve concernant le taux de violence dans les deux villes où le demandeur avait déjà résidé. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la Commission n’a pas fait abstraction de la preuve, tirée d’une ancienne (mais encore pertinente) réponse à une demande de renseignements comparant les risques dans différentes régions du pays, ni préféré une documentation plus récente sur les risques actuels.

[19] La SAR a également analysé la preuve relative aux conditions dans le pays par rapport au lien entre la Confrérie et les représentants de l’État, y compris les politiciens, et a conclu que le risque que la Confrérie ait recours à ces représentants pour retrouver le demandeur était spéculatif. Il s’agit d’une conclusion raisonnable. Bien que certains éléments de preuve montraient que des politiciens et des représentants de l’État font appel à la Confrérie pour commettre des actes violents et servir leurs fins, la SAR a observé que la preuve ne laisse pas entendre que la relation va dans les deux sens : rien ne prouvait que les politiciens étaient prêts à faire quoi que ce soit au nom de la Confrérie, ou que la Confrérie pouvait user de ces liens pour trouver le demandeur dans les PRI. Compte tenu de l’ensemble de la preuve et du manque de détails concernant la crainte alléguée à l’égard des représentants de l’État, la conclusion de la SAR était entièrement justifiable.

[20] La SAR a également conclu que les affidavits et le certificat de décès de la sœur du demandeur, fournis par ce dernier, ne démontraient pas un risque continu de persécution dans les PRI proposées vu la preuve objective démontrant que les deux PRI ne représentent pas le même danger pour le demandeur que les États d’Edo et du Delta. De même, comme la SAR a conclu que l’affidavit du père du demandeur, dans lequel il est déclaré que [traduction] « la chasse à l’homme se poursuit », n’est pas étayé par la façon dont le père est parvenu à cette conclusion, les conclusions de la SAR concernant cette documentation sont également raisonnables.

[21] Quant au deuxième volet du critère relatif aux PRI, la SPR a jugé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait déraisonnable pour lui de déménager dans ces PRI. Devant la SAR, le demandeur n’a pas contesté ce deuxième volet du critère. La SAR n’est pas tenue d’examiner les erreurs possibles d’une décision de la SPR si le demandeur ne les soulève pas : Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661 au para 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaler, 2019 CF 883 aux para 12‑13.

[22] Autrement dit, ce n’est pas le rôle de la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de trancher une question qui n’a pas été soulevée devant la SAR. Comme la Cour l’a déclaré dans l’affaire Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 384, au paragraphe 37 :

La jurisprudence n’impose pas une obligation à la Section d’appel des réfugiés de relever et d’aborder les questions de façon indépendante. Ce serait incompatible avec le rôle d’une cour de révision que d’intervenir lorsque la question n’a pas été soulevée devant la Section d’appel des réfugiés. En fait, il existe une jurisprudence laissant croire que si la Section d’appel des réfugiés devait trancher une question qui n’a été ni examinée par la Section de la protection des réfugiés ni soulevée en appel par l’une ou l’autre des parties, elle porterait atteinte aux droits procéduraux garantis aux demandeurs par la loi (Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 21).

[23] Étant donné que le demandeur n’a pas contesté, devant la SAR, la conclusion de la SPR concernant sa capacité à s’établir dans les PRI, la Cour ne peut critiquer les conclusions de la SAR (selon lesquelles la SPR n’a pas commis d’erreur dans sa conclusion à l’égard du deuxième volet). Pour la gouverne du demandeur, je conclus que ni la conclusion de la SAR ni celle de la SPR concernant le deuxième volet du critère relatif aux PRI – notamment qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui de déménager dans l’une ou l’autre des PRI – n’est déraisonnable.

[24] Je mentionnerai simplement en terminant que, comme il a été souligné lors de l’audience, l’avocat du demandeur avait les mains liées par ce qui s’était déjà passé aux étapes de la SPR et de la SAR, où il ne représentait pas le demandeur. Limité par le dossier qui avait déjà été présenté, il a représenté son client aussi bien qu’on pouvait l’espérer dans les circonstances et pour cette raison, il doit être félicité.

[25] Cependant, le caractère raisonnable de la décision contestée ne permet tout simplement pas à la Cour de la modifier, malgré tous ses efforts. L’arrêt Vavilov prévoit que, pour infirmer une décision, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). Je conclus qu’en l’espèce, la décision de la SAR ne satisfait pas à cette exigence.

V. Conclusion

[26] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4237‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée et aucune ne se pose.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4237‑20

INTITULÉ :

INNOCENT KEWO OBOTUKE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence à Ottawa (Ontario) et à Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 6 mai 2021

COMPARUTIONS :

Taiwo Olalere

Kehinde Olalere

Pour le demandeur

Emma Gozdzik

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Olalere Law Office

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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