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Date : 20210428


Dossier : IMM-1595-20

Référence : 2021 CF 371

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

IAN GEORGE MOWATT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision porte sur une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 7 février 2020 par la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Dans sa décision, la SAI a refusé d’accorder au demandeur des mesures spéciales fondées sur des motifs d’ordre humanitaire suivant l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], relativement à une mesure d’exclusion prise contre lui parce qu’il avait délibérément fait de fausses déclarations dans sa demande de résidence permanente.

[2] Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, la demande est rejetée, car les arguments du demandeur n’ont pas soulevé de crainte raisonnable de partialité de la part de la SAI ni démontré que l’analyse de la SAI est déraisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur, Ian George Mowatt, est citoyen de la Jamaïque. Entre 1994 et 2006, il a voyagé entre la Jamaïque et les États‑Unis d’Amérique [É‑U]. Pendant son séjour aux É‑U, le demandeur a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation au criminel sous un ou plusieurs noms d’emprunt. Tout d’abord, dans l’État de New York en 1996, il a été accusé, puis déclaré coupable de possession de marijuana et condamné à trois ans de probation, une peine qu’il a fini de purger. Ensuite, au Texas en 1999, il a été accusé de possession de 50 à 2 000 livres de marijuana. Il a d’abord été mis en liberté sous caution, qu’il a perdue en ne se présentant pas devant le tribunal. En 2004, il a été arrêté à New York et renvoyé au Texas, où il a été condamné à deux ans de prison pour possession de drogue. Après avoir purgé cette peine, il a été renvoyé des É‑U vers la Jamaïque en 2006. Le demandeur a utilisé un passeport au nom de Roy Morgan pour quitter les É‑U.

[4] Le demandeur est entré au Canada pour la première fois en décembre 2009 en utilisant un passeport à son nom, muni d’un visa de résident temporaire [VRT]. Il est revenu au Canada en décembre 2010, encore une fois muni d’un VRT, et vit au Canada depuis 2010. Le demandeur s’est marié en 2012 et son épouse l’a parrainé afin qu’il devienne résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial en tant qu’époux. Le demandeur est devenu résident permanent le 15 août 2014. Son épouse et lui se sont séparés à la fin de 2014 et ont divorcé en 2015.

[5] Le demandeur a fait plusieurs fausses déclarations dans sa demande de parrainage à titre d’époux. Il n’a pas indiqué qu’il avait des noms d’emprunt ni qu’il avait été condamné dans un autre pays ou qu’il avait reçu l’ordre de quitter un autre pays.

[6] Le demandeur a trois filles, qui sont nées et ont grandi en Jamaïque. Ses filles aînées sont jumelles, nées en 1993, et sa fille cadette est née en 2006. Une fois qu’il est devenu résident permanent, il a présenté une demande pour que ses filles viennent au Canada, et elles ont obtenu le droit d’établissement à titre de résidentes permanentes en 2015. Au départ, les filles vivaient toutes avec lui à St. Thomas, en Ontario. Ses deux filles aînées ont depuis déménagé à London, en Ontario. Le demandeur et sa fille cadette vivent actuellement à St. Thomas, avec la fiancée du demandeur.

[7] Le 21 janvier 2017, le demandeur se trouvait dans un véhicule qui a traversé par erreur le pont Ambassador jusqu’à la frontière canado-américaine. L’identification par les empreintes digitales à la frontière a mené les agents des services frontaliers américains à découvrir les antécédents criminels du demandeur aux É‑U. Il a été détenu aux É‑U pendant plusieurs mois et a été remis en liberté au Canada le 23 mai 2017.

[8] Le demandeur a par la suite été accusé et, dans une instance devant la Cour de justice de l’Ontario, il a été reconnu coupable de fausses déclarations, contrevenant ainsi à l’alinéa 127a) de la LIPR. Il a reçu une peine discontinue de 90 jours, qu’il a purgée.

[9] Le 8 janvier 2018, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a rédigé un rapport en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel elle concluait que le demandeur était interdit de territoire pour avoir fait directement une présentation erronée sur des faits importants dans sa demande de parrainage. La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a tenu une enquête et a ensuite pris une mesure d’exclusion contre lui. Le demandeur a interjeté appel de la mesure d’exclusion devant la SAI. Il n’a pas contesté la validité juridique de la mesure d’exclusion en appel, mais a cherché à conserver son statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire suivant l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

III. Décision de la Section d’appel de l’immigration

[10] Dans la décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, la SAI a rejeté l’appel du demandeur et a conclu que la mesure d’exclusion était valide en droit et qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales.

A. Crédibilité

[11] Au début de son analyse, la SAI s’est penchée sur la crédibilité du demandeur. Elle a fait observer que lorsqu’il s’est présenté à l’audience, il avait déjà de longs antécédents de malhonnêteté et de fraude dans ses rapports avec les autorités. La SAI a conclu que le demandeur était disposé à donner des informations sur certains points, mais qu’il était réticent à communiquer des éléments de preuve lui étant défavorables et qu’il n’était pas franc. Elle a également conclu qu’il continuait de cacher certains renseignements concernant ses antécédents criminels et en matière d’immigration à d’autres personnes, notamment à sa famille. Dans l’ensemble, la SAI a conclu que le témoignage du demandeur n’était pas suffisamment crédible pour appuyer l’appel.

B. Gravité des fausses déclarations

[12] La SAI a commencé son appréciation des motifs d’ordre humanitaire en évaluant la gravité des fausses déclarations du demandeur. Le demandeur a soutenu qu’il avait fait de fausses déclarations afin de subvenir aux besoins financiers de ses filles et de leur offrir de meilleures possibilités. Cependant, la SAI n’était pas convaincue que les fausses déclarations étaient sa seule option, ni même la meilleure, pour subvenir aux besoins de ses enfants. Elle n’était pas non plus convaincue que subvenir aux besoins de ses enfants était la seule raison l’ayant incité à faire de fausses déclarations.

[13] Le demandeur a également soutenu qu’il était victime de lois et de pratiques discriminatoires dans le système pénal américain et que l’appréciation de la gravité de ses fausses déclarations devrait refléter ce contexte. Cependant, la SAI n’était pas convaincue que le contexte du passé criminel du demandeur atténuait ses actes. Elle a conclu que la gravité des fausses déclarations était extrême et militait fortement contre le demandeur.

C. Absence d’une expression significative de remords

[14] La SAI a ensuite évalué si le demandeur avait exprimé de véritables remords. Elle a conclu que ses expressions de remords étaient non pas spontanées, mais plutôt motivées par la découverte de son identité par l’ASFC. Soulignant l’argument du demandeur selon lequel ses actes, y compris ses fausses déclarations aux autorités canadiennes de l’immigration, étaient justifiés par sa responsabilité de subvenir aux besoins de ses enfants, la SAI a conclu qu’il n’avait pas de remords et que cette absence de remords jouait en sa défaveur.

D. Établissement

[15] La SAI a fait remarquer que le demandeur était parvenu à s’établir au Canada seulement à l’aide de ses fausses déclarations et a conclu qu’il avait un établissement minimal. Elle a traité l’établissement comme un facteur défavorable.

E. Intérêt supérieur de l’enfant

[16] La SAI a évalué l’intérêt supérieur de la fille de 12 ans du demandeur. Le demandeur a mentionné qu’elle était heureuse au Canada et qu’elle avait de bons résultats scolaires en général, et il a soutenu que le maintien du statu quo était dans l’intérêt supérieur de sa fille. La SAI n’était pas de cet avis, estimant qu’il ne serait pas forcément dans son intérêt supérieur de demeurer au Canada, même s’il s’agissait d’une option viable et favorable pour elle de rester au Canada avec ses sœurs et la fiancée du demandeur si son père était renvoyé. La SAI a plutôt estimé qu’il serait dans son intérêt de vivre dans le même pays que sa mère et son père, c’est-à-dire en Jamaïque. Au bout du compte, la SAI a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant était un facteur neutre.

F. Système de soutien au Canada

[17] La SAI a conclu que le demandeur avait le soutien de sa fiancée et de ses filles aînées et a estimé que ses systèmes de soutien au Canada constituaient un facteur favorable en l’espèce.

G. Liens familiaux au Canada et conséquences du départ

[18] La SAI a tenu compte des liens familiaux du demandeur et de l’incidence de son départ, et elle a conclu que l’incidence sur sa fiancée serait lourde, mais gérable. Soulignant que le demandeur a des liens raisonnablement solides au Canada, mais aussi des liens solides en Jamaïque, la SAI a conclu qu’il s’agissait d’un facteur neutre dans le cadre de l’appel.

H. Difficultés

[19] La SAI a admis que le demandeur aurait probablement à traverser une certaine période d’adaptation s’il retournait en Jamaïque, mais elle a conclu qu’il ne subirait pas de grandes difficultés.

I. Situations spéciales ou particulières

[20] Selon la SAI, aucune circonstance spéciale ou particulière ne militait en faveur du demandeur. Son avocate a présenté des articles sur la corrélation entre le fait d’être un homme noir aux É‑U et les injustices systémiques dans le système de justice pénale américain et a pressé la SAI de mener une analyse contextuelle de l’incidence de la race du demandeur et de son expérience aux É‑U sur les motifs d’ordre humanitaire en l’espèce. Cependant, la SAI a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre son expérience aux É‑U et en Jamaïque et sa décision de faire de fausses déclarations sur ses antécédents criminels et en matière d’immigration aux autorités canadiennes.

J. Conclusion

[21] La SAI a conclu que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales, étant donné la gravité et le caractère flagrant des fausses déclarations délibérées du demandeur.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[22] Dans son exposé des faits et des arguments, le demandeur énonce les questions soulevées dans la présente demande de la façon suivante :

  1. Les conclusions de la SAI étaient‑elles déraisonnables?

  2. La SAI a‑t‑elle commis une erreur de fait ou de droit?

  3. La SAI a-t-elle respecté l’équité procédurale en statuant sur l’appel en l’espèce, étant donné le rôle des tribunaux administratifs?

[23] Les arguments du demandeur, tant par écrit que de vive voix, ne sont toutefois pas organisés conformément à cette formulation des questions. Le demandeur fait plutôt référence à la norme de contrôle de la décision raisonnable et soulève plusieurs arguments au sujet du fond de la décision, qui, j’en conviens, sont assujettis à la norme de la décision raisonnable. À l’audience, l’avocate du demandeur a également indiqué dans ses observations orales que la SAI avait des préjugés implicites. Je considère que cet argument soulève une question d’équité procédurale, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (voir Oleynik c Canada (Procureur général), 2020 CAF 5 [Oleynik], au para 39).

V. Analyse

A. Préjugés implicites

[24] Le demandeur affirme que les préjugés implicites de la SAI se sont manifestés dans les mots qu’elle a utilisés, tant dans son interrogatoire à l’audience que dans sa décision subséquente. L’avocate du demandeur soutient que ces parties du dossier démontrent que la commissaire de la SAI avait des préjugés implicites envers le demandeur en tant qu’homme noir de la Jamaïque.

[25] Premièrement, l’avocate du demandeur fait référence à certaines parties de la transcription de l’audience devant la SAI. En interrogeant le demandeur à l’audience sur ses relations avec ses filles et leurs mères, la SAI a posé les questions suivantes :

[traduction]

  1. « Que s’est‑il passé pour que vous vous retrouviez avec deux filles; fréquentiez‑vous quelqu’un à l’époque? »

  2. « Donc Sharmaine […] vous habitiez ensemble? »

  3. « D’accord, alors quand les jumelles sont nées, étiez‑vous ensemble à ce moment-là? »

  4. « Et alors, quel arrangement aviez‑vous avec Sharmaine à l’époque? Est‑ce que vous payiez pour elles? Travailliez‑vous tous les deux à leur naissance? Que s’est‑il passé? »

  5. « Mais comment avez‑vous convaincu sa mère, alors qu’elle avait déjà neuf ans, de vous laisser en quelque sorte la garde complète? »

[26] D’après ce je comprends, le demandeur considère que la formulation de ces questions dénote un manque de respect à l’égard de ses relations. L’avocate du demandeur soutient par exemple que la SAI aurait dû formuler ses questions sur ces relations en parlant d’une famille.

[27] L’avocate du demandeur soulève des préoccupations similaires au sujet de la décision elle‑même, dans laquelle la SAI décrit la progression de sa relation avec son ex‑épouse. La SAI souligne qu’il l’a rencontrée lors de sa première visite au Canada et que, en 2012, il a de nouveau « établi des liens avec » elle. L’avocate du demandeur soutient qu’il s’agit d’un choix de mots péjoratifs.

[28] De plus, en ce qui concerne la décision initiale du demandeur de venir au Canada, la SAI renvoie à l’explication du demandeur selon laquelle il avait besoin de trouver un nouvel emploi après la fin de son poste en Jamaïque en 2009, puis déclare ce qui suit : « Il s’est fixé pour cible le Canada. » Là encore, je comprends que l’avocate du demandeur soutient que ces mots représentent une description négative des intentions du demandeur.

[29] En analysant ces arguments, je souligne tout d’abord que le principe de la renonciation reconnu en common law pourrait s’appliquer, lequel exige que le demandeur soulève des allégations de partialité le plus tôt possible. Le demandeur ou son avocate ont eu l’occasion de faire valoir devant la SAI que l’interrogatoire de la commissaire soulevait une crainte raisonnable de partialité, mais ne l’a pas fait (voir, p. ex., Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 35 [Singh], au para 18). Cependant, le défendeur n’a pas soulevé cet argument dans la présente demande, et je constate que certains des termes employés par la SAI sur lesquels se fonde le demandeur figurent dans la décision elle‑même et n’auraient manifestement pas pu être soulevés à l’audience. Par conséquent, je refuse d’appliquer le principe de la renonciation et j’examinerai le bien‑fondé de ces arguments.

[30] Les commentaires ou le comportement inappropriés d’un décideur peuvent donner lieu à une crainte raisonnable de partialité (voir, p. ex., Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CSC 699, au para 48). Toutefois, ces allégations sont très graves et doivent être étayées (voir Singh, au para 19). Le critère applicable consiste à savoir si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait que le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste (voir Oleynik, au para 56).

[31] À mon avis, les passages isolés de la transcription et de la décision invoqués par le demandeur ne satisfont pas à ce critère. Les parties invoquées de la transcription, et l’expression « a établi des liens avec » dans la décision, démontrent l’emploi de termes quelque peu familiers. Cependant, je ne crois pas que ces mots permettent de conclure qu’une personne bien renseignée conclurait que la commissaire de la SAI ne rendrait pas une décision juste.

[32] J’estime que la SAI, en affirmant que le demandeur s’est fixé pour cible le Canada, a utilisé des mots plus « chargés », ce qui j’en conviens peut être interprété comme évoquant une impression défavorable des intentions du demandeur. Cependant, la SAI fait cette affirmation dans la décision elle‑même, au moment où il lui incombe de se faire une idée du demandeur pour l’examen des considérations d’ordre humanitaire. Ces considérations comprennent les intentions du demandeur dans la mesure où elles reflètent les circonstances de ses fausses déclarations, que la SAI a jugées délibérées et calculées dans la décision. Dans ce contexte, j’estime que l’utilisation par la commissaire des mots contestés ne pose pas problème.

[33] Le demandeur conteste également la référence qu’a faite la SAI dans sa décision à son sujet, à savoir qu’il « a déjà atteint ses objectifs » puisque ses filles et lui sont déjà au Canada. Le demandeur soutient que cette référence donne à penser que la SAI estimait qu’il avait de la chance que les autorités de l’immigration ne cherchent pas à renvoyer ses filles et le renvoyer lui également. Je suis d’avis que cet argument est peu fondé. Dans cette partie de la décision, la SAI a expliqué que ce cas est différent de celui où, par exemple, un résident permanent risquant d’être renvoyé pour criminalité demande la prise de mesures spéciales pour démontrer sa réadaptation en ne commettant pas d’infraction à l’avenir. Dans ce contexte, la SAI a souligné que la présente affaire ne fait pas intervenir un cycle de comportement avec potentiel de récidive, car les objectifs d’immigration sous‑jacents aux fausses déclarations du demandeur ont déjà été atteints. J’estime que rien dans cette analyse n’est déraisonnable ou ne donne à penser qu’il y a eu partialité.

[34] Lorsqu’elle a formulé ses arguments relatifs aux préjugés implicites, l’avocate du demandeur a parfois défini la question comme un problème de [traduction] « conception du système ». Cependant, je crois comprendre que les arguments relatifs à la conception du système sont similaires à ceux présentés devant la SAI, à savoir qu’il existe des injustices systémiques dans le système de justice pénale américain, y compris dans sa façon d’aborder la criminalisation des infractions mineures en matière de drogue, qui touche de manière disproportionnée les Noirs ou autres personnes de couleur. Le demandeur soutient que la SAI a eu beaucoup de mal avec la notion de conception injuste du système. Il soutient également qu’il ressort de la partie de la décision où la SAI a examiné ces arguments, et ailleurs dans la décision, qu’une confusion règne entre le témoignage du demandeur et les arguments de son avocate.

[35] Je ne suis pas d’avis que la décision fait ressortir une confusion du genre allégué, que ce soit dans cette partie de la décision ou ailleurs. Dans la décision, la SAI fait souvent référence aux observations, opinions ou arguments du demandeur, plutôt que de les attribuer expressément à son avocate. Cependant, le rôle de l’avocate est de faire valoir ces arguments au nom du demandeur. À la lecture de la décision, je ne crois pas que la SAI n’a pas su faire la distinction entre le témoignage et les arguments, à un point tel que ce défaut soulève une crainte raisonnable de partialité ou a une incidence sur le caractère raisonnable de la décision.

[36] Quant à savoir si la SAI n’a pas compris l’argument concernant la conception du système, celle‑ci souligne dans sa décision que le demandeur a présenté des éléments de preuve documentaires sur la corrélation entre le fait d’être un homme noir aux É‑U et les injustices systémiques dans le système de justice pénale américain. La SAI a souligné l’argument du demandeur selon lequel le traumatisme découlant de son expérience aux É‑U, y compris une peine trop sévère et des conditions d’incarcération inhumaines, a eu une incidence sur sa façon de voir sa situation actuelle. Selon la SAI, l’avocate du demandeur, dans ses observations, a demandé à la commissaire de mener une analyse contextuelle de l’incidence de la race du demandeur et de son expérience aux É‑U sur les motifs d’ordre humanitaire en appel. À mon avis, cet examen démontre une compréhension de l’argument du demandeur.

[37] La SAI a donc conclu que l’avocate n’avait pas précisé quelle conclusion en particulier le demandeur souhaitait qu’elle tire de cet argument et n’avait pas suffisamment établi un lien entre l’expérience du demandeur aux É‑U, et lorsqu’il se trouvait en Jamaïque, et sa décision de faire de fausses déclarations sur ses antécédents criminels et en matière d’immigration aux autorités canadiennes. J’ai examiné la partie de la transcription de l’audience de la SAI dans laquelle l’avocate fait valoir cet argument, et je ne vois rien de déraisonnable ou dénotant une partialité dans la façon dont la SAI a traité cet argument dans sa décision.

B. Intérêt supérieur de l’enfant

[38] Le demandeur affirme que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par la SAI était déraisonnable. Il fait valoir que cette dernière a commis une erreur en ne déterminant pas ce qui serait dans l’intérêt supérieur de sa fille cadette ou en n’examinant pas la possibilité que l’intérêt supérieur de sa fille suppose qu’il reste au Canada avec elle.

[39] À mon avis, la décision comprend les deux aspects de l’analyse qui, selon le demandeur, sont absents. La SAI a conclu que ce qui serait dans l’intérêt supérieur de la fille du demandeur était non pas qu’elle reste au Canada, mais plutôt que le demandeur et sa fille retournent en Jamaïque, où elle pourrait être dans le même pays que ses deux parents. La SAI a également examiné les arguments du demandeur en faveur de ce qu’il a décrit comme le « statu quo », que j’interprète comme l’option où lui et sa fille resteraient tous les deux au Canada. Tenant compte en partie des commentaires de sa sœur aînée selon lesquels la plus jeune fille du demandeur bénéficierait culturellement du fait d’être avec d’autres Jamaïcains, la SAI a conclu que le statu quo n’était pas dans l’intérêt supérieur de la fille.

[40] Le demandeur conteste le caractère raisonnable de ces conclusions. Cependant, ces arguments équivalent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et d’arriver à des conclusions différentes de celles de la SAI, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 125).

[41] Je constate effectivement que la SAI a selon moi commis une erreur dans un aspect de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. La SAI a souligné que, au lieu de retourner en Jamaïque avec son père, sa fille avait comme option favorable et viable de rester au Canada avec la fiancée du demandeur et ses sœurs aînées si le demandeur était renvoyé du Canada. Le demandeur souligne que sa fiancée ne s’était pas engagée à s’occuper de sa fille s’il était renvoyé. Je souscris à cette observation. Cependant, cette erreur ne mine pas le caractère raisonnable de l’analyse globale de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui a permis de conclure que l’intérêt supérieur de l’enfant était un facteur neutre, car cette conclusion ne portait pas sur la possibilité que la fille reste au Canada avec la fiancée du demandeur. Au contraire, l’argument était fondé sur la conclusion que le retour en Jamaïque avec son père était dans l’intérêt supérieur de la fille.

C. Crédibilité

[42] Le demandeur conteste les conclusions de la SAI quant à sa crédibilité. Elle a conclu qu’il était disposé à donner des informations sur certains points, mais qu’il n’était pas franc concernant d’autres points, qu’il avait l’habitude de dissimuler délibérément des faits aux autorités et aux membres de sa famille et, dans l’ensemble, qu’il n’avait pas présenté un témoignage suffisamment crédible pour appuyer l’appel.

[43] Le demandeur soutient que la transcription de l’audience de la SAI contredit ces conclusions, car elle démontre qu’il a parlé sans hésitation et qu’il a présenté un témoignage cohérent, notamment en faisant plusieurs aveux extrêmement contraires à ses intérêts. Cet argument équivaut à demander à la Cour de réévaluer la crédibilité du demandeur sans soulever de lacunes dans l’analyse de la SAI qui pourraient constituer une erreur susceptible de contrôle. Le demandeur demande à la Cour d’assumer un rôle qui ne relève pas de sa compétence en contrôle judiciaire.

D. Gravité des fausses déclarations

[44] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable et inintelligible parce que, en concluant que la gravité des fausses déclarations du demandeur était extrême, la SAI a négligé le fait que la Couronne a retiré l’accusation portée au titre de la LIPR pour omission de divulguer des déclarations de culpabilité au criminel.

[45] J’estime que cet argument n’est pas fondé. D’après le dossier, l’accusation relative à l’omission de divulguer des déclarations de culpabilité au criminel a été retirée parce que le demandeur a plaidé coupable à l’accusation relative à l’omission de divulguer d’autres noms utilisés. Je ne considère pas que le fait qu’une accusation ait été retirée, dans le contexte d’un plaidoyer de culpabilité pour une autre accusation, ait une incidence significative sur la gravité des fausses déclarations du demandeur aux autorités de l’immigration. Je ne vois aucune erreur dans le fait que la SAI n’ait pas explicitement pris note de ce fait dans sa décision.

E. Remords

[46] La SAI n’était pas convaincue que le demandeur éprouvait des remords pour ses actes. Pour arriver à cette conclusion, la SAI a souligné le témoignage du demandeur selon lequel il a travaillé dur et n’a « pas eu de problèmes » depuis son arrivée au Canada. Elle a conclu que ce témoignage démontrait que le demandeur ne comprenait pas bien les divers manquements à ses obligations, comme le fait qu’il a prolongé indûment la durée de son séjour autorisée par son VRT, qu’il a travaillé illégalement au Canada, qu’il a travaillé sous le numéro d’assurance sociale de quelqu’un d’autre, qu’il n’a pas fourni d’avis de cotisation pour ses déclarations de revenus à part pour une année et que son permis de conduire a été suspendu.

[47] Le demandeur soutient que, pour la plupart des gens, le terme « problème » fait référence au fait de contrevenir au droit criminel et qu’il était donc déraisonnable pour la SAI de tirer une conclusion défavorable quant à ses remords, car il considérait qu’il n’avait pas eu de problèmes, nonobstant les défauts relevés par la SAI. Il soutient également que la conclusion de la SAI selon laquelle il n’éprouvait pas de remords constitue une analyse inadmissible de l’invraisemblance. Là encore, je considère que les observations du demandeur sont sans fondement. L’analyse de la SAI est étayée par la preuve, et je n’y vois rien de déraisonnable.

F. Erreurs de fait reprochées

[48] Le demandeur relève plusieurs erreurs de fait dans la décision qui, selon lui, minent son caractère raisonnable. En guise de contexte, son avocate souligne un commentaire sur la page couverture accompagnant le dossier certifié du tribunal que la SAI a transmis à la Cour. Il est écrit sur cette page, en ce qui concerne la transcription de l’audience de la SAI, que l’entreprise de transcription a mentionné que l’anglais n’était pas la langue maternelle du demandeur et que ce dernier était difficile à comprendre. Son avocate fait remarquer que ce commentaire est inexact, puisque l’anglais est la langue maternelle du demandeur, mais il parle avec un fort accent jamaïcain. Son avocate soulève ce point comme explication possible du fait que la SAI a mal compris une partie de son témoignage, ce qui a entraîné des erreurs de fait.

[49] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en affirmant qu’il est entré pour la première fois aux É‑U au moyen d’une fausse pièce d’identité ou sous un pseudonyme. Il conteste qu’il s’agisse de son témoignage. Cependant, dans sa décision, la SAI affirme que, entre 1994 et 2006, alors qu’il voyageait fréquemment entre les É‑U et la Jamaïque, il avait plus d’un passeport : un à son nom de naissance et un faux à son nom d’emprunt, Roy Morgan. La SAI n’a pas conclu que le demandeur a utilisé un faux passeport pour entrer aux É‑U. Autrement dit, le demandeur a mal interprété cet aspect de la décision et n’a pas relevé d’erreur de fait.

[50] De même, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a déclaré qu’il avait plus d’un passeport entre 1994 et 2006, puisqu’elle laissait supposer qu’il en était ainsi tout au long de cette période. Il soutient que ce n’est pas ce qu’il a dit dans son témoignage. Il a plutôt déclaré que son épouse avait pris les dispositions nécessaires pour obtenir le passeport au nom de Roy Morgan lorsqu’il a été informé de son expulsion pendant son incarcération, soit entre 2004 et 2006. Là encore, il semble que le demandeur a mal interprété la décision. Selon mon interprétation, la SAI n’a pas supposé qu’il a détenu le passeport frauduleux tout au long de la période entre 1994 et 2006.

[51] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a déclaré que, après son expulsion des É‑U, il a obtenu son permis d’arme à feu en Jamaïque en dissimulant des renseignements. Il fait remarquer avoir déclaré dans son témoignage qu’il avait déjà son permis d’arme à feu avant d’être expulsé. Il a déclaré non pas qu’il avait obtenu le permis en dissimulant des renseignements sur son expulsion, mais plutôt qu’il avait obtenu un emploi comme gardien de sécurité de cette manière.

[52] Je conviens que la SAI a tiré une conclusion incompatible avec le témoignage du demandeur, en ce sens qu’elle a conclu qu’il avait dissimulé des renseignements quant à sa criminalité tant pour obtenir le permis que pour obtenir un emploi, alors qu’il n’avait agi ainsi que pour obtenir l’emploi. Cependant, je ne vois rien d’important dans cette erreur pouvant aider le demandeur. Cette partie de l’analyse de la SAI portait sur l’argument du demandeur selon lequel il devait dissimuler des renseignements pour obtenir un emploi, un argument que la SAI n’a pas retenu. Au contraire, l’argument du demandeur devant la SAI est moins convaincant dans la mesure où il avait déjà son permis d’arme à feu.

[53] Le demandeur souligne que la SAI a conclu qu’il avait obtenu un certificat de naissance sous une fausse identité, alors que, en réalité, il a affirmé dans son témoignage qu’il avait obtenu un permis de conduire de cette manière. Je reconnais qu’il s’agissait d’une erreur de fait, mais rien ne me permet de conclure que l’erreur concernant le document obtenu frauduleusement par le demandeur a pour effet de miner le caractère raisonnable de la conclusion défavorable de la SAI quant à la crédibilité.

[54] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en concluant que sa fiancée n’était pas au courant de ses antécédents criminels, matrimoniaux ou en matière d’immigration. Il fait remarquer qu’elle a déclaré avoir assisté aux instances judiciaires des É‑U et de l’Ontario au cours desquelles ces renseignements ont été divulgués. J’estime qu’il n’y a aucune erreur dans cette partie de la décision. Selon mon interprétation, la SAI a centré son analyse sur la question de savoir si le demandeur avait divulgué ces renseignements à sa fiancée, et non sur celle de savoir si elle avait eu connaissance de ces renseignements dans le cadre des poursuites judiciaires dont il a fait l’objet.

[55] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en concluant qu’il a déclaré avoir caché ses antécédents criminels et liés à l’immigration à la consultante en immigration qui l’a aidé avec sa demande de parrainage. Il soutient qu’il n’a rien dit de tel. Il a plutôt déclaré qu’il n’avait aucun souvenir des questions de sa consultante sur ces éléments, à part que cette discussion avait eu lieu au téléphone. Je ne constate aucune erreur ici. Il est raisonnable que la SAI ait interprété le témoignage comme une omission de la part du demandeur de divulguer ses antécédents criminels et en matière d’immigration à la consultante au téléphone, étant donné que l’information n’était pas incluse dans sa demande.

[56] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’il avait indûment prolongé son séjour lors de ses première et deuxième visites au Canada. Je conviens qu’il s’agit d’une erreur de fait, car la preuve démontre qu’il a indûment prolongé son deuxième séjour seulement, et non son premier. Cependant, le fait que le demandeur ait indûment prolongé un seul séjour au lieu de deux ne mine pas le caractère raisonnable de la décision.

[57] La SAI a conclu que le demandeur travaillait en utilisant le numéro d’assurance sociale de quelqu’un d’autre. Le demandeur a raison de dire qu’il s’agit d’une erreur de fait. Selon son témoignage, il travaillait sans numéro d’assurance sociale et était payé en espèces. Cette conclusion est l’une des lacunes sous‑jacentes à l’évaluation défavorable par la SAI de l’expression de remords du demandeur. Toutefois, il ne s’agit que d’une lacune parmi d’autres, et elle ne mine pas le caractère raisonnable de cette évaluation.

[58] Le demandeur s’inquiète également des erreurs liées à certaines dates mentionnées dans la décision. D’abord, il fait référence à la déclaration de la SAI (mentionnée plus haut dans les présents motifs) selon laquelle il « a établi des liens avec » son épouse en 2012, alors que, en fait, il l’a rencontrée en 2009. Je ne vois là aucune erreur, car la SAI a mentionné que le demandeur avait rencontré son épouse lors de sa première visite au Canada (qui était en 2009).

[59] Le demandeur relève bien les erreurs dans les dates où il a emménagé avec sa fiancée et la date à laquelle le véhicule à bord duquel il voyageait est entré par inadvertance aux É‑U. Cependant, rien ne me permet de conclure que ces erreurs ont joué un rôle important dans l’analyse.

[60] Enfin, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en affirmant qu’il avait déclaré n’avoir d’autre choix que d’enfreindre la loi et en concluant qu’il a commencé à se livrer à des activités illégales pour subvenir aux besoins de ses enfants. Il fait observer que, selon son témoignage, ses actes étaient destinés à protéger son visa et qu’il n’a pas de condamnations au criminel autres que les deux reconnues aux É‑U. Toutefois, le demandeur reconnaît qu’il a été poursuivi pour violation de la LIPR. J’estime qu’il n’y a aucune erreur importante dans cet aspect de l’analyse de la SAI, qui indique principalement que les efforts du demandeur pour justifier ses fausses déclarations aux autorités d’immigration canadiennes étaient au bénéfice de ses enfants grâce à son statut d’immigrant. Je ne comprends pas que le demandeur conteste que telle était sa position.

VI. Conclusion

[61] Après avoir examiné les arguments présentés par le demandeur, j’estime que la SAI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. Le demandeur n’a pas établi de crainte raisonnable de partialité, et la décision est raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[62] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et aucune ne sera énoncée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1595-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1595-20

INTITULÉ :

IAN GEORGE MOWATT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AVRIL 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

POUR LE DEMANDEUR

Khatidja Moloo-Alam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Windsor (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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