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Date : 20210419


Dossier : IMM-7221-19

Référence : 2021 CF 331

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2021

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

Omar Zghair THIB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Omar Zghair Thib demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [la SAI] du 21 octobre 2019, rejetant son appel de la décision de la Section de l’immigration [la SI] du même tribunal. En effet, le 16 avril 2017, la SI a conclu que M. Thib a fait de fausses déclarations, qu’il est une personne décrite à l’alinéa 40(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la Loi], conséquemment interdite de territoire, et elle a pris une mesure d’exclusion contre lui.

[2] Appelée à se prononcer sur l’existence - compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché - de motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales (alinéa 67(1)(c) de la Loi), la SAI a conclu que M. Thib n’a pas fait la preuve, par prépondérance des probabilités, de l’existence de tels motifs.

[3] La SAI a confirmé que M. Thib est une personne décrite à l’alinéa 40(1)(a) de la Loi et elle a confirmé la mesure d’exclusion prise contre lui.

[4] Pour le motif exposé plus bas, la demande de contrôle judiciaire de M. Thib sera accueillie.

II. Contexte

[5] M. Thib est citoyen de l’Iraq. Le 14 août 2009, il reçoit le statut de résident permanent du Canada, sous l’égide du programme des investisseurs.

[6] Le 19 septembre 2010, M. Thib épouse une citoyenne iraquienne. Le 9 janvier 2012, son épouse donne naissance à leur fille et le 22 octobre 2012, cette dernière reçoit le statut de résidente permanente du Canada.

[7] Le 8 mai 2015, M. Thib fait l’objet d’un contrôle pour vérifier s’il satisfait les exigences de résidence liées à sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent et celles liées à sa demande de citoyenneté canadienne. En réponse aux questions de l’agent, M. Thib nie plusieurs fois détenir un document de voyage ou passeport d’un pays autre que l’Iraq, et il confirme n’avoir jamais utilisé un autre nom. L’agent lui indique avoir des préoccupations, ne pas rendre une décision et effectuer des vérifications additionnelles, notamment auprès de l’ambassade de Jordanie et du consultant qui a assisté M. Thib. Ce dernier confirme son consentement.

[8] Le 22 octobre 2015, en réponse à la demande de CIC, l’ambassade de Jordanie au Canada transmet une lettre aux autorités canadiennes dans laquelle elle confirme que M. Thib détient un passeport jordanien, mais qu’il n’est pas citoyen de la Jordanie. Une copie du passeport jordanien de M. Thib, émis le 19 juillet 2007, au nom de Omar Zgayer D. Alrawi, est attachée à la lettre.

[9] Le 24 août 2016, M. Thib fait encore l’objet d’un contrôle. Il nie de nouveau détenir un autre passeport que son passeport iraquien et il nie avoir utilisé un autre nom. L’agent lui montre alors la copie d’un document jordanien avec sa photo et un autre nom. M. Thib reconnaît qu’il s’agit de sa photo mais nie avoir vu ou utilisé le passeport. Toujours le 24 août 2016, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] émet un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi. L’agent opine alors que M. Thib est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)(a) de la Loi pour fausses déclarations, ayant omis de divulguer qu’il détient un passeport de la Jordanie sous un autre nom; il est alors impossible pour CIC d’évaluer si M. Thib satisfait aux exigences de résidence statutaires.

[10] Le 11 janvier 2017, le rapport est déféré à la SI pour enquête aux termes du paragraphe 44(2) de la Loi, afin de déterminer si M. Thib est visé à l’alinéa 40(1)(a) de la Loi.

[11] Le 26 avril 2017, à la fin de l’audience, la SI conclut que M. Thib a fait une fausse déclaration définie à l’alinéa 40(1)(a) de la Loi, empêchant ainsi un officier de conduire une vérification. La SI note que son rôle n’inclut pas d’évaluer si M. Thib a agi sous le coup de la panique, tel qu’il le déclare, ni si son intention était ou non de tromper les autorités canadiennes, ni l’impact de sa demande à titre d’investisseur. Enfin, la SI souligne ne pas avoir de problème avec les noms de M. Thib.

[12] Ainsi, le 26 avril 2017, la SI confirme que M. Thib est une personne visée à l’alinéa 40(1)(a) et prend une mesure d’expulsion contre lui.

[13] Le 29 mars 2018, M. Thib et son épouse obtiennent un jugement de divorce qui prévoit, notamment, que M. Thib et sa fille habitent la résidence familiale de Pierrefonds jusqu’à sa vente et que M. Thib a la garde exclusive de sa fille.

III. La décision de la SAI

[14] Le 10 septembre 2019, la SAI entend le dossier de M. Thib. La transcription de l’audience n’est malheureusement pas disponible, tel que détaillé par lettre de la SAI datée du 20 janvier 2020.

[15] Devant la SAI, M. Thib ne nie pas avoir omis de divulguer un fait important quant à un objet pertinent et il ne conteste pas la validité de son interdiction de territoire (Mémoire du demandeur au para 36). Il cherche plutôt à établir l’existence de motifs humanitaires suffisants pour accorder une mesure spéciale lui permettant de conserver son statut de résident permanent au Canada, en vertu de l’alinéa 67(1)(c) de la Loi.

[16] Le 21 octobre 2019, la SAI rejette l’appel de M. Thib. La SAI énonce premièrement les facteurs reconnus par la jurisprudence pour l’évaluation de l’existence de motifs humanitaires dans les cas de fausses déclarations. La SAI note que le fardeau incombe au demandeur, et que l’analyse est contextuelle et dépend des circonstances propres à chaque dossier.

[17] La SAI note que M. Thib a admis avoir détenu un passeport de la Jordanie depuis 2007. Il indique ne pas l’avoir déclaré aux autorités canadiennes en 2009, lors de l’obtention de son statut de résident permanent, puisqu’on ne lui aurait pas posé la question. Il a également admis avoir utilisé le passeport après 2009, rendant impossible la tâche des agents canadiens de comptabiliser ses jours de présence au Canada. M. Thib a expliqué avoir eu peur pour sa situation et celle de sa famille quand on lui a posé la question. Il a également expliqué que, à toutes fins pratiques, le nom sur son passeport de la Jordanie est une variation de son nom réel.

[18] La SAI examine les copies des passeports jordaniens de M. Thib et de la lettre de l’ambassade de la Jordanie, obtenus par CIC, et soulève des doutes quant à leur authenticité.

[19] La SAI note que l’authenticité des documents n’a pas été soulevée à l’audience et qu’elle ne peut donc pas conclure qu’ils sont frauduleux. La SAI choisit de leur accorder une faible valeur probante. Aussi, vu les contradictions mises en relief entre certaines allégations de M. Thib et sa preuve documentaire, la SAI tire une inférence négative sur sa crédibilité.

[20] Il est important de souligner d’emblée que la SAI a ici douté de l’authenticité de la preuve documentaire obtenue par CIC, mais qu’elle en a ensuite, de façon inexplicable et sans en avoir discuté avec les parties, tiré une inférence négative sur la crédibilité de M. Thib. Au surplus, la SAI confirme ensuite que cette conclusion, infondée, aura un impact sur l’évaluation des motifs humanitaires.

[21] La SAI évalue ensuite les facteurs pertinents, soit la gravité de la fausse déclaration, l’expression de remords de M. Thib, la période passée et le degré d’établissement au Canada, le soutien familial et communautaire, les difficultés reliées au retour dans son pays et les meilleurs intérêts de la fille de M. Thib. En somme, malgré l’importance des meilleurs intérêts de l’enfant, la SAI juge que ce facteur ne permet pas d’accorder une mesure spéciale, compte tenu du poids des facteurs négatifs. Il s’agit selon la SAI du seul facteur qui n’est pas négatif ou neutre.

[22] Ultimement, la SAI confirme que M. Thib est une personne décrite à l’alinéa 40(1)(a) de la Loi et elle confirme aussi la mesure d’exclusion prise contre lui.

IV. Analyse et décision

[23] M. Thib soumet deux arguments, mais un seul permet de disposer de la présente demande.

[24] Les parties reconnaissent que (1) la SAI a erré en soulevant un doute quant à l’authenticité des documents obtenus par CIC, pour ensuite en tirer une inférence négative sur la crédibilité de M. Thib; et (2) cette erreur a teinté son évaluation des motifs humanitaires.

[25] Le défendeur suggère que le peu de motifs humanitaires soulevés par M. Thib devant la SAI permet néanmoins à la Cour de conclure que la décision est raisonnable, en dépit de l’erreur de la SAI, et que le résultat sera le même après un nouvel examen par la SAI.

[26] Cette question doit être examinée sous la norme de la décision raisonnable. Or, la Cour, en contrôle judiciaire, n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier, ni de s’immiscer dans les conclusions de faits du décideur pour y substituer les siennes (Société canadienne des postes au para 61; Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).

[27] Conséquemment, je ne peux souscrire à la position du défendeur, puisqu’elle exigerait un nouvel examen des éléments en jeu, ce que la Cour ne peut pas faire en contrôle judiciaire. Ne pouvant évaluer l’impact de la conclusion erronée de la SAI sur son évaluation des motifs humanitaires, je dois conclure que l’erreur de la SAI est fatale dans les circonstances. La décision de la SAI ne révèle pas « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31 [Société canadienne des postes]).

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire de M. Thib sera donc accueillie, et le dossier retourné à la SAI pour une nouvelle détermination.


JUGEMENT dans IMM‑7221-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Le dossier est retourné à la SAI pour une nouvelle détermination;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7221-19

INTITULÉ :

OMAR ZGHAIR THIB c MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC) – PAR VIDÉOCONFÉRENCE ZOOM

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 19 AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Me Saïd Le Ber-Assiani

Pour le demandeur

Me Zoé Richard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ferdoussi Hasa Avocats

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureure général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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