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Date : 20210503


Dossier : T‑1592‑19

Référence : 2021 CF 391

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) le 3 mai 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

GARNET YUZICAPPI ET

ANGELA REDMAN

demandeurs

et

CONSEIL SÉNATORIAL DE LA NATION STANDING BUFFALO

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, de la décision relative à l’appel concernant l’élection du 30 août 2019 [la décision] du Conseil sénatorial de Standing Buffalo [le défendeur]. Le défendeur a rejeté l’appel de M. Yuzicapi [le demandeur principal] concernant l’élection générale [l’élection] du 29 juillet 2019 de la nation de Standing Buffalo Dakota [NSBB].

[2] Le demandeur principal est membre de la NSBD et a été candidat au poste de conseiller lors de l’élection. Il a interjeté appel des résultats de l’élection au motif que certaines actions contrevenaient aux articles 8 et 9 de la Standing Buffalo Dakota Nation Election Act, 1998 [Loi électorale de la nation de Standing Buffalo Dakota (1998) ou Loi électorale]. Mme Redman n’était pas partie à l’appel, mais est une membre de la NSBD qui a un intérêt dans l’affaire et qui était signataire d’un document d’appel.

[3] Les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision et d’ordonner une nouvelle élection en vertu de l’article 17.9 de la Loi électorale. Subsidiairement, les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’appel pour nouvel examen par le Conseil sénatorial après l’élection d’un nouveau président du Conseil sénatorial.

[4] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[5] Le mandat du conseil de bande de la NSBD devait expirer le 3 août 2019. Une résolution du conseil de bande datée du 6 juin 2019 a désigné un directeur général des élections [DGE] et deux directeurs d’élection adjoints.

[6] Le 19 juillet 2019, le directeur général a présidé une réunion de désignation pour les postes de chef et de conseillers. Barbara Ryder, Buds Maple, Bernice Yuzicappi, Rosella Archdale, Rozella McKay et Rosebelle Goodwill sont les aînés qui ont assisté à la réunion de mise en candidature et qui ont formé le Conseil sénatorial en vertu de l’article 18 de la Loi électorale. Gloria Moostoos a été désignée suppléante et Marita Crant [Mme Crant] présidente. Il n’y a aucune exigence quant à l’adoption formelle du Conseil sénatorial par le conseil de bande de la NSBD.

[7] Une élection a eu lieu le 29 juillet 2019, avec quatre candidats en lice pour le poste de chef et 35 candidats pour les six postes de conseiller. Roberta Soo Oye Waste a été élue chef et Dwayne Louis Redman, Brendan Wajunta, Beckie Yuzicappi, Kimberley Goodfeather, Sandra Jean Redman et Minnie Jane Ryder ont été élus conseillers. Leur mandat couvre la période du 3 août 2019 au 2 août 2022. Le directeur général a préparé un résumé du rapport d’élection en date du 31 juillet 2019 et l’a soumis au conseil de bande qui était en fonction.

[8] Le 20 août 2019, le demandeur principal a cherché à interjeter appel de l’élection et a soumis une « pétition » de signatures d’électeurs admissibles en vertu de l’article 17.3 de la Loi électorale. Le document d’appel mentionnait les deux motifs reproduits ci‑dessous :

[traduction]

Les motifs de l’appel sont les pratiques électorales suivantes qui contreviennent à la présente Loi électorale :

1. POUVOIRS ET FONCTIONS DU DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS

2. DÉSIGNATION DES DIRECTEURS DES ÉLECTIONS

[9] Les pages de signature de la pétition ont ensuite été jointes au document d’appel pour les deux motifs suivants :

[traduction]

DÉSIGNATION DES DIRECTEURS DES ÉLECTIONS

8.1 Immédiatement après qu’une date d’élection a été fixée, mais pas moins de trente (30) jours avant la date de l’élection, le chef et les conseillers actuels de la Première nation de Standing Buffalo Dakota désignent, par résolution, un directeur général des élections et, en outre, deux directeurs généraux des élections ou plus, selon les besoins.

Wayne Sandy a été désigné directeur général des élections, Murriel Goodwill et Chelsea Isnana ont été désignées directrices adjointes des élections, tous sont membres de la bande.

8.4 Le directeur général des élections et les deux ou plusieurs directeurs généraux adjoints des élections sont tous membres de la bande.

Comme il est indiqué dans le RAPPORT D’ÉLECTION, reçu le 6 juillet 2019, Wayne Sandy vérifie qu’Amanda Louison a aidé au déroulement de l’élection. Elle est désignée comme sa « supérieure », cependant, Amanda Louison n’est pas une membre de la bande et ne travaille pas pour la bande de Standing Buffalo Dakota.

[…]

POUVOIRS ET FONCTIONS DU DIRECTEUR GÉNÉRAL DES ÉLECTIONS

9. Le directeur général des élections désigné est investi des fonctions et des pouvoirs suivants :

d) Examiner, valider toutes les candidatures et se prononcer sur l’admissibilité de tous les candidats.

Conformément à la LOI ÉLECTORALE – Admissibilité des candidats, alinéa 4.c), tout électeur admissible de la Première nation de Standing Buffalo Dakota qui a été résident habituel et continu de la réserve de Standing Buffalo Dakota pendant douze (12) mois consécutifs immédiatement avant la date de l’élection et est actuellement résident de la réserve de Standing Buffalo.

Au jour de l’élection, le 26 juillet 2019, les candidats suivants n’ont pas été confirmés par Standing Buffalo Housing comme résidant actuellement dans la réserve de Standing Buffalo conformément à cette loi : Roberta Soo‑oye Waste, Grant Whiteman, Sandra Jean Redman, Brenda Wajunta, Matthew Whitecloud, Stanford Melbourne, Gwenda Yuzicappi.

[10] Les demandeurs se réfèrent également à des lettres de Lisa Tawiyaka [Mme Tawiyaka] du service du logement de la NSBD, et de Maureen Yuzicappi [Mme Yuzicappi] que le Conseil sénatorial a traitées de manière inappropriée.

III. La décision

[11] Le 26 août 2019, le Conseil sénatorial s’est réuni. Comme il y avait une certaine confusion avec la lettre de Mme Tawiyaka, Mme Crant a communiqué avec le demandeur principal pour obtenir des éclaircissements. Le Conseil sénatorial s’est réuni à nouveau le 30 août 2019, a voté le rejet de l’appel et a envoyé une lettre de deux pages en avisant le demandeur principal et une lettre distincte à Mme Tawiyaka. Il existe des procès‑verbaux des réunions du Conseil sénatorial.

[12] La majorité du Conseil sénatorial a décidé de rejeter l’appel en se fondant sur le fait que (1) l’appel n’était pas fondé et que (2) la documentation déposée était inadéquate pour décider de la validité de la plainte.

[13] Dans sa décision, le Conseil sénatorial n’a fait référence qu’aux articles 8.1 et 8.4 de la Loi électorale et a déclaré qu’il avait examiné le résumé du rapport d’élection, les procès‑verbaux des réunions du chef et du Conseil, ainsi que les résolutions du conseil de bande convoquant l’élection et désignant les directeurs des élections. La décision a également souligné que le demandeur principal [traduction] « a approuvé le rapport d’élection et a par la suite interjeté appel d’une élection basée sur l’information [qu’il avait] approuvée ». Elle mentionne également ceci :

[traduction]

[…] la RCB qui a désigné les directeurs des élections a été examinée et il a été noté que vous aviez approuvé la désignation de Wayne Sandy et des deux directrices adjointes des élections. Si vous n’aviez pas accepté ou approuvé les rapports, et par la suite n’aviez pas signé la RCB désignant les directeurs des élections, le Conseil sénatorial aurait peut‑être été mieux placé pour appuyer votre appel.

[14] La décision explique la méthode permettant aux électeurs d’ajouter leur nom à la liste électorale et fait référence à une [traduction] « pétition supplémentaire sur la résidence » qui n’a pas été traitée dans le contexte de la présente demande. Elle explique également qu’il y a eu une erreur dans la date que le demandeur principal a utilisée pour le résumé du rapport d’élection et que, selon le Conseil sénatorial, les conditions d’une pétition valide n’étaient pas remplies. Plus précisément, sur les 100 signatures, le Conseil sénatorial [traduction] «n’a pu confirmer que 88 noms comprenant le nom complet, la signature et le numéro de statut ».

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[15] Compte tenu de la « qualification » des questions par les parties, je suis d’avis qu’il y a deux questions à trancher qui englobent toutes les questions soulevées par les parties :

  • (1) La décision est‑elle raisonnable?

  • (2) La présidente du Conseil sénatorial était‑elle partiale?

[16] Les demandeurs n’ont pas présenté d’observations écrites concernant la norme de contrôle applicable, mais, à l’audience, ils ont convenu avec le défendeur que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision dans son ensemble. Le défendeur a également soutenu que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions.

[17] Comme la présente affaire ne relève pas d’une catégorie exceptionnelle telle que définie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov Vavilov 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme de la décision raisonnable s’applique, sauf pour la question de partialité, examinée ci‑dessous. En examinant la question de savoir si la décision était raisonnable, la Cour n’est pas en mesure de réexaminer ou d’apprécier de nouveau la preuve, de tirer ses propres conclusions de fait, ou de substituer l’issue qui lui est préférable à celle du décideur (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Les décisions des organes décisionnels exerçant un pouvoir délégué, comme un tribunal d’appel, sont également contrôlées selon la norme de la décision raisonnable (Première Nation de Taykwa Tagamou c Linklater, 2020 CF 220 au para 36 [Taykwa Tagamou]).

[18] Par conséquent, pour que la Cour puisse intervenir, une décision doit souffrir de lacunes fondamentales et graves et manquer du degré requis de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100). Si une décision est jugée cohérente sur le plan interne, comprend une analyse rationnelle et est justifiée au regard des faits et du droit, elle sera raisonnable (Vavilov, au para 85).

[19] Les questions d’équité procédurale, y compris les arguments liés à la partialité, font généralement l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 49, 54, 56). Cependant, « l’obligation d’équité procédurale est souple et variable et repose sur l’appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), [1999] 2 RCS 817 au para 22).

V. Question préliminaire

[20] Le défendeur demande à la Cour de radier les affidavits des demandeurs ou d’en ignorer certains éléments précis pour cause d’irrecevabilité, car ils ne sont pas conformes au paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales [les Règles]. Le défendeur fait également valoir que les affidavits soumis sont centrés sur les affirmations de partialité et de conflit d’intérêts des demandeurs et que ces affirmations n’ont pas été présentées au tribunal. Le défendeur soutient que lorsqu’une partie peut raisonnablement être considérée comme ayant eu la capacité de s’opposer devant le décideur administratif sans l’avoir fait, l’opposition ne peut être faite par la suite lors d’un contrôle judiciaire (Bernard c Canada (Procureur général), 2015 CAF 263 au para 26 [Bernard]).

[21] Je souscris à certaines des observations du défendeur concernant les affidavits contenant des arguments et des opinions, mais le contenu des affidavits n’est pas déterminant pour les questions dont je suis saisi. Le dossier de l’instance certifié, et la Loi électorale, fournissent les renseignements nécessaires à l’examen des questions en litige dans la présente affaire.

VI. Les positions des parties

  • (1) La position des demandeurs

[22] Les demandeurs déclarent que l’appel a été mis en état conformément à l’article 17.3 de la Loi électorale en ce que le document d’appel contenait les détails des motifs d’appel, les frais de 200 $ ont été payés et 100 électeurs ont signé les pétitions à l’appui de l’appel. L’article 17.3 prévoit ce qui suit :

[TRADUCTION]

17.3 Un appel doit être fait par écrit et soumis au bureau de la bande à l’attention du Conseil sénatorial. L’appel doit contenir les détails des motifs sur lesquels il est fondé et cette demande d’appel doit être accompagnée :

a) d’une somme de 200 $, en espèces ou en titres négociables certifiés, payable à la nation Standing Buffalo Dakota, qui sera restituée à l’appelant lorsque l’appel sera réglé. Sinon, la somme sera conservée et déposée dans le compte général de la nation Standing Buffalo Dakota à titre de frais administratifs en cas de rejet de l’appel;

b) de signatures de cent électeurs qui appuient l’appel au moyen d’une pétition qui énonce clairement les détails de l’appel sur chaque page qui contient des signatures.

[23] Les demandeurs soutiennent que le Conseil sénatorial a déterminé à tort qu’il ne pouvait examiner qu’un seul motif d’appel avec le dépôt d’appel de 200 $ et a arbitrairement choisi de ne traiter qu’un seul motif d’appel.

[24] Les demandeurs affirment que le Conseil sénatorial a décidé à tort que la lettre de Mme Tawiyaka constituait une demande d’appel distincte et l’a rejetée pour omission de soumettre un dépôt. Ils affirment en outre que le Conseil sénatorial a rejeté à tort la question de la délégation de pouvoirs par le directeur général des élections à une personne non membre de la bande, Amanda Louison.

[25] Les demandeurs soutiennent également qu’il y avait une crainte claire de partialité de la part de Mme Crant, étant donné que l’appel concernait un chef nouvellement élu que Mme Crant avait appuyé lors des élections. Ils déclarent aussi que Mme Crant a un lien avec l’ancien chef, ce qui crée également une crainte de partialité. Les demandeurs affirment que Mme Crant a joué un rôle de premier plan dans le rejet de l’appel du demandeur principal.

(1) La position du défendeur

[26] Le défendeur soutient que la décision du Conseil sénatorial selon laquelle le demandeur principal n’a pas interjeté son appel conformément à la Loi électorale était raisonnable. Il déclare que les motifs invoqués ne sont pas fondés. Le défendeur fait également valoir que le demandeur principal a interjeté appel de plus d’une pratique électorale, ce qui l’obligeait à payer des frais supplémentaires de 200 $.

[27] En outre, le défendeur soutient qu’il incombait au demandeur principal de produire des éléments de preuve établissant que tous les signataires étaient des électeurs valides, ce qu’il n’a pas fait. Le défendeur soutient qu’il y a des irrégularités avec certains numéros de statut sur la pétition en relation avec l’article 8.1 de la Loi électorale, ce qui entraîne un nombre inférieur aux 100 signatures requises.

[28] Le défendeur affirme que la question d’une crainte de partialité n’a été soulevée que lors du contrôle judiciaire et qu’elle est sans fondement. Il soutient que Mme Crant a désigné le chef élu avant de devenir membre du Conseil sénatorial et que tout problème avec le chef précédent est un ouï‑dire et remonte à une décennie. Il conteste la thèse des demandeurs selon laquelle Mme Crant aurait dû reconnaître qu’elle se trouvait en conflit d’intérêts et se récuser.

[29] Le défendeur fait valoir que, de toute façon, les demandeurs ont tort d’affirmer que la question de la résidence n’a pas été examinée, comme en témoigne le procès‑verbal de la réunion. Il déclare que l’argument des demandeurs selon lequel le rapport du directeur général des élections [traduction] « montre clairement que la résidence n’a pas été prise en compte dans sa détermination de “l’admissibilité” des candidats » est incorrect et que le Conseil sénatorial a eu raison de déterminer que cette question n’était pas fondée.

[30] Si la Cour détermine que la décision était déraisonnable, le défendeur demande à la Cour de renvoyer l’affaire au Conseil sénatorial. Si l’affaire est renvoyée, le défendeur fait valoir qu’il n’y a aucune raison pour qu’un membre actuel du Conseil sénatorial soit récusé relativement à l’audition de l’appel.

VII. Analyse

[31] J’ai décidé d’aborder la question de la partialité en premier, car la détermination de cette question aura une incidence sur le recours.

A. Partialité

(1) Principes généraux

[32] Dans l’arrêt Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CAF 146 [Johnny], la Cour a conclu à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Dans l’arrêt Johnny, la cour a conclu qu’il faut qu’il y ait un conflit d’intérêt réel pour conclure à l’existence d’une crainte de partialité. Cependant, si une personne raisonnable et bien informée concluait que le membre pourrait être incapable de se prononcer équitablement sur certaines questions, ce membre ne doit pas prendre part au processus décisionnel (Johnny, au para 42).

[33] Dans l’affaire Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie) (1976), [1978] 1 RCS 369, à la page 394, La Cour suprême a déclaré :

[…] [L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. […] Ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

[34] Au paragraphe 75 de la décision Sparvier c Bande indienne Cowessess no 73 1993, 3 CF 142, la Cour déclare qu’une application rigoureuse du critère de la crainte raisonnable de partialité n’est pas appropriée pour la raison suivante :

[75] […] il ne me semble pas réaliste de s’attendre à ce que les membres du tribunal d’appel, qui résident dans la réserve, n’aient eu aucun contact social, familial ou commercial avec un candidat à une élection. […]

[…]

Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d’organismes décisionnels comme tribunal d’appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu’un membre de l’organisme décisionnel avait avec l’un ou l’autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l’a affirmé l’avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l’élection autonome des gouvernements de bandes.

[35] Si un demandeur a eu l’occasion de soulever la question de la partialité devant un décideur, il ne peut pas la soulever lors d’un contrôle judiciaire (Bernard, au para 26).

[36] Si un demandeur n’était pas au courant de la question de la partialité lors de sa comparution devant un décideur, mais qu’il en prend connaissance après coup, il est possible de soulever la question de la partialité pour la première fois dans une demande de contrôle judiciaire (Ewert c Canada (Procureur général), 2019 CF 733 [Ewert], aux para 37 et 38).

(2) Application des principes

[37] La Loi électorale est muette sur la façon de traiter les conflits d’intérêts ou la partialité des membres du Conseil sénatorial. Le dossier n’indique pas que des arguments ou des préoccupations relatifs à la partialité aient été communiqués au Conseil sénatorial en tant que groupe ou à Mme Crant directement. Le dossier indique que le demandeur principal et Mme Crant se sont parlé pour préciser si celui‑ci soumettait un ou deux appels. Cette conversation aurait été un moment opportun pour soulever la question de la partialité. Idéalement, le demandeur principal aurait dû soulever la question dès qu’il a appris que Mme Crant était la présidente. Or, il ne l’a pas fait.

[38] Le défendeur souligne que, conformément à la Loi électorale, la présidente du Conseil sénatorial était chargée de la conduite du processus d’appel et a agi de façon appropriée. Selon l’article 21.4 de la Loi électorale, le Conseil sénatorial doit choisir un président pour parler en son nom et être chargé de la conduite du processus d’appel et des auditions des appels. Ainsi, un président doit assumer une certaine responsabilité dans la conduite des discussions et des processus d’examen d’un appel. Bien que le demandeur conteste que Mme Grant propose le « renvoi » de la question pour décision à la réunion du Conseil sénatorial, la Loi électorale permet simplement au Conseil sénatorial de déterminer ses propres règles de procédure conformément à l’article 21.4. Rien dans la preuve n’indiquait que la pratique de Mme Crant n’était pas une pratique du Conseil sénatorial.

[39] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs n’ont pas fourni de preuves suffisantes de la partialité de Mme Crant dans l’exercice de ses fonctions. Il y a des questions liées à la décision elle‑même, lesquelles sont abordées ci‑dessous. Contrairement aux circonstances de l’arrêt Ewert, le demandeur principal, qui a eu l’occasion de soulever la question de la partialité devant le Conseil sénatorial, ne peut pas maintenant la soulever lors d’un contrôle judiciaire. (Bernard, au para 26). En l’espèce, le demandeur principal a toujours été en possession des informations qui auraient pu donner lieu à un argument de partialité, mais il a choisi de ne pas le soulever.

B. Caractère raisonnable de la décision

[40] Je suis conscient que les décideurs autochtones, du fait de leur expérience et de leur expertise, méritent un grand degré de déférence (Pastion c Première nation Dene Tha, 2018 CF 648 au para 22 [Pastion]). Cette question de la déférence doit être examinée selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov (Taykwa Tagamou, au para 40).

(1) Processus d’appel

[41] La Loi électorale prévoit trois étapes dans le processus d’appel. Premièrement, l’appelant doit satisfaire aux exigences de l’article 17.3. Ensuite, le Conseil sénatorial doit déterminer s’il existe des motifs d’appel et doit soit rejeter l’appel, soit tenir une audience (article 17.6). Troisièmement, si la question justifie une audience, le Conseil sénatorial tient une audience conformément à l’article 17.7.

(2) L’avis d’appel a‑t‑il fourni des motifs suffisants?

[42] Le document d’appel du demandeur principal énonce les motifs d’appel comme suit : (1) Pouvoirs et fonctions du directeur général des élections et (2) Désignation des directeurs des élections. Les pages de la pétition renvoient aux articles de la Loi électorale sur lesquels le demandeur principal voulait fonder son appel et comprennent une explication des questions spécifiques, bien que brièvement.

[43] La lettre de décision indique que le Conseil sénatorial a conclu qu’il n’y avait pas de motifs, étant donné que le demandeur principal a approuvé le rapport d’élection et a signé la désignation du directeur général des élections et des deux directeurs adjoints des élections. La décision mentionne ceci : [traduction] « Si vous n’aviez pas accepté ou approuvé les rapports, et par la suite n’aviez pas signé la RCB désignant les directeurs des élections, le Conseil sénatorial aurait peut‑être été mieux placé pour appuyer votre appel ». Les demandeurs soutiennent que le Conseil sénatorial a commis une erreur en prenant en compte cet élément dans le rejet de l’appel.

[44] L’article 17.3 de la Loi électorale, mentionné ci‑dessus, ne contient que le libellé suivant concernant les détails requis dans un document d’appel : [traduction] « […] une pétition qui énonce clairement les détails de l’appel sur chaque page qui contient des signatures ». À la lecture de la pétition, j’estime qu’il y a suffisamment de détails pour satisfaire à l’exigence de l’alinéa 17.3b) de la Loi électorale. Plus précisément, la pétition renvoie aux articles 8.1 et 8.4 qui, lus ensemble, indiquent que le demandeur principal contestait la participation d’Amanda Louison.

[45] La pétition relative à l’alinéa 9d) indique que la question est celle de la résidence et elle énonce les noms des candidats qui, selon le demandeur, ne répondaient pas aux critères de résidence de la Loi électorale. Elle est brève, mais fournit suffisamment de détails pour déterminer ce qui est contesté.

[46] À cet égard, la décision n’aborde pas toutes les questions soulevées dans le document d’appel du demandeur principal. Il y avait essentiellement trois aspects contestés, deux questions liées à l’article 8 (art 8.1 et 8.4) et une question liée à l’alinéa 9d) de la Loi électorale. La décision renvoie aux articles 8.1 et 8.4 de l’appel du demandeur principal, mais est totalement muette sur la question du demandeur principal en ce qui concerne l’alinéa 9d), qui était essentiellement une contestation de l’erreur alléguée du directeur général des élections dans son traitement de la résidence de certains des candidats à l’élection.

(3) Le dossier d’appel était‑il suffisant?

[47] L’article 17.3 confirme qu’une demande d’appel doit être accompagnée d’un dépôt de 200 $, des signatures de cent électeurs à l’appui de l’appel, et des détails de l’appel sur chaque page de signature. J’ai déjà déterminé que les documents d’appel fournissaient des détails suffisants.

[48] L’alinéa 2f) de la Loi électorale définit un électeur comme étant [traduction] « tout membre de la nation de Standing Buffalo Dakota qui satisfait aux exigences relatives au droit de vote énoncées dans la présente Loi ». L’article 3 de la Loi électorale définit un électeur éligible comme suit :

[TRADUCTION]

a) Tout membre de la bande de la nation de Standing Buffalo Dakota qui est âgé de dix‑huit (18) ans ou plus le jour de l’élection est admissible à voter aux élections.

b) Nonobstant leur lieu de résidence ou leur domicile, tous les électeurs admissibles de la nation de Standing Buffalo Dakota, qui remplissent les conditions relatives à l’âge requis, ont le droit de voter.

[49] La décision mentionne ceci : [traduction] « votre pétition détermine les exigences requises pour les signatures de vos 100 électeurs, en particulier le “Nom et la signature de l’électeur ainsi que le numéro d’identification du statut”. En examinant la section des signatures des électeurs, nous n’avons pu confirmer que 88 noms comprenant le nom complet, la signature et le numéro de statut ». Bien que le point soulevé par le Conseil sénatorial puisse être valable, la Loi électorale ne requiert que la signature de 100 électeurs. La Loi électorale ne précise pas qui vérifie ou comment vérifier les signatures. Au minimum, le Conseil sénatorial aurait dû expliquer comment et pourquoi il a écarté 12 des 100 signatures. La décision ne contient aucun renseignement à ce sujet.

[50] La décision n’explique pas non plus d’où vient l’exigence du numéro de statut, car la Loi électorale n’exige pas qu’un numéro de statut accompagne la pétition. Le mémoire des faits et du droit du défendeur tente d’expliquer les lacunes dans le nombre de signatures et la nature des numéros de statut, mais cela relèverait de la responsabilité du Conseil sénatorial dans sa réponse à l’appel. Le Conseil sénatorial aurait dû faire part de ses préoccupations au demandeur. Comme il ne l’a pas fait, invoquer ce motif pour rejeter l’appel était déraisonnable.

[51] L’une des questions qu’on cherchait à porter en appel était la résidence de certains candidats. La pétition du demandeur principal faisait référence non seulement aux articles 8.1 et 8.4, mais aussi à l’alinéa 9d) de la Loi électorale. Le Conseil sénatorial a expliqué qu’il ne pouvait examiner qu’une seule question lors du dépôt d’un appel. En résumé, le Conseil sénatorial semble indiquer qu’il y a des frais de 200 $ pour chaque question.

[52] Il n’y a pas non plus de mention dans la décision relative à la pétition du demandeur principal de la question de la résidence traitée à l’alinéa 9d) de la Loi électorale. Il n’y a aucune raison pour que le Conseil sénatorial ne se penche pas sur une pétition qui avait, à première vue, le nombre requis de signatures. La seule exigence de l’article 17.3 de la Loi électorale est la suivante : [traduction] « L’appel doit contenir les détails des motifs sur lesquels l’appel est fondé et cette demande d’appel doit être accompagnée de […] ». À la simple lecture de la Loi électorale, et en l’absence de preuve de l’existence d’une pratique ou d’une coutume découlant d’appels antérieurs, il n’est pas requis de payer 200 $ pour chaque motif d’appel.

[53] De plus, le Conseil sénatorial a été confronté à une certaine confusion concernant la lettre de Mme Tawiyaka et la façon dont elle devrait être traitée. La lettre du 30 août 2019 adressée au service du logement et à Mme Tawiyaka indique ce qui suit : [traduction] « Un appel téléphonique a été passé à l’autre appelant pour confirmer si votre documentation devait être examinée séparément ou conjointement avec l’autre demande d’appel reçue et nous avons été informés qu’elle devait être incluse dans un seul dossier ». La lettre du 30 août 2019 accusait également réception des documents envoyés par Mme Tawiyaka le 22 août 2019, et indiquait que le Conseil sénatorial [traduction] « a tenté de traiter [la lettre] comme un appel, mais n’a pas pu aller de l’avant, car [la lettre] n’était pas jointe du dépôt requis de 200 $ et que [la lettre] était adressée à la chef Redman et non au Conseil sénatorial ».

[54] Le procès‑verbal du Conseil sénatorial du 26 août 2019 souligne également la confusion quant à la manière de traiter l’appel du demandeur principal, ses frais de 200 $ et la lettre de Mme Tawiyaka. L’extrait suivant est illustratif :

[traduction]

Marita Crant : Je ne suis pas certaine au sujet des documents, j’ai demandé à la secrétaire de les examiner. Celle‑ci a conclu qu’il y a deux (2) pétitions distinctes et il semble qu’une seule est jointe d’un dépôt? Celle avec le dépôt serait le seul appel examiné. L’appel de Garnet Yuzicappi relatif au directeur général des élections et l’appel de Lisa Tawiyaka relatif à la résidence? La lettre n’est pas tout à fait claire sur l’objet des deux pétitions ou sur les motifs d’appel. (al 17.2a)?)

[55] En résumé, le Conseil sénatorial était au courant des deux pétitions déposées par le demandeur principal, mais comme les frais de 200 $ n’étaient « joints » qu’à l’une d’elles (art 8.1 et 8.4), c’est cette dernière qui a été la seule examinée ou prise en compte. Il y a une absence totale de toute référence à la pétition du demandeur principal renvoyant à l’alinéa 9d). L’extrait ci‑dessus illustre également que le Conseil sénatorial avait des problèmes quant à savoir si la lettre de Mme Tawiyaka constituait un appel. Le procès‑verbal du 26 août 2019 indique également que des « documents d’appel » ont été remis au président du Conseil sénatorial le 22 août 2019 par le directeur général des élections. Le document n’est pas clair quant à ce que ce dossier contenait. La lettre de Mme Tawiyaka et l’appel du demandeur principal concernant l’article 9 auraient dû alerter le Conseil sénatorial qu’il y avait un problème quant à la question de la résidence des candidats.

[56] Le dossier comprend également une lettre datée 14 août 2019 de Mme Yuzicappi à laquelle la décision n’a pas fait référence. À première vue, cette lettre n’était pas conforme à l’article 17.3 et son contenu ne permet pas de savoir si elle a été soumise à l’appui de l’appel du demandeur principal. Le procès‑verbal du 30 août 2019 du Conseil sénatorial discute de cette lettre et le Conseil sénatorial a conclu que la lettre de Mme Yuzicappi constituait un appel distinct et nécessitait donc une documentation d’appel appropriée et un dépôt. La lettre contient une allégation selon laquelle une personne a été ajoutée à la liste électorale et une allégation selon laquelle Amanda Louison n’était pas membre de la NSBD, mais ne contient aucune référence à l’appel du demandeur principal. Sans aucune référence à l’appel du demandeur principal, il était raisonnable pour le Conseil sénatorial de conclure comme il l’a fait et de ne pas tenir compte de la lettre de Mme Yuzicappi.

[57] Le Conseil sénatorial a dit ceci : [traduction] « Si vous n’aviez pas accepté ou approuvé les rapports, et par la suite n’aviez pas signé la RCB désignant les directeurs des élections, le Conseil sénatorial aurait peut‑être été mieux placé pour appuyer votre appel ». Selon moi ces propos ne sont pas pertinents quant à la réponse à l’appel dont le Conseil sénatorial était saisi.

[58] Pour tous les motifs susmentionnés, la décision ne satisfait pas aux critères applicables de justification, de transparence et d’intelligibilité.

VIII. Conclusion

[59] J’ai conclu que la décision est déraisonnable et que les demandeurs n’ont pas soulevé la question de la partialité le plus tôt possible et que, par conséquent, la Cour ne peut pas maintenant examiner cette question.

[60] Les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision et d’ordonner une nouvelle élection. À titre subsidiaire, les demandeurs demandent à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’appel pour un nouvel examen après l’élection d’un nouveau président du Conseil sénatorial. Le défendeur a fait valoir que si la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision doit être renvoyée pour nouvel examen par le Conseil sénatorial.

[61] La décision est annulée. L’appel du demandeur principal, tel qu’il est exposé dans son document d’appel du 20 août 2019 avec pétitions, est renvoyé au Conseil sénatorial existant pour nouvel examen.

[62] Les demandeurs allèguent que, puisque le Conseil sénatorial se fait payer les frais et dépenses juridiques par la NSBD, s’ils obtiennent gain de cause, les dépens devraient être adjugés en vertu de l’article 400 des Règles. Les demandeurs citent diverses décisions à l’appui, y compris des décisions portant sur l’intérêt public.

[63] Le défendeur fait valoir qu’aucuns dépens ne devraient lui être imposés puisque la NSBD n’était pas une partie désignée dans l’affaire, n’a pas pris position dans l’affaire et n’a pas participé activement au processus. Il affirme que la jurisprudence citée par les demandeurs se distingue de la présente affaire. En outre, le défendeur déclare que les demandeurs ont soulevé de manière inappropriée de graves allégations d’irrégularités et de vol devant la Cour plutôt que de soulever ces préoccupations auprès du tribunal. Quelle que soit l’issue, chaque partie assumera ses propres dépens.

[64] Normalement, les dépens sont adjugés à la partie qui a obtenu gain de cause. Les documents des demandeurs contiennent des renseignements de nature désobligeante à l’égard de Mme Crant qui ne sont en aucune façon liés à l’élection ou à l’appel dont le Conseil sénatorial était saisi. Ce facteur pèse lourd dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens aux demandeurs. Par conséquent, chaque partie doit assumer ses propres dépens.


JUDGMENT dans le dossier T‑1592‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La question de l’appel du demandeur principal, qui comprend son document d’appel du 20 août 2019 comprenant des pétitions, est renvoyée au Conseil sénatorial pour nouvelle décision.

  3. Chaque partie assumera ses propres dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑1592‑19

INTITULÉ :

GARNET YUZICAPPI ET ANGELA REDMAN c CONSEIL SÉNATORIAL DE LA NATION STANDING BUFFALO

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) et saskatoon (saskatchewan) et regina (saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 NOVEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEl

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Dwayne Stonechild

POUR LES DEMANDEURS

Jason Clayards

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stonechild & Racine

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LES DEMANDEURS

Kanuka Thuringer LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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