Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20041216

Dossier : IMM-9915-03

Référence : 2004 CF 1748

OTTAWA (Ontario), le 16 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                                          DERICK T. CHARLES

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 17 novembre 2003, qui refusait au demandeur la qualité de réfugié et la qualité de personne à protéger.


LES FAITS

[2]                Le demandeur est un ressortissant de la Grenade âgé de 25 ans qui dit craindre la persécution en raison de son orientation sexuelle, puisqu'il est homosexuel. Il dit que, à l'âge de 19 ans, il est allé vivre dans la ville de Saint-Georges, à la Grenade, et qu'il a connu là sa première relation homosexuelle. Lorsque sa famille en a eu connaissance, elle l'a ostracisé et son beau-père l'a menacé et battu. Son partenaire a lui aussi été menacé et battu, le forçant à rompre sa relation avec le demandeur.

[3]                Peu après le début d'une autre relation, le demandeur a de nouveau, et à deux reprises, été battu sauvagement par son beau-père. Il a reçu des soins médicaux pour ses blessures, et un rapport médical a été présenté à la Commission. Il a également signalé l'incident à la police, qui n'a rien fait pour lui. Le demandeur dit que, à la suite de cet incident, son deuxième partenaire a été trouvé mort sur la plage.

[4]                Craignant d'autres représailles, le demandeur est allé vivre dans une autre région du pays. Il dit que, malgré cela, son beau-père l'a trouvé, lui a donné une sévère correction et l'a abandonné à la mort. Le demandeur a signalé l'agression à la police, qui n'a cependant pas voulu l'aider. Avec l'aide de son frère, le demandeur est alors allé se cacher jusqu'à son départ pour le Canada en juillet 2001.


LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[5]                La Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur parce qu'elle ne l'a pas cru. Elle a estimé qu'il n'existait pas suffisamment de preuves dignes de foi établissant que le demandeur était homosexuel. Pour décider ainsi, la Commission s'est fondée sur plusieurs constatations, notamment les suivantes :

·            le demandeur avait du mal à se souvenir de dates importantes. Par exemple, il n'a pu se rappeler avec quelque précision la date à laquelle avait débuté sa première relation homosexuelle, ni donner les détails de cette relation. Il ne pouvait non plus se rappeler à quelle date en 1998 son beau-père avait appris qu'il était homosexuel;

·            le demandeur n'a pu donner de détails sur la famille de son premier partenaire, avec qui il avait eu une relation sérieuse;

·            il n'existait aucune preuve confirmant les relations homosexuelles sérieuses du demandeur, à la Grenade ou à Montréal, par exemple souvenirs, lettres ou photos (à l'exception du t-shirt que le demandeur portait);

·            le demandeur ne faisait partie d'aucune organisation de défense des homosexuels au Canada;

·            le rapport médical présenté par le demandeur indiquait que les blessures qu'il avait subies au cours d'une correction étaient beaucoup moins graves que ce que donnait à entendre son Formulaire de renseignements personnels.

POINTS LITIGIEUX

[6]                La Commission a-t-elle commis une erreur dans sa manière d'évaluer la crédibilité du demandeur?


ANALYSE

[7]                Il est établi que la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer aux conclusions touchant la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.). La Commission est un tribunal spécialisé qui est à même d'entendre le témoignage de vive voix du demandeur, et elle est la mieux placée pour évaluer sa crédibilité.

[8]                Si le témoignage du demandeur est véridique, je suis d'avis que le demandeur a été persécuté en raison de son orientation sexuelle et que l'État a montré son peu d'empressement et son incapacité à le protéger. Le demandeur a été sérieusement battu à trois occasions par son beau-père, parce qu'il est homosexuel. Le premier partenaire homosexuel du demandeur a lui aussi été tourmenté et battu par le beau-père. Le deuxième partenaire homosexuel du demandeur a semble-t-il été trouvé mort sur la plage. Le demandeur a produit un rapport médical confirmant qu'il avait subi des blessures par suite des corrections. Le rapport disait que les coups avaient été administrés par le beau-père. Prié par les commissaires de produire des photographies le montrant avec ses compagnons, le demandeur a dit qu'il n'avait pas de photographies, à l'exception d'un t-shirt qu'il portait sous ses vêtements. Ce t-shirt montrait une photographie du demandeur avec un de ses amis.

[9]                À mon avis, les commissaires ont refusé de croire le demandeur en se fondant sur les conclusions suivantes, qui sont manifestement déraisonnables :


1.          le demandeur pouvait se souvenir de son âge, 19 ans, lorsqu'il avait commencé sa première relation homosexuelle, mais la Commission a écrit que quand on lui a demandé « s'il se rappelait plus précisément la date, il a répondu qu'aucune ne lui venait à l'esprit maintenant » ;

2.          les commissaires relèvent aussi que le demandeur d'asile « ne fait partie d'aucune organisation homosexuelle au Canada, ce qui est peut-être une autre indication qu'il n'est pas un homosexuel » ;

3.          la Commission a écrit ce qui suit : « Cependant, quand le tribunal lui a demandé s'il avait des photos, le demandeur d'asile a montré le T-shirt qu'il portait sous sa chemise et sur lequel étaient imprimés une photo de lui et de son ami ainsi que leurs noms. Malheureusement, le tribunal ne peut pas considérer cela comme une pièce, puisqu'il s'agit d'un vêtement porté par le demandeur d'asile » . Le tribunal priait le demandeur de produire des photographies de « ses présumés amants précédents » ;

4.          les commissaires espéraient que le demandeur se souviendrait si c'était « au début, au milieu ou à la fin de juillet 2000 » qu'il avait commencé sa relation avec John, un homosexuel américain;

5.          les commissaires ont estimé que le rapport médical attestant que le demandeur avait été battu par son beau-père et qu'il avait obtenu des soins médicaux ne prouvait pas qu'il avait été battu en raison de son homosexualité.

[10]            La Cour est d'avis qu'il est manifestement déraisonnable :

1.          d'espérer du demandeur, à 19 ans, qu'il se souvienne de la date exacte à laquelle il a eu sa première relation homosexuelle;

2.          de croire que le demandeur appartiendrait nécessairement à une organisation homosexuelle au Canada s'il était homosexuel;

3.          de ne tenir aucun compte de la photo du demandeur et de son ami du moment imprimée sur le t-shirt qu'il portait sous sa chemise-veste, simplement parce que les commissaires ne pouvaient pas consigner ce vêtement comme pièce du dossier puisque le demandeur portait ce vêtement;

4.          d'espérer que le demandeur se souviendrait si sa présumée relation avec un homosexuel américain trois ans auparavant avait eu lieu au début, au milieu ou à la fin de juillet 2000;

5.          de rejeter le rapport médical comme preuve à l'appui, simplement parce que le demandeur aurait pu être battu par son beau-père pour telle ou telle autre raison.

[11]            Les commissaires ne mentionnent pas, ni n'expliquent, pourquoi ils rejettent une lettre du frère du demandeur qui confirme que le demandeur a été battu par son beau-père parce qu'il était homosexuel, et qui confirme que le frère avait emmené le demandeur chez le médecin, s'était occupé de lui après la dernière correction et avait pris des dispositions pour que le demandeur se rende au Canada, [traduction] « loin des difficultés qu'il connaît ici » .

[12]            Dès le début de l'audience, les avocats ont signalé à la Cour que la Commission avait perdu le procès-verbal de sa propre audience. Par conséquent, il n'y avait aucun procès-verbal. Ma conclusion selon laquelle la décision de la Commission est manifestement déraisonnable repose sur le dossier que la Cour a devant elle, sans le procès-verbal. Par conséquent, il ne m'est pas nécessaire de dire si l'absence du procès-verbal constitue un manquement aux règles de la justice naturelle, manquement qui en soi donnerait au demandeur le droit à une nouvelle audience. Voir l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, Section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793.

[13]            Aucun des deux avocats n'a proposé qu'une question soit certifiée. La Cour reconnaît qu'aucune question soulevée par la présente demande ne requiert d'être certifiée en vue d'un appel.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à une nouvelle formation de la Commission, pour nouvelle audience et nouvelle décision.

                                    « Michael A. Kelen »                                                                                                            _______________________________

            Juge

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-9915-03

INTITULÉ :                                                    DERICK T. CHARLES

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 DÉCEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                  LE 16 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Kingsley Jesuorobo

Toronto (Ontario)                                                                      pour le demandeur

Tamrat Gebeyehu

MINISTÈRE DE LA JUSTICE                                                 pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley Jesuorobo

Avocat                                                                                      pour le demandeur

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                            pour le défendeur


                         COUR FÉDÉRALE

                                                         Date : 20041216

                                            Dossier : IMM-9915-03

ENTRE :

DERICK T. CHARLES

demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                                             

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                             

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.