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Date : 20210423


Dossier : T-340-21

Référence : 2021 CF 361

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

BARBARA SPENCER, SABRY BELHOUCHET, BLAIN GOWING, DENNIS WARD, REID NEHRING, CINDY CRANE, DENISE THOMSON, NORMAN THOMSON, et MICHEL LAFONTAINE

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. INTRODUCTION

[1] Les demandeurs sollicitent une injonction interlocutoire visant à interdire au gouvernement du Canada d’appliquer la mise en quarantaine obligatoire, dans des installations désignées, des voyageurs qui arrivent par avion, pendant que ceux-ci attendent les résultats du test de dépistage de la COVID-19 qu’ils doivent passer à leur arrivée.

[2] Ils font valoir que les règles portent atteinte à leurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, ch. 11 [la Charte], car ce sont des personnes respectueuses de la loi qui peuvent faire la quarantaine en sécurité à la maison. La plupart des demandeurs ont quitté le Canada selon différentes règles, et ils doivent maintenant assumer des dépenses supplémentaires et craignent que leur sécurité soit compromise en raison des règles actuelles. Ils font valoir que les mesures ne sont pas justifiées et qu’elles ne devraient pas être maintenues en attente de l’audience de leur contestation fondée sur la Charte.

[3] L’essentiel de l’argument des demandeurs relatif à l’injonction interlocutoire est décrit dans le passage suivant de leur mémoire (observations écrites des demandeurs, par. 7, Dossier des demandeurs, p. 113) :

[traduction]

Les demandeurs et d’innombrables Canadiens ont été et continuent d’être détenus sans motif valable dans des installations fédérales sans respecter l’application régulière de la loi et au mépris de leur droit de la présomption d’innocence, du droit à disposer d’un avocat et à comparaître devant un juge pour demander leur libération, et en ingérence de leur droit d’entrer dans le pays et d’en sortir. Par conséquent, la myriade de personnes qui est directement touchée par cette directive, et la démocratie canadienne même, sont touchées de manière flagrante et négative [...] Le gouvernement fédéral n’a présenté aucun élément de preuve ou a présenté des éléments de preuve insuffisants pour justifier la détention forcée des Canadiens qui reviennent au pays, contrairement à l’autre solution raisonnable, dont l’atteinte est minimale, qui est de leur permettre de passer la quarantaine à leurs propres domiciles.

[4] Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas satisfait au critère très élevé qui s’applique aux demandes visant à suspendre l’application d’une loi ou d’un règlement sur une base interlocutoire. Il affirme que la Cour devrait se montrer prudente pour ce qui est d’intervenir dans l’application d’une mesure de santé publique avant qu’un contrôle constitutionnel approfondi de la demande sur le fond soit effectué.

[5] Le défendeur prétend que le fait que les demandeurs puissent devoir modifier leurs plans de voyage, et qu’ils puissent avoir à assumer des coûts supplémentaires en raison des règles actuelles, ne justifie pas la suspension d’importantes mesures de santé publique qui ont été adoptées en se basant sur des avis scientifiques actuels formulés en réponse aux menaces associées à l’émergence de nouveaux variants préoccupants. Toute suspension de ces mesures aurait une incidence négative sur la santé publique alors que la pandémie de COVID-19 pose déjà un défi important pour le Canada, ayant des conséquences tragiques pour des milliers de gens.

[6] Le cœur de la thèse du défendeur est exprimé au paragraphe 1 de son mémoire (Dossier du défendeur, Vol. V, p. 879);

On peut difficilement surestimer l’incidence mondiale de la COVID-19, la maladie infectieuse et potentiellement mortelle causée par le virus SRAS-CoV-2. L’introduction et la propagation du virus et de ses variants au Canada présente un risque imminent et sévère pour la santé publique au Canada. Les demandeurs sollicitent la suspension de mesures de santé publique mises en œuvre afin de réduire l’introduction et la propagation accrue de la COVID-19 et des nouveaux variants du virus par la diminution du risque d’importation de cas provenant de l’extérieur du pays.

[7] Pour les motifs expliqués ci-dessous, la présente demande d’injonction interlocutoire sera rejetée.

[8] Toute atteinte aux droits et aux libertés des demandeurs, résultant d’un séjour temporaire dans un hôtel, ne constitue pas un fondement suffisant pour suspendre une importante mesure de santé publique qui est fondée sur les avis d’experts scientifiques et qui vise à prévenir ou à ralentir la propagation de la COVID-19 et de ses variants au Canada. L’autre solution raisonnable proposée par les demandeurs, à savoir une mise en quarantaine immédiate à leur domicile, ne tient pas compte des éléments de preuve qui démontrent que de 1 à 2 % des voyageurs qui entrent au Canada par avion après avoir passé un test de dépistage de la COVID-19 peu avant leur départ obtiennent néanmoins un résultat positif au test de dépistage à leur arrivée au Canada, ni des éléments de preuve indiquant que les personnes en quarantaine posent toujours un risque de propager le virus en ayant des contacts avec d’autres personnes.

[9] Le risque d’importer l’un des variants les plus transmissibles et dangereux de la COVID-19 est manifestement démontrable. En fonction des éléments de preuve dont je suis saisi, je conclus qu’il ne serait pas juste ou équitable de suspendre l’application des mesures de quarantaine faisant l’objet de la contestation en attendant qu’une décision sur le fond soit rendue sur la contestation des demandeurs fondée sur la Charte.

II. Résumé des faits

[10] Afin de mettre en contexte les demandes des demandeurs, il est utile de présenter certains des faits essentiels concernant la pandémie de COVID-19 et l’émergence de nouveaux variants, ainsi que le décret contesté, avant d’examiner les éléments de preuve des demandeurs.

A. La COVID-19 et son diagnostic

[11] La COVID-19 a d’abord été détectée en Chine en décembre 2019, et en mars 2020, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a déclaré une pandémie mondiale. Depuis, le gouvernement du Canada ainsi que les gouvernements provinciaux et locaux ont adopté une vaste gamme de mesures de santé publique afin de tenter de prévenir ou de ralentir la propagation du virus SRAS-CoV-2 – le virus qui cause la maladie respiratoire potentiellement grave, voire mortelle qu’est la COVID-19. En date du 11 mars 2021, un an après que l’OMS a déclaré un état de pandémie mondiale, on dénombrait 899 757 cas connus d’infection et 22 370 décès découlant de la COVID-19 au Canada. Avec le temps, les scientifiques ont déterminé que les gens pouvaient transmettre le virus tout en étant présymptomatiques ou asymptomatiques.

[12] Il existe deux principaux types de tests de dépistage de la COVID-19 : i) les tests moléculaires et ii) les tests antigéniques. La majorité des tests moléculaires utilise la méthode fondée sur la réaction en chaîne de la polymérase (RCP). Les éléments de preuve indiquent que les tests RCP sont plus précis et peuvent déceler la présence de matériel génétique avant qu’une personne ne présente de symptômes ou lorsqu’une personne est asymptomatique. Les tests RCP permettent un dépistage, dans le même échantillon, de marqueurs génétiques afin de détecter la présence de variants préoccupants, dont il sera plus amplement question ci-dessous. Il existe d’autres technologies de tests moléculaires, notamment l’amplification isotherme médiée par boucle par transcription inverse (RT-LAMP), qui fonctionne d’une manière semblable au test RCP, mais qui possède une sensibilité et une spécificité légèrement inférieures.

[13] Souvent, les tests antigéniques ne nécessitent pas de laboratoire, et un résultat peut être obtenu en moins de 30 minutes. Les tests antigéniques sont utiles pour détecter les personnes infectées ayant une charge virale élevée, ce qui se produit au sommet ou près du sommet de leur infection. Cependant, les tests antigéniques sont moins fiables pour cerner les personnes qui sont nouvellement infectées alors qu’elles peuvent encore transmettre le virus à d’autres personnes. Par ailleurs, la preuve indique que les tests antigéniques sont beaucoup plus susceptibles de produire de faux résultats négatifs si la charge virale dans le corps de la personne est faible.

[14] Les tests moléculaires, plus précisément les tests RCP, sont supérieurs tout au long de la période de détection, du fait qu’ils peuvent amplifier de petites quantités de matériel génomique viral, par comparaison avec les tests antigéniques qui n’ont pas de mécanisme d’amplification semblable et, par conséquent, dépendent d’une charge virale supérieure au début. Pour ces motifs, les mesures de santé publique adoptées reposent sur des tests moléculaires.

B. Variants émergents du virus de la COVID-19

[15] Comme pour d’autres virus, le virus qui cause la COVID-19 subit des mutations avec le temps par suite d’une modification de son matériel génétique. Bien que tous les variants ne soient pas préoccupants sur le plan de la santé publique, certains variants provoquent une transmissibilité accrue et une hausse de la virulence (c.-à-d. de la sévérité de la maladie) ou encore une diminution de l’efficacité des diagnostics, des vaccins et des traitements disponibles. Ces variants sont dits variants préoccupants (VP). Au moment de l’audience, le dossier faisait état de trois VP de la COVID-19, alors que d’autres variants étaient toujours à l’étude.

[16] Le 18 décembre 2020, la Santé publique de l’Angleterre désignait un nouveau VP, le B.1.1.7, qui circulait au Royaume-Uni depuis au moins le mois de septembre 2020. Le 18 décembre 2020, l’Afrique du Sud signalait également un nouveau VP, lequel a finalement été désigné comme le B.1.351. Au 29 décembre 2020, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies avait déterminé que l’introduction des variants B.1.1.7 et B.1.351 était préoccupante et qu’elle pourrait entraîner une augmentation des cas d’hospitalisation et de décès. Des éléments de preuve ont ensuite émergé, démontrant que la transmissibilité du VP B.1.1.7 était 70 % supérieure à celle du virus qui circulait auparavant.

[17] Un autre nouveau VP venant du Brésil a été signalé le 9 janvier 2021 et désigné comme le variant P.1. Des éléments de preuve provenant d’études scientifiques indiquent que les variants P.1 et B.1.351 étaient plus transmissibles que les anciennes souches du virus, et que les vaccins étaient potentiellement moins efficaces contre ces variants. Il a également été révélé que le variant P.1 pourrait échapper à l’immunité protectrice offerte par une infection antérieure, faisant en sorte que les gens pouvaient être réinfectés même s’ils s’étaient remis d’une souche antérieure de la COVID-19.

[18] L’émergence de VP de la COVID-19 a déclenché une série de réponses au Canada et à l’étranger.

[19] Au 27 décembre 2020, on comptait six cas connus ou présumés du variant B.1.1.7 au Canada. Le gouvernement du Canada a suspendu tous les vols entrants en provenance du Royaume-Uni jusqu’au 6 janvier 2021, et a mis en place une obligation de dépistage préalable au départ pour tous les voyageurs entrant au Canada par avion le 7 janvier 2021. Depuis cette date, les voyageurs qui entrent au Canada doivent fournir une preuve écrite d’un test moléculaire négatif pour la COVID-19 subi au maximum 72 heures avant de prendre leur vol vers le Canada, ou un résultat de test positif datant de 14 à 90 jours avant le départ.

[20] Au 11 février 2021, on comptait 458 cas connus de la COVID-19 au Canada impliquant un VP, y compris le premier cas détecté du variant P.1 du Brésil. De plus, des données issues de deux études de voyageurs entrant au Canada ont montré que le nombre de vols ayant au moins un cas positif entre septembre 2020 et janvier 2021 avait triplé. Ces données confirmaient que ce nombre avait augmenté malgré un volume relativement stable de passagers aériens internationaux arrivant au Canada pendant cette période (autrement dit, l’augmentation montrait qu’une plus grande proportion de voyageurs étaient infectés à leur arrivée au Canada).

[21] Plusieurs autres points de données ont vu le jour pendant cette période. Entre septembre et décembre 2020, après que l’obligation de dépistage préalable au départ a été imposée, environ 2 % des voyageurs obtenaient un résultat positif au test de dépistage de la COVID-19. Des éléments de preuve issus d’un projet pilote réalisé en Alberta, plus précisément à l’aéroport international de Calgary et au point de passage frontalier terrestre de Coutts, ont démontré que les voyageurs internationaux arrivant au Canada exposaient et infectaient potentiellement d’autres personnes avec lesquelles ils avaient des contacts durant cette période alors qu’ils avaient reçu la directive de rester en isolement et de faire la quarantaine à domicile. L’étude de l’Alberta a aussi révélé que, même après que le test préalable au départ a été mis en place, 1,86 % des participants avait obtenu un résultat positif dans les 14 jours suivants leur retour, et 68 % d’entre eux avaient obtenu un résultat positif à leur arrivée. Comme l’explique l’un des affidavits du défendeur : [traduction] « En d’autres termes, pour chaque vol de 100 personnes arrivant au Canada, une ou deux personnes en moyenne étaient infectées par la COVID-19 » (affidavit de Kimby Barton, RR, vol. 1, p. 10).

[22] Les données de l’étude de l’Alberta, ainsi que celles du projet pilote des tests de McMaster Health Labs, ont démontré que la majorité des cas de COVID-19 importés étaient détectés à l’arrivée (67 à 69 %), mais 25,8 % étaient détectés par le dépistage seulement au 7e jour, tandis que les 5,6 % restants des cas positifs étaient détectés au moyen d’un test administré au 14e jour. De plus, les données sur le dépistage effectué auprès de voyageurs ayant pris un vol entre les 10 et 18 janvier 2021, et arrivant de pays n’ayant pas les ressources pour faire passer le test de dépistage de la COVID-19 préalable au départ, démontraient un taux de résultats positifs de 6,8 % parmi les voyageurs asymptomatiques.

C. Mesures de santé publique et décrets

[23] Depuis le début de la pandémie de COVID-19 en mars 2020, et dans le but de répondre à une situation en constante évolution, le gouverneur en conseil ou l’administrateur en conseil a publié 47 décrets en application de l’article 58 de la Loi sur la mise en quarantaine, LC 2005, c 20, laquelle établit les obligations suivantes à l’égard des décrets d’urgence :

Interdiction d’entrer

Order prohibiting entry into Canada

58 (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, interdire ou assujettir à des conditions l’entrée au Canada de toute catégorie de personnes qui ont séjourné dans un pays étranger ou dans une région donnée d’un pays étranger s’il est d’avis :

58 (1) The Governor in Council may make an order prohibiting or subjecting to any condition the entry into Canada of any class of persons who have been in a foreign country or a specified part of a foreign country if the Governor in Council is of the opinion that

a) que le pays du séjour est aux prises avec l’apparition d’une maladie transmissible;

(a) there is an outbreak of a communicable disease in the foreign country;

b) que l’introduction ou la propagation de cette maladie présenterait un danger grave et imminent pour la santé publique au Canada;

(b) the introduction or spread of the disease would pose an imminent and severe risk to public health in Canada;

c) que l’entrée au Canada de ces personnes favoriserait l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada;

(c) the entry of members of that class of persons into Canada may introduce or contribute to the spread of the communicable disease in Canada; and

d) qu’il n’existe aucune autre solution raisonnable permettant de prévenir l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada.

(d) no reasonable alternatives to prevent the introduction or spread of the disease are available.

[24] Le décret adopté en réponse à la hausse rapide du nombre de cas et de VP détectés au Canada, ainsi que la preuve cumulative recueillie par les études de l’Alberta et de McMaster Health Labs, lesquels ont amené les représentants du gouvernement à envisager d’autres mesures préventives, est pertinent pour la présente demande d’injonction.

[25] Le 14 février 2021, le Décret visant la réduction du risque d’exposition à la COVID-19 au Canada (quarantaine, isolement, et autres obligations), C.P. 2021-75 (2021), Gazette du Canada, Partie I, vol. 155, no 8, 673, corrigé par la Gazette du Canada, Partie I, vol. 144, no 9, 854 [C.P. 2021-75] est entré en vigueur, établissant plusieurs exigences ayant pour but de renforcer les mesures de protection existantes contre l’importation de nouveaux variants de la COVID-19 au pays. Ces mesures incluent notamment :

  • a) les tests moléculaires COVID-19 avant le départ;

  • b) les tests moléculaires COVID-19 à l’arrivée au Canada;

  • c) un plan approprié de quarantaine de 14 jours;

  • d) l’obligation de réserver un hébergement prépayé permettant de demeurer en quarantaine, pendant un séjour de trois nuitées qui commence le jour de son entrée au Canada, dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement;

  • e) l’obligation de communiquer quotidiennement les symptômes après son arrivée au Canada;

  • f) un autre test moléculaire COVID-19 le, ou vers le, 10e jour après l’arrivée.

[26] Deux types de lieux d’hébergement autorisés par le gouvernement sont envisagés pour les voyageurs aériens aux termes des mesures du C.P. 2021-75 : i) un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement (LHAG); ii) une installation de quarantaine désignée (IQD). D’abord, les voyageurs aériens doivent se rendre à un LHAG près de leur premier port d’entrée où ils attendent les résultats de leur test moléculaire, qu’ils doivent prendre dès leur arrivée. Les LHAG sont des hôtels que les voyageurs aériens doivent réserver et prépayer pour un séjour de trois nuitées à leurs propres frais. Les voyageurs asymptomatiques peuvent quitter le LHAG dès qu’ils reçoivent un résultat négatif à leur test de dépistage de la COVID-19 subi dès leur arrivée (ils doivent toutefois terminer le reste de la quarantaine de 14 jours à domicile). Les personnes qui obtiennent un résultat positif au test sont contactées par un agent de quarantaine de l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) afin de s’assurer qu’elles continuent d’avoir un plan d’isolement approprié et qu’elles sont en mesure de se rendre à leur lieu de quarantaine par un moyen de transport privé. Si les voyageurs n’ont pas d’endroit approprié pour s’isoler, l’agent de quarantaine les dirigera vers une IQD afin qu’ils y demeurent en isolement pendant le reste de la période obligatoire de 14 jours.

[27] En plus des voyageurs aériens qui ont reçu un résultat positif au test de la COVID-19 et qui n’ont pas de plan d’isolement approprié, les IQD accueillent les voyageurs aériens montrant des symptômes de la COVID-19 à leur arrivée, pour ceux qui arrivent sans test moléculaire avant le départ approuvé (c.-à-d. un test moléculaire COVID-19), ou pour ceux qui refusent de se soumettre à un test à leur arrivée.

[28] Le 21 mars 2021, le décret C.P. 2021-75 a été remplacé par un décret essentiellement identique : Décret visant la réduction du risque d’exposition à la COVID-19 au Canada (quarantaine, isolement et autres obligations), C.P. 2021-174, (2021), Gazette du Canada, Partie I, vol. 144, no 14, 1499 [C.P. 2021-174], lequel devait venir à échéance le 21 avril 2021. Le C.P. 2021-174 poursuit le même objectif et correspond largement au C.P. 2021-75. Par ailleurs, il énonce des exceptions limitées aux obligations des voyageurs aériens de séjourner dans un LHAG. Ces exceptions visent les personnes qui entrent au Canada afin de recevoir un traitement médical essentiel ou celles qui reviennent au Canada après avoir reçu un traitement médical essentiel ailleurs, ainsi que les personnes qui entrent au Canada afin de fournir des services d’urgence dans les 14 jours suivant leur arrivée.

[29] Même si le C.P. 2021-174 et le C.P. 2021-75 ne sont pas nécessairement liés, les mesures de redressement par voie d’injonction sollicitées par les demandeurs demandent à la Cour de suspendre le C.P. 2021-174 en attendant le règlement de leur demande sur le fond, étant donné que le C.P. 2021-75 a été abrogé lorsque le C.P. 2021-174 est entré en vigueur. Plus précisément, les demandeurs contestent l’obligation de rester à un LHAG pendant qu’ils attendent les résultats de tests et la disposition selon laquelle certaines personnes devraient se rendre à une IQD à leur arrivée s’ils avaient des symptômes de la COVID-19, ou s’ils n’avaient pas subi un test moléculaire avant leur départ, ou s’ils refusaient de se soumettre à un test à leur arrivée.

[30] Pour le moment, il serait utile de décrire brièvement les circonstances individuelles des demandeurs, avant de passer à une analyse des questions juridiques qui se posent.

D. Les demandeurs

[31] Barbara Spencer est une ancienne résidente de l’Ontario qui s’est établie au Mexique de façon permanente en 2011 après avoir pris sa retraite. Depuis lors, elle est revenue au Canada chaque année pour rendre visite à sa famille et ses amis. Elle devait revenir en juin 2020, mais le transporteur aérien auprès duquel elle avait réservé des billets a déclaré faillite. Mme Spencer veut retourner au Canada pour voir sa famille, plus précisément son premier petit-enfant, et aussi parce qu’elle a un problème d’ordre médical et qu’elle veut consulter son médecin de famille pour en discuter. Elle dit qu’elle a extrêmement peur pour sa sécurité et qu’elle ne se sent pas à l’aise de rester dans une installation fédérale.

[32] Sabry Mohammad Belhouchet est un résident de l’Ontario. Son père est décédé le 15 janvier 2021 et M. Belhouchet est allé en Algérie pour s’occuper de la succession de son père et aider sa mère durant cette période difficile. Il avait prévu revenir le, ou vers le, 1er avril 2021, à la condition d’achever les arrangements pour la succession de son père et de réserver un vol adéquat. Il indique qu’il s’oppose à l’obligation de se soumettre à un test de dépistage de la COVID-19 à son arrivée, car il a été testé avant de monter à bord de l’avion en Algérie, et encore au cours de son voyage de retour au Canada. Il dit que les frais associés à un séjour dans une installation fédérale lui causeraient des difficultés financières, car il a payé des frais de déplacement vers l’Algérie, et à partir de celle-ci, et qu’il n’a pas travaillé pendant la durée sa visite, ce qui représente environ trois mois.

[33] Cindy Crane est une résidente de l’Ontario qui s’est établie avec son mari à La Paz, au Mexique, en espérant que le climat plus chaud améliorerait ses douleurs chroniques découlant de certains problèmes de santé. Elle passe habituellement les étés au Canada et les hivers au Mexique. Elle est partie pour le Mexique en novembre 2019, dans l’attente de revenir au printemps 2020. Toutefois, elle n’a pas été capable de le faire en raison de restrictions de voyage liées à la pandémie. Mme Crane veut revenir au Canada pour rendre visite à sa famille, plus précisément parce qu’elle a besoin de rencontrer son médecin pour des rendez-vous de suivi liés au diagnostic de cancer qu’elle a reçu. Elle dit qu’elle a des préoccupations en matière de sécurité liées au séjour dans une installation fédérale et que les frais lui imposeront un fardeau financier indu à titre de personne retraitée.

[34] Norman et Denise Thomson sont des résidents de la Saskatchewan qui se sont rendus à leur domicile au Mexique le 31 octobre 2020. Lorsqu’ils sont partis, ils avaient compris qu’ils devraient subir un test de dépistage de la COVID-19 avant leur retour au Canada et qu’ils devraient se mettre en quarantaine pendant 14 jours après leur arrivée. Ils avaient d’abord prévu revenir au cours de la première ou deuxième semaine de mars afin de satisfaire aux exigences relatives à la quarantaine, de sorte que M. Thomson puisse commencer sa formation le 25 avril et reprendre son emploi saisonnier de façon sécuritaire à titre de pilote de bombardier à eau pour le gouvernement de la Saskatchewan. Cependant, lorsqu’ils ont entendu que les exigences étaient changeantes, Mme Thomson a changé ses plans et est revenue au Canada plus tôt afin d’éviter d’avoir un séjour de quarantaine obligatoire à un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement, parce que ses inquiétudes à ce sujet avaient eu une incidence négative sur sa santé mentale. M. Thomson est resté au-delà de leur date de retour initiale parce que sa présence effective était requise au Mexique pour achever l’achat d’un immeuble. À la date de l’audience, M. Thomson était toujours au Mexique.

[35] Dennis Ward est un résident de l’Alberta qui est allé à son domicile à Mazatlán, au Mexique, le 16 janvier 2021. Lorsqu’il est parti, les règles lui imposaient de subir un test de dépistage de la COVID-19 avant de revenir au Canada et de faire la quarantaine à son domicile pendant 14 jours. Il explique qu’il est allé au Mexique pour sa santé mentale et physique, et pour terminer des soins dentaires, car ils y sont moins coûteux qu’au Canada. M. Ward avait prévu revenir en Alberta une fois qu’il s’était remis de sa chirurgie dentaire, mais il est désormais confronté aux dépenses et aux restrictions supplémentaires associées au séjour obligatoire dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement avant de pouvoir faire la quarantaine à la maison. M. Ward affirme que si ces règles sont maintenues, il devra examiner la possibilité de franchir la frontière en voiture, car les règles relatives aux postes frontaliers terrestres n’imposent pas les mêmes coûts ou restrictions.

[36] Reid Nehring est un résident de l’Alberta qui a voyagé avec son épouse à leur second domicile à Mazatlán, au Mexique, le 26 décembre 2020. Il avait prévu revenir en Alberta en février pour s’occuper de questions touchant les affaires, mais il n’a pas été capable de le faire en raison des annulations de vols et de l’incertitude à propos des règles. Il dit s’opposer à l’obligation de faire la quarantaine à son arrivée à l’aéroport de Calgary avant de retourner à son domicile à Leduc, en Alberta. Il s’oppose également à ce que le gouvernement [traduction] « introduise un objet étranger dans [son] corps sous prétexte de faire un test », alors qu’il aura subi un test RCP tout juste avant son départ du Mexique.

[37] Michel Lafontaine est un résident du Québec qui est allé en Floride avec son épouse le 29 décembre 2020 avec l’intention de revenir vers la fin du mois d’avril 2021. Il dit qu’ils ont quitté le Canada parce qu’ils étaient préoccupés par les déclarations dramatiques des représentants du gouvernement à propos des risques liés à la COVID-19, y compris des préoccupations selon lesquelles une recrudescence des cas pourrait surcharger le système des soins de santé. Pendant qu’ils étaient en Floride, M. Lafontaine et son épouse ont reçu les deux doses d’un vaccin contre la COVID-19. M. Lafontaine affirme qu’ils souhaitent revenir au Canada parce qu’ils ne veulent pas être aux États-Unis pour une période prolongée, ce qui pourrait les assujettir à un examen minutieux de la part de l’Internal Revenue Service ou de l’Agence du revenu du Canada. Ils souhaitent également rendre visite à des amis et renouveler des médicaments sous ordonnance. M. Lafontaine trouve inacceptable l’obligation de séjourner dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement à son retour, car ces règles, selon lui, ne tiennent pas compte du fait que lui et son épouse étaient entièrement vaccinés au moment de leur retour.

[38] Le dernier demandeur, à l’instar de Mme Thomson, a déposé des éléments de preuve pour appuyer la demande d’injonction, mais est depuis retourné au Canada. Blain Gowing est un résident de l’Alberta qui a voyagé avec son épouse à leur second domicile à Mazatlán, au Mexique, le 16 janvier 2021. Il dit qu’ils étaient inquiets de la hausse inquiétante de la COVID-19 en Alberta et se sentaient plus en sécurité à Mazatlán, car il y avait un taux d’infection à la COVID-19 très faible et que la ville a mis en place plusieurs mesures de santé publique visant à contrôler la propagation du virus. Pendant qu’ils étaient au Mexique, les transporteurs aériens canadiens ont annulé tous les vols directs entre le Canada et le Mexique, alors la seule façon pour eux de revenir à la maison était de prendre un vol vers les États-Unis et de là prendre un vol de correspondance vers le Canada. Peu avant l’audience, l’avocat des demandeurs a appris que M. Gowing était revenu au Canada et qu’il avait séjourné dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement pendant qu’il attendait les résultats de son test; aucun élément de preuve n’a été présenté à propos de cette expérience.

[39] De plus, les demandeurs ont déposé des affidavits de la part de Steven Duesing et Nicole Mathis, qui sont demandeurs dans une instance parallèle. Ils avaient tous deux quitté le Canada et ils ont dû se rendre dans une IQD à leur retour parce que les tests de dépistage de la COVID-19 qu’ils avaient subis n’étaient pas approuvés aux termes du décret qui était en vigueur à l’époque (une version antérieure du décret était en vigueur à leur retour, mais elle comprenait les mêmes modalités que celles mises en cause ici au sujet d’un séjour obligatoire à un lieu d’hébergement approuvé par le gouvernement).

[40] Nicole Mathis est une résidente de l’Alberta, et elle et son mari sont pasteurs à leur église. Chaque année ils enregistrent un album de musique qu’ils distribuent à leurs rassemblements; cette musique est produite à Dallas, au Texas. Même si leurs plans ont été un peu bouleversés par la pandémie, Mme Mathis a pris des dispositions pour se rendre à Dallas par avion afin de travailler sur un album avec les producteurs de musique. Mme Mathis prévoyait se rendre à Dallas en avion le 24 janvier 2021, puis revenir au Canada le 28 janvier 2021. Avant de faire les réservations nécessaires, elle a confirmé qu’elle serait tenue de subir un test de dépistage de la COVID-19 avant son départ du Texas et qu’elle serait ensuite admissible à une période de quarantaine réduite aux termes du programme International Border Testing Program qui avait été mis en œuvre à l’aéroport de Calgary à l’époque. Elle a subi un test de dépistage de la COVID-19 à Dallas, comme prévu, mais lorsqu’elle est arrivée au Canada, elle a été informée que le test qu’elle avait subi n’était pas approuvé aux termes du programme canadien. Par conséquent, elle a dû passer un nouveau test de détection d’antigène à ses propres frais et demeurer dans une IQD en attendant les résultats de ce test.

[41] Mme Mathis affirme qu’elle a demandé ce qui lui arriverait si elle ne rendait pas à l’IQD et que des policiers l’avaient informée qu’elle serait détenue, placée dans une voiture de patrouille et escortée à l’IQD. Elle a téléphoné à son mari pour lui dire ce qui se passait et elle affirme que ni l’un ni l’autre n’avait été informé du nom ou de l’emplacement de l’IQD. On ne lui a pas donné l’occasion de parler à un avocat. Lorsqu’elle est arrivée à l’hôtel qui servait d’IQD, elle a téléphoné à l’ASPC et a demandé ce qui lui arriverait si elle décidait de quitter l’installation; on lui a dit qu’elle était passible d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’incarcération ou d’une amende de 750 000 $.

[42] En fin de compte, Mme Mathis a décidé de payer pour un test qui donnerait des résultats dans les 12 heures, et elle a obtenu ses résultats négatifs au test plus tard le même soir. Cependant, il n’y avait pas d’agent de l’ASPC à l’IQD à cette heure, alors elle a dû passer la nuit à l’installation avant de pouvoir être libérée. Dans son affidavit, Mme Mathis affirme ce qui suit : [traduction] « Cette épreuve a été très traumatisante, car tous mes droits garantis par la Charte étaient suspendus et j’ai été amenée à un emplacement secret alors que même mon mari n’était pas informé de l’endroit où je me trouvais. J’ai été surveillée par un garde de sécurité et menacée de faire de la prison et de recevoir des amendes dans les six chiffres si je refusais de me conformer. Je me sens malmenée et trahie par mon gouvernement » (pages 69 et 70 du dossier de demande).

[43] Steven Duesing est un résident de l’Ontario. Le 25 décembre 2020, il a voyagé à la Caroline du Sud aux États-Unis pour rendre visite à sa petite amie, qu’il n’avait pas vue depuis juillet 2020. Il envisageait de revenir le 31 janvier 2021. Pendant que M. Duesing était aux États-Unis, les règles ont changé et il devait subir un test de dépistage de la COVID-19 avant son retour. Les sites Web du Canada qu’il a consultés n’indiquaient pas quel type de test était acceptable. Il a ensuite appelé à un numéro général de santé publique aux États-Unis et on l’a informé des deux types de tests disponibles. Il a pris des arrangements pour passer un test de détection d’antigène, car ce dernier permettait d’obtenir des résultats plus rapidement qu’un test RCP. Lorsque M. Duesing est arrivé à l’aéroport de Toronto, on l’a informé que son test de dépistage de la COVID-19 n’était pas valide puisqu’il ne s’agissait pas d’un test RCP, et qu’il devait subir un test RCP et se placer en quarantaine dans une installation fédérale pour une période de 48 heures en attendant les résultats de ce test.

[44] M. Duesing dit que son passeport lui a été enlevé, et qu’on le lui a remis seulement lorsqu’il est monté dans le véhicule qui l’amenait à l’installation fédérale; il affirme également qu’il a demandé à savoir où on l’amenait, mais qu’on ne lui a pas été informé du nom ou du lieu. Il dit qu’il a été témoin d’autres personnes traitées de façon semblable, y compris une jeune femme qui était bouleversée et en larmes lorsqu’on lui a dit qu’elle devait se rendre dans une IQD. M. Duesing a demandé ce qui lui arriverait s’il choisissait de ne pas monter dans la navette vers l’IQD, et on lui a dit qu’il serait arrêté. Il a observé des policiers, un véhicule de police, et un véhicule des services judiciaires. M. Duesing s’est ensuite rendu dans l’IQD, un hôtel Radisson près de l’aéroport, où il a séjourné jusqu’à ce qui reçoive son résultat de test négatif. Pendant son séjour de deux nuitées à l’hôtel, il dit avoir reçu des aliments de qualité inférieure et qu’on lui a dit à plusieurs occasions de ne pas prendre de photos de l’installation.

[45] M. Duesing explique ses motifs pour se joindre à la procédure judiciaire de la façon suivante : [traduction] « J’ai décidé de parler aux médias et de me joindre à cette action parce que je ne veux pas que d’autres personnes subissent ce qui m’est arrivé [...] Je crois que ce qui m’est arrivé était injuste, et je ne m’attendais pas à ce qu’une chose pareille se produise au Canada [...] Je crois qu’il est important que les Canadiens soient au courant de ces installations fédérales de quarantaine et c’est pourquoi j’ai décidé de témoigner » (page 88 du dossier des demandeurs).

[46] Voici les éléments de preuve présentés par les demandeurs pour appuyer leur demande.

[47] Dans ce contexte, nous examinons maintenant les questions juridiques en l’espèce.

III. Questions en litige

[48] La seule question en litige à cette étape de l’instance est de savoir si les demandeurs ont réussi à s’acquitter du fardeau de prouver qu’il est juste et équitable de délivrer une injonction interlocutoire en attendant une audition complète sur le fond de leur contestation fondée sur la Charte à l’égard des décrets.

[49] Il convient de mentionner que l’audition de l’affaire des demandeurs sur le fond, avec plusieurs autres contestations semblables, est désormais prévue du 1er au 3 juin 2021.

IV. Analyse

[50] La Cour suprême a récemment résumé les trois conditions bien connues pour l’octroi d’une injonction interlocutoire dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au para 12 (SRC) :

[...] À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[Renvois omis.]

[51] Les trois éléments du critère sont cumulatifs, mais la force d’un facteur peut vaincre la faiblesse d’un autre (voir la décision Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 50 [Mosanto]). Il est important de se rappeler qu’une injonction interlocutoire est un redressement en équité, et qu’un degré de flexibilité doit être préservé afin de garantir que le redressement peut être efficace lorsqu’il est nécessaire pour empêcher un risque de préjudice imminent en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond du différend. Cela a été confirmé de nouveau dans l’arrêt Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 au para 1, où la Cour suprême du Canada a mentionné qu’« [e]n définitive, il s’agit de déterminer s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. »

[52] Certaines considérations particulières s’appliquent dans des cas semblables au cas qui nous occupe, lorsque les demandeurs cherchent à suspendre l’application de mesures juridiques adoptées en application d’une loi. La Cour suprême du Canada a décrit le « processus de pondération soigneux » qui doit être entrepris dans une affaire comme celle-ci dans l’arrêt RJR – MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR – MacDonald] aux p 333-334 :

D’une part, les tribunaux doivent être prudents et attentifs quand on leur demande de prendre des décisions qui privent de son effet une loi adoptée par des représentants élus.

D’autre part, la Charte impose aux tribunaux la responsabilité de sauvegarder les droits fondamentaux. Si les tribunaux exigeaient strictement que toutes les lois soient observées à la lettre jusqu’à ce qu’elles soient déclarées inopérantes pour motif d’inconstitutionnalité, ils se trouveraient dans certains cas à fermer les yeux sur les violations les plus flagrantes des droits garantis par la Charte. Une telle pratique contredirait l’esprit et l’objet de la Charte et pourrait encourager un gouvernement à prolonger indûment le règlement final des différends.

[53] Comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans l’arrêt Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57 [Harper] au paragraphe 9 : « Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes. »

A. Question sérieuse à juger

[54] Dans la plupart des cas d’injonction interlocutoire, le seuil à franchir de la « question sérieuse à juger » n’est pas élevé; il est souvent résumé comme nécessitant simplement que le juge procède à un examen préliminaire de l’affaire afin de vérifier que la demande n’est ni frivole ni vexatoire (RJR – MacDonald à la p 337). Il existe des exceptions, notamment lorsque l’injonction interlocutoire accorderait le même redressement que celui qui est demandé au procès, de sorte que l’accorder « aura pour effet d’imposer à une partie un tel préjudice qu’il n’existe plus d’avantage possible à tirer d’un procès » (RJR – MacDonald à la p 338; voir également Monsanto aux para 44 et 56).

[55] Le défendeur fait valoir que cette affaire devrait être examinée par rapport à la norme supérieure visant à savoir si les demandeurs ont établi qu’ils sont susceptibles d’avoir gain de cause, car les demandeurs sollicitent le même redressement qu’ils tentent d’obtenir dans la demande sous-jacente, soit une ordonnance de suspendre l’application de l’exigence selon laquelle les voyageurs aériens entrants demeurent à un LHAG ou une IQD pendant qu’ils attendent les résultats de leur test de dépistage de la COVID-19.

[56] Les demandeurs prétendent que le seuil inférieur est applicable, puisque la décision concernant la présente requête ne mettra pas fin au contentieux. Ils affirment qu’il ne fait aucun doute que leur cause ainsi que les autres contestations semblables qui seront entendues au même moment iront de l’avant qu’ils obtiennent ou non une injonction interlocutoire. Ils prétendent également qu’il serait injuste de leur demander de répondre au seuil plus élevé, du fait que la preuve du défendeur est « à son plus haut » en ce sens qu’elle n’a pas fait l’objet d’un contre-interrogatoire. Ils soutiennent qu’il serait mal avisé d’entreprendre une évaluation sérieuse de la solidité de leur cause à cette étape, et que cela causerait un préjudice indu à leurs droits.

[57] À la lumière de mes conclusions à l’égard des deux autres éléments du critère à appliquer pour l’octroi d’une injonction interlocutoire, ainsi que de mon évaluation globale des enjeux d’équité en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’entreprendre un long examen du bien-fondé de l’affaire des demandeurs.

[58] Le défendeur concède qu’il s’agit d’une affaire de « suspension » et que le seuil à franchir supérieur qui s’applique lorsqu’une partie sollicite une injonction mandatoire ne s’applique pas. Bien qu’il y ait du poids dans la prétention du défendeur selon laquelle un seuil supérieur devrait être appliqué à la première étape de l’analyse, étant donné qu’accorder le redressement sollicité par les demandeurs en l’espèce leur fournirait essentiellement une grande partie du redressement qu’ils sollicitent dans la demande sous-jacente, pour les motifs exposés ci-dessous, je ne suis pas prêt à rejeter la demande sur ce seul fondement.

[59] J’accepte que dans les circonstances de l’espèce, la solidité de l’affaire des demandeurs doit être un critère important dans l’issue de leur requête en redressement interlocutoire (voir Monsanto au para 57). Toutefois, il ne s’agit pas du seul critère. Étant donné le stade précoce du contentieux, le fait que la demande sous-jacente fera bientôt l’objet d’une audience complète où les questions fondées sur la Charte peuvent pleinement être présentées et examinées et le fait que j’ai conclu qu’au moins un des arguments des demandeurs mérite un examen plus approfondi, il ne s’agit pas d’un cas où il est indiqué de rejeter la demande uniquement pour le motif qu’ils n’ont pas établi un cas suffisamment solide sur le fond aux fins de la première étape du critère conditionnant la délivrance d’une injonction interlocutoire.

[60] Passant à un examen de la substance des revendications, les demandeurs affirment que le décret enfreint leurs droits garantis par les articles 6, 7, 9, 10b), 11d) et e) ainsi que l’article 12 de la Charte. Comme il deviendra évident ci-dessous, je juge que deux éléments de la demande des demandeurs sont suffisants pour satisfaire au seuil à franchir pour établir l’existence d’une question sérieuse pour la demande sous-jacente.

[61] Pour commencer, l’article 7 de la Charte garantit que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Le défendeur concède que les dispositions obligatoires du décret relatives à la quarantaine qui exigent un séjour à des IQD ou des LHAG mettent en cause le droit à la liberté aux termes de l’article 7, mais il prétend que cela est fait d’une manière qui respecte les principes de justice fondamentale.

[62] Le défendeur souligne que la jurisprudence a conclu qu’essentiellement, l’article 7 « s’attache à débusquer les dispositions législatives intrinsèquement mauvaises, celles qui privent du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne au mépris des valeurs fondamentales que sont censés intégrer les principes de justice fondamentale » (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 96 [Bedford]). Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême du Canada a précisé les valeurs fondamentales qui s’opposent à l’arbitraire, à la portée excessive et à la disproportion totale (voir également Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 72 [Carter]).

[63] Il n’est pas nécessaire de réaliser une analyse approfondie de tous ces éléments de justice fondamentale. La cible de l’opposition des demandeurs aux termes de l’article 7 porte sur l’argument selon lequel le décret est arbitraire.

[64] Les demandeurs font valoir que le décret fait une distinction arbitraire entre les voyageurs qui sont prêts et capables de faire la quarantaine à domicile et ceux arrivant à la frontière terrestre qui posent des risques semblables, mais qui ne sont pas forcés de payer pour rester à un LHAG pendant qu’ils attendent les résultats de leur test de dépistage de la COVID-19. Cela inclurait les personnes qui prennent l’avion vers une frontière américaine et traversent la frontière terrestre en voiture. Ils vont plus loin en affirmant que le caractère arbitraire du décret est précisé davantage lorsque le traitement de voyageurs aériens est comparé aux exigences imposées aux résidents du Canada qui obtiennent réellement un résultat positif au test de dépistage de la COVID-19. Les Canadiens asymptomatiques respectueux de la loi qui arrivent par avion sont tenus de rester dans un LHAG jusqu’à trois jours pendant qu’ils attendent les résultats de leur test de dépistage de la COVID-19, plutôt que de pouvoir rester dans le confort et la sécurité de leur propre domicile. Parallèlement, les Canadiens qui ont obtenu un résultat positif au test de dépistage ne sont pas assujettis à la quarantaine obligatoire dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement; il leur suffit de faire la quarantaine à la maison.

[65] Les demandeurs présentent cela comme une question de confiance : ils disent que le décret montre que le gouvernement du Canada fait moins confiance aux voyageurs aériens qu’aux voyageurs arrivant par automobile, ou aux personnes déjà présentes ici, et ils font valoir qu’aucun élément de preuve n’appuie un décret qui est fondé sur une présomption selon laquelle les voyageurs aériens ne respecteront pas les règles.

[66] Le défendeur affirme que la Cour suprême du Canada a décidé, à l’égard du caractère arbitraire aux termes de l’article 7, dans l’arrêt Bedford qu’« [o]n a qualifié d’”arbitraire” la disposition dont l’effet n’avait aucun lien avec son objet » (au para 98). Dans le même ordre d’idée, la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Carter que « [l]e principe de justice fondamentale interdisant l’arbitraire vise l’absence de lien rationnel entre l’objet de la loi et la limite qu’elle impose à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne » (au para 83).

[67] Puisqu’il y a un lien direct entre les dispositions aux termes desquelles les voyageurs aériens sont tenus de rester dans un LHAG ou une IQD en attendant l’obtention de leurs résultats de test et l’objectif sérieux de protection de la santé publique visant à réduire l’importation et la propagation de la COVID-19 et de ses variants au Canada, le défendeur fait valoir que le décret n’est pas arbitraire. Le défendeur affirme également que le décret n’est pas exagéré, car il ne « va pas trop loin en faisant tomber sous le coup de son application un comportement qui n’a aucun rapport avec son objectif » (Bedford au para 117). Enfin, le défendeur dit que les dispositions contestées ne sont pas totalement disproportionnées, car les mesures découlent directement d’une menace importante et potentiellement mortelle sur le plan de la santé publique. Par conséquent, les restrictions ne sont pas si totalement hors de proportion à leurs objectifs qu’elles ne peuvent avoir d’assise rationnelle (Bedford au para 120).

[68] Le défendeur prétend que le gouvernement du Canada a déterminé que les voyageurs aériens posaient un plus grand risque d’importation du virus que les voyageurs arrivant aux frontières terrestres, car la plupart des gens conduisaient leur propre véhicule et se rendraient directement de la frontière à leur domicile où ils seraient tenus d’être en quarantaine pendant 14 jours. En revanche, un grand nombre de voyageurs aériens prendraient un vol en correspondance vers d’autres endroits au Canada ou prendraient le transport en commun vers leur lieu de résidence; dans un cas comme dans l’autre, ils exposeraient potentiellement au virus d’autres Canadiens en route pour faire la quarantaine à domicile.

[69] La différence entre le risque perçu posé par les voyageurs aériens et terrestres est un fondement rationnel pour les obligations distinctes imposées aux deux groupes de voyageurs, et le défendeur affirme que cela est suffisant pour démontrer que les mesures contestées ne sont pas contraires aux principes de justice fondamentale. Le défendeur affirme également que le fait que différentes provinces n’ont pas banni les déplacements au sein de la province ou entre elles et qu’elles n’obligent pas les gens qui ont obtenu un résultat positif au test de dépistage de la COVID-19 à passer la quarantaine dans un lieu d’hébergement autorisé par le gouvernement, n’est pas une bonne base de comparaison dans une analyse aux termes de l’article 7 d’une mesure fédérale puisque ces affaires relèvent de la compétence provinciale.

[70] À ce stade de l’affaire, je ne suis pas prêt à rejeter d’emblée l’argument des demandeurs selon lequel leur liberté a été entravée d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Le défendeur a concédé que les dispositions contestées portent atteinte au droit à la liberté des demandeurs, et je suis d’accord avec cette concession. En effet, il ne fait guère de doute qu’une règle gouvernementale qui exige à des individus de se rendre, et de rester, à un endroit en particulier sous peine d’amende ou d’emprisonnement, porte atteinte au droit à la liberté garanti par l’article 7.

[71] La question est de savoir si l’argument des demandeurs voulant que la loi soit arbitraire répond au critère à remplir pour appuyer une « question sérieuse » à la première étape de l’analyse. Je conclus qu’il ne répond pas à ce critère et, par conséquent, je rejette l’argument du défendeur selon lequel la requête devrait être rejetée pour ce seul motif. Une loi peut être jugée arbitraire pour plusieurs motifs. Dans les arrêts Bedford et Carter, le point central était le lien entre l’objectif de la loi et son incidence sur les droits garantis aux termes de l’article 7 et, plus précisément, la question de savoir si les lois contestées dans ces affaires étaient trop larges étant donné qu’elles ratissaient sous leur domaine une compétence qui se trouvaient à l’extérieur de l’objectif affirmé de ces dispositions. Ce n’est pas ce que les demandeurs font valoir en l’espèce.

[72] Ils soulignent plutôt le caractère arbitraire d’une mesure de santé publique qui traite deux groupes de voyageurs différemment. Ils font valoir que la preuve ne démontre pas pourquoi la différence est justifiée, et ainsi, la mesure devrait être jugée arbitraire. Il s’agit d’un argument selon lequel la loi est de portée limitée – qu’elle ne punit qu’un seul groupe de gens malgré le fait que d’autres personnes qui posent un risque semblable ne sont pas assujetties aux mêmes restrictions quant à leur liberté.

[73] Il n’est ni nécessaire ni approprié de se prononcer sur le fond de cet argument à ce stade précoce du contentieux et vu le fait que l’affaire des demandeurs fera l’objet d’une audience indépendamment du résultat de la présente requête. Je note simplement qu’un argument selon lequel une loi est arbitraire parce qu’elle est de portée limitée peut être considéré comme appuyant une demande au titre de l’article 7 de la Charte. Dans une telle situation, ce n’est pas la loi qui est trop large. Le problème est qu’elle est de portée limitée de façon irrationnelle.

[74] À cette étape, je conclus que l’argument des demandeurs selon lequel le décret porte atteinte à leur droit à la liberté garanti aux termes de l’article 7 d’une manière qui ne respecte pas les principes de justice fondamentale répond au critère à remplir pour appuyer une conclusion voulant qu’ils aient soulevé une question sérieuse.

[75] Les demandeurs affirment également que le caractère arbitraire du décret appuyait leur demande aux termes de l’article 9 de la Charte, qui dispose que « [c]hacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires ». Ils affirment également que les dispositions du décret les forçant à se rendre et à rester dans un LHAG ou une IQD équivalent à une détention et qu’elles sont arbitraires pour les mêmes raisons qu’ils ont avancées dans leur demande au titre de l’article 7.

[76] Le défendeur conteste les deux éléments de la demande au titre de l’article 9 des demandeurs, en affirmant que les mesures de quarantaine ne sont ni de la détention ni arbitraire. Il est reconnu depuis longtemps que les personnes qui entrent au Canada seront assujetties à plusieurs mesures de dépistage à la frontière qui peuvent temporairement entraver leur indépendance et leur vie privée et, selon le défendeur, les exigences du décret relatives à la quarantaine sont simplement un prolongement de ce fait. L’obligation de rester à un LHAG n’a pas d’effet stigmatisant, et elle est simplement une mesure de santé publique semblable au processus habituel d’entrer au Canada.

[77] Encore une fois, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une analyse détaillée de cette revendication. Je conclus que l’argument des demandeurs selon lequel les mesures contestées imposent des exigences aux voyageurs aériens qui équivalent à une détention, tandis que des restrictions semblables ne sont pas imposées aux voyageurs arrivant par la frontière terrestre, est une distinction qui violent l’article 9 parce qu’elles sont arbitraires, répond au critère à remplir pour établir une question sérieuse. Je répète, toutefois, qu’il ne s’agit pas d’un prononcé sur le fond de l’argument et qu’il ne faudrait pas l’interpréter comme tel; il s’agit plutôt d’une conclusion selon laquelle l’argument des demandeurs sur ce point ne devrait pas être rejeté à ce stade précoce de l’instance.

[78] Vu mes conclusions à l’égard des demandes au titre des articles 7 et 9, il n’est pas nécessaire d’analyser les autres revendications des demandeurs fondées sur la Charte aux fins de la présente requête.

[79] D’après mes conclusions à l’égard des demandes des demandeurs au titre des articles 7 et 9, je ne rejetterai pas la requête des demandeurs parce qu’ils n’ont pas établi une question sérieuse. Une fois de plus, il vaut la peine de répéter qu’il ne s’agit pas d’une décision sur le fond de ces demandes, car cela ne sera fait qu’après que les arguments des demandes sous-jacentes soient pleinement examinés sur le fond.

[80] Maintenant, nous passons à l’examen des deux derniers éléments du critère à remplir pour l’octroi d’une injonction interlocutoire : la question de savoir si les demandeurs subiront un préjudice irréparable, et une évaluation de la prépondérance des inconvénients.

B. Préjudice irréparable

[81] L’expression préjudice irréparable fait référence à la nature du préjudice plutôt qu’à son étendue ou sa portée; il est généralement décrit comme étant un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié (RJR – MacDonald à la p 341). Il a souvent été dit que ce préjudice ne peut être fondé sur une simple hypothèse, il doit être établi au moyen d’éléments de preuve suffisamment probants : (voir Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31 [Glooscap]; Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 aux para 15-16; Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 aux para 28-29). De plus, les éléments de preuve doivent démontrer une forte probabilité qu’un préjudice irréparable sera causé, pas qu’il est simplement possible. Cela dépendra évidemment des circonstances de chaque affaire (voir l’analyse faite dans la décision Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 aux para 49-58).

[82] Cependant, un redressement en équité doit préserver sa flexibilité nécessaire et il doit être admis que certaines formes de préjudices n’admettent pas volontiers de la preuve, tout particulièrement dans des procédures interlocutoires où la rapidité est essentielle et que la capacité de préparer un dossier de preuve complet est nécessairement quelque peu limitée. Ce qui est requis, en fin de compte, est une « preuve solide » pour l’évaluation du préjudice; de simples affirmations ou hypothèses de la part d’un demandeur ne seront jamais suffisantes (voir Vancouver Aquarium Marine Science Centre v Charbonneau, 2017 BCCA 395 au para 60; Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 aux para 87-88).

[83] De plus, il ressort clairement de la jurisprudence qu’il ne suffit pas de simplement alléguer des violations de la Charte pour établir l’existence d’un préjudice irréparable (International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 33). Dans la décision Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CF 1101, la juge Catherine Kane a confirmé au paragraphe 154 que « l’existence d’un préjudice irréparable doit être établie indépendamment des arguments sur la constitutionnalité des procédures en cause – elle ne peut être inférée d’une violation possible de la Charte avant même qu’elle soit avérée » (voir également Right to Life Association of Toronto and Area c Canada (Emploi, Développement de la main-d’œuvre et Travail), 2018 CF 102 aux para 59-64).

[84] Les demandeurs font valoir que leurs droits garantis par la Charte seront atteints d’une manière qui ne peut jamais faire l’objet d’une réparation, et que cela constitue un préjudice irréparable.

[85] Même si les observations écrites des demandeurs ont mis de l’avant des arguments à propos du préjudice qu’ont subi M. Duesing et Mme Mathis, ces derniers ne peuvent être pris en compte en l’espèce, car ces personnes ne sont pas demandeurs dans la présente instance. Dans l’arrêt RJR – MacDonald, la Cour suprême du Canada a décidé qu’en ce qui concerne le préjudice irréparable « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation [...] » (à la p 341). Cela a récemment été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans deux décisions récentes : Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 30 (autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée, 39266 (23 décembre 2020); et Artic Cat, Inc. c Bombardier Recreational Products Inc., 2020 CAF 116 au para 32.

[86] Les demandeurs en l’espèce affirment qu’ils subiront un préjudice irréparable sous la forme d’une détention obligatoire dans une installation fédérale ayant des protocoles douteux relativement à la sécurité et la COVID-19. Ils disent que la perte de leurs droits garantis par la Charte entraînera [traduction] « un préjudice émotionnel, relationnel et spirituel dévastateur qui ne peut catégoriquement être compensé financièrement et qui est irréparable » (observations écrites des demandeurs au para 41, Dossier des demandeurs à la p 122).

[87] Les demandeurs affirment qu’ils ont voyagé pour des motifs qui leur étaient essentiels, et [traduction] « maintenant ils sont confrontés à un décret qui suspend plusieurs de leurs droits protégés par la Charte en les détenant contre leur gré et qui ajoute l’insulte à l’injure en les forçant à payer pour leur propre détention » (observations écrites des demandeurs au para 42, Dossier des demandeurs à la p 122).

[88] Le défendeur répond à cet argument de plusieurs façons. D’abord, le défendeur mentionne que certains des demandeurs ne retourneront pas au Canada entre la date de la présente requête et l’audience de la demande sous-jacente. Pour ces personnes, une injonction n’est pas nécessaire; tout préjudice qu’ils subissent peut être traité à l’audience sur le fond. Ils mentionnent également que deux des demandeurs restants (Mme Thomson et M. Gowing) sont déjà revenus au Canada, et qu’ils se sont déjà conformés aux exigences contestées du décret. Une injonction ne servirait à rien pour prévenir qu’ils subissent un préjudice.

[89] D’autres demandeurs pourraient revenir au Canada après l’expiration du décret actuel. Par conséquent, tout préjudice allégué qu’ils subiraient demeure hypothétique étant donné qu’il n’est pas possible de connaître les règles qui seront applicables au moment où ils arriveront réellement au Canada.

[90] Enfin, le défendeur affirme que tout préjudice subi par les demandeurs à leur retour au Canada pouvait être évité, car ils ont voyagé en dépit des avertissements de plus en plus forts contre les déplacements internationaux de la part des fonctionnaires, y compris le premier ministre du Canada. Ces déclarations conseillaient aux Canadiens de ne pas voyager, de revenir à la maison s’ils se trouvaient déjà à l’étranger, et d’annuler tout projet de voyage qu’ils avaient fait. Le défendeur note que plusieurs des demandeurs ont voyagé quelques jours seulement après que ces avertissements ont été émis. Par conséquent, tout empêchement auquel ils peuvent être confrontés à leur retour au Canada ne peut constituer un préjudice irréparable, car les demandeurs ont délibérément pris un risque et ils sont maintenant confrontés au préjudice qu’ils auraient pu éviter.

[91] Je conclus que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer qu’un préjudice irréparable leur serait causé en raison du respect des dispositions contestées du décret.

[92] Je constate deux problèmes à l’égard des demandeurs qui sont déjà revenus au Canada (Mme Thomson et M. Gowing). Premièrement, étant donné qu’ils sont déjà revenus au Canada, le redressement interlocutoire qu’ils sollicitent ne servira aucune fin utile. Deuxièmement, si leurs demandes aux termes de la Charte étaient maintenues sur le fond, ils pourraient établir une demande de dommages-intérêts pour le préjudice associé au coût de payer pour le séjour à un LHAG (voir l’arrêt Henry c Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24). En ce sens, les préjudices pour lesquels ils pourraient recouvrer des dommages-intérêts en application de la Charte ne sont pas, par définition, « irréparables » au sens du contexte d’une injonction interlocutoire.

[93] Pour les autres demandeurs, je ne suis pas prêt à accepter l’argument du défendeur selon lequel les préjudices que nous craignons sont hypothétiques, parce que le décret actuel viendra probablement à échéance avant qu’ils ne reviennent au Canada. Rien n’indique – et l’avocat du défendeur n’a pas affirmé – que le décret actuel sera probablement abrogé ou modifié de façon importante à court terme. Tous les éléments de preuve dont je suis saisi indiquent plutôt que les risques d’importer au Canada le virus de la COVID-19 ou un VP qui circulait auparavant demeurent élevés et en ce qui a trait aux autres variants en émergence, il se pourrait que de nouveaux risques se présentent. Devant ces éléments de preuve, il n’est pas possible de prétendre que le préjudice allégué est entièrement hypothétique.

[94] Toutefois, je suis d’accord avec l’argument du défendeur voulant que les demandeurs n’aient pas produit d’éléments de preuve pour appuyer leur prétention selon laquelle l’obligation de rester dans un LHAG ou une IQD pendant qu’ils attendent les résultats de leur test de dépistage de la COVID-19 leur causera [traduction] « un préjudice émotionnel, relationnel et spirituel dévastateur ». La jurisprudence est claire : le préjudice allégué doit être « réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 au para 25). La preuve des demandeurs n’examine pas cet aspect du préjudice de façon détaillée, et la raison pour laquelle un bref séjour dans un hôtel avant de passer une autre période en quarantaine à domicile causera inévitablement un tel préjudice ne va pas de soi.

[95] Dans l’arrêt Glooscap, la Cour d’appel a conclu que l’incapacité du demandeur à établir un préjudice irréparable avait fait succomber sa demande. Le caractère inévitable a été défini comme étant de « démontrer que ce préjudice découlerait du refus du sursis, et non du comportement même de Glooscap qui a couru sciemment un risque bien connu, un risque qu’elle aurait pu éviter mais qu’elle a choisi délibérément de prendre » (Glooscap au para 39).

[96] Glooscap avait soutenu qu’elle subirait un préjudice irréparable si son enregistrement comme organisme de bienfaisance devait être révoqué. Cependant, la Cour a conclu que Glooscap avait été avertie assez tôt que toute association avec un abri fiscal risquait de lui faire perdre son enregistrement si avantageux et elle a choisi de continuer son association avec l’abri fiscal malgré sa connaissance des risques. La Cour a également souligné ce qui suit :

Si Glooscap s’était trouvée impliquée, pour mégarde, dans cet abri fiscal, inconsciente du risque réal [sic], il pourrait être injuste de lui imputer ce préjudice irréparable. De même, l’on pourrait voir les choses autrement s’il y avait eu, par exemple, des conseils erronés, méprise sur les faits ou recours à la supercherie ou à la contrainte, ou encore si une personne prétendant indûment agir pour le compte de Glooscap avait posé des gestes non autorisés. On n’est cependant en présence d’aucun de ces cas de figure en l’espèce.

(Glooscap au para 43; voir, dans le même ordre d’idées, Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 aux para 153-163).

[97] En l’espèce, le fait que les demandeurs exerçaient tous leur droit garanti par la Charte de quitter le Canada et qu’ils cherchent à exercer le même droit pour revenir est pertinent. Cependant, on ne peut faire fi du fait qu’ils reconnaissent tous être au courant de certaines restrictions et exigences qui s’appliquaient lorsqu’ils sont partis ou qui sont entrées en vigueur pendant qu’ils étaient à l’étranger. En effet, plusieurs font référence à la couverture alarmante de l’incidence de la pandémie au Canada comme étant l’un des éléments qui les a incités à quitter le pays. Aucun d’entre eux ne peut maintenant prétendre être totalement surpris que le gouvernement du Canada ait imposé des mesures de santé publique plus sévères aux voyageurs qui reviennent au pays en réponse à la nature en évolution de la menace posée par la COVID-19 et les VP.

[98] Pour tous ces motifs, je ne peux conclure que les demandeurs ont fait la démonstration d’un préjudice irréparable selon les éléments de preuve dont je dispose.

C. Prépondérance des inconvénients

[99] À la troisième étape, « il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (SRC au para 12). L’expression souvent utilisée est la « prépondérance des inconvénients » (RJRMacDonald à la p 342). Les facteurs à prendre en considération lors de l’évaluation de cet élément du critère sont nombreux et ils varient avec les circonstances de chaque affaire; c’est à cette étape que les considérations d’intérêt public peuvent entrer en jeu (RJR – MacDonald aux p 342-343).

[100] Cet élément du critère prend un sens particulier dans une affaire concernant une requête en suspension du fonctionnement d’une loi, d’un règlement ou d’un décret. Dans l’arrêt Harper, la Cour suprême du Canada a souligné qu’« en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative [...] a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable » (au para 9). La Cour a indiqué que cette présomption « joue un grand rôle » et que « [l]es tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile » (Harper au para 9).

[101] Les demandeurs ne contestent pas ce principe général, mais ils soulignent que la présomption décrite dans l’arrêt Harper est réfutable, renvoyant à la décision Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 163 [Colombie-Britannique (PG)]). Les demandeurs affirment que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur, pour les motifs expliqués dans leurs observations écrites :

[traduction]

45. Les demandeurs, et d’innombrables Canadiens, ont été et continuent d’être détenus dans des installations fédérales pendant que leurs droits garantis par la Charte sont suspendus, subissant un préjudice irréparable si l’injonction est refusée en attendant une décision sur le fond. Non seulement la myriade de personnes directement touchées par cela, mais notre démocratie seront touchées de manière flagrante si le gouvernement continue d’enfreindre sans impunité et sans justification les droits des Canadiens garantis par la Charte.

46. Cela est particulièrement vrai considérant la disponibilité d’une autre solution raisonnable à l’article 58 de la Loi sur la mise en quarantaine, qui permet la détention seulement lorsqu’il n’existe aucune autre solution raisonnable. En l’espèce, tous les demandeurs ont un plan raisonnable de faire la quarantaine dans leurs domiciles privés […] Par ailleurs, [...] le décret permet déjà au gouvernement de surveiller les gens qui font la quarantaine à la maison au moyen de rapports quotidiens, de l’enregistrement de leur adresse, et en faisant des vérifications aléatoires au besoin.

[102] Les demandeurs prétendent que les règles sur la quarantaine obligatoire à l’hôtel ne sont pas fondées sur des données et, par conséquent, ne sont pas justifiées dans une société libre et démocratique. Ils affirment que la preuve ne démontre pas que faire la quarantaine dans un hôtel est plus efficace que faire la quarantaine dans sa propre résidence privée. Les demandeurs affirment également que placer des Canadiens asymptomatiques qui sont autrement en bonne santé dans un milieu hôtelier où ils peuvent être à proximité d’autres voyageurs porteurs de la COVID-19 peut poser un plus grand risque que si ces personnes étaient autorisées à se rendre directement à leurs propres résidences.

[103] Les demandeurs rejettent le recours du gouvernement du Canada au principe de précaution. Ils soutiennent qu’après plus d’un an à composer avec la COVID-19, il existe suffisamment de données qui leur permettent de prendre des décisions politiques faisant en sorte que le principe de précaution ne s’applique plus. Par ailleurs, les demandeurs soulignent certains rapports médiatiques à propos d’une allégation d’agression sexuelle dans une installation de quarantaine pour appuyer leur argument selon lequel les mesures entravent de manière injustifiée leurs droits garantis par la Charte tout en ne faisant rien pour prévenir la propagation de la COVID-19.

[104] Enfin, les demandeurs affirment que le décret n’est pas fondé sur des éléments de preuve scientifiques, que le gouvernement du Canada n’a pas d’éléments de preuve empiriques pour appuyer la décision de détenir les voyageurs qui reviennent au pays comme moyen de réduire la propagation de la COVID-19 et, par conséquent, l’intérêt public repose sur la protection des droits garantis par la Charte de Canadiens respectueux de la loi qui veulent simplement retourner à la maison. Ils disent qu’il est contraire à l’intérêt public de ne pas protéger les droits garantis par la Charte de [traduction] « milliers de Canadiens, qui sont forcés de se rendre dans des installations de quarantaine fédérales à un grand coût personnel, financier, et émotionnel, selon ce qui semble être des décisions politiques qui ne sont pas fondées sur des données ou des éléments de preuve » (observations écrites des demandeurs au para 58, Dossier des demandeurs à la p 126),

[105] Les demandeurs font valoir que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur, car ils ont réfuté la présomption contre la suspension de l’application d’une loi démocratiquement promulguée avant que sa constitutionnalité soit déterminée.

[106] Je ne suis pas convaincu.

[107] Le préjudice que les demandeurs disent qu’ils subiront a été analysé dans la section précédente. Il n’est pas nécessaire de répéter l’analyse ici. À cette étape, il est suffisant de noter que le droit à la liberté que les demandeurs soulèvent en lien avec le préjudice qu’ils subiront est un droit important, et, comme l’a affirmé le juge Andrew Little dans la décision Monsanto, « je conviens qu’une privation de liberté, même pour une courte période, est un facteur très important dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients » (au para 98).

[108] Les demandeurs prétendent que le préjudice est accru, car ils doivent payer pour leur séjour obligatoire. Si l’injonction est refusée, certains d’entre eux ne sont pas encore revenus au Canada, et donc s’ils décident de revenir entre la date de la présente requête et la détermination des demandes sous-jacentes, ils devront probablement payer pour rester dans un LHAG en attendant les résultats du test de dépistage de la COVID-19 qu’ils subiront à leur arrivée, ou ils se rendront dans une IQD s’ils ont des symptômes ou s’ils refusent de passer un test de dépistage de la COVID-19. S’ils se rendent dans un LHAG, ils seront forcés de payer pour un séjour de trois nuitées; s’ils se rendent dans une IQD, ils le feront gratuitement.

[109] Les demandeurs affirment également que leurs craintes sont exacerbées par la possibilité d’être forcés de se rendre dans une installation secrète autorisée par le gouvernement où ils pourraient être exposés à des risques pour leur sécurité personnelle ou forcés de se mêler à d’autres voyageurs qui pourraient être infectés par la COVID-19.

[110] Je suis d’accord avec le défendeur que la preuve n’appuie pas une conclusion voulant qu’il y ait un risque significatif pour la sécurité personnelle associée au fait de rester dans un LHAG ou une IQD. La preuve démontre que les installations sont équipées de multiples mécanismes pour verrouiller les portes ainsi que de personnel de sécurité sur place. L’allégation d’agression sexuelle concernant une IQD au Québec est un incident isolé, qui fait l’objet d’une enquête criminelle, et aucun élément de preuve ne démontre que la COVID-19 a été transmise à l’intérieur de ces installations.

[111] En ce qui concerne les LHAG, la crainte des demandeurs d’être envoyés à un lieu tenu secret est minée par le fait que les demandeurs auront la possibilité de réserver un hôtel en particulier où ils pourront séjourner; ils connaîtront donc au préalable le nom et l’emplacement de l’installation à laquelle ils séjourneront. À l’égard des IQD, bien que l’emplacement ne soit pas divulgué au préalable, les voyageurs connaîtront l’emplacement une fois qu’ils y seront puisqu’il s’agit d’un hôtel. On demande aux voyageurs de ne pas communiquer l’emplacement de l’IQD de façon plus générale afin de garantir la sûreté et la sécurité des personnes qui séjournent et travaillent à cet endroit, compte tenu des expériences de manifestants qui se rassemblent pour protester les mesures visant à réduire la propagation de la COVID-19. Puisque les personnes qui restent dans une IQD ont accès à des téléphones, au Wi-Fi et à leurs propres appareils, elles pourront communiquer avec leurs familles et amis si elles choisissent de le faire.

[112] Quant à l’intérêt public de manière générale, la preuve démontre la raison pour laquelle les mesures contestées ont été adoptées. Je conclus que la preuve appuie amplement la thèse du défendeur selon laquelle les mesures contestées fournissent une couche de protection supplémentaire contre l’importation et la propagation de la COVID-19 et de ses variants au Canada.

[113] Plus précisément, je rejette les arguments des demandeurs concernant le principe de précaution. Le principe de précaution est une approche fondamentale de prise de décision dans l’incertitude qui souligne l’importance d’agir en fonction de la meilleure information disponible afin de protéger la santé des Canadiens. Le décret est une mesure de santé publique qui a été adoptée en fonction des éléments de preuve scientifiques disponibles provenant du Canada et de l’étranger, et il met en application le principe de précaution d’une manière qui tient compte de l’évaluation globale du gouvernement du Canada des risques posés par le virus et les variants qui circulaient auparavant ainsi que du manque de solutions de rechange pour atténuer ces risques compte tenu de l’état actuel des connaissances sur le virus.

[114] Examiné à la lumière du principe de précaution, le fait que le décret peut ne pas offrir une protection parfaite n’est pas particulièrement important. La preuve montre que les mesures contestées sont une réponse rationnelle à une menace réelle et imminente à la santé publique, et toute suspension temporaire de celles-ci réduirait inévitablement l’efficacité de cette couche de protection supplémentaire. Cela, à son tour, aurait un effet important, voire mortel, sur le public canadien en général, en fonction de l’expérience vécue jusqu’à présent.

[115] Le nœud de l’argument des demandeurs contre les mesures contestées est qu’il existe une autre solution raisonnable qui ne mettrait pas la santé publique en péril, notamment celle de permettre aux voyageurs aériens de passer la quarantaine à la maison. Les demandeurs ne contestent pas l’exigence générale de mise en quarantaine et ne s’opposent pas à l’exigence voulant que les voyageurs démontrent qu’ils ont un plan de quarantaine adéquat. Les demandeurs font tous valoir plutôt qu’ils ont chacun un tel plan et qu’ils sont des citoyens respectueux de la loi à qui l’on peut se fier pour suivre le plan.

[116] Le cœur de la thèse du défendeur est que la preuve démontre que des personnes asymptomatiques autrement bienveillantes ont importé et répandu le virus de la COVID-19 et ses variants au Canada, malgré les règles antérieures exigeant un test préalable au départ ainsi qu’une quarantaine de 14 jours à domicile.

[117] Les fondements de l’analyse du gouvernement du Canada ayant mené à l’adoption des mesures contestées incluent les éléments suivants :

  • La COVID-19 est une maladie respiratoire potentiellement mortelle qui peut être transmise par des personnes asymptomatiques pendant la période initiale de 14 jours après un contact avec le virus. Par conséquent, la mesure de mise en quarantaine de 14 jours a été adoptée pour ralentir l’importation du virus au Canada;
  • L’émergence du variant B.1.1.7, ainsi que d’autres VP, et les éléments de preuve selon lesquels ces VP étaient à la fois plus transmissibles et potentiellement plus sérieux que le virus qui circulait auparavant, indiquaient que d’autres mesures étaient requises. Cela comprenait l’établissement d’une exigence de dépistage avant le départ pour les voyageurs arrivant au pays;
  • On a constaté que même avec un test avant le départ, environ 1 à 2 % des voyageurs arrivant au pays continuaient d’obtenir un test positif à leur arrivée. En pratique, cela signifiait que sur chaque vol international de 100 passagers, un ou deux passagers en moyenne obtenaient un test positif au virus;
  • La preuve démontrait qu’environ deux tiers des tests positifs étaient obtenus à l’arrivée et que les autres tests positifs étaient obtenus à un certain moment au cours de la période de quarantaine;
  • En février 2021, la European Union Agency for Law Enforcement Cooperation a adressé un avertissement de vente illicite de certificats de faux test de dépistage de la COVID-19 négatifs au Royaume-Uni, en France et en Espagne. De plus, certains pays n’avaient pas les installations nécessaires pour réaliser les tests préalables au départ;
  • De plus, la preuve démontrait que des personnes bien intentionnées qui faisaient la quarantaine à la maison continuaient de présenter un risque d’infecter d’autres personnes. Une étude réalisée sur des passagers entrant au Canada par l’Aéroport international de Calgary et le poste frontalier terrestre de Coutts a démontré que 359 personnes qui avaient obtenu un test positif à leur arrivée, et qui avaient passé la quarantaine à la maison, avaient eu des contacts avec 436 personnes pendant qu’elles étaient en quarantaine et supposées s’isoler des autres;
  • Nous ne comprenons pas encore pleinement si les personnes qui ont été complètement vaccinées peuvent encore être infectées et propager le virus, même si elles ne tombent pas malades elles-mêmes;
  • De nouveaux variants continuent d’émerger, et la communauté médicale internationale continue d’examiner les données afin de déterminer lequel, s’il en est, pourrait évoluer en VP (dans la mesure où ils sont plus transmissibles ou plus graves que le virus qui circulait auparavant).

[118] Le défendeur souligne un cas particulièrement tragique pour appuyer ses arguments selon lesquels les mesures contestées représentent une réponse de santé publique importante à un virus potentiellement mortel. En janvier 2021, une éclosion de la COVID-19 a été déclarée à l’installation Roberta Place, un établissement de soins de longue durée à Barrie, en Ontario. Dans ce cas, il a été découvert qu’un employé de l’installation avait attrapé le variant B.1.1.7 auprès d’un voyageur revenant au pays qui avait fait la quarantaine de 14 jours dans le même ménage que l’employé. De ce fait, et illustrant le danger posé par les variants les plus transmissibles, tous les résidents et 105 des employés de Roberta Place ont été infectés. Au 25 février 2021, cette éclosion avait entraîné 71 décès.

[119] Les demandeurs font valoir qu’il ne s’agit pas d’un exemple persuasif, car aux termes du décret, il est maintenant interdit à un voyageur qui revient au Canada de faire la quarantaine à la maison si un fournisseur de soins de santé habite dans la même résidence. Cela ne tempère pas toutefois la force de l’argument du défendeur selon lequel il s’agit d’un exemple de la raison pour laquelle le principe de précaution appuie l’adoption de mesures plus strictes pour les voyageurs aériens. C’est précisément en raison de l’incertitude associée au virus qui circulait auparavant et ses variants que le gouvernement du Canada a adopté des règles plus sévères avec le temps, au fur et à mesure que de nouveaux éléments de preuve sur les risques en émergence ont été révélés.

[120] En réponse à cette menace en évolution, et compte tenu de la preuve internationale provenant de pays qui avaient déjà adopté des règles plus strictes pour les voyageurs entrants, le gouvernement a adopté de nouvelles règles, y compris les mesures contestées exigeant la quarantaine dans un LHAG ou une IQD en attendant les résultats d’un test de dépistage de la COVID-19 que les voyageurs devaient subir à leur arrivée au pays.

[121] Ce résumé de la preuve fournie par le défendeur démontre à la fois l’urgence de la situation et l’importance de prendre des mesures pour prévenir ou ralentir la propagation de la COVID-19 et des VP. Le fait que ces mesures puissent ne pas être une défense parfaite, et qu’il existe des éléments de preuve selon lesquels les VP sont déjà au Canada, peut être regrettable d’un point de vue de politique d’intérêt public, mais n’est pas particulièrement pertinent dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. La preuve à l’appui de l’affirmation du défendeur, selon laquelle toute suspension ou perturbation du régime existant aurait une incidence grave et négative sur la santé publique, est fort abondante.

[122] À mon avis, la preuve conduit inexorablement à la conclusion que la prépondérance des inconvénients joue fortement en faveur du défendeur.

V. Conclusion

[123] En fin de compte, la principale question dont je suis saisi est de savoir s’il est « juste et équitable » d’accorder l’injonction interlocutoire.

[124] J’accepte sans réserve le rappel des demandeurs qu’en période d’urgence, le rôle d’un système judiciaire indépendant dans la sauvegarde des droits et libertés garantis aux Canadiens par la Charte revêt une importance accrue. L’histoire démontre la raison pour laquelle le bastion de la solide protection des droits garantis par la Charte au moyen d’un système judiciaire indépendant est si important en temps de crise.

[125] Une urgence de santé publique, comme la pandémie mondiale causée par la COVID-19, est en quelque sorte simplement une autre urgence. Cependant, il faut également reconnaître qu’il s’agit d’un type de situation qui peut inspirer des craintes et des passions irrationnelles, ce qui peut à son tour inciter un gouvernement à adopter des mesures excessives qui empiètent indûment sur les droits et libertés des personnes. Il est nécessaire, par conséquent, d’assujettir le raisonnement du gouvernement concernant toute mesure d’urgence à un degré de contrôle qui est proportionnel au risque que les droits garantis par la Charte puissent avoir été lésés par des actions fondées sur des craintes irrationnelles plutôt que sur l’évaluation minutieuse de droits concurrentiels en fonction de la preuve.

[126] Avant de décider de suspendre l’application d’une mesure parce qu’elle bafoue des droits garantis par la Charte, la Cour doit décider si la mesure fait partie d’une loi, dûment promulguée après un débat public par le Parlement ou un texte de loi, ou s’il s’agit d’un type de mesure judiciaire qui est adoptée sans un contrôle public (les arrêts RJR – MacDonald et Harper portaient tous les deux sur des contestations de textes législatifs). Un autre critère est l’impact de la mesure ou le degré selon lequel elle a déjà été mise en œuvre, y compris l’incidence tangible de la mesure sur les droits et libertés et si elle traite une situation urgente (voir par exemple Colombie-Britannique (PG); National Council of Canadian Muslims (NCCM) c Attorney General of Québec, 2018 QCCS 2766). Dans tous les cas impliquant un redressement interlocutoire, chaque affaire reposera sur des faits qui lui sont particuliers.

[127] Pour les motifs indiqués ci-dessus, je conclus qu’il ne serait pas juste ou équitable d’accorder une injonction interlocutoire en l’espèce. Je ne doute pas que les demandeurs, et les autres voyageurs, puissent être vexés et incommodés par l’obligation de payer pour rester dans un hôtel pendant qu’ils attendent les résultats de leur test de dépistage de la COVID-19. Toutefois, je n’accepte pas que cette obligation expose ces voyageurs à un risque important sur le plan de la sécurité, vu la preuve des mesures qui ont été mises en place à ces installations.

[128] Il convient néanmoins de souligner le risque très réel que certains de ces voyageurs apportent au Canada sans le savoir un virus potentiellement mortel, ou l’un des nouveaux variants préoccupants émergents, plus transmissibles et potentiellement plus dangereux. La preuve démontre que le virus peut être transmis par des personnes asymptomatiques, que certains voyageurs qui obtiennent un résultat de test négatif 72 heures avant leur vol obtiendront un résultat positif lorsqu’ils arriveront au Canada, et que des personnes bienveillantes qui ont fait la quarantaine à la maison pendant 14 jours avaient néanmoins eu des contacts avec un grand nombre d’autres personnes, et ont ainsi peut-être transmis le virus pendant ce temps. Ces éléments de preuve démontrent amplement qu’il va de l’intérêt public de ne pas suspendre les mesures contestées.

[129] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la requête en injonction interlocutoire des demandeurs est rejetée.

[130] Aucune des parties n’a demandé des dépens, et dans les circonstances, aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE dans le dossier T-340-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire des demandeurs est rejetée;

  2. Chaque partie devra prendre en charge ses propres dépens.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-340-21

INTITULÉ :

BARBARA SPENCER, SABRY BELHOUCHET, BLAIN GOWING, DENNIS WARD, REID NEHRING, CINDY CRANE, DENISE THOMSON, NORMAN THOMSON, et MICHEL LAFONTAINE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

REQUÊTE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO), CALGARY (ALBERTA) ET WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 avril 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 23 avril 2021

COMPARUTIONS :

Sayeh Hassan

Henna Parmar

Pour les demandeurs

Sharlene Telles-Langdon

Sharon Stewart Guthrie

Mahan Keramati

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Justice Centre for Constitutional Freedoms

Avocats

Calgary (Alberta)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

 

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