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Date : 20210423


Dossier : T‑336‑19

Référence : 2021 CF 329

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

COMITÉ SUR LES DROITS FONCIERS ISSUS DE TRAITÉS INC. EN SON PROPRE NOM, ET À TITRE DE REPRÉSENTANT DES PREMIÈRES NATIONS SIGNATAIRES DE TRAITÉS SUR LES DROITS FONCIERS, SOIT LA PREMIÈRE NATION DE BARREN LANDS, LA PREMIÈRE NATION DE BUFFALO POINT, LA PREMIÈRE NATION DE GOD’S LAKE, LA NATION CRIE MANTO SIPI, LA NATION CRIE NISICHAWAYASIHK, LA PREMIÈRE NATION DES DÉNÉS DE NORTHLANDS, LA NATION CRIE NORWAY HOUSE, LA NATION CRIE OPASKWAYAK, LA PREMIÈRE NATION DE ROLLING RIVER, LA NATION CRIE SAPOTAWEYAK, LA PREMIÈRE NATION WAR LAKE, LA PREMIÈRE NATION WUSKWI SIPIHK, LA NATION CRIE BUNIBONIBEE, ET LA NATION BROKENHEAD OJIBWAY

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU NORD CANADA, MAINTENANT APPELÉ LE MINISTRE DE SERVICES AUX AUTOCHTONES CANADA (CI‑APRÈS LE « CANADA »)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les traités historiques entre les Premières Nations et la Couronne contiennent une promesse de mettre de côté des réserves. Pour régler les différends de longue date concernant la mise en œuvre de cette promesse, le Canada, le Manitoba et les demandeurs ont conclu l’Entente‑cadre du Manitoba, qui prévoit l’ajout de plus d’un million d’acres de terrains aux réserves des Premières Nations, au cours d’une certaine période. L’Entente contient également des renonciations en faveur du Canada, c’est‑à‑dire que les Premières Nations s’engagent à ne pas poursuivre le Canada en raison de l’inexécution des dispositions des traités concernant la création de réserves.

[2] Alors que la mise en œuvre de l’entente était bien engagée, le Canada s’est rendu compte qu’il avait le devoir de consulter d’autres groupes autochtones, en particulier les Métis, avant d’ajouter des terres aux réserves des Premières Nations demanderesses. Cependant, la consultation des Métis a entraîné des retards importants dans le processus de création de réserves.

[3] Insatisfaites, les Premières Nations demanderesses ont eu recours au processus de règlement des différends prévu par l’entente. Une arbitre a entendu l’affaire et a décidé que le Canada avait violé l’entente. Entre autres raisons, l’arbitre a constaté que le Canada avait inséré une étape supplémentaire, non prévue par l’entente, dans le processus de création de réserves, sans avoir obtenu au préalable le consentement des autres parties. Selon l’arbitre, cela constituait un « cas de défaut ».

[4] Lorsqu’un cas de défaut se poursuit pendant plus de 180 jours, l’entente donne aux Premières Nations le droit de s’adresser à un tribunal pour faire déclarer les renonciations nulles. C’est ce que recherchent les Premières Nations demanderesses dans la présente instance. Le Canada reconnaît qu’elles ont le droit de présenter une telle demande. Il fait valoir, cependant, que pouvoir de la Cour de rendre un tel jugement déclaratoire est discrétionnaire et que la Cour devrait refuser d’annuler les renonciations.

[5] À cet égard, le Canada fait valoir que l’entente a été largement mise en œuvre et que l’annulation des renonciations constituerait une sanction disproportionnée qui le priverait de la totalité de la contrepartie qu’il a obtenue pour l’entente. Le Canada affirme également qu’il ne peut remédier seul au défaut et que les Premières Nations demanderesses profitent de la situation pour demander une renégociation complète de l’entente.

[6] Ces arguments ne me persuadent pas de refuser d’accorder le redressement auquel les Premières Nations demanderesses ont droit. Le Canada minimise la portée de son défaut. S’il souhaite ajouter unilatéralement une nouvelle étape au processus de création de réserves prévu dans l’entente initiale, il ne peut pas reprocher aux Premières Nations demanderesses de chercher à renégocier d’autres aspects de l’entente. Il ne peut pas non plus se plaindre des conséquences d’un processus de règlement des différends qu’il a négocié.

II. Contexte

[7] Le présent différend porte sur un système complexe de redistribution de terres à grande échelle. Mon rôle dans ce différend, cependant, est assez limité. Pour comprendre les paramètres de ce rôle, il est nécessaire de commencer par expliquer l’origine du différend, le mécanisme contractuel complexe visant à régler le différend et les circonstances imprévues qui ont causé des retards dans la mise en œuvre de ce mécanisme. Je décrirai ensuite le processus de règlement des différends contenu dans l’entente des parties. Enfin, je résumerai la sentence rendue par une arbitre à laquelle les parties ont soumis leur différend.

A. Origine du différend

(1) Les traités historiques

[8] Cette année marque le 150e anniversaire de la signature du Traité no 1 dans le sud du Manitoba. Ce traité et d’autres conclus à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle constituent un élément déterminant de la relation entre la Couronne et les Premières Nations de l’Ouest canadien et du Nord de l’Ontario. Les traités sont des « accord[s] dont le caractère est sacré » : R. c Badger, [1996] 1 RCS 771 au paragraphe 41. On ne saurait, dans le cadre du présent jugement, donner un compte rendu exhaustif de la signification de ces traités. Il suffit de dire que les Premières Nations et la Couronne ont des points de vue différents sur l’étendue de leurs droits et obligations. Voir, par exemple, Aimée Craft, Breathing Life Into the Stone Fort Treaty: An Anishnabe Understanding of Treaty One (Saskatoon : Purich Publishing, 2013).

[9] Le présent différend porte sur une promesse très importante contenue dans les traités nos 1, 3, 4, 5, 6 et 10, en ce qui concerne le Manitoba : la création de réserves. Chaque traité contient une disposition obligeant la Couronne à mettre de côté des réserves au profit des Premières Nations signataires du traité. La superficie de ces réserves doit être calculée en fonction de la population. Par exemple, en vertu du Traité no 3, la promesse s’élevait à 640 acres pour chaque famille de cinq personnes.

[10] La promesse de mettre de côté des réserves n’a pas été tenue à la satisfaction des Premières Nations signataires de traités. Le processus de création de réserves a été entaché de retards et d’omissions. Les terres mises de côté étaient insuffisantes. Par ailleurs, un désaccord est survenu quant au moment auquel il faut calculer la population de référence. Avec le temps, ces questions ont été communément désignées sous le nom de « droits fonciers issus de traités » ou l’abréviation « DFIT ».

(2) Les ententes sur les droits fonciers issus de traités

[11] Au lieu de recourir aux tribunaux pour régler ces questions, plusieurs Premières Nations du Manitoba ont décidé de négocier un règlement. En 1997, ces Premières Nations, représentées par le demandeur Comité des droits fonciers issus de traités du Manitoba Inc. [Comité DFIT], ont conclu l’Entente‑cadre du Manitoba [ECM] avec le Canada et le Manitoba.

[12] Dans le contexte actuel, respecter la promesse de mettre de côté une quantité suffisante de terres de réserve est une tâche complexe. Dans certaines régions, la plupart des terres sont des propriétés privées. Ailleurs, les terres publiques sont la propriété du Manitoba, qui doit les transférer au Canada avant qu’elles ne soient officiellement constituées en réserves. Les intérêts des tiers doivent être pris en compte et des évaluations environnementales doivent être réalisées, pour ne citer que quelques‑uns des problèmes potentiels.

[13] L’ECM est une entente complexe qui définit en détail le processus de création de réserves afin d’honorer les promesses des traités. En bref, elle permet aux Premières Nations signataires de sélectionner une certaine quantité de terres publiques que le Manitoba transférera au Canada, en vue de leur désignation comme réserves. Certaines Premières Nations sont également autorisées à acquérir des terres de tiers ou certaines catégories de terres publiques aux mêmes fins. En outre, le Canada s’engage à verser une compensation monétaire aux Premières Nations participantes. De plus, chaque Première Nation libère le Canada et le Manitoba de toute revendication liée à la réalisation de la promesse du traité concernant la création de réserves.

[14] L’ECM est une entente‑cadre. Cela signifie que ses dispositions sont destinées à être intégrées dans des ententes sur les droits fonciers issus de traités (DFIT) distinctes conclues par chaque Première Nation. Cela est accompli grâce à diverses techniques de rédaction, qu’il n’est pas nécessaire de décrire en détail ici. Le Parlement a adopté une loi pour faciliter la mise en œuvre de l’ECM, en particulier pour permettre au ministre, au lieu du gouverneur en conseil, de mettre des terres de côté à titre de réserves. Cette loi est actuellement connue sous le nom de Loi sur l’ajout de terres aux réserves et la création de réserves, édictée par l’article 675 de la Loi no 2 d’exécution du budget de 2018, LC 2018, c 27.

[15] La création d’une réserve comporte de nombreuses étapes et les parties ont compris qu’il faudrait du temps pour que toutes les terres requises deviennent des réserves. L’article 4.01 de l’ECM prévoit qu’une Première Nation doit sélectionner des terres de la Couronne dans les trois ans suivant la signature de son entente sur les DFIT, et que les Premières Nations habilitées à acquérir d’autres terres doivent le faire dans les quinze ans. L’article 4.02 prévoit toutefois la possibilité de prolonger ces délais. Il n’y a pas de délais applicables au reste du processus.

[16] Il est juste de dire que la réalisation des promesses de l’ECM a nécessité plus de temps et d’efforts que prévu initialement. Vingt‑quatre ans après la signature de l’ECM, environ 561 000 acres, soit un peu plus de 50 % du droit total de 1 100 000 acres, ont été mis de côté à titre de réserves. Environ 193 000 acres sont en cours de traitement, et 346 500 acres restent à sélectionner ou à acquérir. Il ne m’appartient pas d’enquêter sur les causes de ces retards. Je note, à cet égard, qu’une partie des terres qui restent à sélectionner ou à acquérir est destinée à six Premières Nations qui n’ont pas encore conclu d’entente sur les DFIT en vertu de l’ECM et qui ne sont pas parties à la présente instance.

(3) La consultation d’autres groupes autochtones

[17] Même si les parties ne s’entendent pas sur l’étendue de ses effets, l’une des causes des retards dans la mise en œuvre de l’ECM est que le Canada a décidé qu’il devait consulter d’autres groupes autochtones avant d’ajouter des terres aux réserves.

[18] Les traités, et l’ECM, ont été conclus avec les Premières Nations, et non avec les Métis. Bien que le statut des Métis en tant que peuple autochtone ait été reconnu à l’article 35(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, il a fallu un certain temps pour que les gouvernements prennent la mesure des conséquences de cette reconnaissance. En tant que titulaires de droits ancestraux reconnus et confirmés par l’article 35, les Métis peuvent faire valoir un droit à être consultés, selon le cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nation Haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511.

[19] En 2012, le Canada a conclu qu’il avait l’obligation de consulter les Métis avant de créer des réserves en vertu du processus prévu par l’ECM. Il n’y avait pas de processus clairement défini pour cette consultation. Cela a entraîné des retards importants. Bien que le Canada conteste cette affirmation, les demandeurs affirment que le Canada a effectivement accordé aux Métis un droit de veto sur la création de réserves en vertu de l’ECM. Aux fins des présents motifs, je n’ai pas besoin de mesurer précisément les retards que la consultation a entraînés dans le processus envisagé par l’ECM. Les conclusions de l’arbitre à cet égard sont résumées ci‑dessous.

[20] Néanmoins, il est utile, à ce stade, d’expliquer comment le Canada a cherché à intégrer cette nouvelle obligation de consulter dans le processus de l’ECM. Le Canada dispose d’une politique formelle, appelée politique sur les ajouts aux réserves, qui régit l’élargissement des réserves ou la création de nouvelles réserves, applicable dans tout le pays. Conformément à l’article 8.02(2) de l’ECM, cette politique s’applique à la mise de côté de terres à titre de réserves en vertu de l’ECM. De plus, conformément à l’article 8.02(3), cette politique est « gelée », c’est‑à‑dire que même si le Canada peut la modifier, ces modifications ne s’appliquent pas au processus de l’ECM, à moins que les parties n’en conviennent. La politique en vigueur au moment de la conclusion de l’ECM ne prévoyait pas la consultation d’autres groupes autochtones. Cependant, une nouvelle version de la politique a été publiée en 2016, exigeant cette fois‑ci une telle consultation. Les conséquences de ce changement seront examinées ci‑dessous.

B. Le mécanisme de règlement des différends de l’ECM

[21] Compte tenu de la complexité et de la durée prévue du processus de création de réserves, les parties à l’ECM ont envisagé qu’il donnerait lieu à des différends. En conséquence, elles ont établi une procédure de règlement des différends détaillée et exhaustive.

[22] Premièrement, l’article 34 de l’ECM crée le Comité de surveillance de la mise en œuvre, composé de représentants des parties et d’un président indépendant. Entre autres choses, le comité peut faire des recommandations aux parties concernant le règlement des différends.

[23] Deuxièmement, l’article 35 de l’ECM prévoit diverses méthodes formelles de règlement des différends faisant intervenir un tiers indépendant, notamment l’établissement des faits, la médiation, l’arbitrage non exécutoire et l’arbitrage exécutoire conformément à la Loi sur l’arbitrage commercial, LRC (1985), c 17 (2e suppl). Lorsqu’un arbitrage exécutoire est choisi, le Comité de surveillance de la mise en œuvre doit préparer le mandat de l’arbitre, y compris les questions que celui-ci doit trancher. Les sentences arbitrales peuvent être portées en appel devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba sur des questions de droit.

[24] L’article 36 contient des dispositions plus détaillées concernant les « Manquements et cas de défaut importants ». Il prévoit une procédure spéciale applicable lorsqu’une partie a manqué de manière substantielle au respect d’une condition fondamentale de l’ECM ou d’une entente sur les DFIT. Les parties suivantes de la définition d’un cas de défaut à l’article 36.02 sont pertinentes en l’espèce :

[traduction]

Les éléments suivants constituent des cas de défaut d’une partie ou d’une Première Nation titulaire de droits :

[…]

b) un arbitre dans le cadre d’un arbitrage exécutoire a déterminé :

(i) qu’une partie ou une Première Nation titulaire de droits a, de façon répétée et d’une manière qui établit clairement un modèle, manqué de façon importante à ses obligations en vertu de la présente entente ou d’une entente sur les droits fonciers issus de traités; […]

[25] Lorsqu’un arbitre conclut qu’une partie a commis un cas de défaut, cette partie doit, selon l’article 36.03, [traduction] « déterminer et préciser les moyens raisonnables de remédier au cas de défaut ».

[26] Ces dispositions de l’ECM doivent être lues conjointement avec celles relatives à la renonciation et à la garantie accordées au Canada par chaque Première Nation. Les renonciations se trouvent dans chaque entente sur les DFIT, mais elles suivent un modèle fourni par l’article 25 de l’ECM. Le modèle utilise un numéro d’article « X » et je l’utiliserai également pour faciliter la consultation. De même, la garantie concernant les demandes présentées par des tiers à l’encontre du Canada se trouve à l’article 26 de l’ECM et est reproduite dans chaque entente sur les DFIT.

[27] L’article X.05, qui est au cœur de la présente affaire, décrit le sort de la renonciation et de la garantie lorsqu’un cas de défaut se produit :

[traduction]

X.05 Suspension de la renonciation

(1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), le droit du Canada de se prévaloir de la renonciation et de la garantie est suspendu dans le cas où le Canada a commis un cas de défaut.

(2) Une fois que le Canada aura remédié à un cas de défaut visé au paragraphe (1), le Canada aura à nouveau le droit de se prévaloir de la renonciation et de la garantie, sous réserve du paragraphe (4).

(3) Aux fins du paragraphe (2), lorsque le cas de défaut est tel que décrit à l’alinéa 36.02b) de l’Entente‑cadre, le Canada est réputé ne pas avoir remédié au cas de défaut à moins que le Comité de surveillance de la mise en œuvre ou un arbitre dans le cadre d’un arbitrage exécutoire n’ait déterminé que le Canada a pris des mesures raisonnables pour remédier au défaut.

(4) Si le Canada a commis un cas de défaut et que ce cas de défaut se poursuit pendant une période de 180 jours, la Première Nation titulaire de droits a le droit de demander à un tribunal compétent de déclarer que la renonciation et la garantie sont nulles ou sans effet en tout ou en partie et que le Canada ne peut se prévaloir de la renonciation et de la garantie.

[…]

C. L’arbitrage

[28] En 2016, le Comité sur les DFIT a entamé le processus officiel prévu par l’ECM pour alléguer que la consultation des Métis par le Canada constituait un défaut important de se conformer à l’ECM.

[29] Après des négociations infructueuses, les parties ont convenu de soumettre l’affaire à un arbitrage exécutoire. Pour fournir un contexte factuel adéquat en ce qui concerne certaines questions, le mandat de l’arbitre identifiait 35 parcelles spécifiques sélectionnées ou acquises par sept Premières Nations.

[30] Les questions soumises à l’arbitrage comprenaient la demande du Comité sur les DFIT visant à déclarer que le Canada n’avait pas l’obligation de consulter les Métis au sujet de ces 35 parcelles. L’arbitre a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour rendre une décision concernant les obligations du Canada envers les groupes autochtones qui ne sont pas signataires de l’ECM.

[31] L’arbitre a ensuite examiné si le Canada avait enfreint certaines dispositions de l’ECM en consultant les Métis avant de mettre des terres de côté à titre de réserves. Elle a d’abord estimé que le comportement du Canada constituait une violation de l’article 40.07, qui prévoit que l’ECM ne peut être modifié que par l’accord des parties. Son raisonnement est résumé dans les paragraphes suivants de la sentence :

[traduction]

238. La preuve est claire que le Canada a délibérément interrompu sa mise en œuvre de l’Entente au moment où il aurait donné au Manitoba une description juridique des terres en cause, ce qui aurait incité le Manitoba à transférer l’administration et le contrôle de ces terres au Canada, permettant ainsi à ce dernier de les présenter au ministre, afin de les mettre à part en tant que réserve.

239. Ce faisant, je conclus que le Canada a effectivement modifié l’Entente en insérant dans le processus de mise en œuvre convenu une étape qui n’y est pas prévue et qui a un impact important sur sa mise en œuvre.

240. Le Canada a fait cela sans demander le consentement écrit des autres parties, en violation de l’article 40.07 qui exige que l’Entente ne soit pas modifiée, sauf si les parties en conviennent par écrit.

241. Je comprends la position quelque peu difficile dans laquelle s’est trouvé le Canada lorsque, alors que la mise en œuvre de l’Entente était déjà bien engagée, il a conclu qu’en raison de l’évolution du droit, il avait l’obligation de consulter les Métis au sujet des terres en cause et des autres terres qui pourraient être visées par l’Entente.

242. À mon avis, cependant, l’effet de ce changement de circonstances aurait dû être traité par le Canada conformément aux dispositions de l’article 40.07. Les parties avaient prévu que ce type précis de question pourrait se poser au cours de la mise en œuvre de l’Entente, ce qui nécessiterait une modification obtenue par la négociation et l’accord écrit des parties.

[32] L’arbitre a également déterminé que le Canada avait enfreint l’article 8.02 de l’ECM, qui exige que les modifications à la politique sur les ajouts aux réserves soient convenues par les parties. Elle a écrit ce qui suit :

[traduction]

268. Néanmoins, de 2012 à aujourd’hui, le Canada a refusé de mettre de côté les terres en cause à titre de réserves en attendant les résultats de ses consultations avec les Métis. Cela revient, à mon avis, à modifier le processus [d’ajouts aux réserves] de manière unilatérale, en violation du paragraphe 8.02(3).

[33] L’arbitre a également été invitée à se prononcer sur une violation de l’article 31.01, qui exige que les parties fassent de leur mieux pour respecter les dispositions de l’ECM. Elle a rejeté les observations du Canada à cet égard et a noté :

[traduction]

277. Ce que la preuve ne révèle toutefois pas, à mon avis, c’est la preuve des efforts que le Canada aurait dû déployer pour travailler avec les autres parties à l’ECM afin d’atténuer l’incidence de ses consultations extracontractuelles avec les Métis sur la mise en œuvre de l’Entente. À mon avis, ce sont là les efforts que le Canada devait déployer pour s’acquitter de son obligation de faire de son mieux pour respecter les dispositions de l’Entente.

[34] L’arbitre s’est ensuite penchée sur la question de savoir si ces manquements constituaient des cas de défaut au sens de l’article 36. Elle a conclu que les articles 31.01 et 40.07 étaient des clauses fondamentales de l’ECM et que la violation de ces dispositions par le Canada s’était produite de façon répétée et d’une manière établissant un modèle. Elle a donc déclaré que le Canada a commis un cas de défaut.

[35] En ce qui concerne les mesures de redressement, l’arbitre a conclu que son mandat ne prévoyait pas l’évaluation de dommages‑intérêts. Elle a estimé que la question serait mieux résolue par la négociation ou par le biais du comité de surveillance de la mise en œuvre. Néanmoins, sur la base de l’article 35.04, qui habilite l’arbitre à ordonner aux parties de prendre des mesures pour se conformer à l’ECM, elle a ordonné au Canada de négocier une modification à l’ECM :

[traduction]

348. En vertu de cette compétence, j’ordonne que le Canada fasse maintenant ce qu’il n’a pas fait auparavant, conformément à ses obligations en vertu de l’article 40.07.

349. Il doit entreprendre de véritables négociations avec le Comité sur les DFIT et le Manitoba en vue de parvenir à un accord écrit visant à modifier l’ECM, afin de confirmer les droits et les obligations des parties en vertu de l’Entente, à la lumière des consultations du Canada avec d’autres groupes autochtones, en ce qui concerne les terres en cause.

[36] Aucun appel n’a été interjeté contre la sentence arbitrale.

III. Analyse

[37] Après la sentence arbitrale, des négociations ont à nouveau eu lieu, mais sans résultat. Ainsi, les demandeurs recherchent maintenant l’enregistrement de la sentence et, surtout, une déclaration selon laquelle les renonciations et les garanties contenues dans l’entente sur les DFIT de chaque Première Nation demanderesse sont désormais nulles.

[38] Le Canada s’oppose à cette demande. Il soutient que les demandeurs n’ont pas démontré que l’enregistrement de la sentence visait un objectif spécifique. Tout en reconnaissant qu’il a commis un cas de défaut à l’égard de six des Premières Nations demanderesses, il affirme que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas rendre le jugement déclaratoire demandé. De l’avis du Canada, l’annulation des quittances serait injuste, car 28 des 35 parcelles en cause ont maintenant été ajoutées aux réserves, le Canada a tenté de se conformer aux directives de l’arbitre, mais n’est pas en mesure de remédier au défaut par lui‑même, et l’annulation des quittances serait une mesure disproportionnée qui priverait le Canada de la contrepartie qu’il a reçue pour l’ECM, surtout dans le contexte où les renonciations sont déjà suspendues jusqu’à ce qu’il soit remédié au défaut.

[39] Je rejette les prétentions du Canada. Les demandeurs ont un droit strict de demander l’enregistrement de la sentence. Bien comprise, la constatation par l’arbitre d’un cas de défaut s’applique à toutes les Premières Nations demanderesses, et non seulement aux six qui ont sélectionné ou acquis les 35 parcelles en cause dans l’arbitrage. Surtout, je n’exercerais pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre le jugement déclaratoire demandé. Le Canada cherche à minimiser l’étendue de son manquement et la portée des mesures nécessaires pour y remédier. En se fondant sur cette vision étroite, il fait des affirmations injustifiées selon lesquelles le défaut a presque été corrigé, que les demandeurs profitent de la situation pour faire pencher l’entente en leur faveur et qu’ils n’ont qu’à consentir aux modifications que le Canada propose à l’ECM. Toutefois, si l’on adopte une perspective plus juste de l’ampleur du défaut, il devient évident que les effets de grande portée dont se plaint le Canada sont simplement le résultat de la nature complexe de l’ECM, qui est composée de nombreux éléments interdépendants. De ce point de vue, les demandeurs ne font qu’affirmer un droit qui est une composante de l’entente au cœur de l’ECM. Les prétentions du Canada visent tout simplement à amener la Cour à retirer ce droit de l’entente.

[40] L’analyse ci‑dessous est structurée en trois parties. Premièrement, j’aborde deux questions préliminaires : l’admissibilité de certaines preuves et l’enregistrement de la sentence. Deuxièmement, je vérifie si les demandeurs ont démontré leur droit à une déclaration annulant les renonciations. En particulier, j’aborde la prétention du Canada selon laquelle seules certaines des Premières Nations demanderesses y ont droit. Troisièmement, j’examine les arguments que le Canada fait valoir pour inviter la Cour à refuser de rendre le jugement déclaratoire, même si les demandeurs y ont droit.

A. Questions préliminaires

(1) L’admissibilité de la preuve

[41] Comme il est d’usage dans ce genre de litige, chaque partie affirme que les affidavits de l’autre partie contiennent du ouï‑dire, une opinion ou un argument inadmissible. Cela, bien sûr, est interdit par la règle 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Les parties ont fourni des listes détaillées de paragraphes ou même de phrases dans les affidavits de l’autre partie qui seraient contraires à cette règle. Lors de l’audience, j’ai promis aux parties que je ne fonderais pas ma décision sur des preuves inadmissibles. Je ne vois toutefois pas la nécessité de me lancer dans une dissection ligne par ligne de volumineux affidavits et de fournir une liste détaillée de ce que j’ai jugé inadmissible.

[42] De même, les demandeurs s’opposent à des pans entiers de la preuve du Canada en raison de son absence de pertinence. En effet, les demandeurs affirment que la Cour n’a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser le jugement déclaratoire qu’ils demandent une fois qu’ils aient établi leur droit. Les éléments de preuve relatifs à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne seraient donc pas pertinents. Toutefois, cela met la charrue avant les bœufs. Cela suppose que les demandeurs obtiendront gain de cause sur le fond. Dans ces circonstances, l’opposition à l’admissibilité de la preuve n’est qu’une manière de renforcer l’argument de fond. Cette opposition est rejetée.

[43] La dernière opposition des demandeurs porte sur une situation quelque peu inhabituelle. Comme je l’ai déjà mentionné, les parties ont tenté de parvenir à un règlement négocié. Il ne ferait normalement aucun doute que de telles négociations sont protégées par le privilège relatif aux règlements. Le Canada, cependant, soutient que ces négociations sont pertinentes pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Il apporte des preuves concernant non seulement l’existence des négociations, mais aussi la substance des positions des parties. En particulier, le Canada cherche à déposer une offre de règlement qu’il a faite avec préjudice, « au dossier ».

[44] Bien que je sois prêt à admettre la preuve de l’existence de négociations, les positions adoptées par les parties au cours de ces négociations sont inadmissibles. Dans des décisions récentes, la Cour suprême du Canada a adopté une vision large du privilège relatif aux règlements et l’a décrit comme un privilège visant une catégorie (ou générique) qui s’applique à moins qu’une exception ne soit prouvée : Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37 au paragraphe 12, [2013] 2 RCS 623 [Sable Offshore]; Union Carbide Canada Inc c Bombardier Inc, 2014 CSC 35, [2014] 1 RCS 800 [Union Carbide]. En empêchant la mise en preuve du contenu des négociations, le privilège a pour but d’encourager le règlement des différends : Sable Offshore, au paragraphe 11; Union Carbide, aux paragraphes 31 à 33. Bien que l’objectif du privilège soit parfois décrit en se fondant sur l’intention présumée de la partie qui communique des informations à l’autre (Union Carbide, au paragraphe 31), sa portée est généralement décrite comme englobant les négociations dans leur ensemble : Sable Offshore, aux paragraphes 13 et 14; Union Carbide, au paragraphe 34. Rien n’étaye la proposition selon laquelle une partie peut décider d’informer la Cour de ce qu’elle a dit pendant les négociations. Une telle approche réduirait à néant le privilège relatif aux règlements. De plus, contrairement à l’arrêt Union Carbide, il ne s’agit pas d’une affaire où une partie cherche à prouver qu’un accord a été conclu. Ainsi, les éléments de preuve relatifs aux positions des parties lors des négociations, y compris l’offre dite « au dossier » du Canada, sont inadmissibles.

(2) L’enregistrement

[45] Les demandeurs sollicitent l’enregistrement de la sentence arbitrale au greffe de la Cour. Une fois enregistrée, la sentence peut être exécutée comme s’il s’agissait d’un jugement de notre Cour.

[46] Alors que la procédure pour demander l’enregistrement d’une sentence arbitrale se trouve dans les règles 326 à 334 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, les conditions de fond se trouvent dans le Code d’arbitrage commercial [le Code], qui est l’annexe 1 à la Loi sur l’arbitrage commercial.

[47] Le Canada reconnaît que ces conditions sont remplies. Il affirme toutefois que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin de refuser l’enregistrement, les demandeurs n’ayant pas expliqué comment ils entendent faire exécuter la sentence. Le Canada soutient également que des mesures d’exécution ne seraient pas disponibles contre l’État.

[48] Je rejette ces prétentions, car elles sont contraires à la philosophie qui sous‑tend le Code. Les articles 35 et 36 du Code prévoient que la reconnaissance (appelée aussi enregistrement ou homologation) d’une sentence arbitrale peut être obtenue de plein droit et qu’elle ne peut être refusée que pour les motifs énumérés à l’article 36. Dans une affaire jugée en vertu d’une loi similaire, la Cour suprême du Canada a conclu que « les motifs permettant à un tribunal de refuser d’homologuer ou d’annuler une sentence arbitrale sont exhaustivement prévus [à l’article 36] » : Desputeaux c Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, au paragraphe 67, [2003] 1 RCS 178. Le fait que le demandeur ne divulgue pas ses intentions relativement à l’exécution ne constitue pas l’un de ces motifs. Pour les mêmes raisons, je n’ai pas à spéculer sur les immunités que le Canada pourrait invoquer si les demandeurs tentaient d’exécuter la sentence.

[49] J’accueille donc la demande d’enregistrement de la sentence de l’arbitre.

B. Le droit des Premières Nations demanderesses à un jugement déclaratoire

[50] Je passe maintenant à la question du droit des Premières Nations demanderesses à un jugement déclaratoire annulant leurs renonciations. Je démontre que, faisant abstraction de l’invitation du Canada à ce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de rejeter le recours, les Premières Nations demanderesses ont droit à ce jugement déclaratoire en vertu des dispositions de l’ECM et du droit relatif aux jugements déclaratoires. Le Canada, cependant, affirme que seules les Premières Nations qui ont sélectionné ou acquis l’une des 35 parcelles faisant l’objet de l’arbitrage ont droit à un jugement déclaratoire. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas de cet avis. Comme les cas de défaut concernent indistinctement toutes les Premières Nations demanderesses, toutes ont droit au jugement déclaratoire.

(1) Les conditions fixées par l’ECM

[51] Le droit d’une Première Nation de demander un jugement déclaratoire découle du paragraphe X.05(4) de l’ECM, que je reproduis à nouveau pour faciliter la consultation:

[traduction]

(4) Si le Canada a commis un cas de défaut et que ce cas de défaut se poursuit pendant une période de 180 jours, la Première Nation titulaire de droits a le droit de demander à un tribunal compétent de déclarer que la renonciation et la garantie sont nulles ou sans effet en tout ou en partie et que le Canada ne peut se prévaloir de la renonciation et de la garantie.

[52] Nul ne conteste sérieusement que ces conditions sont remplies. L’arbitre a conclu que le Canada avait commis un cas de défaut en menant des consultations auprès des Métis sans obtenir de modification à l’ECM. Sa sentence n’a pas fait l’objet d’un appel. Ce cas de défaut s’est poursuivi pendant plus de 180 jours. Lorsque l’existence d’un cas de défaut a été établie dans le cadre d’un arbitrage exécutoire, le paragraphe X.05(3) établit une présomption selon laquelle le cas de défaut se poursuit jusqu’à ce que le Comité de surveillance de la mise en œuvre rende une nouvelle décision ou qu’une autre sentence arbitrale soit rendue. Cela ne s’est pas produit. En effet, le Canada reconnaît que les conditions préalables au prononcé d’un jugement déclaratoire en vertu du paragraphe X.05(4) sont remplies.

(2) Quelles sont les Premières Nations qui y ont droit?

[53] Bien que le Canada reconnaisse que les conditions pour le prononcé d’un jugement déclaratoire soient remplies, il nuance cet aveu en disant que seules les Premières Nations qui ont sélectionné ou acquis l’une des 35 parcelles en cause dans l’arbitrage ont le droit de demander une déclaration. Seules sept Premières Nations, dont six sont demanderesses dans la présente instance, se trouvent dans cette situation.

[54] Je rejette cette prétention. Elle est fondée sur une vision trop formaliste de la question et sur une mauvaise interprétation du fondement de la sentence de l’arbitre.

[55] Le régime contractuel conçu pour régler les questions relatives aux DFIT combine des règles générales applicables à toutes les Premières Nations participantes et des règles ou des paramètres propres à chacune d’elles. L’ECM contient les règles applicables à toutes et les particularités se trouvent dans l’entente sur les DFIT de chaque Première Nation.

[56] Lorsque les parties ont rédigé le mandat de l’arbitre, elles y ont inclus un mélange de questions générales et particulières. Par exemple, le Comité sur les DFIT a demandé des décisions concernant l’obligation du Canada de consulter à l’égard de parcelles spécifiques, ainsi que des dommages‑intérêts. Étant donné que ces questions ne pouvaient pas être adéquatement tranchées de manière générale, les parties ont identifié 35 parcelles de terrain comme des exemples représentatifs ou des « cas types » et ont présenté des preuves concernant le processus de création de réserve pour chacune des parcelles.

[57] L’arbitre a toutefois conclu qu’elle n’avait pas compétence pour trancher ces questions particulières. La principale raison pour laquelle elle a déterminé qu’un cas de défaut a eu lieu est que le Canada a effectivement modifié l’ECM sans le consentement des autres parties, en insérant une étape supplémentaire dans le processus de création des réserves. Il s’agit d’une question générale ou de politique. Elle ne concerne pas des parcelles ou de Premières Nations spécifiques, mais plutôt le processus général établi par l’ECM à l’égard de toutes les Premières Nations. Bien que l’arbitre formule souvent ses conclusions comme se rapportant aux « terres en cause », c’est‑à‑dire aux 35 parcelles, rien dans sa sentence ne porte sur les circonstances particulières d’une parcelle ou d’une Première Nation en particulier.

[58] En effet, l’article 40.07, qui est au cœur du raisonnement de l’arbitre, est une disposition de l’ECM qui est absente de l’entente sur les DFIT de chaque Première Nation. Le Comité sur les DFIT est une partie à l’ECM; les Premières Nations individuelles ne le sont pas. Il est difficile de comprendre comment le défaut de renégocier une entente à laquelle les Premières Nations individuelles ne sont pas parties pourrait toucher certaines Premières Nations, mais pas d’autres.

[59] Je reconnais qu’au paragraphe 4 de sa sentence, l’arbitre note que le Comité sur les DFIT a poursuivi l’affaire en son nom propre et au nom des Premières Nations qui ont sélectionné ou acquis les 35 parcelles. Toutefois, lorsqu’elle a déclaré que le comité sur les DFIT agissait en son nom propre, elle a nécessairement reconnu qu’il poursuivait l’affaire en tant que partie à l’ECM, dans l’intérêt collectif de tous ses membres.

[60] Le Canada reconnaît que la question de savoir si la consultation des Métis constitue un cas de défaut aux termes de l’ECM a, en pratique, déjà été tranchée. Au paragraphe 68 de son mémoire des faits et du droit, il reconnaît [traduction] « que la logique de la conclusion [de l’arbitre] pourrait également s’appliquer à d’autres parcelles de terrain sélectionnées ou acquises en vertu de l’ECM ». Il fait toutefois valoir que les cas de défaut ne peuvent se produire qu’à l’égard d’une Première Nation spécifique et que des preuves sont nécessaires pour démontrer qu’une Première Nation a été touchée par les consultations avec les Métis.

[61] Encore une fois, cette prétention est basée sur une mauvaise interprétation de la relation entre l’ECM et les ententes individuelles sur les DFIT. Le concept de cas de défaut est défini aux articles 1.01(34) et 36.02 de l’ECM comme incluant une situation dans laquelle « une partie […] a manqué à ses obligations en vertu de la présente entente [c’est‑à‑dire l’ECM] ou de toute entente sur les droits issus de traités ». Selon l’alinéa 1.01(1)b) des ententes sur les DFIT produites en preuve, les termes définis dans l’ECM ont la même signification lorsqu’ils sont employés dans les ententes sur les DFIT. Ainsi, lorsque l’expression « cas de défaut » est employée dans une entente sur les DFIT, elle inclut une violation de cette entente spécifique — un cas de défaut individuel —ainsi qu’une violation de l’ECM — un cas de défaut collectif. En l’espèce, le cas de défaut est collectif.

[62] Quoi qu’il en soit, le Canada ne suggère pas que des politiques différentes soient appliquées aux différentes Premières Nations en ce qui concerne les consultations avec les Métis. Tout au plus, chaque Première Nation aurait droit à un montant différent de dommages‑intérêts pour compenser les retards causés par les consultations. Des dommages‑intérêts ne sont toutefois pas demandés dans le cadre de la présente instance.

[63] Par conséquent, toutes les Premières Nations demanderesses ont le droit de demander un jugement déclarant la nullité de leurs renonciations.

(3) Les conditions relatives à un jugement déclaratoire

[64] Le jugement déclaratoire est une mesure de redressement discrétionnaire. Les facteurs pris en compte pour décider s’il convient de rendre un jugement déclaratoire ont été récemment résumés dans l’arrêt SA c Metro Vancouver Housing Corp, 2019 CSC 4, au paragraphe 60, [2019] 1 RCS 99 :

Un jugement déclaratoire est accordé par le tribunal de façon discrétionnaire et peut être approprié a) lorsque le tribunal a compétence pour entendre le litige, b) lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, c) lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et d) lorsque la partie intimée a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité […].

[65] La Cour suprême a également déclaré qu’« [un] jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est‑à‑dire s’il règle un “litige actuel” entre les parties »: Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99.

[66] Je n’ai aucun doute quant au fait que ces conditions sont remplies. Cette Cour a compétence pour prononcer un jugement déclaratoire contre l’État fédéral, en vertu des articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Il existe un véritable différend ou un « litige actuel » entre les parties. En fait, la demande de jugement déclaratoire est une étape cruciale dans le processus de règlement des différends prévu par l’ECM. Le différend est en cours depuis 2012 et n’est pas réglé. Les deux parties ont intérêt à ce qu’il soit réglé. Surtout, en concluant l’ECM, les parties ont accepté qu’un jugement déclaratoire soit un recours approprié dans le contexte actuel. Elles ne devraient pas être autorisées à revenir sur cet engagement à la légère.

C. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour

[67] Bien que le Canada reconnaisse que les conditions préalables au prononcé d’un jugement déclaratoire annulant les renonciations sont remplies, il affirme que les parties à l’ECM voulaient que la Cour exerce un pouvoir discrétionnaire quant à la pertinence d’un tel recours. En l’espèce, le Canada invite la Cour à s’abstenir de rendre un jugement déclaratoire.

[68] L’argument du Canada concernant la nature discrétionnaire du pouvoir de la Cour de déclarer les renonciations nulles est basé sur ce qu’il appelle une interprétation fondée sur le bon sens des dispositions de l’ECM relatives au règlement des différends. Les parties n’auraient pas pu envisager que la Cour agirait comme un simple automate. Bien qu’il y ait d’autres explications à la structure de l’ECM à cet égard — par exemple, donner aux Premières Nations le choix du redressement — je suis disposé à admettre que la Cour a un pouvoir discrétionnaire.

[69] Le pouvoir discrétionnaire de la Cour doit toutefois être exercé conformément à la lettre et à l’esprit de l’ECM. Au paragraphe 117 de l’arrêt Canada c Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177, la Cour d’appel fédérale a décrit cet esprit comme suit :

[…] les ententes sur les droits fonciers issus de traités, considérées dans le contexte historique qui convient, révèlent de la part du gouvernement canadien un désir, une intention et un engagement véritables et de bonne foi — et conformes à ses obligations de conduite honorable, de réconciliation et de négociation honorable avec les peuples autochtones — de s’engager dans un processus visant à remédier progressivement au manquement à la promesse du Traité no 1.

[70] Deux aspects de la structure de l’ECM sont particulièrement pertinents pour comprendre comment le pouvoir discrétionnaire de la Cour doit être exercé. Premièrement, l’ECM est une entente détaillée qui définit les droits et les devoirs des parties tout au long du processus de création de réserves. C’est le produit d’une pondération minutieuse des intérêts des parties. Son objectif est d’éviter le règlement judiciaire du différend sous‑jacent. Bien que les parties aient prévu une procédure de règlement des différends, rien n’indique qu’elles souhaitaient que l’arbitre ou la Cour substitue leur propre opinion sur ce qui est juste ou équitable aux dispositions de l’ECM ou des ententes sur les DFIT qui en découlent. Les parties n’ont pas habilité l’arbitre à « statuer ex aequo et bono ou en qualité d’amiable compositeur » comme l’envisage le paragraphe 28(3) du Code. Pour emprunter les mots du juge Nicholas Kasirer de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wastech Services Ltd c Greater Vancouver Sewerage and Drainage District, 2021 CSC 7, au paragraphe 5 [Wastech], la Cour ne devrait pas, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, remplacer « le marché détaillé et négocié comme source principale de justice entre les parties ».

[71] Deuxièmement, l’intention générale qui se dégage de la lecture globale des dispositions relatives au règlement des différends est que les tribunaux ne joueraient qu’un rôle subsidiaire dans le règlement des différends. Les principaux rôles sont assumés par le Comité de surveillance de la mise en œuvre, les médiateurs et les arbitres. Les tribunaux n’interviennent que lorsqu’une sentence arbitrale est portée en appel sur une question de droit ou lorsqu’un jugement déclaratoire est demandé conformément au paragraphe X.05(4). Ce rôle judiciaire limité est conforme à ce que la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt First Nation of Nacho Nyak Dun c Yukon, 2017 CSC 58, au paragraphe 33, [2017] 2 RCS 576 [Nacho Nyak Dun] : « [en] réglant les différends que font naître les traités modernes, les tribunaux doivent généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de concilier leurs différences. » Bien que l’ECM ne soit pas un traité moderne, il s’agit du même type de régime négocié complexe à l’égard duquel « [il] n’appartient pas aux tribunaux de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation […] » (ibid).

[72] En particulier, l’invocation du pouvoir discrétionnaire de la Cour ne doit pas être une manière de remettre en litige des questions déjà tranchées dans un arbitrage. L’ECM prévoit un droit d’appel auprès de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, qui n’a pas été exercé en l’espèce. La Cour ne doit pas non plus se prononcer sur des questions qui pourraient être soumises à l’arbitrage. Conformément au paragraphe X.05(3), cela inclurait un jugement déclarant qu’un cas de défaut a cessé.

[73] Guidé par ces principes, je peux maintenant examiner les prétentions du Canada concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Leur fil conducteur est que les demandeurs tentent de profiter de la situation pour imposer une renégociation de l’ECM, faisant pencher l’entente initiale en leur faveur. En examinant l’affaire de plus près, cependant, le tableau est différent. Les arguments du Canada minimisent systématiquement la gravité de son défaut. Si je devais refuser le redressement demandé par les demandeurs, l’analyse ci-dessous montre que le Canada serait effectivement en mesure de déclarer unilatéralement qu’il en a fait assez et que les demandeurs seraient contraints d’accepter moins que ce qu’ils ont négocié. En réalité, le Canada sollicite l’aide de la Cour pour se soustraire à un marché qu’il trouve maintenant inopportun.

(1) Les parcelles ajoutées aux réserves

[74] Le Canada invoque d’abord le fait que 28 des 35 parcelles qui ont fait l’objet de l’arbitrage ont maintenant été ajoutées aux réserves. Cela équivaut à dire qu’il y a eu une conformité substantielle ou que le cas de défaut a presque disparu. L’argument repose toutefois sur une mauvaise interprétation de la portée du cas de défaut.

[75] En bref, le cas de défaut est le fait que le Canada a retardé le processus prévu dans l’ECM pendant qu’il consultait les Métis, sans d’abord convenir avec les demandeurs de modifier l’ECM. Cela concernait de nombreuses parcelles en plus des 35 soumises à l’arbitre et a très probablement causé un préjudice aux Premières Nations touchées. L’arbitre a fait allusion à cette réalité aux paragraphes 355 et 357 de la sentence. Elle n’a cependant pas pris de décision concernant ces questions, et je ne devrais pas non plus le faire à ce stade de la procédure. Je ne pense pas que les demandeurs devraient être privés d’un recours envisagé par l’ECM parce que le processus de création de réserves est arrivé à son terme à l’égard de 28 parcelles. Il est évident qu’il reste encore beaucoup de terres à traiter.

[76] Quoiqu’en en soit, le Canada ne prétend pas que le cas de défaut a cessé et n’a pas demandé au Comité de surveillance de la mise en œuvre ou à un arbitre de prendre une telle décision. Le Canada ne peut pas contourner le processus énoncé dans l’ECM pour conclure qu’un cas de défaut a cessé en demandant à cette Cour de refuser d’intervenir tout en admettant que le défaut se poursuit.

(2) La conformité aux directives de l’arbitre

[77] L’arbitre a ordonné au Canada de trouver des moyens raisonnables de remédier au défaut et d’entamer des négociations avec les demandeurs pour modifier l’ECM. Le Canada affirme que son respect de ces directives est un facteur qui pèse contre l’annulation des renonciations par la Cour.

[78] Le Canada, cependant, confond les moyens et les fins. Le cas de défaut est l’absence d’accord, et non l’absence de négociation. La directive de l’arbitre de négocier vise à remédier au manquement, qui est l’absence d’accord pour modifier l’ECM. L’arbitre n’a pas ordonné la négociation pour elle‑même.

[79] Ce qui s’est passé en l’espèce, c’est que le Canada a modifié unilatéralement le processus de l’ECM. Il estime qu’il doit le faire pour éviter toute responsabilité envers un tiers, pour des raisons imprévues lors de la négociation de l’ECM. Toutefois, le fardeau de ce changement ne doit pas être transféré aux Premières Nations participantes. Selon l’arbitre, la meilleure façon de résoudre le problème est la négociation menant à une modification à l’ECM.

[80] Le Canada n’est pas dispensé de son obligation de conclure un accord pour modifier l’ECM parce qu’il estime qu’il a suffisamment négocié ou que sa position de négociation est raisonnable. L’argument du Canada est une tentative à peine voilée de demander à la Cour d’imposer la dernière offre du Canada aux demandeurs. Il serait injuste de permettre au Canada de cesser de négocier tout en le mettant à l’abri des conséquences d’une absence d’accord.

[81] De plus, le fait d’accepter les arguments du Canada obligerait nécessairement la Cour à superviser les négociations entre les parties. Il n’y a aucun fondement dans l’ECM ni dans le droit des contrats permettant à la Cour d’assumer ce rôle. Cela serait contraire à la directive de la Cour suprême dans l’arrêt Nacho Nyak Dun.

(3) L’incapacité du Canada à remédier au défaut

[82] Le Canada fait également valoir que la Cour devrait tenir compte du fait qu’il ne peut pas remédier au défaut par lui‑même. Il ne peut parvenir seul à un accord; il faut l’accord du Comité sur les DFIT. À cet égard, le Canada déclare, au paragraphe 76 de son mémoire des faits et du droit :

[traduction]

Tout ce qui est requis pour remédier aux cas de défaut constatés par l’arbitre est une modification de l’entente‑cadre pour préciser que le processus d’ajouts aux réserves doit inclure la consultation d’autres groupes autochtones potentiellement touchés par l’ajout envisagé à la réserve.

[83] Cela est fallacieux. Cela reviendrait à absoudre rétroactivement le Canada des conséquences de son défaut. Ainsi, en affirmant son incapacité à remédier au défaut, le Canada ne fait que reprocher au Comité sur les DFIT de ne pas avoir accepté ses propositions. En outre, il ignore les conséquences réelles de son défaut et nie que ces conséquences appellent une indemnisation. Pourtant, à cet égard, l’arbitre a noté ce qui suit :

[traduction]

355. Il appartient au Canada de déterminer comment il remédiera au défaut, mais les moyens de remédier au manquement pourraient inclure l’indemnisation des Premières Nations titulaires de droits dont les terres sont en cause, pour les pertes ou les dommages causés par les actions qui ont conduit à la détermination du défaut, ainsi que l’identification de la façon dont ces actions seront traitées à l’avenir.

[…]

357. Lors de l’identification des moyens de remédier aux cas de défaut, le Canada doit garder à l’esprit que son défaut de se conformer à un certain nombre de dispositions de l’Entente comme indiqué ci‑dessus, y compris l’article 36.01, a causé un retard important dans la mise en œuvre de l’Entente.

[84] Le Canada reproche au Comité sur les DFIT d’avoir profité de la situation pour demander une renégociation globale de l’ECM. Selon le Canada, le Comité sur les DFIT chercherait à « déséquilibrer l’entente » consacrée dans l’ECM. Mais c’est le contraire qui est vrai. Si l’entente est déséquilibrée, c’est en raison de l’insertion unilatérale par le Canada de la consultation dans le processus de l’ECM. En fin de compte, si le Canada estime qu’il n’a pas le choix de consulter les Métis, il doit être prêt à donner quelque chose en échange et à renégocier l’ECM en conséquence. S’il ne le fait pas, il doit être prêt à faire face aux conséquences qu’il a acceptées en concluant l’ECM.

[85] Il ne s’agit pas, comme le prétend le Canada en s’appuyant sur l’arrêt Goodswimmer v Canada (Attorney General), 2017 ABCA 365, au paragraphe 49 [Goodswimmer], de permettre à chaque génération d’une Première Nation de [traduction] « rouvrir, renégocier et remettre en litige des revendications déjà réglées ». Il s’agit plutôt d’exiger du Canada qu’il respecte le processus auquel il s’est engagé lors du règlement des revendications.

[86] Sous cette rubrique, le Canada soutient également que, correctement interprétée, l’ECM n’empêche pas la consultation en ce qui concerne les parcelles sélectionnées ou acquises après juillet 2016. Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails de cet argument, qui est vivement contesté par les demandeurs. La question n’a pas été soulevée devant l’arbitre, peut‑être parce que les 35 parcelles ont été sélectionnées ou acquises bien avant 2016. Comme elle concerne l’interprétation de l’ECM, cette question devrait être tranchée par le biais du processus de règlement des différends fourni par l’ECM, et non par cette Cour. Quoi qu’il en soit, le seul intérêt de cet argument est que la question sous‑jacente peut perdre de sa pertinence avec le temps. Cela n’enlève rien au fait qu’il existe un cas de défaut continu. Cette question n’a pas d’incidence quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour.

(4) Disproportionnalité et injustice

[87] Au paragraphe 93 de son mémoire des faits et du droit, le Canada formule les observations suivantes :

[traduction]

Il serait injuste de déclarer les renonciations nulles ou inefficaces, car cela annulerait la contrepartie fournie par le Canada par l’entremise de l’entente‑cadre et des ententes sur les droits issus de traités après une mise en œuvre importante de ces ententes.

[88] Le Canada indique ensuite l’étendue des terres et des compensations financières qui ont été accordées aux Premières Nations participantes depuis la signature de l’ECM en 1997.

[89] Pourtant, cela ne tient pas compte du fait que le processus envisagé par l’ECM est loin d’être achevé et qu’on a constaté que le Canada a manqué à ses obligations. De plus, lorsque le Canada a accepté le paragraphe X.05(4) de l’ECM, il a dû se rendre compte qu’il pouvait être privé du bénéfice des renonciations après avoir exécuté une partie importante de ses obligations. La privation de ce bénéfice n’est pas injuste, puisqu’elle résulte de l’application des dispositions relatives au règlement des litiges; voir, par analogie, l’arrêt Wastech, au paragraphe 83.

[90] Il pourrait être disproportionné et injuste d’annuler les renonciations pour une violation de forme ou de portée minime de l’ECM. Cependant, le processus de règlement des différends contient déjà des garanties solides contre une telle possibilité. Ce n’est pas n’importe quelle violation qui constituera un cas de défaut. La violation doit porter sur une clause fondamentale, le manquement doit être important, et il doit être répété et [traduction« d’une manière qui établit clairement un modèle. » En l’espèce, l’arbitre a tiré des conclusions à l’égard de chacune de ces conditions. Pour dire les choses simplement, il ne s’agit pas d’une violation mineure. Je ne vois rien de disproportionné ou d’injuste dans le fait de laisser le Canada subir les conséquences qu’il a acceptées dans le paragraphe X.05(4) de l’ECM. Quoi qu’il en soit, il appartenait à l’arbitre de décider si le manquement était suffisamment grave pour constituer un cas de défaut. Les prétentions du Canada concernant la disproportionnalité sont simplement une tentative de remettre la question en litige sous un autre nom.

[91] Dans la mesure où le Canada se plaint d’être privé de la totalité de la contrepartie qu’il a reçue, le contexte plus large doit être pris en compte. L’ECM est une entente visant à régler les différends relatifs à la mise en œuvre des traités. À cet égard, l’arbitre a noté, au paragraphe 253 de sa sentence, que l’ECM visait à [traduction« honorer des promesses non tenues, des promesses dont la réalisation a été longtemps retardée à une époque et dans un contexte de colonialisme ».

[92] Du point de vue du gouvernement, les traités constituaient un marché par lequel les Premières Nations renonçaient à leur titre ancestral en contrepartie d’un éventail d’avantages, y compris la mise de côté de réserves. Ainsi, le gouvernement a déjà reçu une contrepartie — la cession du titre — alors qu’il retarde l’exécution de sa part du marché, à savoir la création de réserves.

[93] De plus, si la question des droits fonciers issus de traités devait être soumise aux tribunaux, le Canada serait dans une bien meilleure position qu’avant la conclusion de l’ECM, car il a maintenant ajouté plus de 500 000 acres aux réserves des Premières Nations qui sont parties à l’ECM. La mesure de son inexécution des traités est réduite en conséquence. Cette situation ne disparaîtra pas si les renonciations sont annulées.

(5) La suspension de la renonciation

[94] Enfin, le Canada soutient que la suspension actuelle des renonciations constitue une conséquence suffisante de sa violation de l’ECM. Cette suspension découle du paragraphe X.05(1) de l’ECM et dure jusqu’à ce que le Comité de surveillance de la mise en œuvre ou un arbitre constate que le défaut a été corrigé.

[95] Je ne suis pas de cet avis. Il existe une différence importante, dans le cadre de l’ECM, entre la suspension et l’annulation des renonciations. Selon l’article X.06, la Première Nation ne peut faire valoir aucune cause d’action à l’égard des questions ayant fait l’objet d’une renonciation, « sous réserve du paragraphe X.05(4) », c’est‑à‑dire à moins que la renonciation ne soit annulée. Ainsi, même si les renonciations sont suspendues, les Premières Nations requérantes ne peuvent pas poursuivre le Canada pour violation des dispositions des traités relatives aux terres de réserve. Elles ne pourraient le faire que si les renonciations sont annulées.

[96] En d’autres termes, en soulevant cet argument, le Canada demande simplement une conséquence plus clémente pour son défaut que ce qui est prévu par l’ECM.

(6) Résumé

[97] Le Canada n’a pas réussi à expliquer pourquoi je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire de m’abstenir d’annuler les renonciations. Comme nous l’avons vu ci‑dessus, aucune des raisons qu’il invoque à l’appui de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire ne résiste à un examen approfondi.

[98] Surtout, sous le couvert d’un appel à la discrétion judiciaire, le Canada demande en fait à la Cour de superviser la mise en œuvre de l’ECM et les négociations visant à la modifier. Si j’accédais à cette demande, le marché conclu par les parties serait écarté au profit de mon propre point de vue — ou celui du Canada — sur ce qui est juste et raisonnable dans les circonstances.

[99] Pourtant, les parties ont choisi de régler leur différend au moyen d’un contrat détaillé. Comme la Cour suprême l’a noté dans l’arrêt Wastech, le respect du marché conclu par les parties favorise la justice contractuelle. La sécurité juridique n’en exige pas moins. Dans l’affaire Goodswimmer, qui portait sur une autre entente sur les DFIT, la Cour d’appel de l’Alberta a déclaré que [traduction« les règles juridiques ou les approches relatives à l’interprétation des ententes de règlement ne devraient pas être établies de manière à dissuader les gouvernements de régler de telles revendications » (au paragraphe 47). L’argument vaut toutefois dans les deux sens. Priver les Premières Nations demanderesses du recours ultime qu’elles ont négocié n’inciterait certainement pas les autres Premières Nations à régler leurs revendications à l’avenir.

[100] De plus, il serait contraire à l’honneur de la Couronne de permettre au Canada d’imposer sa propre vision de ce qui est juste dans les circonstances. Je devrais plutôt suivre la voie tracée par la Cour suprême dans l’arrêt Nacho Nyak Dun et respecter le processus détaillé de règlement des différends entre les parties.

IV. Conclusion

[101] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande, j’ordonne que la sentence de l’arbitre soit enregistrée et je prononce un jugement déclarant que les renonciations et les garanties accordées par les Premières Nations demanderesses dans leurs ententes sur les DFIT sont nulles et sans effet dans leur intégralité.

[102] Les demandeurs demandent l’adjudication de dépens avocat‑client. Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, au paragraphe 67, [2010] 2 RCS 453, la Cour suprême du Canada a déclaré que les dépens sont « très rarement accordés » sur la base avocat‑client et a donné deux exemples où une telle adjudication serait justifiée : (1) dans le cas d’une conduite « répréhensible, scandaleuse ou outrageante » d’une partie; (2) si le procès a été intenté pour des raisons d’intérêt public. Toutefois, le simple fait que la thèse d’une partie a été jugée sans fondement ne suffit pas à justifier l’adjudication des dépens sur la base avocat‑client : Young c Young, [1993] 4 RCS 3, à la page 134.

[103] À mon avis, la présente affaire n’entre pas dans ces catégories étroites. Par conséquent, les dépens seront adjugés selon le tarif.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑336‑19

LA COUR STATUE que :

« Sébastien Grammond »



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