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Date : 20200629


Dossier : IMM‑2216‑19

Référence : 2020 CF 727

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

A.B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue d’ensemble

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 13 mars 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger [la décision].

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II. Faits à l’origine du litige

[3] La demanderesse, A.B., est une citoyenne kényane.

[4] La demanderesse a demandé l’asile au Canada pour se protéger contre son mari, qu’elle avait été forcée d’épouser quand elle était âgée de 13 ans. En raison des mauvais traitements physiques et sexuels que son mari lui a fréquemment infligés, elle a subi deux fausses couches et une perte de vision permanente.

[5] En 2012, son époux l’a agressée et poignardée avec un couteau, lui faisant une profonde entaille au bras qui a nécessité des points de suture. La demanderesse a fait un signalement à la police, qui ne l’a toutefois pas protégée et n’a pas donné suite au signalement. Son mari l’a battue parce qu’elle était allée voir la police.

[6] En 2013, la demanderesse et son mari se sont rendus au Royaume‑Uni. Son mari refusait de laisser la demanderesse seule en public et ne la laissait pas sortir sans lui. À l’insu de la demanderesse, il a également fait venir sa deuxième femme au Royaume‑Uni à la même époque.

[7] En 2015, la demanderesse a convaincu son mari de présenter une demande de visa canadien de résident temporaire [VRT] pour elle et pour lui. En 2016, une amie de la demanderesse lui a prêté de l’argent pour lui permettre d’acheter un billet d’avion. La demanderesse a quitté le Kenya et est arrivée au Canada le 27 février 2016. La demanderesse a présenté une demande d’asile à l’aéroport.

A. Section de la protection des réfugiés

[8] Le 7 novembre 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[9] La SPR a estimé que la question déterminante était celle de la crédibilité. Elle a relevé plusieurs problèmes de crédibilité dans le témoignage de la demanderesse, notamment des invraisemblances et des contradictions qui n’avaient pas été expliquées de manière satisfaisante. La SPR a également conclu que le rapport de police et le dossier d’hôpital produits par la demanderesse étaient frauduleux.

B. La décision à l’examen

[10] La SAR a indiqué qu’elle examinait la décision de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte énoncée dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, à moins d’indication contraire. On ne trouve toutefois aucune indication en ce sens dans la décision.

[11] La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR et a tenté de faire admettre en preuve cinq nouveaux éléments de preuve. La SAR a refusé d’admettre quatre de ces cinq nouveaux éléments de preuve.

[12] La SAR a accordé peu de poids aux rapports psychologiques produits par la demanderesse. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR suivant laquelle la demanderesse n’était pas crédible parce que le témoignage qu’elle avait donné était vague et incohérent. La SAR a estimé que les rapports psychologiques ne justifiaient pas de manière adéquate les incohérences et le caractère vague du témoignage de la demanderesse.

[13] La SAR a tiré des conclusions défavorales en matière de crédibilité quant à la capacité de la demanderesse de concevoir un plan pour s’enfuir du Kenya, et elle a tiré une inférence défavorable en raison du défaut de la demanderesse de réclamer la protection des autorités de l’immigration du Royaume‑Uni lorsqu’elle s’était rendue dans ce pays en 2013.

[14] La SAR a rejeté l’appel et a confirmé que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

III. Question préliminaire

[15] Même si le défendeur est couramment désigné comme le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté Canada, son nom au titre de la loi demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, et paragraphe 4(1) de la LIPR).

[16] Par conséquent, dans le cadre de ce jugement, l’intitulé de la cause est modifié pour désigner le défendeur comme étant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[17] La demanderesse invoque trois raisons pour affirmer que la décision est déraisonnable. Elle soutient tout d’abord que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre ses nouveaux éléments de preuve. Deuxièmement, elle affirme que la SAR a commis une erreur dans son évaluation des rapports psychologiques et médicaux. Troisièmement, elle fait valoir que la SAR a tiré des conclusions déraisonnables en matière de crédibilité sans tenir dûment compte de la preuve dont elle disposait.

[18] Comme je l’explique plus loin, je conclus que la question déterminante en l’espèce est celle de l’analyse déraisonnable par la SAR des rapports psychologiques et médicaux produits par la demanderesse. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les deux autres questions, si ce n’est pour revoir brièvement le lien entre ces rapports et certaines des conclusions d’invraisemblance et de crédibilité formulées dans la décision.

[19] Récemment, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné de façon approfondie le droit régissant le contrôle judiciaire de décisions administratives. Elle a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle judiciaire des décisions administratives, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas au vu des faits en l’espèce (Vavilov, au para 23).

[20] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, notre Cour est tenue de faire preuve d’un degré de déférence élevé lorsque les conclusions contestées ont trait à la crédibilité et à la vraisemblance du récit du demandeur d’asile, compte tenu des connaissances spécialisées de la SPR et de la SAR à cet égard et de leur rôle de juge des faits (Vall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1057 [Vall] au para 15).

[21] Citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour a confirmé, dans l’arrêt Vavilov, qu’on entend par décision raisonnable celle qui est justifiée, transparente et intelligible, en centrant son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification (Vavilov, au para 15).

V. Les rapports psychologiques

[22] La demanderesse a soumis à la SPR trois rapports psychologiques différents provenant de deux psychiatres.

A. Dre Parul Agarwal — Rapport du 20 avril 2016

[23] La Dre Agarwal a procédé à une évaluation initiale de l’état psychologique et émotionnel de la demanderesse dans un rapport daté du 20 avril 2016. À l’époque, elle a également évoqué les répercussions possibles que le fait pour la demanderesse de ne pouvoir rester au Canada et de devoir retourner au Kenya aurait sur sa santé émotionnelle et mentale.

[24] Les titres de compétences de la Dre Agarwal sont précisés dans son rapport. Elle a notamment suivi une formation spécialisée en psychiatrie à l’Université de Cambridge, en Angleterre, formation qu’elle a complétée à l’Université de Toronto. Son principal domaine d’intérêt est l’intervention auprès de familles d’enfants marginalisées victimes de violence familiale et d’autres formes de sévices.

[25] Pour se préparer en vue de son évaluation, la Dre Agarwal a pris connaissance de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile de la demanderesse. Dans son rapport d’évaluation, elle relate les abus sexuels dont la demanderesse a été victime de la part du meilleur ami de son père, alors qu’elle était âgée de cinq ans, le fait qu’elle a été mariée de force à l’âge de 13 ans et qu’elle a été victime des violences psychologiques, physiques et sexuelles de son mari. Dans son évaluation, la Dre Agarwal expose ensuite en détail les répercussions que, selon ce que la demanderesse lui avait raconté, ces mauvais traitements avaient eues sur elle sur le plan mental et psychologique.

[26] La Dre Agarwal dresse une liste de douze facteurs de stress différents qui ont joué dans le cas de la demanderesse, y compris le fait d’avoir grandi dans une société très patriarcale et conservatrice et d’avoir été forcée par ses parents de retourner auprès d’un mari violent.

[27] Dans son évaluation clinique, la Dre Agarwal énumère un grand nombre de symptômes que la demanderesse avait présentés pendant son évaluation. La Dre Agarwal expose en détail ses observations concernant l’état psychologique et physique de la demanderesse au cours de l’évaluation. Elle conclut que la demanderesse répond aux critères d’un syndrome de stress post‑traumatique (SSPT) chronique et grave, ainsi qu’aux critères d’un trouble dépressif majeur grave et chronique.

[28] La Dre Agarwal a également constaté que la demanderesse présentait les symptômes classiques du syndrome de la femme battue, notamment un sentiment d’impuissance par rapport à sa vie, ce qui fait qu’il lui est très difficile de quitter son agresseur et qu’elle craint que celui‑ci ne lui fasse encore plus de mal si elle le quitte.

[29] La Dre Agarwal conclut que la demanderesse a besoin de traitements psychologiques sous forme de thérapie individuelle axée sur le traumatisme auprès d’un organisme apte à lui fournir les services d’un thérapeute pour l’accompagner. Elle déclare que ce traitement ne sera pas efficace tant que la crainte de devoir retourner au Kenya pour y subir les mauvais traitements de son mari ne serait pas éliminée.

B. Dre Parul Agarwal — Rapport du 20 juin 2016

[30] Après que la demanderesse eut été informée que la CISR cherchait à joindre sa demande à celle de la deuxième épouse de son mari, qui s’était enfuie elle aussi au Canada, son avocate a réclamé une évaluation de suivi de la Dre Agarwal afin de : (1) réévaluer l’état mental de la demanderesse; (2) obtenir son opinion professionnelle sur l’opportunité de la faire témoigner dans le cadre de la même audience que la deuxième épouse de son mari; (3) déterminer si la demanderesse devait être désignée par la CISR comme étant une personne vulnérable.

[31] La Dre Agarwal a signalé que la demanderesse semblait extrêmement perturbée par les événements survenus depuis le dernier rapport. Elle avait informé la Dre Agarwal qu’après la première évaluation, elle avait révélé à son oncle les violences sexuelles dont elle avait été victime dans son enfance. Elle en a ensuite parlé à sa tante, avec laquelle elle vivait depuis son arrivée au Canada. Par suite de ces révélations, ils lui ont tourné le dos. L’oncle de la demanderesse ne lui a plus jamais adressé la parole et, dans la semaine qui a suivi, sa tante lui a demandé d’aller vivre ailleurs.

[32] La Dre Agarwal a confirmé que la demanderesse souffrait toujours d’un SSPT chronique et grave et d’un trouble dépressif majeur grave et chronique.

[33] En ce qui concerne la détermination de l’état de personne vulnérable, la Dre Agarwal a conclu, dans son évaluation clinique, que le fait de forcer la demanderesse à témoigner en présence de la deuxième épouse de son mari était [traduction] « tout à fait contre‑indiqué sur le plan clinique, étant donné que cela fera certainement remonter à la surface des souvenirs traumatisants et provoquera une décompensation psychique ». La Dre Agarwal s’est dite d’avis que la présence de la deuxième épouse du mari de la demanderesse nuirait à la capacité de cette dernière de témoigner et de faire valoir ses arguments de façon claire et convaincante.

[34] La Dre Agarwal a conclu que la demanderesse devait être désignée comme personne vulnérable pour l’audience.

C. Dre Elena Irina Nica‑Graham – Rapport du 26 janvier 2017

[35] La Dre Elena Irina Nica‑Graham a effectué une évaluation psychiatrique de la demanderesse pour fournir une mise à jour de son état de santé mentale et pour réévaluer certaines questions précises qui, selon la CISR, nécessitaient une opinion psychiatrique plus objective et détaillée que celle qui avait antérieurement été soumise. On lui a également demandé de déterminer : (1) si les problèmes de santé mentale de la demanderesse répondaient aux critères justifiant la tenue d’une audience accélérée; (2) la mesure dans laquelle les symptômes psychiatriques de la demanderesse l’empêcheraient de faire face au stress de l’audience et compromettraient sa capacité de donner un témoignage cohérent en vue d’aider la CISR à déterminer si le statut de personne vulnérable devait lui être reconnu; (3) les répercussions sur la santé mentale de la demanderesse de l’instruction conjointe de sa demande avec celle de la deuxième épouse de son mari, pour déterminer si son droit à une audience juste et équitable risquait d’être sérieusement compromis.

[36] La Dre Nica‑Graham est accréditée par le Collège royal des médecins du Canada comme spécialiste en psychiatrie. Elle est boursière en psychiatrie gériatrique de l’Université de Toronto. Elle s’intéresse particulièrement, dans le cadre de ses activités cliniques, aux personnes souffrant des conséquences à long terme sur leur santé mentale de traumatismes interpersonnels graves et de traumatismes subis dans l’enfance. Elle a suivi une formation complémentaire et une supervision clinique au Women’s College Hospital de Toronto dans le cadre du Women Recovering from Abuse Program (WRAP), où elle a effectué des évaluations psychiatriques dans le cadre d’une thérapie pour les femmes souffrant de problèmes psychiatriques liés à la violence conjugale et sexuelle.

[37] La Dre Nica‑Graham a rencontré la demanderesse pendant deux heures et demie. Avant cette rencontre, elle a pris connaissance de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile de la demanderesse, ainsi que d’un affidavit et des rapports psychiatriques précédents de la Dre Agarwal.

[38] La Dre Nica‑Graham a recueilli les antécédents personnels détaillés et à jour de la demanderesse en se concentrant sur les principaux événements de sa vie qui avaient eu l’impact le plus probable sur son état d’esprit. La Dre Nica‑Graham a conclu que, depuis son arrivée au Canada, la demanderesse présentait des symptômes graves du syndrome de stress post‑traumatique, notamment des flashbacks et des souvenirs envahissants, une dissociation, des cauchemars, de l’hypervigilance, des crises de panique, ainsi que des symptômes d’évitement, un sentiment de dépression et un sentiment d’aliénation des autres. Elle a constaté que la demanderesse avait une perception négative d’elle‑même, comme le sentiment d’être sans valeur. Elle a également constaté que la demanderesse éprouvait un sentiment d’aliénation des autres et qu’elle était envahie de sentiments constants de honte et de peur.

[39] La Dre Nica‑Graham a constaté que les schèmes de pensée et les sentiments de la demanderesse étaient socialement activés lorsqu’elle était confrontée à des facteurs de stress qui influençaient négativement sa façon d’interpréter les événements.

[40] La demanderesse prenait des médicaments pour la dépression et pour son SSPT, ainsi que pour ses cauchemars et ses problèmes de sommeil.

[41] À certains moments au cours de la rencontre, la demanderesse avait de la difficulté à se souvenir de dates précises, mais elle a réussi à exposer sa version des faits dans un ordre chronologique.

[42] Dans son rapport, la Dre Nica‑Graham documente et explique les raisons pour lesquelles elle estimait que la gravité des symptômes de la demanderesse correspondait à la gravité des traumatismes qu’elle avait subis dans le passé.

VI. Le traitement des rapports psychologiques par la SAR était déraisonnable

[43] La SAR a tout d’abord fait observer que la SPR avait examiné les rapports psychologiques et leur avait accordé peu de poids parce qu’ils étaient fondés en partie sur les allégations de la demanderesse, allégations qu’elle n’avait jugées ni crédibles ni dignes de foi. La SAR a également fait observer que la SPR avait signalé que la demanderesse « avait feint l’ignorance afin d’éviter de répondre à des questions, mais qu’elle avait, au besoin, tenté d’expliquer certaines divergences soulevées ».

[44] La SAR a pris acte de la prétention de la demanderesse suivant laquelle la SPR avait commis une erreur dans son traitement de la preuve psychologique : 1) en rejetant de façon déraisonnable les rapports parce qu’ils reposaient sur la version des faits de la demanderesse; 2) en y substituant son propre jugement sur la santé mentale de cette dernière en se fondant sur ses observations au cours de l’audience.

[45] La SAR n’a pas examiné ces arguments ni analysé les motifs exposés par la SPR pour déterminer s’ils étaient bien fondés. La SAR a simplement conclu que « les nombreuses anomalies importantes relevées dans le témoignage de l’appelante ne sont pas suffisamment expliquées par les rapports psychologiques » et que « l’état mental de [la demanderesse], tel qu’il est exprimé dans ses rapports psychologiques, n’a pas d’incidence sur les conclusions ci‑dessus touchant la crédibilité ».

[46] Cette conclusion va à l’encontre des exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov, suivant lesquelles les motifs doivent être adaptés aux questions et préoccupations centrales soulevées par les parties et en tenir dûment compte, afin de démontrer que le décideur a effectivement écouté les parties (en italique dans l’original, Vavilov, au para 127). Elle ne répond pas non plus aux exigences de transparence, de justification ou d’intelligibilité de l’arrêt Dunsmuir, car il n’est pas possible de comprendre comment ou pourquoi la SAR a tiré cette conclusion à la lumière des observations et des éléments de preuve dont elle disposait ni de déterminer si sa décision appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[47] La SAR a ensuite fait remarquer que la Dre Agarwal avait constaté que la demanderesse était une personne vulnérable et que sa capacité de témoigner à l’audience serait gravement compromise. La SAR a repris quelques‑uns des problèmes que la Dre Agarwal avait relevés dans son évaluation au sujet du témoignage de la demanderesse, notamment le fait qu’il était possible que la demanderesse n’établisse pas de contact visuel et qu’elle ne soit pas en mesure de relater les événements de sa vie de façon linéaire et cohérente.

[48] La SAR a également fait observer que la Dre Nica‑Graham « traite précisément de la mesure dans laquelle ses symptômes psychiatriques nuisent à sa capacité de donner un témoignage ». La SAR a cité la conclusion de la docteure suivant laquelle « il est très possible que la demanderesse éprouve des difficultés importantes lorsqu’elle se fait demander de raconter son passé traumatisant en présence de figures d’autorité, surtout s’il s’agit d’hommes, dans le cadre d’une audience officielle ». La SAR a également énuméré les mesures d’adaptation spéciales recommandées par la Dre Nica‑Graham.

[49] À ce moment‑là, là encore sans discussion ni analyse, la SAR conclut de façon inexplicable que « les rapports des psychiatres ne disent pas clairement à quoi s’attendre de la part de [la demanderesse] dans son témoignage à l’audience ».

[50] La conclusion tirée par la SAR ne découle pas logiquement ou rationnellement des motifs qu’elle énonce. La SAR n’aborde pas le contenu des rapports des psychiatres. Elle ne se demande pas en quoi le fait que la demanderesse souffrait d’un TSPT, d’un trouble dépressif majeur et du syndrome de la femme battue, ainsi qu’il était indiqué dans le rapport, pouvait affecter son témoignage. Ni la demanderesse ni la cour saisie du contrôle judiciaire ne peuvent comprendre comment ou pourquoi la SAR en est arrivée à cette conclusion, compte tenu de la teneur des rapports psychiatriques.

[51] La SAR conclut également que « l’état mental de [la demanderesse], tel qu’il est exprimé dans ses rapports psychologiques, n’a pas d’incidence sur les conclusions ci‑dessus touchant la crédibilité ». Il s’agit d’une autre conclusion gratuite formulée sans la moindre explication. Cette conclusion est d’autant plus déroutante que la SAR affirme qu’elle accepte le diagnostic médical contenu dans les rapports des psychiatres, mais qu’elle accorde peu de poids à ces rapports pour justifier les anomalies de la preuve de la demanderesse, y compris son témoignage à l’audience.

[52] La SAR discute de façon générale de l’utilité de rapports psychologiques dans le dernier paragraphe de cette section de sa décision. Après des remarques introductives que nul ne conteste, où elle explique qu’un rapport psychologique ne prouve pas que le demandeur d’asile a subi de la persécution, mais qu’il peut faciliter le déroulement de l’audience de la SAR ou l’aider à déterminer si les problèmes de crédibilité découlent d’un problème psychiatrique, la SAR explique comment et pourquoi les rapports psychiatriques soumis par la demanderesse devraient se voir accorder peu de poids :

Selon la Cour, le fait qu’un patient souffre de problèmes psychologiques et qu’il en présente les symptômes connexes ne signifie pas nécessairement qu’il faut croire ce patient lorsqu’il affirme que les persécutions qu’il a vécues ont entraîné ces problèmes psychologiques. J’ai examiné les rapports psychologiques et psychiatriques de l’appelante, et rien dans les documents n’indique que les psychiatres ont vérifié de façon indépendante les allégations de l’appelante. Il incombe à la SPR et à la SAR d’établir si l’appelante est crédible, et la SPR et la SAR ne sont pas tenues de s’en remettre au rapport d’un psychologue ou d’un psychiatre lorsqu’elles tirent des conclusions de fait sur des allégations de persécution passée.

[Non souligné dans l’original.]

[53] La demanderesse souligne que les rapports psychologiques n’ont pas été soumis pour démontrer la violence de son mari. Ils visaient à démontrer qu’elle souffre de troubles compatibles avec des violences conjugales graves et constantes, et à expliquer ses difficultés à témoigner. Il est déraisonnable de la part de la SAR de ne pas tenir compte des rapports dans le but pour lequel ils avaient été produits, pour ensuite conclure qu’ils ne permettaient pas d’expliquer le témoignage contesté de la demanderesse.

[54] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, la Cour suprême s’est penchée sur l’utilité d’un rapport psychologique qui reposait essentiellement sur du « ouï‑dire », car la psychologue n’avait pas été témoin des faits à l’origine des problèmes psychologiques au sujet desquels elle donnait son opinion. Au paragraphe 49, la juge Abella écrit :

[49] Et même si elle ne [traduction] « conteste pas le rapport de la psychologue », l’agente conclut que l’opinion « repose essentiellement sur du ouï‑dire », car la psychologue « n’a pas été témoin des faits à l’origine de l’anxiété vécue par le demandeur ». Cette conclusion méconnaît une réalité incontournable, à savoir qu’un rapport d’évaluation psychologique comme celui soumis en l’espèce comporte nécessairement une part de « ouï‑dire ». Un professionnel de la santé mentale n’assiste que rarement aux événements pour lesquels un patient le consulte. La prétention selon laquelle la personne qui demande une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne peut présenter que le rapport d’expert d’un professionnel qui a été témoin des faits ou des événements qui sous‑tendent ses conclusions est irréaliste et y faire droit entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve. De toute manière, un psychologue n’a pas à être expert de la situation dans un pays en particulier pour donner son opinion sur les conséquences psychologiques probables d’un renvoi du Canada.

[55] Comme dans l’affaire Kanthasamy, la SAR, dans le cas qui nous occupe, a effectivement accepté les diagnostics psychiatriques contenus dans chacun des rapports psychologiques, pour ensuite les rejeter au motif que les psychiatres n’avaient pas « vérifié de façon indépendante » les allégations de la demanderesse, ce qui revient à dire que les rapports reposaient sur du ouï‑dire.

[56] La SAR n’a pas tenu raisonnablement compte des rapports psychiatriques. Elle avait le droit d’examiner le contenu des rapports psychologiques et de les juger insuffisants. Mais elle n’avait pas le droit de se contenter de rejeter les rapports au motif qu’ils étaient fondés sur des renseignements non vérifiés ou invérifiables. En agissant ainsi, la SAR a négligé dans son examen de l’évaluation de la crédibilité de la demanderesse des renseignements importants qui auraient pu modifier sa perception du témoignage de la demanderesse.

[57] À mon avis, compte tenu de l’importance que la SPR et la SAR ont toutes deux accordée aux graves incohérences et à l’imprécision du témoignage de la demanderesse, l’issue de l’audience de la demanderesse aurait fort bien pu être en faveur de cette dernière, si les rapports psychiatriques avaient été examinés en fonction du but pour lequel ils avaient été soumis.

VII. Rapport médical du Dr Chris Keefer — 27 juillet 2016

[58] Le Dr Keefer est un médecin de famille et un urgentologue autorisé à exercer en Ontario. La demanderesse a été dirigée vers le Dr Keefer pour une évaluation médicale.

[59] Le Dr Keefer a pris connaissance de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande de la demanderesse avant de la rencontrer. Il l’a vue en personne pendant une heure, au cours de laquelle il a discuté avec elle de son état de santé général et de l’incident à la suite duquel elle s’était retrouvée avec des séquelles permanentes, une invalidité ou des cicatrices. Il a effectué un examen physique qui comprenait un examen de la vue et de la cicatrice sur l’avant‑bras gauche de la demanderesse.

[60] Selon l’évaluation du Dr Keefer, la demanderesse portait des cicatrices et manifestait des symptômes psychologiques permanents qui étaient compatibles avec les déclarations qu’elle avait faites dans son exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande. Plus précisément, il a constaté que la cicatrice sur l’avant‑bras gauche de la demanderesse correspondait à une blessure qu’elle s’était infligée en voulant se défendre contre une attaque à l’arme blanche. L’acuité visuelle de l’œil gauche de la demanderesse était de 20/200, ce qui permettait de conclure qu’elle était aveugle au sens de la loi, ce qui était nettement différent de l’acuité de l’œil droit, qui était de 20/60.

[61] Le Dr Keefer a affirmé que les blessures et cicatrices observées sur le corps de la demanderesse correspondaient au mode de survenue des blessures exposé dans le fondement de sa demande, ainsi qu’avec les antécédents qu’elle avait relatés au médecin.

VIII. Le traitement du rapport médical par la SAR était déraisonnable

[62] La SAR a qualifié d’événement important l’agression au couteau dont la demanderesse avait été victime le 29 janvier 2012 de la part de son mari, au cours de laquelle elle avait subi une profonde entaille à l’avant‑bras gauche qui avait nécessité des points de suture.

[63] La SAR a estimé que la SPR n’avait pas eu tort de relever des incohérences importantes dans les éléments de preuve et le témoignage vague de la demanderesse, qui ne se souvenait pas de l’heure à laquelle elle avait été agressée.

[64] J’ai déjà abordé le problème de la conclusion de la SAR suivant laquelle les rapports des psychiatres ne tenaient pas suffisamment compte de l’imprécision et des incohérences du témoignage donné par la demanderesse au sujet de l’agression au couteau. Il n’est pas nécessaire de le répéter.

[65] La demanderesse a soutenu devant la SAR que la SPR avait commis une erreur en ne mentionnant pas le rapport médical du Dr Keefer. Elle a fait valoir que ce rapport corroborait à la fois que l’attaque au couteau avait causé sa cicatrice au bras et que sa blessure à l’œil avait été causée par le fait que son mari lui avait piétiné la tête.

[66] La SAR a commis deux erreurs en rejetant le rapport médical en lui accordant peu de poids.

[67] Premièrement, la SAR a affirmé que le rapport décrivait simplement les cicatrices et l’acuité visuelle, mais qu’il ne comportait pas d’avis médical au sujet des causes des cicatrices et de l’acuité visuelle, si ce n’est leur concordance avec les allégations de la demanderesse.

[68] Le Dr Keefer a examiné les traces de lésions corporelles sur le corps de la demanderesse. Il a ensuite confirmé que ces éléments de preuve concordaient avec la nature des agressions dont la demanderesse affirmait avoir été victime. Il s’agit d’un avis médical, donné par un médecin autorisé.

[69] Les motifs de la SAR ne sont pas sans rappeler la question en litige dans l’affaire Kanthasamy. Exiger que le médecin soit personnellement témoin de l’agression subie par la demanderesse pour que son avis médical au sujet de la cause probable de l’agression soit considéré comme acceptable est irréaliste. Accepter une telle exigence entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve (Kanthasamy, au para 49).

[70] Ensuite, la SAR a conclu que la demanderesse manquait de crédibilité à l’égard de ses allégations de violence physique aux mains de son époux, ajoutant que la conclusion selon laquelle certains de ses documents manquent d’authenticité valait aussi pour la crédibilité de ses allégations de mauvais traitements mentionnées dans le rapport médical.

[71] La SAR avait déjà conclu dans sa décision que la SPR n’avait pas eu tort de conclure que le rapport de police et les dossiers d’hôpital qui avaient été présentés pour corroborer l’attaque au couteau par l’appelante étaient probablement frauduleux, vu les réserves exprimées au sujet de la crédibilité de cette agression.

[72] Le raisonnement de la SAR est problématique, en ce sens qu’il est à la fois tautologique et inversé.

[73] Son raisonnement est tautologique parce qu’elle conclut que, comme le rapport de police et les dossiers d’hôpital étaient frauduleux, l’attaque au couteau n’a pas eu lieu et qu’elle conclut aussi que, comme elle n’ajoutait pas foi au témoignage donné par la demanderesse au sujet de l’attaque au couteau, le rapport de police et les dossiers d’hôpital étaient frauduleux.

[74] Son raisonnement était inversé, parce que la jurisprudence exige que, pour se prononcer sur la crédibilité, « la Commission ne peut tirer une conclusion relativement à la demande en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion […] Le raisonnement a été inversé ». (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 au para 20).

[75] Si l’on applique le jugement Chen, avant de pouvoir écarter le rapport médical au motif qu’il était fondé sur les allégations de violence de la demanderesse, la SAR devait d’abord déterminer de façon raisonnable si le rapport médical appuyait les allégations de violence. En d’autres termes, elle aurait dû évaluer et juger la crédibilité générale de la demanderesse, en examinant notamment le contenu des rapports psychologiques et médicaux, avant de tirer une conclusion sur la crédibilité de la demanderesse.

IX. Résumé et conclusion

[76] Les motifs énoncés par la SAR en l’espèce étaient exhaustifs. Malheureusement, comme je l’ai expliqué dans les présents motifs du jugement, dans l’ensemble, la SAR s’est contentée de résumer les arguments présentés par la demanderesse ou les conclusions tirées par la SPR pour ensuite tirer une conclusion péremptoire. La Cour n’est pas en mesure, dans ces conditions, de comprendre le raisonnement qui sous‑tend la décision.

[77] La SAR n’a pas tenu compte de l’importance des rapports médicaux et psychiatriques pour évaluer la crédibilité de la demanderesse. Il n’est pas contesté que ces rapports ne peuvent pas prouver le bien‑fondé des allégations de persécution de la demanderesse. Toutefois, la SAR aurait dû tenir compte des opinions et des conclusions contenues dans ces rapports pour déterminer si le témoignage de la demanderesse était crédible. Il était loisible à la SAR de conclure que les faits ayant causé les symptômes ne s’étaient pas produits, mais elle ne pouvait pas faire l’économie de l’examen de la question de savoir comment les symptômes en question, confirmés par des professionnels, avaient pu affecter le témoignage de la demanderesse.

[78] Pour tous les motifs qui ont été exposés, je conclus que les motifs énoncés par la SAR souffrent de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’ils satisfont aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100).

[79] La demande est par conséquent accueillie, sans frais, et la décision est annulée.

[80] L’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour réexamen.

[81] Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier, au vu des faits.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2216‑19

LA COUR STATUE :

  1. Le nom du défendeur est modifié et remplacé par celui de Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande est accueillie et la décision est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour réexamen.

  4. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

  5. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2216‑19

 

INTITULÉ :

A.B. c MINISTRE DES RÉFUGIÉS, DE L’IMMIGRATION ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUIN 2020

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Robinson

 

POUR La demanderesse

 

Emma Arenson

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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