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Date : 20210421


Dossier : IMM-6589-19

Référence : 2021 CF 349

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

SHKELQIM MEMIA

LEMANDA ZYBERI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] à l’encontre d’une décision rendue le 10 octobre 2019 [la décision] par la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Dans cette décision, la SAR rejetait l’appel que les demandeurs avaient interjeté à l’encontre de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] rejetait leur demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État, ce qui a donné lieu à une décision déraisonnable. Ils demandent à la Cour d’annuler la décision et de la renvoyer à un autre commissaire pour nouvel examen.

[3] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[4] Les demandeurs, M. Memia [le demandeur] et sa femme, Mme Zyberi, sont originaires de l’Albanie. Le demandeur travaillait pour le ministère de l’Énergie de l’Albanie, où il débranchait des connexions électriques illégales, ce qui entraînait l’arrestation de contrevenants et leur condamnation. Les demandeurs craignent de se voir infliger un préjudice physique ou de se faire tuer par un homme d’affaires qui aurait un profil criminel et qui avait été arrêté pour vol sur le réseau électrique.

[5] Le 10 août 2017, des inconnus qui étaient, selon le demandeur, associés à l’homme d’affaires ont battu et menacé le demandeur avec une arme. Il a signalé l’incident à son superviseur et a supposé que ce dernier en informerait la police. Le demandeur n’est pas sûr si son superviseur a porté plainte à la police étant donné que celle-ci n’a jamais effectué de suivi. Le demandeur craint la police et la croit corrompue. En août 2017, un véhicule banalisé a commencé à le suivre. Les demandeurs sont venus au Canada pour demander une protection parce qu’ils avaient peur.

[6] Le 19 avril 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, ayant conclu que la question déterminante était la crédibilité. Les demandeurs avaient présenté des observations et témoigné relativement aux questions de la protection de l’État et de la possibilité de refuge intérieur [PRI]. La SPR a exprimé de nombreuses préoccupations quant aux questions de la protection de l’État et de la PRI, mais a finalement refusé de tirer des conclusions sur ces questions, car elle a jugé que la crédibilité était la question déterminante.

III. Décision

[7] Les demandeurs ont fait valoir que la SPR avait commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité et dans son analyse relative à la protection de l’État. Ils ont demandé une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Comme les demandeurs n’avaient présenté aucun nouvel élément de preuve, la SAR a rejeté leur demande d’audience en application du paragraphe 110(3) de la LIPR.

[8] La SAR a confirmé la décision de la SPR, selon laquelle les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Comme la SAR a conclu que la question de la protection de l’État était déterminante, elle n’avait pas besoin d’examiner les arguments des demandeurs sur l’erreur commise par la SPR dans son analyse de la crédibilité.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[9] La seule question en litige est celle à savoir si la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État. Cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]).

[10] Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit s’intéresser à la décision, notamment au raisonnement suivi et au résultat (Vavilov au para 83). Il ne s’agit donc pas de procéder à un nouvel examen de l’affaire, mais plutôt de déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Pour ce faire, les motifs écrits du décideur doivent être interprétés de façon globale et contextuelle (Vavilov au para 97).

V. Positions des parties

(1) Position des demandeurs

[11] Selon les demandeurs, comme la SAR n’a pas procédé à sa propre appréciation de la crédibilité, leur explication pour ne pas avoir signalé l’incident directement à la police devrait ajouter foi à leur allégation selon laquelle la protection de l’État est insuffisante. Ils font valoir que la SAR n’a pas évalué de façon objective la protection de l’État et qu’elle a déduit du comportement du demandeur qu’il n’avait pas déployé assez d’efforts pour obtenir la protection de l’État, et ce, sans évaluer le caractère raisonnable de son explication à cet égard. Ils affirment également qu’en concluant que la police intervient au besoin, la SAR n’a pas traité adéquatement de l’allégation des demandeurs selon laquelle la police est corrompue et a des liens avec le crime organisé.

[12] Étant donné que la SPR n’a tiré aucune conclusion sur la protection de l’État, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en s’attendant à plus que « deux paragraphes » sur cette question dans leur appel. Ils indiquent que la SAR aurait dû leur demander de présenter une série d’observations plus complètes.

[13] Enfin, les demandeurs font valoir que les règles régissant la SAR n’imposent pas aux appelants le fardeau de solliciter une audience ou de convaincre la SAR que les circonstances la justifient. Ils déclarent plutôt qu’il appartient à la SAR de choisir le critère législatif pertinent et de l’appliquer raisonnablement, ce qu’elle n’a pas fait.

(2) Position du défendeur

[14] Le défendeur soutient que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve crédible démontrant que l’homme d’affaires n’avait pas le profil criminel allégué et que la preuve objective confirmait que la protection de l’État aurait vraisemblablement été offerte si elle avait été demandée. Le défendeur indique que la SAR a donné des motifs clairs pour justifier pourquoi elle n’avait pas accepté l’explication des demandeurs pour ne pas avoir fait appel à la police. Il soutient que la SAR n’a pas commis de faute en exigeant la corroboration des affirmations des demandeurs.

[15] Selon le défendeur, la SAR ne tient une audience que lorsque les exigences légales sont remplies, plus précisément lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés et que ceux-ci n’étaient pas normalement accessibles à la SPR. En raison de l’absence de nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs, la SAR n’avait pas compétence pour tenir une audience.

VI. Analyse

[16] Une partie des observations des demandeurs porte sur le fait que la SPR a commis une erreur. Le présent contrôle judiciaire vise la décision de la SAR. Après avoir examiné la décision et le dossier, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable.

[17] Les demandeurs soutiennent que leurs observations sur la protection de l’État dans le cadre de l’appel étaient limitées, car les motifs de la SPR portant sur la question l’étaient tout autant. Ils font valoir que si la SAR avait besoin d’autres observations, elle aurait dû le leur demander.

[18] Le défendeur indique que, comme la question de la protection de l’État n’était pas une nouvelle question proposée par la SAR, il incombait aux demandeurs de présenter l’ensemble de la preuve, et la SAR devait répondre aux observations qui lui étaient présentées.

[19] Je suis d’accord avec le défendeur. Les demandeurs connaissaient les questions en litige et avaient la responsabilité de présenter leurs arguments lors de l’appel en soumettant une preuve suffisante à l’appui (Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1498 au para 25). Les demandeurs ont pris la décision de présenter leurs observations comme ils l’ont fait devant la SAR. Cette dernière n’avait pas l’obligation d’établir le bien-fondé de la cause des demandeurs.

[20] Je ne suis pas convaincu par les observations des demandeurs selon lesquelles les agents de l’État pouvaient également être des agents de persécution en l’espèce. Je souscris aux observations du défendeur voulant que le fardeau des demandeurs d’asile citoyens de pays démocratiques pour démontrer qu’ils ne peuvent pas bénéficier de la protection de l’État soit lourd. Comme l’a souligné la SAR dans ses motifs, il est présumé qu’un État est capable de pouvoir protéger ses citoyens et, en l’absence d’une preuve quelconque, une demande d’asile concernant l’incapacité d’un État à assurer une telle protection devrait échouer (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[21] En l’espèce, les demandeurs ne peuvent reprocher à la police de ne pas leur avoir offert de protection, puisqu’ils n’ont ni signalé le crime ni pris des mesures pour faire un suivi afin de savoir si une plainte avait bel et bien été déposée. La protection de l’État ne peut être réfutée quand elle n’a pas été mise à l’épreuve (Camacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 830 [Camacho] au para 9; Rio Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1214 au para 28). Il en est ainsi, même si, comme l’a indiqué l’avocat à l’audience, puisque le demandeur exerçait ses fonctions dans le cadre d’un mandat étatique, son signalement à son superviseur constituait également une manière de demander la protection de l’État.

[22] Dans la présente affaire, les demandeurs ne réfutent pas la présomption relative à la protection de l’État en faisant uniquement valoir une « réticence subjective […] à solliciter la protection de l’État » (Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1126 au para 10).

[23] À cet égard, il est indiqué au paragraphe 16 de la décision qu’« il n’y a tout simplement aucune preuve découlant de l’expérience personnelle des appelants pour justifier leur prétendue méfiance à l’égard de la police comme raison pour laquelle ils n’ont pas signalé directement à la police l’attaque qu’a subie l’appelant en août […] ». Compte tenu du témoignage des demandeurs concernant leur crainte subjective de la police, il est clair que la SAR a évalué les déclarations des demandeurs à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve dont elle disposait, dont la preuve concernant la situation dans le pays, puis qu’elle a rendu sa décision. L’approche adoptée par la SAR était raisonnable.

[24] Comme dans l’affaire Camacho, la SAR a évalué le caractère raisonnable du défaut des demandeurs de poursuivre les démarches auprès de la police ou en vue d’obtenir la protection de l’État. Il ressort clairement des motifs de la SAR que cette dernière a examiné l’explication donnée par les demandeurs pour expliquer ce défaut, mais qu’elle y a objectivement trouvé des lacunes. La conclusion de la SAR était raisonnable compte tenu de la preuve dont elle était saisie.

[25] Les demandeurs soutiennent que la SAR a tiré une conclusion voilée concernant la crédibilité lorsqu’elle a déclaré ne pas trouver « convaincante » l’allégation selon laquelle l’homme d’affaires était une personne que les demandeurs devaient craindre et qu’elle a qualifié cette crainte de « simple allégation ». Après examen de la décision, je conclus que la SAR n’a pas remis en question la crainte ressentie par les demandeurs. Elle a plutôt souligné que l’allégation des demandeurs voulant que l’homme d’affaires ait un profil criminel d’une importance telle qu’il pourrait se soustraire à la justice aux mains de la police et du système judiciaire était vague et non corroborée. Il s’agissait simplement d’une question d’insuffisance de la preuve.

[26] De plus, les demandeurs font valoir qu’au sujet de la crédibilité, la SAR a aussi conclu à une absence de preuve documentaire corroborant leur affirmation (Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 [Ndjavera]). En résumé, les demandeurs soutiennent qu’une preuve corroborante n’est pas toujours nécessaire.

[27] Je suis d’accord avec les demandeurs à l’égard de l’exposé du droit, mais je suis en désaccord avec leur interprétation de la loi en lien avec la question. Premièrement, les demandeurs ont confondu l’idée d’une exigence de preuve corroborante avec le fait de souligner une absence de corroboration. Deuxièmement, dans la décision Ndjavera, la Cour s’est concentrée sur la nécessité d’une preuve corroborante pour établir la crédibilité (Ndjavera au para 6). Étant donné que la crédibilité n’était pas le facteur déterminant pour la SAR, je ne considère pas que la décision Ndjavera soit utile à la cause des demandeurs.

[28] Par ailleurs, dans la décision Ndjavera, le juge cite la décision Dundar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026 au para 19, dans laquelle il a été conclu que « bien qu’une preuve corroborante ne soit pas déterminante en ce qui concerne une revendication du statut de réfugié, la Commission a le droit de se demander pourquoi aucune preuve n’a été fournie ». Compte tenu de la jurisprudence précitée, je ne décèle aucune erreur dans le fait que la SAR ait remis en question l’absence de preuve corroborante pour en arriver à sa décision. De simples allégations ne sont pas suffisantes pour qu’une demande d’asile soit acceptée.

[29] Les demandeurs reprochent à la SAR de les avoir privés d’une audience et soutiennent qu’ils ne devraient pas avoir à solliciter une audience à la SAR ou à la convaincre qu’une audience est justifiée (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147) [Horvath]. Le défendeur affirme que l’absence de nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs faisait en sorte que la SAR n’avait pas à tenir une audience (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 48).

[30] La décision Horvath n’aide pas les demandeurs, puisqu’elle traitait de questions concernant la crédibilité et de la présentation de nouveaux éléments de preuve, ce qui n’est pas en cause en l’espèce. Je conclus que la SAR a agi dans les limites de sa compétence en ne tenant pas d’audience, puisqu’aucun nouvel élément de preuve n’a été présenté.

[31] Après examen de la décision dans son ensemble, je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur. La décision est raisonnable.

VII. Conclusion

[32] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[33] Les parties n’ont soulevé aucune question de portée générale aux fins de la certification et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6589-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

[Sophie Reid-Triantafyllos]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-6589-19

 

INTITULÉ :

SHKELQIM MEMIA, LEMANDA ZYBERI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE TORONTO (ONTARIO) ET Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 NOVEMBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 21 AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Peter G. Ivanyi

POUR LES DEMANDEURS

 

David Knapp

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rochon Genova LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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