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Date : 20200819


Dossier : IMM‑5867‑19

Référence : 2020 CF 840

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 août 2020

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

PURAN SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur demande le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas du haut‑commissariat du Canada en Inde [le haut‑commissariat] lui a refusé un permis de travail en tant que chef, parce qu’il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[2] Le demandeur s’est représenté lui‑même et a utilisé les services d’un traducteur pendant l’audience virtuelle. Compte tenu de la situation, le défendeur s’est montré très professionnel et la cour a apprécié ses efforts.

Intitulé

[3] L’intitulé sera modifié pour désigner « le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » à titre de partie défenderesse.

II. Contexte

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen de l’Inde. Il a une épouse et deux enfants d’âge scolaire qui demeurent tous en Inde. De 2011 à 2017, le demandeur a travaillé comme chef à Singapour. En 2017, il a obtenu un permis de travail et a travaillé dans un restaurant de Vancouver, en Colombie‑Britannique.

B. Le permis de travail : juillet 2017‑juillet 2018

[5] Le permis de travail du demandeur l’autorisait à travailler au restaurant jusqu’au mois de mai 2018. En avril 2018, le demandeur a demandé que l’on prolonge la durée de son permis de travail. En juillet 2018, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande.

C. « Fiche de visiteur » (visa de résident temporaire) : juillet 2018‑février 2019

[6] Le demandeur dit qu’il a alors présenté une demande de fiche de visiteur, fiche qui lui a été IRCC a délivrée en décembre 2018. Je suppose que la « fiche de visiteur » dont parle le demandeur devrait plutôt être appelée visa de résident temporaire (VRT). Le 7 janvier 2019, le demandeur a présenté une demande pour prolonger son VRT. Le 10 janvier, son VRT a expiré et en février, IRCC a refusé de le proroger.

D. La demande de rétablissement du permis de travail : février 2019 – juin 2019

[7] Avant que le permis de travail du demandeur expire, son employeur avait présenté une demande d’étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] à Emploi et Développement social Canada [EDSC]. L’employeur devait présenter cette demande afin de pouvoir réembaucher le demandeur. Le 24 janvier 2019, ESDC a approuvé l’EIMT.

[8] En mars 2019, le demandeur a présenté une demande en vue d’obtenir le rétablissement de son permis de travail. Le 10 juin, IRCC a rejeté la demande. Dans la lettre de refus, il était indiqué que le demandeur [traduction] « n’était pas admissible à présenter une demande de permis de travail à partir du Canada » et qu’il était [traduction] « une personne au Canada sans statut juridique et, par conséquent, tenu de quitter le pays immédiatement ».

E. Le départ du demandeur du Canada : juin 2019 – août 2019

[9] Après avoir reçu cette lettre, le demandeur et son employeur ont consulté le conseil actuel du demandeur, qui leur a dit qu’IRCCE avait eu raison de rejeter la demande, puis que l’appelant pouvait demander un permis de travail de l’extérieur, mais pas quand il se trouvait au Canada. Le 8 juillet, le demandeur est retourné en Inde. De là, il a présenté une demande de permis de travail. Le 29 août, un agent du haut‑commissariat a rejeté la demande.

III. La décision visée par le contrôle

[10] Il est indiqué dans la décision que la demande de permis de travail ne répondait pas aux exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR] et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227) [le RIPR]. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada lorsque son permis de travail expirerait, car il avait enfreint les conditions de son séjour précédent (RIPR, art 200(1)b)). Les notes consignées au Système mondial de gestion des cas [SMGC] donnent quelques détails sur la contravention du demandeur : il était autorisé à rester jusqu’au 20 février 2019, mais il n’a quitté le pays que le 8 juillet 2019. Cependant, le demandeur n’est pas d’accord avec cette mention; il affirme que ce n’est qu’en juin qu’il a appris qu’il n’avait pas l’autorisation d’être au Canada et qu’il a quitté le pays dès qu’il s’est aperçu qu’il était resté au Canada après l’expiration de son permis.

IV. La question en litige

[11] La question en litige est celle de savoir si l’agent a commis une erreur en prenant une décision sans tenir compte des éléments de preuve.

V. La norme de contrôle

[12] Depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour fédérale a toujours examiné les décisions des agents d’immigration relatives aux permis de travail selon la norme de la décision raisonnable (Samra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 157 aux para 6 et 9).

VI. Analyse

[13] Le défendeur a raison de dire que les agents sont présumés avoir évalué et examiné tous les éléments de preuve à leur disposition et qu’un agent n’est pas tenu de mentionner tous les éléments de preuve contraires à la décision finale. Le défendeur a aussi raison de dire que l’agent n’a pas eu tort sur le fait que le demandeur avait prolongé indûment son séjour.

[14] Cependant, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni […] est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence qu’une conclusion de fait erronée a été tirée ».

[15] La conclusion déterminante dans la décision était que l’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour [traduction] « étant donné qu’il avait déjà contrevenu aux conditions d’admission de son séjour précédent ». La seule mention expresse de la contravention du demandeur figure dans les notes du SMGC et porte que le demandeur [traduction] « était autorisé à rester au Canada en tant que résident temporaire jusqu’au 20 février 2019 et qu’il pourtant est resté au Canada sans autorisation jusqu’au 9 juillet 2019 ». Il s’agit d’un aperçu très superficiel des éléments de preuve et de la manière dont le demandeur s’est retrouvé au Canada sans autorisation. Le demandeur a fourni un nombre important d’éléments de preuve montrant qu’il avait cherché de bonne foi, mais sans résultat, à se conformer aux lois canadiennes sur l’immigration.

[16] L’agent avait l’obligation de rendre une décision qui tenait compte des éléments de preuve présentés par le demandeur dans sa demande de permis de travail. L’agent a tenu compte de certains de ces éléments de preuve : il était clairement conscient de la date à laquelle la fiche de visiteur avait expiré et de la date à laquelle le demandeur avait quitté le Canada. Cependant, rien ne montre clairement que l’agent a tenu compte des circonstances sous‑jacentes ayant fait en sorte que le demandeur a indûment prolongé son séjour.

[17] Par exemple, il est entre autres mentionné dans les observations que l’employeur du demandeur a tenté à plusieurs reprises de communiquer avec ESDC afin de s’informer du statut de l’EIMT; que le demandeur a demandé un avis juridique concernant son statut d’immigration et que le demandeur s’est conformé aux instructions d’IRCC en quittant le Canada lorsqu’on lui a été dit qu’il n’avait plus de statut.

[18] Il convient également de relever que certains éléments factuels n’ont pas été analysés, comme, dans un premier temps, le fait que le demandeur a une épouse et deux enfants d’âge scolaire en Inde. Le demandeur a des liens familiaux étroits en Inde, ce qui permet de croire qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[19] Dans un deuxième temps, les antécédents du demandeur en matière de respect du système d’immigration de Singapour sont contraires à la conclusion de l’agent. Dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 894, le juge en chef Paul Crampton a relevé, dans une remarque incidente, que les antécédents du demandeur pour ce qui est du respect d’un autre système d’immigration étaient contraires à la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée :

[24] De plus, en concluant que M. Singh ne retournerait probablement pas en Inde à la fin de son séjour de deux ans au Canada, l’agent n’a pas tenu compte de l’importance du fait que rien n’indiquait qu’il avait déjà omis de se conformer aux lois sur l’immigration de Singapour depuis son déménagement dans ce pays en 2009 (Momi, précitée, aux paragraphes 20 et 25). Je ne sous‑entends pas qu’un défaut d’examiner ce critère seul devrait constituer un motif pour conclure qu’une décision est déraisonnable. Toutefois, eu égard aux faits propres à l’espèce, cette omission constituait une autre lacune qui, prise avec les autres collectivement, rendait la décision déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[20] Le demandeur a travaillé pendant six ans à Singapour avant d’accepter une offre de travail à Vancouver. Rien dans le dossier n’indique qu’il n’a pas respecté les lois sur l’immigration de Singapour. Même si l’omission de l’agent de tenir compte de ce facteur ne suffit pas à elle seule à justifier une conclusion selon laquelle la décision est déraisonnable, elle appuie la conclusion énoncée ci‑dessus selon laquelle l’agent a rendu sa décision sans tenir suffisamment compte des éléments de preuve.

[21] Dans une analyse relative à l’alinéa 20b) de la LIPR (voir les « dispositions législatives applicables » ci‑dessus), le juge von Finckenstein a écrit ce qui suit dans la décision Murai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 186 [Murai] :

[16] L’agent en question a mal formulé la question qu’il devait trancher. Au lieu de se demander « va‑t‑elle quitter le Canada une fois autorisée à y entrer? », comme il l’a fait […] il aurait dû suivre le guide relatif aux aides familiaux résidants et se demander « cette personne demeurera‑t‑elle illégalement au Canada si elle n’est pas acceptée dans ce programme? » En se fondant sur les antécédents de la demanderesse, une personne raisonnable aurait répondu : « Non, elle ne restera pas au Canada illégalement. »

[Non souligné dans l’original.]

[22] Dans le même ordre d’idées, dans la décision Palogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 889 [Palogan], où il analyse les mêmes dispositions, le juge Mosely a écrit ce qui suit :

[14] Ainsi, l’agent n’a pas à être convaincu que le demandeur rentrera dans son pays d’origine au terme de la période de validité de son permis de travail. Cela dit, l’agent doit être convaincu que le demandeur ne demeurera pas illégalement au Canada dans l’éventualité où il ne respectait pas les exigences et que sa demande de résidence permanente était rejetée : Kachmazov, au paragraphe 16.

[Non souligné dans l’original.]

[23] Le juge Rowe résume le caractère raisonnable de la façon suivante dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 :

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, para 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, para 99, citant Dunsmuir, para 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, para 13).

[24] L’alinéa 200(1)b) du RIPR appelle à la même analyse. Il est indiqué qu’un agent « délivre un permis de travail » s’il est établi que « l’étranger quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable » [non souligné dans l’original]. L’analyse doit mettre l’accent sur la question de savoir si le demandeur est susceptible de rester au Canada illégalement. L’agent n’a pas tenu compte des observations du demandeur selon lesquelles il avait tenté de se conformer à la loi. L’agent n’avait pas l’obligation de soupeser et de mentionner chaque déclaration qui appuie ce fait, mais il avait toutefois celle de montrer une certaine connaissance des circonstances générales du séjour indûment prolongé.

[25] L’agent n’a pas fait montre d’une telle connaissance. La décision dresse un tableau trop simpliste du séjour du demandeur au Canada après le 20 février 2019.

[26] Le demandeur, avant son départ en juillet 2019, a tenté de se prévaloir des différentes options légales qui lui étaient offertes pour rester au Canada. Il a présenté une demande de prolongation de son permis de travail. Il a demandé un visa de visiteur et une prolongation, et enfin, a demandé le rétablissement de son permis de travail. Aucune de ces demandes n’a abouti. Après qu’il eut demandé le rétablissement de son permis de travail, IRCC l’a informé qu’il ne pouvait pas demander un permis de travail à partir du Canada et qu’il devait quitter le pays. Le demandeur a volontairement quitté le Canada dans le mois qui a suivi. L’agent ne tient pas compte de l’évaluation favorable de l’EIMT, de la demande apparemment malavisée du demandeur en vue d’obtenir le rétablissement de son permis de travail, de sa consultation avec son conseil actuel ni de son départ volontaire.

[27] Dans l’arrêt Vavilov, il est indiqué que l’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (au para 95). Il est affirmé dans l’arrêt Vavilov, entre autres, qu’une décision raisonnable doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (au para 99). Compte tenu de l’effort que le demandeur a déployé pour expliquer son séjour indûment prolongé à l’agent, il est difficile de voir comment la décision est raisonnable. Étant donné que l’agent ne s’est pas penché sur cette explication ni sur aucun des éléments de preuve qui la soutiennent, le demandeur est amené à se demander si l’agent a même été porté attention à ces observations.

[28] J’accueille la demande et renvoie l’affaire à un autre décideur. Le demandeur doit avoir la possibilité de déposer des documents supplémentaires s’il le souhaite.

[29] Aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5867‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’une nouvelle décision soit rendue, et le demandeur est autorisé à présenter d’autres documents;

  2. L’intitulé de la cause est modifié, et le défendeur est désigné ainsi : le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5867‑19

 

INTITULÉ :

PURAN SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 6 AOÛT 2020, DEPUIS VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE) (COUR ET PARTIES)

 

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE :

LE 19 AOÛT 2020

 

COMPARUTIONS :

PURAN SINGH

 

pour le demandeur,

POUR SON PROPRE COMPTE

 

HILLA AHARON

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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