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Date : 20210420


Dossier : T‑1476‑20

Référence : 2021 CF 345

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MERCK CANADA INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Merck Canada Inc [Merck] sollicite le contrôle judiciaire du refus du ministre de la Santé [le ministre] d’ajouter le brevet canadien no 2,830,806 [brevet 806] au registre des brevets conformément au paragraphe 4(6) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [Règlement AC]. Le ministre a conclu que Merck n’avait pas présenté ses listes de brevets dans le délai précisé de 30 jours.

[2] Merck affirme que le ministre a conclu de manière déraisonnable que la Loi sur les délais et autres périodes (COVID‑19), LC 2020, c 11, art 11 [Loi sur les délais] n’avait pas pour effet de suspendre le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC. Elle soutient subsidiairement que le ministre avait le pouvoir discrétionnaire de proroger ce délai, ce qu’il a refusé de manière déraisonnable de faire, compte tenu des circonstances extraordinaires causées par la pandémie de COVID‑19.

[3] La décision du ministre était justifiée, intelligible et transparente, et donc raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[4] Merck commercialise KEYTRUDA®, un médicament biologique contenant un ingrédient médicinal appelé « pembrolizumab ». KEYTRUDA® a été approuvé pour utilisation au Canada le 19 mai 2015 pour le traitement de certains cancers à un stade avancé.

[5] KEYTRUDA® est une « drogue innovante » désignée, inscrite conformément aux dispositions en matière de protection des données du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870 [RAD]. KEYTRUDA® bénéficie donc d’une période d’exclusivité commerciale de huit ans et demi qui prend fin le 19 novembre 2023. KEYTRUDA® bénéficie également d’une période de « non-dépôt » de six ans aux termes du RAD, ce qui signifie qu’un nouvel arrivant sur le marché ne peut pas déposer une présentation de drogue utilisant KEYTRUDA® comme produit de référence canadien avant le 19 mai 2021.

[6] À l’heure actuelle, il n’existe qu’un unique brevet inscrit au registre des brevets pour KEYTRUDA®, à savoir le brevet canadien no 2,691,357 [brevet 357], délivré le 23 septembre 2014 et expirant le 13 juin 2028.

[7] Le brevet 806 a été délivré le 12 mai 2020. Il contient des revendications qui visent une formulation du médicament KEYTRUDA®.

[8] L’agent des brevets canadien dont les services ont été retenus par la société mère américaine de Merck [Merck USA] n’a communiqué la délivrance du brevet 806 que le 15 juin 2020, soit plus d’un mois après la date de délivrance. Cependant, le 12 juin 2020, Merck USA a découvert par elle-même que le brevet avait été délivré, et elle a aussitôt donné instruction à Merck de dresser les listes de brevets nécessaires et de les présenter. Ces listes ont été présentées plus tard ce jour‑là, mais après l’heure de fermeture des bureaux. Le ministre a considéré que les listes de brevets avaient été déposées la journée ouvrable suivante, soit le lundi 15 juin 2020, conformément aux politiques de Santé Canada en matière de dépôt électronique.

[9] Le texte du paragraphe 4(6) du Règlement AC est le suivant :

(6) La première personne peut, après la date de dépôt de la présentation de drogue nouvelle ou du supplément à une présentation de drogue nouvelle et dans les trente jours suivant la délivrance d’un brevet faite au titre d’une demande de brevet dont la date de dépôt au Canada est antérieure à celle de la présentation ou du supplément, présenter une liste de brevets, à l’égard de cette présentation ou de ce supplément, qui contient les renseignements visés au paragraphe (4).

(6) A first person may, after the date of filing of a new drug submission or a supplement to a new drug submission, and within 30 days after the issuance of a patent that was issued on the basis of an application that has a filing date in Canada that precedes the date of filing of the submission or supplement, submit a patent list, including the information referred to in subsection (4), in relation to the submission or supplement.

[10] Le 19 juin 2020, le ministre a informé Merck de sa décision préliminaire, à savoir que les listes de brevets concernant le brevet 806 n’étaient pas admissibles à l’inscription au registre des brevets parce qu’elles n’avaient pas été présentées dans les 30 jours suivant la délivrance de ce brevet. Merck a transmis en réponse des observations écrites et une preuve par affidavit.

[11] Le 6 novembre 2020, le ministre a confirmé que les listes de brevets concernant le brevet 806 ne pouvaient pas être incluses au registre des brevets en vertu du paragraphe 4(6) du Règlement AC, et conclu ce qui suit :

le délai de 30 jours prévu au paragraphe 4(6) du Règlement AC n’est pas discrétionnaire;

les modifications apportées en 2017 à l’article 3 du Règlement AC ne confèrent pas au ministre le pouvoir discrétionnaire de proroger les délais prescrits à l’article 4;

le préjudice causé à une seconde personne n’est pas un facteur dont il faut tenir compte pour l’application des exigences en matière de délais;

l’application des exigences en matière de délais ne contrevient pas à l’objet du Règlement AC ou de la Loi sur les brevets, et elle n’élimine pas les droits que le brevet 806 accorde à Merck;

la Loi sur les délais n’a pas pour effet de proroger le délai dans lequel une première personne peut présenter des listes de brevets conformément au paragraphe 4(6) du Règlement AC.

[12] Merck soutient que le refus du ministre d’inscrire le brevet 806 au registre des brevets prive le propriétaire du brevet des protections importantes qu’offre le Règlement AC. L’inscription de ce brevet accorderait à Merck quatre années additionnelles d’accès aux dispositions relatives aux procédures sommaires du Règlement AC après l’expiration du brevet 357 actuellement inscrit. Une seconde personne qui solliciterait l’autorisation de commercialiser une version biosimilaire de KEYTRUDA® aurait à attendre que le brevet 357 et le brevet 806 viennent tous deux à expiration le 29 mars 2032, ou à signifier un avis d’allégation [AA] concernant ces deux brevets. La signification d’un AA permettrait à Merck d’entamer une action sous le régime du Règlement AC.

[13] Merck affirme que l’inscription du brevet 806 ne porterait préjudice à aucun nouvel arrivant sur le marché et qu’elle concorde avec le principe général du Règlement AC : équilibrer la protection efficace des brevets relatifs à une drogue innovante et l’entrée en temps opportun sur le marché de concurrents qui fabriquent des produits génériques. Selon Merck, si le refus du ministre d’inscrire le brevet 806 est confirmé, elle subira un préjudice parce qu’un nouvel arrivant pourra déposer une présentation de drogue après l’expiration de la période de « non‑dépôt » de six ans qui s’applique à KEYTRUDA®, soit le 19 mai 2021. En raison du paragraphe 5(4) du Règlement AC, également connu sous le nom de disposition relative au « gel du registre », les nouveaux arrivants sont tenus de traiter uniquement des brevets inscrits au registre des brevets à la date à laquelle ils déposent leur présentation.

III. Les questions en litige

[14] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision du ministre selon laquelle la Loi sur les délais n’avait pas pour effet de suspendre le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC était‑elle raisonnable?

  2. La décision du ministre selon laquelle il n’a pas le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC était‑elle raisonnable?

IV. Analyse

[15] La décision du ministre est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 100; Elanco c Canada (Procureur général) 2019 CF 5 au para 50).

[16] L’interprétation que fait le décideur administratif d’une disposition législative doit être conforme au texte, au contexte et à l’objet de cette disposition. Les principes habituels d’interprétation des lois s’appliquent également dans les cas où le décideur administratif interprète une disposition. Quand les mots employés sont «précis et non équivoque[s]», leur sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation (Vavilov, au para 120, citant Canada Trustco Mortgage Co c Canada, 2005 CSC 54 au para 10).

[17] Le décideur administratif ne peut adopter une interprétation qu’il sait de moindre qualité — mais plausible — simplement parce que cette interprétation paraît possible et opportune. Il lui incombe de discerner le sens de la disposition et l’intention du législateur, et non d’échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité (Vavilov, au para 121).

A. La décision du ministre selon laquelle la Loi sur les délais n’avait pas pour effet de suspendre le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC était‑elle raisonnable?

[18] La Loi sur les délais a suspendu l’application d’un certain nombre de délais prescrits par des lois fédérales, dont ceux qui se rapportent à une instance introduite devant un tribunal :

Suspension

6 (1) Les délais ci-après prévus sous le régime d’une loi fédérale sont suspendus pour la période commençant le 13 mars 2020 et se terminant soit le 13 septembre 2020, soit à la date antérieure fixée par décret pris sur recommandation du ministre de la Justice :

a) tout délai de prescription du droit d’introduire une instance devant une cour;

b) tout délai relatif à l’accomplissement d’un acte dans le cadre d’une instance devant une cour;

c) tout délai dans lequel une demande visant à obtenir l’autorisation d’introduire une instance ou d’accomplir un acte dans le cadre d’une instance doit être présentée à une cour.

Suspensions

6 (1) The following time limits are, if established by or under an Act of Parliament, suspended for the period that starts on March 13, 2020 and that ends on September 13, 2020 or on any earlier day fixed by order of the Governor in Council made on the recommendation of the minister of Justice :

(a) any limitation or prescription period for commencing a proceeding before a court;

(b) any time limit in relation to something that is to be done in a proceeding before a court; and

(c) any time limit within which an application for leave to commence a proceeding or to do something in relation to a proceeding is to be made to a court.

[19] Il ressort clairement du libellé de la Loi sur les délais que le paragraphe 6(1) ne s’applique que dans trois circonstances : tout délai de prescription du droit d’introduire une instance devant une cour, tout délai relatif à l’accomplissement d’un acte dans le cadre d’une instance devant une cour, et tout délai dans lequel une partie présente une demande visant à obtenir l’autorisation d’une cour, soit pour introduire une instance soit pour accomplir un acte dans le cadre d’une instance devant une cour.

[20] Aux dires de Merck, le paragraphe 4(6) du Règlement AC fait office de « passerelle » vers les dispositions relatives aux procédures sommaires fondées sur le paragraphe 6(1), qui prévoit ce qui suit :

Droits d’action

6 (1) La première personne ou le propriétaire d’un brevet qui reçoit un avis d’allégation en application de l’alinéa 5(3)a) peut, au plus tard quarante‑cinq jours après la date à laquelle la première personne a reçu signification de l’avis, intenter une action contre la seconde personne devant la Cour fédérale afin d’obtenir une déclaration portant que la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente d’une drogue, conformément à la présentation ou au supplément visé aux paragraphes 5(1) ou (2), contreferait tout brevet ou tout certificat de protection supplémentaire visé par une allégation faite dans cet avis.

Right of Action

6 (1) The first person or an owner of a patent who receives a notice of allegation referred to in paragraph 5(3)(a) may, within 45 days after the day on which the first person is served with the notice, bring an action against the second person in the Federal Court for a declaration that the making, constructing, using or selling of a drug in accordance with the submission or supplement referred to in subsection 5(1) or (2) would infringe any patent or certificate of supplementary protection that is the subject of an allegation set out in that notice.

[21] Merck est donc d’avis que le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC est un [TRADUCTION] « délai de prescription à l’intérieur d’un délai de prescription », ce qui est comparable à l’obligation de donner avis à une municipalité dans les sept jours précédant le dépôt d’une éventuelle action civile pour lésions corporelles. Merck se fonde à cet égard sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Bannon c Thunder Bay (City), 2000 CarswellOnt 1307 (ONCA) [Bannon] (inf pour d’autres motifs, 2002 CSC 20).

[22] Dans l’affaire Bannon, le défaut de la demanderesse d’avoir donné avis en temps voulu à une municipalité l’avait empêchée d’intenter ultérieurement une action civile. La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que l’obligation de donner un avis était [TRADUCTION] « assimilable » à un délai de prescription et qu’il fallait la considérer, de pair avec le délai de prescription proprement dit de trois mois, comme le délai de prescription applicable (Bannon, aux para 22‑23).

[23] Selon Merck, le délai de 30 jours dans lequel un brevet doit être inscrit au registre des brevets se compare à l’obligation de donner l’avis que la Cour d’appel de l’Ontario a examiné dans l’arrêt Bannon. L’inscription du brevet est « la première étape » du délai de prescription prévu pour intenter une action conformément au Règlement AC. Sans une inscription de brevet, le délai de prescription de 45 jours que prévoit le paragraphe 6(1) du Règlement AC pour l’introduction d’une procédure judiciaire ne peut jamais être déclenché.

[24] Dans l’arrêt Bannon, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la disposition relative à l’avis à donner visait les mêmes intérêts que ceux que servent les délais de prescription : [TRADUCTION] « elle incite la partie demanderesse à donner suite à sa demande avec diligence, accorde à la partie défenderesse la possibilité de mener une enquête en temps opportun sur l’incident ayant donné lieu à l’action et permet à la partie défenderesse de poursuivre ses activités en ayant la certitude qu’elle ne fera pas l’objet d’une action pour laquelle un avis n’a pas été donné comme la loi l’exige » (Bannon, au para 22).

[25] L’inscription d’un brevet au registre des brevets joue un rôle nettement différent de celui d’un délai de prescription. Cette inscription n’est pas inextricablement liée à une éventuelle action civile, et elle n’a pas pour effet qu’un délai commence à courir. Il n’y a pas de fait déclencheur, et il n’y a aucun défendeur au moment de l’inscription. L’inscription d’un brevet au registre des brevets n’est même pas l’étape la plus rapprochée d’une éventuelle instance judiciaire visée au paragraphe 6(1).

[26] Bien que le paragraphe 4(6) du Règlement AC ait été décrit comme la [TRADUCTION] « passerelle » menant aux avantages dont bénéficie le propriétaire d’un brevet dans le cadre du régime réglementaire (G.D. Searle & Co c Canada (Santé), 2009 CAF 35 au para 13), ces avantages ne se limitent pas à l’introduction d’une action en vertu du paragraphe 6(1). Je ne souscris donc pas à l’affirmation de Merck selon laquelle le Règlement AC est [TRADUCTION] « axé sur » l’introduction d’une éventuelle instance judiciaire.

[27] Aux termes du paragraphe 5(1) du Règlement AC, lorsqu’une seconde personne demande un AC et compare son médicament à un autre médicament à l’égard duquel un AC a déjà été délivré et une liste de brevets a été présentée, cette personne est tenue de se conformer au paragraphe (2.1). Pour ce faire, elle doit :

  • a) confirmer que le propriétaire du brevet a consenti à la fabrication, à la construction, à l’exploitation ou à la vente au Canada du médicament de la seconde personne;

  • b) confirmer qu’elle (la seconde personne) accepte que l’AC ne soit pas délivré avant l’expiration du brevet ou du certificat de protection supplémentaire;

  • c) signifier à la première personne un AA qui explique le fondement juridique et factuel de l’allégation selon laquelle la délivrance d’un AC à la seconde personne ne portera pas indûment atteinte aux droits de brevet de la première personne.

[28] Ce n’est que dans la dernière de ces trois circonstances qu’une première personne qui reçoit un AA peut, dans un délai de 45 jours, intenter une action contre la seconde personne à l’égard d’un brevet inscrit. Le litige concernant le brevet est inexistant, et les parties ne sont pas non plus connues, tant que la seconde personne n’aura pas déposé une présentation de drogue et signifié un AA au propriétaire du brevet.

[29] Je conclus donc que l’inscription d’un brevet au registre des brevets, conformément au paragraphe 4(6) du Règlement AC, est trop éloignée de l’introduction d’une instance judiciaire en vertu du paragraphe 6(1) pour constituer un [TRADUCTION] « délai de prescription à l’intérieur d’un délai de prescription » en vue de l’application du paragraphe 6(1) de la Loi sur les délais.

[30] Merck souligne qu’il est important de faire preuve de souplesse dans l’application de la Loi sur les délais, ainsi qu’il est indiqué à l’article 5 :

Objet

5 (1) La présente loi a pour objet :

a) de suspendre temporairement certains délais et de permettre, temporairement et d’une façon souple, la suspension et la prolongation d’autres délais afin d’éviter que des circonstances exceptionnelles découlant de la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19) n’en rendent le respect difficile ou impossible;

b) de permettre, temporairement et d’une façon souple, la prolongation d’autres périodes afin d’éviter que leur expiration n’entraîne des effets injustes ou indésirables en raison de ces circonstances exceptionnelles.

Purpose

5 (1) The purpose of this Act is

(a) to temporarily suspend certain time limits and to temporarily authorize, in a flexible manner, the suspension or extension of other time limits in order to prevent any exceptional circumstances that may be produced by coronavirus disease 2019 (COVID-19) from making it difficult or impossible to meet those time limits; and

(b) to temporarily authorize, in a flexible manner, the extension of other periods in order to prevent any unfair or undesirable effects that may result from the expiry of those periods due to those exceptional circumstances.

[31] Cependant, les mots « d’une façon souple » à l’article 5 ont trait au pouvoir discrétionnaire qu’ont les ministres d’ordonner la suspension ou la prolongation temporaire de certains délais ou d’autres périodes conformément à l’article 7. Cela n’a rien à voir avec la suspension des délais de prescription liés aux instances judiciaires que prescrit l’article 6. Le ministre de l’Industrie n’a jamais suspendu ou prorogé le délai prévu au paragraphe 4(6) du Règlement AC en application de l’article 7 de la Loi sur les délais, même s’il avait le pouvoir de le faire.

[32] La décision ViiV Healthcare et autre c Sandoz Canada Inc, 2020 CF 1040 [ViiV], que le juge Michael Manson a rendue récemment, n’est d’aucun secours pour Merck. Dans cette décision, le juge Manson a statué que la suspension du délai prescrit au paragraphe 6(1) du Règlement AC, délai qui se rapporte incontestablement à une « instance devant une cour », a été levée à la date du décret applicable (le 30 juillet 2020). Ce fait n’a aucune incidence sur le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC, qui n’a jamais été suspendu par le paragraphe 6(1) de la Loi sur les délais ou en application de l’article 7.

[33] La décision ViiV contredit la conclusion du ministre selon laquelle la Loi sur les délais n’a eu aucune incidence sur les délais que prescrit le Règlement AC. Toutefois, la décision du ministre, à savoir que la Loi sur les délais n’a pas suspendu le délai de 30 jours prescrit au paragraphe 4(6), demeure valable.

B. La décision du ministre selon laquelle il n’a pas le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de 30 jours précisé au paragraphe 4(6) du Règlement AC était‑elle raisonnable?

[34] Merck soutient que le ministre avait le pouvoir discrétionnaire d’inscrire le brevet 806 au registre des brevets, pouvoir qu’il a, d’une manière déraisonnable, refusé d’exercer. D’après Merck, ce pouvoir discrétionnaire est reconnu dans la jurisprudence, et les modifications apportées au Règlement AC qui ont été promulguées en 2017 l’ont accru.

[35] Merck se fonde sur la décision de notre Cour Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CFPI 583 [Procter & Gamble] pour soutenir que le ministre peut ajouter au registre des brevets une liste de brevets « tardive ». Dans cette affaire, Proctor & Gamble avait présenté une liste de brevets plus de 30 jours après la date de délivrance figurant sur le brevet. Le ministre a néanmoins ajouté le brevet au registre des brevets (Procter & Gamble, aux para 43‑45). Par la suite, dans une instance judiciaire, Genpharm Inc [Genpharm],société pharmaceutique fabriquant des produits génériques, a voulu faire radier la demande de Proctor & Gamble au motif que le brevet n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets.

[36] La juge Johanne Gauthier, qui, à l’époque, siégeait à notre Cour, a rejeté la requête en radiation. À cause d’un problème d’impression, le brevet en question n’avait été délivré que plusieurs jours après la date de délivrance qui figurait sur le brevet. Le Bureau des brevets a admis l’erreur d’écriture. Le brevet a été ajouté au registre des brevets dans les 30 jours suivant la date à laquelle il avait effectivement été délivré. La juge Gauthier a donc conclu qu’il n’était pas clair et manifeste que le brevet n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets (Proctor & Gamble, aux para 43‑53).

[37] Un appel de la décision de la juge Gauthier a été rejeté, mais pour le motif distinct qu’il était interdit à Genpharm de contester l’inscription du brevet au registre des brevets parce qu’elle avait omis de le faire à la première occasion possible (Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 467).

[38] Tant la décision de première instance que la décision d’appel dans l’affaire Proctor & Gamble étayent très faiblement la thèse voulant que le ministre ait le pouvoir discrétionnaire d’ajouter au registre des brevets un brevet « tardif ». Dans cette affaire, le brevet avait été ajouté à l’intérieur du délai de 30 jours suivant la véritable date de délivrance. Même si l’on admet que, dans cette affaire, la décision du ministre comportait effectivement l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, le litige a reposé en fin de compte sur la question de savoir si l’inadmissibilité du brevet était claire et manifeste, ou s’il était interdit à la société pharmaceutique fabriquant des produits génériques de soulever la question.

[39] Il est bien établi que les délais prescrits par le Règlement AC sont exacts. Dans la décision Hoffman-La Roche Ltd c Canada (Santé), 2005 CF 1415, aux paragraphes 22 et 23, le juge Michael Phelan a écrit ce qui suit au sujet de la disposition qui a précédé l’actuel paragraphe 4(6) du Règlement AC :

Enfin, Hoffmann-La Roche soutient que le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’accepter un dépôt hors délai parce qu’il a l’obligation de veiller à que le registre des brevets soit exact et à jour.

En toute déférence, je ne peux pas interpréter le délai de 30 jours prévu au paragraphe 4(4) comme donnant ouverture à une exception. Si l’on entendait conférer au ministre un tel pouvoir discrétionnaire, il fallait en donner une indication plus claire que son obligation de tenir le registre des brevets, établie par l’article 3 du Règlement sur les AC. Cela est d’autant plus vrai que l’article 3 fait mention des renseignements fournis aux termes de l’article 4, mais ne fait aucune allusion à un pouvoir de proroger le délai prévu à l’article 4.

[40] Dans la décision Fournier Pharma Inc c Canada (Procureur général), [1999] 1 CF 327, le juge Max Teitelbaum a fait remarquer, au paragraphe 35, que des délais « de rigueur » sont « nécessaire[s] pour donner effet à l’intention du législateur de manière à renforcer la position des brevetés et à garantir au consommateur canadien l’accès à des médicaments à prix raisonnable ». Dans la décision Immunex Corporation c Canada (Health), 2008 CF 1409, au paragraphe 15, la juge Judith Snider a conclu que les fabricants de médicaments sont assujettis à des délais stricts pour l’inscription de brevets, et que les modifications de 2006 n’ont pas changé le délai prescrit pour la présentation de brevets en vue de leur inscription. Plus récemment, dans la décision ViiV, le juge Manson a confirmé que le Règlement AC comporte des délais stricts (au para 74).

[41] Merck signale que, conformément aux modifications au Règlement AC qui ont été promulguées en 2017 (Gazette du Canada, partie I, vol 151, no 28, aux p 3336‑3337), le paragraphe 3(2) a été remplacé par un ensemble plus détaillé de pouvoirs ministériels aux paragraphes 3(2) à 3(2.3), dont la capacité pour le ministre d’ajouter et de refuser des listes de brevet dans un plus large éventail de circonstances. Merck allègue que le paragraphe 3(2.3) confère expressément au ministre le pouvoir discrétionnaire d’examiner le registre des brevets.

[42] Je ne suis pas convaincu que les modifications apportées en 2017 ont eu pour effet de changer les critères d’admissibilité qui s’appliquent à l’inscription des brevets au registre, ou qu’elles confèrent au ministre un nouveau pouvoir discrétionnaire de dérogation par rapport à ces critères. Comme l’a fait remarquer le ministre dans sa décision, le résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagnait les modifications de 2017 précisait que les « critères régissant l’inscription d’un brevet au registre des brevets demeurent inchangés ».

V. Conclusion

[43] La décision du ministre était justifiée, intelligible et transparente, et donc raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44] Je félicite les avocats des deux parties pour la grande qualité des documents et des observations orales qu’ils ont présentés.

[45] Sur consentement des parties, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire, sans dépens.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1476‑20

 

INTITULÉ :

MERCK CANADA INC. c LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE toronto ET ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 AVRIL 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Kristin Wall

Jordana Sanft

Sarah Pennington

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

J. Sanderson Graham

Abigail Browne

James Schneider

 

pOUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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