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Date : 20210414


Dossier : IMM‑6602‑19

Référence : 2021 CF 323

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 avril 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

VI BUU TA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Le demandeur, Vi Buu Ta, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 4 octobre 2019 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a rejeté l’appel qu’il avait interjeté à l’encontre d’une décision d’un agent d’immigration. L’agent d’immigration a refusé de délivrer à son épouse un visa de résident permanent au motif que leur mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur est un citoyen d’origine vietnamienne qui est arrivé au Canada en août 1979 en qualité de réfugié parrainé par le gouvernement. Il est âgé de 64 ans. Il a déjà été marié trois fois et a parrainé deux de ses ex‑épouses pour qu’elles s’établissent au Canada. Il souhaite parrainer sa nouvelle épouse, une citoyenne du Vietnam âgée de 27 ans.

[3] Le demandeur a rencontré son épouse en juin 2012 au café où elle travaillait, lors d’un des voyages qu’il a effectués au Vietnam. Il est allé la revoir souvent au café et ils sont sortis quelques fois pour dîner, puis il est revenu au Canada en juillet 2012. Dans les dix jours de son retour au Canada, il a commencé à lui faire des virements de fonds. La première fois, il lui a envoyé 2 600 $, mais globalement il lui a transféré plus de 100 000 $. Il est retourné au Vietnam en mai 2014, et c’est durant ce voyage qu’il a fait la connaissance des membres de sa belle‑famille. Il a demandé son épouse en mariage lors d’un appel téléphonique en octobre 2014. Ils se sont mariés au Vietnam en janvier 2015. Le demandeur est retourné au Vietnam de nombreuses fois depuis son mariage.

[4] Le demandeur a déposé sa demande de parrainage au titre de la catégorie des époux en juin 2016, mais elle a été rejetée le 23 juin 2017. L’agent des visas n’était pas convaincu que le mariage était authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition de la résidence permanente au Canada. Le demandeur a ensuite interjeté appel de cette décision de l’agent des visas devant la SAI.

[5] La SAI a rejeté l’appel le 4 octobre 2019, après l’avoir instruit en deux séances. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que son mariage était authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. La SAI a souligné dans sa décision que le témoignage du demandeur, celui de son épouse et la preuve documentaire ne concordaient pas. Elle a conclu que la preuve au sujet de la genèse et de l’évolution de leur relation n’était pas assez claire, solide ou convaincante pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, comment le demandeur et son épouse avaient fait connaissance et commencé à se fréquenter. En outre, si la SAI a souligné que l’authenticité du mariage était étayée par la preuve, par exemple la régularité des communications téléphoniques, les voyages du demandeur au Vietnam, la grossesse de l’épouse du demandeur et les virements de fonds, elle a tout de même conclu que cette preuve n’était pas assez probante pour dissiper les doutes sur la motivation de l’épouse à contracter mariage.

[6] Le demandeur soulève dans la présente demande de contrôle judiciaire quatre (4) questions. Premièrement, il soutient que la SAI a eu tort d’ignorer la preuve établissant l’authenticité du mariage et le fait qu’il n’a pas été contracté à des fins d’immigration, ou de refuser sans raison d’en tenir compte ou de lui accorder suffisamment d’importance. Deuxièmement, il fait valoir que la SAI s’est appuyée sur des hypothèses et non sur la preuve au dossier pour tirer ses conclusions. Troisièmement, il soutient que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a établi une distinction injustifiée entre la présente affaire et l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jin, 2008 CF 1172 [Jin], et lorsqu’elle a mal appliqué le critère énoncé dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Moise, 2017 CF 1004 [Moise]. Enfin, le demandeur estime que la SAI a fondé sa décision sur des conclusions de fait tirées de manière abusive et arbitraire.

II. Analyse

[7] La question de savoir si un mariage est authentique ou s’il a été contracté à des fins d’immigration est une question mixte de fait et de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Osman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 869 au para 10; Idrizi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1187 au para 21 [Idrizi]; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 840 au para 8 [Chen]). Le demandeur expose dans ses deux (2) premières questions des manquements aux principes d’équité procédurale, mais à mon avis il conteste le caractère raisonnable des conclusions de la SAI.

[8] Pour que la décision soit jugée raisonnable, elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des faits et du droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Elle doit aussi posséder « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[9] Selon le paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas : a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR; b) n’est pas authentique. Comme le critère énoncé aux alinéas 4(1)a) et b) du RIPR est disjonctif, le demandeur doit démontrer que son mariage est authentique et qu’il ne visait pas l’acquisition d’un statut au Canada. Il lui incombe de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour établir que son épouse n’est pas exclue par l’un ou l’autre de ces alinéas (Kusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 68 aux para 8‑9; Chen, au para 10; Onwubolu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 19 aux para 13, 15 [Onwubolu])

[10] Contrairement à ce qu’avance le demandeur, la SAI n’a ni ignoré la preuve favorable au demandeur ni refusé sans raison d’en tenir compte.

[11] Il est bien établi qu’un décideur est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve au dossier (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL); Chen, au para 17) et qu’il n’est pas tenu de renvoyer à chacun des éléments de preuve dans ses motifs (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16; Chen, au para 17).

[12] Dans ses motifs, la SAI dit expressément qu’elle a fait un examen attentif de tous les éléments de preuve et de toutes les observations des parties. Cependant, elle a estimé que les nombreuses préoccupations et incohérences relevées dans la preuve atténuaient l’importance des facteurs favorables au demandeur. Bien que le demandeur n’apprécie peut‑être pas la façon dont la SAI a évalué la preuve et qu’il eût peut‑être préféré qu’elle tienne compte seulement des éléments de preuve qui étaient favorables à sa demande, il ne peut invoquer ces raisons pour justifier sa demande de contrôle judiciaire (Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 877 au para 17 [Rahman]). S’agissant de la preuve émanant des autres témoins entendus à l’audience, le demandeur n’a pas démontré comment ces témoignages contredisent les conclusions de la SAI ni qu’elle avait, de ce fait, l’obligation de les mentionner expressément dans ses motifs (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 au para 17).

[13] Deuxièmement, la SAI ne s’est pas appuyée sur des hypothèses pour tirer ses conclusions, mais sur la preuve au dossier. Il était raisonnable pour la SAI d’accorder une importance moindre aux virements de fonds. Elle a exposé de façon détaillée les nombreuses différences relevées dans les témoignages du demandeur et de son épouse au sujet de ces virements, dont les montants virés, la façon dont les virements ont été effectués, les fins auxquelles ils l’ont été et comment ces fonds ont été dépensés. Compte tenu de ces différences, il était raisonnable pour la SAI de conclure que le demandeur n’avait pas bien expliqué pourquoi il avait envoyé autant d’argent à une nouvelle connaissance avec qui il n’avait eu que quelques rencontres, d’autant plus que la genèse de la relation n’a pas été clairement établie. Contrairement à ce qu’avance le demandeur, la SAI n’a pas conclu qu’il aurait récupéré les fonds virés ou que d’autres membres de la famille les lui auraient remis. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas répondu aux préoccupations de l’agent des visas sur ce point, car la preuve au dossier au sujet des virements était imprécise. En outre, la SAI a jugé favorable le fait que l’épouse lègue par testament au demandeur sa maison au Vietnam. Elle a toutefois conclu que la valeur probante de cet élément de preuve était atténuée par le fait que le testament avait été rédigé en 2019, soit après le refus de la demande de parrainage par l’agent des visas et à la demande d’un avocat. Compte tenu de la date du testament, du fait qu’il comporte peu de détails au sujet du bien légué et du fait que le demandeur a mentionné dans son témoignage qu’il ne voulait pas de cette maison, j’estime que la conclusion de la SAI n’est pas déraisonnable.

[14] Troisièmement, la SAI n’a pas mal appliqué le critère prévu au paragraphe 4(1) du RIPR. Elle a établi, à raison, une distinction entre la présente affaire et l’affaire Jin puisque le libellé de la disposition a été modifié depuis le prononcé de cette décision et qu’en conséquence le critère a aussi été modifié. Les faits dans l’affaire Jin et ceux de l’espèce présentent des similitudes, mais il est bien établi que l’évaluation de l’authenticité du mariage est un exercice qui repose fortement sur les faits et que la liste des facteurs qui permettent de juger de cette authenticité n’est pas exhaustive (Rahman, au para 21). Par ailleurs, d’après mon examen des motifs de la SAI, j’estime qu’elle n’a pas évalué les alinéas 4(1)a) et b) de la même manière et qu’elle s’est livrée à une analyse distincte pour chacun conformément à la décision Moise. La SAI a explicitement souligné que les deux alinéas sont différents et que les éléments de preuve qui tendent à établir l’authenticité d’un mariage ne permettent pas, à eux seuls, d’établir que le mariage n’a pas été contracté principalement à des fins d’immigration. La Cour a néanmoins reconnu qu’un élément de preuve jugé pertinent pour un volet du critère peut aussi l’être pour l’autre (Onwubolu, au para 14; Idrizi, au para 26; Keo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1456 au para 11).

[15] Enfin, la SAI n’a pas rendu une décision fondée sur des incohérences mineures, comme l’affirme le demandeur. Elle a examiné tous les éléments de preuve dont elle disposait et a relevé de nombreuses incohérences importantes en ce qui concerne l’évolution de la relation, par exemple la date à laquelle les époux ont fait connaissance, la fréquence de leurs rencontres lors de la présence du demandeur au Vietnam en 2012, la nature de leur relation au moment où le demandeur est revenu au Canada après avoir fait la rencontre de son épouse. La SAI a également relevé des différences en ce qui concerne la raison pour laquelle l’épouse a abandonné son travail pour retourner vivre auprès de sa famille, le montant d’argent que le demandeur a envoyé à son épouse, comment cet argent a été dépensé, la question de savoir si le premier virement de fonds a été fait au nom de la mère de son épouse, la date à laquelle le demandeur est ensuite retourné au Vietnam, la date à laquelle il a fait sa demande en mariage et la raison pour laquelle le demandeur n’est pas allé visiter son épouse en 2018. Le demandeur croit peut‑être que ces incohérences sont mineures, mais la SAI pouvait raisonnablement conclure que les explications fournies par le demandeur n’étaient pas satisfaisantes et en tirer des inférences défavorables.

[16] De même, on ne saurait reprocher à la SAI d’avoir accordé peu d’importance aux raisons fournies par le demandeur pour expliquer ces incohérences. Il n’a fourni aucun élément de preuve pour démontrer comment des raisons culturelles méconnues, l’écoulement du temps et le faible niveau de scolarité pouvaient expliquer ces différences, et n’a même rien proposé à ce sujet. S’agissant de l’obstacle de la langue, un interprète qui maîtrise le vietnamien et l’anglais était présent pour fournir ses services d’interprétation lors des témoignages entendus au cours des deux séances tenues pour instruire l’appel.

[17] Contrairement à ce qu’avance le demandeur, la SAI n’a pas rendu sa décision en fonction de la différence d’âge entre le demandeur et son épouse. Au contraire, elle a précisé que cet écart n’était pas un obstacle à une relation authentique. Elle a toutefois conclu que le demandeur et son épouse n’avaient pas, sauf pour quelques généralités, raisonnablement expliqué leur affinité.

[18] En conclusion, le demandeur ne m’a pas convaincue que la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu qu’il ne s’était pas acquitté de son fardeau de prouver que le mariage était authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR. J’estime que la décision de la SAI, interprétée globalement et en contexte, satisfait à la norme de raisonnabilité énoncée dans Vavilov.

[19] Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et j’estime que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6602‑19

LA COUR STATUE COMME SUIT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6602‑19

INTITULÉ :

VI BUU TA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence À ottawa (ontario) et toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 avril 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 AVRIL 2021

COMPARUTIONS

Jianhua Zhong

POUR LE DEMANDEUR

Kevin Spykerman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jianhua Zhong

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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