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Date : 20210401


Dossier : T‑681‑20

Référence : 2021 CF 289

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

TANYA NORTHCOTT

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2004, la demanderesse, Mme Tanya Northcott, a demandé la reconnaissance de son statut au titre de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 [la Loi sur les Indiens] par l’entremise d’Affaires autochtones et du Nord Canada [AANC].

[2] AANC a conclu que Mme Northcott n’était pas admissible au statut d’Indien selon les dispositions d’inscription alors applicables de la Loi sur les Indiens, une décision qu’AANC a maintenue pendant une période de 15 ans. En 2019, à la suite de l’entrée en vigueur de certaines modifications à la Loi sur les Indiens, AANC a reconnu le statut d’Indien de Mme Northcott (Loi modifiant la Loi sur les Indiens pour donner suite à la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Descheneaux c. Canada (Procureur général), LC 2017, c 25, art 10.1 [le projet de loi S‑3]).

[3] En 2015, avant que son statut ne soit reconnu, Mme Northcott a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP ou la Commission], dans laquelle elle alléguait (1) une discrimination découlant du refus de reconnaître son statut et (2) que la manière dont elle avait été traitée par AANC lors du traitement de sa demande était discriminatoire.

[4] Dans une décision datée du 22 avril 2020, la CCDP a informé Mme Northcott qu’elle avait décidé de ne pas donner suite à sa plainte. La CCDP a conclu que la plainte était futile, une décision qu’elle a prise en se basant sur le fait que l’article 10.1 du projet de loi S‑3 interdit aux personnes de réclamer une indemnité à la Couronne pour un refus de statut antérieur. Mme Northcott demande maintenant un contrôle judiciaire de la décision de la CCDP en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[5] AANC, le ministère responsable, a utilisé différents noms au cours de la période visée par la présente demande. Dans les présents motifs, je désignerai le ministère par le nom AANC.

[6] Après avoir soigneusement examiné les observations écrites et orales des parties, je conclus que l’intervention de la Cour est justifiée. La décision de la CCDP en ce qui concerne le traitement discriminatoire allégué de Mme Northcott relativement à sa demande de statut n’est pas raisonnable. Mes motifs sont exposés ci‑après.

II. Contexte

A. La Loi sur les Indiens et le projet de loi S‑3

[7] En vertu de la Loi sur les Indiens, les personnes ont droit à l’inscription en fonction de leur ascendance et du statut, ou du droit au statut, de leurs ancêtres (Loi sur les Indiens, art 6). Historiquement, les déterminations du statut des femmes ayant épousé un homme sans statut étaient désavantageusement différentes de celles applicables lorsqu’un homme avait épousé une femme sans statut. Plusieurs de ces dispositions de la Loi sur les Indiens ont été supprimées ou modifiées au fil des ans.

[8] À cet égard, le projet de loi S‑3 traite, en partie, des circonstances dans lesquelles les femmes et leurs descendants ont perdu leur statut en raison du mariage. Le projet de loi comprend également l’article 10.1, qui prévoit qu’un droit de réclamer une compensation, des dommages‑intérêts ou une indemnité ne naît pas lorsqu’une personne ayant nouvellement droit à l’inscription à la suite des modifications du projet de loi S‑3 n’était pas inscrite auparavant :

Absence de responsabilité

10.1 Il est entendu qu’aucune personne ni aucun organisme ne peut réclamer ou recevoir une compensation, des dommages‑intérêts ou une indemnité de l’État, de ses préposés ou mandataires ou d’un conseil de bande en ce qui concerne les faits — actes ou omissions — accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs attributions, du seul fait qu’une personne n’était pas inscrite — ou que le nom d’une personne n’était pas consigné dans une liste de bande — à la date d’entrée en vigueur du présent article et que la personne ou l’un de ses parents ou un autre de ses ascendants a le droit d’être inscrit en vertu de l’un des alinéas 6(1)a.1), a.2) ou a.3) de la Loi sur les Indiens.

No liability

10.1 For greater certainty, no person or body has a right to claim or receive any compensation, damages or indemnity from Her Majesty in right of Canada, any employee or agent of Her Majesty in right of Canada, or a council of a band, for anything done or omitted to be done in good faith in the exercise of their powers or the performance of their duties, only because


(a) a person was not registered, or did not have their name entered in a Band List, immediately before the day on which this section comes into force; and


(b) that person or one of the person’s parents, grandparents or other ancestors is entitled to be registered under paragraph 6(1)(a.1), (a.2) or (a.3) of the Indian Act.



[9] Ce sont les modifications apportées par le projet de loi S‑3 qui ont permis de remédier à l’inadmissibilité de Mme Northcott, lui permettant ainsi de devenir admissible au statut dès leur entrée en vigueur en 2019.

B. La procédure de résolution de plainte établie par la LCDP

[10] La CCDP administre la procédure de résolution de plainte établie par la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP]. L’article 40 de la LCDP prévoit qu’un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la CCDP. En appliquant cette procédure, la CCDP agit en tant qu’organisme de filtrage en ce qui concerne les plaintes fondées sur les motifs de distinction illicite énumérés dans la LCDP (art 3).

[11] La LCDP définit les actes discriminatoires aux articles 5 à 14.1. Dans le cadre de la prestation de services habituellement offerts au public, l’alinéa 5b) de la LCDP prévoit que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, « de [défavoriser un individu] à l’occasion de leur fourniture ».

[12] La CCDP peut charger un enquêteur d’enquêter sur la plainte (LCDP, art 43(1)). À la fin de l’enquête, l’enquêteur doit présenter un rapport des conclusions de l’enquête à la CCDP (LCDP, art 44(1)). Ce rapport d’enquête est appelé rapport fondé sur les articles 40 et 41.

[13] La CCDP peut rejeter une plainte si elle est convaincue qu’une enquête sur cette plainte n’est pas justifiée (LCDP, art 44). Les motifs de rejet comprennent les circonstances dans lesquelles la Commission conclut qu’une plainte est futile, frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi (LCDP, art 41(1)d)).

[14] Dans l’exercice de sa fonction de filtrage et pour déterminer si une enquête est justifiée en réponse à une plainte, la Commission peut s’appuyer sur le rapport fondé sur les articles 40 et 41. Lorsque la CCDP choisit de suivre les recommandations d’un enquêteur sans fournir ses propres motifs supplémentaires, le caractère raisonnable de sa décision tiendra principalement à la rationalité du raisonnement et des conclusions du rapport d’enquête (Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511 au para 15).

C. La demande de statut de Mme Northcott

[15] En avril 2004, Mme Northcott a demandé à AANC de reconnaître son statut en vertu de la Loi sur les Indiens. En mai 2007, la demande a été rejetée : AANC n’a pas été en mesure d’établir si l’un ou l’autre des parents biologiques de Mme Northcott avait lui‑même droit au statut et à l’inscription au titre de la Loi sur les Indiens.

[16] En octobre 2010, Mme Northcott a contesté le refus initial. En septembre 2011, cette contestation a été rejetée pour deux raisons. Premièrement, la contestation a été initiée après l’expiration de la période de contestation de trois ans indiquée dans la lettre de décision et ne pouvait donc pas être acceptée comme une contestation valide. Deuxièmement, bien que les modifications apportées à la Loi sur les Indiens, entrées en vigueur en janvier 2011, aient pu rendre sa mère biologique admissible à l’inscription (Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, LC 2010, c 18), il n’a pas été établi que son père biologique était admissible. Étant donné qu’un seul parent biologique avait droit à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens, AANC n’a pas pu établir que Mme Northcott avait droit à l’inscription.

[17] En juin 2014, Mme Northcott a demandé que son dossier soit rouvert et AANC a accepté de le faire. En avril 2015, elle a déposé la plainte pour atteinte aux droits de la personne, qui fait l’objet de la présente demande.

[18] En juin 2017, AANC a informé Mme Northcott qu’elle n’était toujours pas admissible à l’inscription. À la suite des modifications apportées à la Loi sur les Indiens par le projet de loi S‑3, AANC a conseillé à Mme Northcott de présenter une nouvelle demande de statut. Le 20 septembre 2019, AANC a confirmé que Mme Northcott était inscrite en vertu de la Loi sur les Indiens.

D. La plainte devant la CCDP

[19] La plainte de Mme Northcott allègue l’existence de discrimination fondée sur la race, le sexe et la situation de famille. Premièrement, elle allègue que le refus de lui accorder le statut d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens en raison de sa filiation constitue un acte discriminatoire. Deuxièmement, elle allègue que les longues périodes d’attente qu’elle a connues au cours du traitement de sa demande sont attribuables à un manque de personnel, ce qui reflète l’opinion d’AANC selon laquelle ces services n’étaient pas considérés comme importants pour les personnes autochtones, et que cela constitue également une discrimination au sens de la LCDP :

[traduction]

[...] J’ai l’impression que, s’il s’agissait d’une partie du gouvernement qui s’adressait au grand public, le délai de réponse aux demandes ne serait pas aussi incroyablement et inacceptablement long; parce qu’il s’agit d’une question autochtone, le ministère des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada n’embauche pas suffisamment de personnes pour gérer la charge de travail, car ce n’est pas considéré comme un service important pour les Autochtones : cette situation constitue une discrimination fondée sur la race d’une personne.

[20] La CCDP a d’abord informé Mme Northcott que sa plainte serait mise en suspens, puisqu’elle contestait les effets discriminatoires découlant du libellé de la législation fédérale, une question qui était soumise à la Cour suprême du Canada pour une décision définitive. La Cour suprême a rendu sa décision dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, en juin 2018. Par la suite, un enquêteur a été nommé et un rapport fondé sur les articles 40 et 41 a été rédigé.

[21] Mme Northcott souffre de troubles causés par l’alcoolisation fœtale. Par conséquent, il lui faut souvent plus de temps pour comprendre l’information qui lui est transmise, et elle ne comprend pas toujours correctement les informations. Mme Northcott n’a pas fait part de cet état de santé dans sa plainte initiale, une question que j’aborde plus loin dans les présents motifs (voir paragraphe 36).

III. L’enquête de la CCDP

A. Le rapport fondé sur les articles 40 et 41

[22] L’enquêteur a conclu que la plainte soulevait la question de savoir si une mesure de réparation pratique existerait en cas de succès. L’enquêteur a souligné que les allégations pour lesquelles il n’existe pas de mesure de réparation pratique peuvent être « futiles » au sens de la LCDP.

[23] L’enquêteur a reconnu qu’avant l’adoption du projet de loi S‑3, la Loi sur les Indiens contenait des dispositions qui étaient discriminatoires et qui avaient des répercussions négatives sur Mme Northcott. Toutefois, l’enquêteur a constaté que l’article 10.1 du projet de loi S‑3 s’appliquait à la plainte de Mme Northcott. L’enquêteur a également fait remarquer que, même si la plainte alléguait l’existence d’un préjudice injustifié dans le cadre du processus d’inscription, la question sous‑jacente était la décision d’AANC selon laquelle Mme Northcott n’était pas admissible au statut en vertu de la Loi sur les Indiens. À ce titre, l’enquêteur a conclu que l’article 10.1 empêchait également le Tribunal d’ordonner toute mesure de réparation utile à l’égard de cette partie de la plainte. Après avoir conclu que des dommages‑intérêts ne pouvaient être accordés pour l’une ou l’autre des réclamations, l’enquêteur a conclu que [traduction] « il ne semble pas y avoir de mesure de réparation pratique que le Tribunal pourrait ordonner en ce qui concerne la question de l’obtention du statut d’Indien ». En l’absence d’une mesure de réparation pratique, l’enquêteur a conclu que toutes les allégations étaient frivoles, au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, et a recommandé que la CCDP ne traite pas la plainte.

[24] Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 a été fourni aux parties pour commentaires. Mme Northcott a présenté des observations sur le rapport et l’avocat du défendeur a répondu aux observations de Mme Northcott.

B. La réponse de Mme Northcott au rapport fondé sur les articles 40 et 41

[25] En réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41, Mme Northcott a adopté la position selon laquelle l’article 10.1 du projet de loi S‑3 ne s’appliquait pas à elle. Elle a maintenu son affirmation selon laquelle son statut d’Indien lui a été refusé avant l’adoption du projet de loi S‑3 en raison d’une politique discriminatoire, et non en raison des exigences de la Loi sur les Indiens. Elle a ajouté que l’article 10.1 interdit les demandes en dommages‑intérêts contre le gouvernement liées à des refus antérieurs d’accorder le statut d’Indien « en ce qui concerne les faits – actes ou omissions – accomplis de bonne foi » et que la politique d’AANC exigeant qu’elle prouve l’identité de son père biologique ainsi que les longs délais de traitement constituaient un acte de mauvaise foi.

[26] Elle a en outre allégué qu’AANC a continué de faire preuve de mauvaise foi après le dépôt de sa plainte, après la reconnaissance de son statut en 2019, dans le cadre de ses tentatives d’obtenir un certificat sécurisé de statut indien [la carte de statut]. Elle a prétendu : (1) qu’AANC n’avait pas été sensible aux troubles causés par l’alcoolisation fœtale dont elle souffre; (2) qu’elle a de nouveau subi de longs retards de traitement; (3) que les pratiques de rappel étaient déraisonnables, et (4) qu’un employé d’AANC lui a raccroché au nez et qu’on lui a laissé croire que son dossier serait fermé si les documents n’étaient pas soumis à des dates précises. Elle affirme que cela l’a mise en état de détresse, car elle pensait que la fermeture de son dossier signifiait qu’elle perdrait son statut au titre de la Loi sur les Indiens.

C. La réponse du défendeur au rapport fondé sur les articles 40 et 41

[27] Le défendeur a soutenu que la plainte était théorique, parce que le statut de Mme Northcott avait été reconnu. Le défendeur a souligné que la demande de statut d’Indien de Mme Northcott n’a pas été refusée parce qu’elle ne pouvait pas établir l’identité de son père biologique; cette information était connue du défendeur à l’époque. La question en jeu était plutôt le fait que son père biologique n’était pas admissible à l’inscription. Le défendeur a fait remarquer que la demande de statut de Mme Northcott a été refusée parce qu’elle ne répondait pas aux exigences de l’article 6 de la Loi sur les Indiens à ce moment‑là.

[28] En ce qui concerne la mauvaise foi alléguée, le défendeur a fait valoir qu’il n’y avait aucune preuve que l’inscription au statut d’Indien de Mme Northcott avait été délibérément refusée ou retardée dans l’intention de lui nuire. Le défendeur a également fait valoir que le traitement reçu par Mme Northcott dans le cadre de l’obtention d’une carte de statut et toute omission alléguée de tenir compte des troubles causés par l’alcoolisation fœtale dont elle souffre étaient de nouvelles questions qui n’avaient pas été soulevées dans sa plainte initiale.

IV. La décision faisant l’objet du contrôle

[29] La Commission a rejeté la plainte de Mme Northcott sans donner de motifs supplémentaires : elle s’est appuyée sur la recommandation de l’enquêteur et sur le rapport fondé sur les articles 40 et 41.

V. Les questions en litige et la norme de contrôle

[30] Mme Northcott soutient que la CCDP a commis une erreur en rejetant l’ensemble de sa plainte au motif que l’article 10.1 du projet de loi S‑3 empêchait le tribunal d’ordonner une réparation pratique, car la décision :

  1. se concentre de manière déraisonnable exclusivement sur la première partie de la plainte et ne traite donc pas de la question de savoir si la deuxième partie de la plainte était interdite par l’article 10.1;

  2. interprète de manière déraisonnable l’article 10.1 comme un obstacle à la deuxième partie de la plainte.

[31] Les décisions par lesquelles la CCDP rejette des plaintes aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP sont examinées selon la norme de la décision raisonnable (Stukanov c Canada (Procureur général), 2021 CF 49 au para 28). L’interprétation d’une loi par un décideur doit également être examinée en fonction de la norme du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 115 [Vavilov]). Lorsqu’ils interprètent une loi, « [l]es décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi, » bien que le bien‑fondé de leur interprétation doive toujours être conforme au libellé, au contexte et à l’objet de la disposition (Vavilov aux para 119 et 120). « Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté au cours d’une instance administrative, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels. » (Vavilov au para 120)

[32] La décision sera jugée raisonnable si elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Vavilov au para 85).

VI. Analyse

[33] Dans la présente demande, Mme Northcott ne conteste pas la conclusion selon laquelle l’article 10.1 du projet de loi S‑3 l’empêche de réclamer une indemnisation pour le refus passé de lui accorder le statut, soit la première partie de sa plainte. Cet aspect de la décision est raisonnable.

[34] Cependant, la décision de la CCDP de rejeter la deuxième partie de la plainte de Mme Northcott est déraisonnable. La décision, lorsqu’elle est lue dans son ensemble, ne révèle pas une chaîne d’analyse soutenant la conclusion selon laquelle l’article 10.1 empêche d’ordonner une réparation pratique en ce qui concerne la deuxième partie de la plainte.

A. Le fait de ne pas traiter l’ensemble de la plainte rend la décision déraisonnable

[35] En réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41, Mme Northcott fait remarquer que l’article 10.1 du projet de loi S‑3 ne s’applique que si le gouvernement a agi de bonne foi. Elle conteste la conclusion selon laquelle l’article 10.1 est applicable parce qu’elle allègue qu’AANC a agi de mauvaise foi pendant le traitement de sa demande. Elle souligne les longs délais, l’absence de motifs clairs à l’appui du refus, les demandes répétées de fournir des documents, les difficultés à obtenir une réponse à ses demandes de renseignements, le processus de rappel d’AANC et le fait que l’on n’ait pas tenu compte de ses troubles causés par l’alcoolisation fœtale ni pris de mesures d’adaptation à cet égard. Elle souligne en outre que les problèmes de procédure étaient permanents; elle a continué à en faire les frais pendant le traitement de sa demande de certificat de statut.

[36] Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 fournit des renseignements détaillés sur les deux aspects de la plainte. Dans le résumé de la deuxième partie de la plainte, on y reconnaît que les allégations de Mme Northcott relatives à la procédure persistaient, en ce sens qu’elle avait été confrontée à des problèmes similaires lorsqu’elle cherchait à obtenir un certificat de statut. À cet égard, je souligne que Mme Northcott a écrit à la Commission en décembre 2019 (dossier de la demande, à la page 27) pour lui fournir des renseignements détaillés sur ce qu’elle a vécu pendant sa demande de certificat de statut. Elle a notamment fait part d’une conversation qu’elle avait eue avec un fonctionnaire d’AANC, au cours de laquelle elle avait informé le fonctionnaire qu’elle souffrait d’une lésion cérébrale et avait décrit les effets connexes de cette affection. Elle a déclaré que le fonctionnaire d’AANC lui avait raccroché au nez et qu’elle s’était, une fois de plus, plainte du système de rappel d’AANC. Elle demande expressément à l’enquêteur d’inclure cette lettre dans le cadre de sa plainte.

[37] Malgré les allégations de mauvaise foi de Mme Northcott, le rapport fondé sur les articles 40 et 41 et la décision de la Commission ne se prononcent pas sur la question. Le rapport limite son examen de la plainte relative au processus à un seul paragraphe, concluant que la question sous‑jacente à cette plainte était la décision quant à l’inadmissibilité. Il semble que le rapport adopte la position selon laquelle, étant donné que la première plainte sous‑tend la seconde, cette dernière doit être traitée de la même manière que la première. La raison pour laquelle il en est ainsi n’est pas évidente. Il ne fait aucun doute que si la décision initiale sur le statut avait été différente, Mme Northcott n’aurait pas dû composer avec les problèmes de procédure qu’elle qualifie maintenant de discriminatoire. Toutefois, cela ne conduit pas raisonnablement à la conclusion selon laquelle le second aspect de la plainte ne peut être considéré comme indépendant du premier.

[38] Dans ses observations en réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41, Mme Northcott prétend que l’article 10.1 ne peut s’appliquer à la deuxième partie de la plainte, parce qu’AANC n’a pas agi de bonne foi. Le défendeur aborde brièvement ces observations dans sa réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41. Toutefois, ni ce rapport ni la décision de la Commission ne tentent d’aborder cette question ou de s’y attaquer. Le fait de ne pas traiter d’une question ou d’un argument fondamental peut fort bien rendre une décision administrative déraisonnable (Walker c Canada (Procureur général), 2020 CAF 44 au para 9, citant Vavilov aux para 96 à 98, 127 et 128).

[39] Les arguments de Mme Northcott quant à la mauvaise foi étaient fondamentaux et essentiels à sa réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41. Ils traitent directement de l’applicabilité de l’article 10.1 à l’aspect procédural de sa plainte.

[40] Les motifs contenus dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41 et la décision de la Commission elle‑même doivent être examinés et lus « en fonction de l’historique et du contexte de l’instance » (Vavilov au para 94). Dans le contexte de la procédure d’une plainte présentée au titre de la LCDP, il est possible de considérer que les observations d’un plaignant et d’un défendeur en réponse à un rapport fondé sur les articles 40 et 41 éclairent la décision de la Commission et que l’adoption du rapport fondé sur les articles 40 et 41 suit le raisonnement de cette dernière. En supposant, sans le décider, qu’il puisse en être ainsi, je refuserais d’adopter une telle approche dans cette circonstance. La question non abordée est centrale ou fondamentale à la position défendue par la plaignante.

[41] Le défendeur est également d’avis que plusieurs des faits que Mme Northcott cite à l’appui de ses observations quant à la mauvaise foi n’étaient pas inclus dans sa plainte initiale et ne sont pas pertinents à l’égard des questions soulevées dans sa plainte. Bien que ces questions, y compris l’état de santé de Mme Northcott, aient pu être nouvelles pour le défendeur, elles ont été soumises à la Commission avant que le rapport fondé sur les articles 40 et 41 ne soit achevé. Elles n’étaient pas nouvelles pour la Commission et Mme Northcott avait expressément demandé qu’elles soient incluses dans sa plainte.

[42] Les décideurs administratifs doivent s’attaquer aux questions clés ou aux arguments principaux soulevés (Vavilov au para 128). La mauvaise foi était le principal argument de Mme Northcott dans sa réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41 et elle a eu un impact direct sur l’application de l’article 10.1 à sa demande. Le fait que la Commission n’ait pas abordé cette question rend la décision déraisonnable.

B. L’interprétation de l’article 10.1 du projet de loi S‑3 était également déraisonnable

[43] Ma conclusion ci‑dessus étant déterminante pour la demande, je ne ferai que de brefs commentaires sur la question du caractère raisonnable de l’interprétation de l’article 10.1 par la Commission.

[44] Comme je l’ai déjà souligné, les décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à un exercice formel d’interprétation des lois lorsqu’ils examinent le sens de la législation. Toutefois, lorsqu’une question d’interprétation se pose, le décideur doit démontrer dans ses motifs que son interprétation est conforme au libellé, au contexte et à l’objet de la disposition (Vavilov aux para 119 et 120). En l’espèce, une question d’interprétation se pose incontestablement.

[45] L’objet de l’article 10.1 du projet de loi S‑3, qui était à l’époque l’article 8, a été décrit comme suit par le ministre délégué devant le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones :

[…] l’article 8 a pour effet d’empêcher les personnes nouvellement inscrites en vertu du projet de loi S‑3 de réclamer une indemnité pour les avantages auxquels elles n’avaient pas droit dans le passé. C’est le principe qui a présidé à l’élaboration de l’article 8... [La disposition] reflète en fait une règle de la common law, et n’a été ajoutée au projet de loi que par souci de clarté (Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, Témoignages, 41‑2, no 14 (30 novembre 2016)).

[46] Dans sa réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41, le défendeur a décrit l’objectif de l’article 10.1 en des termes similaires :

[traduction]

Cette disposition ne fait que codifier le droit public général selon lequel des dommages‑intérêts ne seront pas accordés pour un préjudice subi en raison de l’application d’une loi déclarée invalide par la suite, en l’absence de mauvaise foi (dossier certifié du tribunal, à la page 26, voir aussi Mackin c Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2002 CSC 13 au para 78).

[47] Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 adopté par la CCDP concluait que l’article 10.1 s’appliquait à la deuxième partie de la plainte de Mme Northcott. Cette conclusion est, à première vue, en contradiction avec le libellé et l’objectif de l’article. Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 ne présente aucune analyse à l’appui de la conclusion selon laquelle l’article 10.1 s’applique à la deuxième partie de la plainte. Au contraire, la conclusion est justifiée par le fait que la deuxième partie de la plainte englobait la première. J’ai déjà conclu que cette décision était déraisonnable.

[48] Je ne suis pas convaincu qu’en concluant que l’article 10.1 était déterminant quant à la deuxième partie de la plainte de Mme Northcott, l’enquêteur a examiné le sens de l’article d’une manière qui reflète le libellé, le contexte et l’objet de l’article 10.1.

VII. Les dépens

[49] Les parties sont parvenues à un accord sur quant aux dépens : elles proposent que la Cour ordonne le versement d’un montant de 2 750 $ à la partie qui a gain de cause. Je suis convaincu que le montant proposé est approprié.

[50] Les parties ont également informé la Cour que si Mme Northcott se voyait adjuger les dépens, l’ordonnance devrait prévoir que ceux‑ci soient payables à l’avocat de Mme Northcott par fiducie, sous réserve des directives suivantes :

  1. la demanderesse doit être remboursée pour tous ses débours raisonnables et nécessaires;

  2. tout montant restant peut être retenu par son avocat;

  3. si un litige survient quant au montant auquel la demanderesse a droit, une requête peut être présentée à la Cour pour régler la question.

[51] Les parties soulignent que, lorsqu’un avocat bénévole participe à une instance, le paiement des frais à l’avocat, par fiducie, est conforme à l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Roby c Canada (Procureur général), 2013 CAF 251 [Roby].

[52] Dans Roby, la Cour d’appel a déclaré que la représentation bénévole n’empêche pas l’adjudication de dépens (au para 24). La Cour a également souligné que, bien que les dépens soient normalement payables aux parties et par celles‑ci, conformément au paragraphe 400(7) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, ceux‑ci peuvent être payés à l’avocat d’une partie par fiducie (au para 26). De son côté, la jurisprudence a reconnu que les avocats bénévoles peuvent conclure des ententes sur les honoraires avec leur client, ce qui ouvre la porte à l’adjudication de dépens payables à l’avocat, en plus de veiller à ce que le client ne bénéficie pas d’une manne en raison du fait qu’il était représenté par un avocat bénévole (paragraphe 25 citant 1465778 Ontario Inc c 1122077 Ontario Ltd, 2006 CanLII 35819, 82 O.R. (3d) 757 (CA Ont)).

[53] Je suis convaincu que le montant proposé au titre des dépens, en plus d’assujettir le versement des dépens à l’avocat de la demanderesse par fiducie aux directives énoncées ci‑dessus, est approprié dans les circonstances. Sans la participation bénévole de l’avocat, la Cour n’aurait peut‑être pas donné suite à l’affaire et les questions soulevées auraient peut‑être été moins bien définies.

VIII. Conclusion

[54] La demande est accueillie et la décision de la CCDP concernant le traitement reçu par Mme Northcott est annulée et l’affaire lui est renvoyée pour nouvel examen, conformément aux présents motifs.

 


JUGEMENT DANS T‑681‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision du 22 avril 2020 de la Commission canadienne des droits de la personne est annulée en partie et l’affaire lui est renvoyée pour réexamen conformément aux présents motifs.

3. La demanderesse a droit au montant de 2 750 $, qui comprend les débours et les taxes; ce montant est payable au cabinet Nelligan O’Brien Payne LLP, sous réserve de ce qui suit :

a) la demanderesse doit être remboursée pour tous ses débours raisonnables et nécessaires;
b) tout montant restant peut être retenu par son avocat;
c) si un litige survient quant au montant auquel la demanderesse a droit, une requête peut être présentée à la Cour pour régler la question.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑681‑20

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

TANYA NORTHCOTT c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ZOOM, Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 1er février 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

le 1er avril 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Christopher Rootham

 

Pour la demanderesse

 

Me Helene Robertson

Me Elsa Michel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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