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Date : 20210415


Dossier : IMM‑5796‑19

Référence : 2021 CF 326

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 avril 2021

En présence de monsieur le juge Little

ENTRE :

XHEVDET SHALA

AJSHE SHALA

ARBRESHA SHALA

JETON SHALA

ARJANITA SHALA

ERJON SHALA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les membres de la famille de demandeurs contestent une décision rendue par un agent d’immigration par laquelle il rejetait leur demande pour obtenir des permis de séjour temporaire en vertu du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils soutiennent que la décision devrait être annulée parce qu’elle est déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[2] Après un examen attentif des arguments présentés par les demandeurs, j’ai conclu que la décision de l’agent ne contient pas d’erreur susceptible de contrôle quant à la question principale de savoir si la famille a été victime de la traite des personnes. Toutefois, j’ai également conclu que l’agent n’a pas examiné la demande subsidiaire des membres de la famille visant à obtenir des permis de séjour temporaire pour des motifs autres que la traite des personnes, afin de régulariser leur statut juridique en attendant qu’une décision soit rendue relativement à leur deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. La Cour accueille donc la demande en partie, afin qu’un autre agent puisse examiner leur demande de permis de séjour temporaire pour les motifs subsidiaires.

I. Faits et événements à l’origine de la présente demande

[3] Les demandeurs sont Xhevdet Shala, Ajshe Shala et leurs quatre enfants. Ils sont tous citoyens du Kosovo.

[4] La famille Shala a présenté une demande de permis de séjour temporaire (PST) en vertu de l’article 24 de la LIPR en se fondant sur des allégations de traite des personnes. Ils ont fait valoir que M. Shala a été amené par la tromperie à venir au Canada par leur voisin au Kosovo, Bashkim Azemaj, et qu’il a été exploité à son lieu de travail une fois arrivé ici.

[5] Selon les demandeurs, M. Shala a d’abord pensé à venir au Canada en 2009 à la suite d’une conversation avec Bashkim Azemaj à propos d’un travail pour une entreprise au Canada dirigée par Selman Azemaj, le frère de Bashkim. Enfin, Bashkim Azemaj a proposé que si la famille payait des frais de 30 000 euros, les frères se chargeraient de trouver du travail pour M. Shala dans l’entreprise de Selman Azemaj et de faire entrer toute la famille au Canada.

[6] Dans la présente demande, les demandeurs ont fait valoir que Bashkim Azemaj avait fait trois promesses qui ont trompé M. Shala, à savoir qu’il aurait un permis de travail ouvert au Canada; qu’il serait en mesure de rembourser ses frais de recrutement de 30 000 euros dans l’année; que la famille aurait un appartement meublé à son arrivée et que les enfants Shala seraient inscrits à l’école et emmenés à l’école chaque jour.

[7] M. Shala a contracté deux emprunts auprès de prêteurs individuels au Kosovo afin de payer les frais de recrutement. Il est arrivé au Canada en ayant une dette de 30 000 euros envers les prêteurs et de 10 000 euros supplémentaires envers les frères Azemaj.

[8] La famille est arrivée au Canada le 17 septembre 2013. Leur nouvelle vie était loin de répondre à leurs attentes. Une fois arrivés sur les lieux, ils ont trouvé un appartement nauséabond, rempli de déchets, de meubles moisis et sans lit. Les enfants n’étaient pas inscrits à l’école. M. Shala a vite appris qu’il détenait un permis de travail fermé qui lui permettait de travailler uniquement pour une entreprise appartenant à Selman Azemaj. De plus, le taux de rémunération de M. Shala, duquel Selman prélevait souvent des retenues illégales, l’empêchait de rembourser ses dettes à court terme.

[9] M. Shala a immédiatement commencé à travailler. Il a prétendu que Selman exigeait de très longues heures de travail, six ou sept jours par semaine, sans pauses normalisées, dans de mauvaises conditions, et qu’il l’a agressé verbalement. M. Shala était rémunéré de façon irrégulière et pour beaucoup moins d’heures que ses heures travaillées. L’employeur a fait des retenues inadéquates sur sa paie. Le syndicat est finalement intervenu. Il a imposé une amende de plus de 47 000 $ à l’entreprise de Selman pour avoir enfreint la convention collective en ne payant pas les sommes dues pour les heures de travail de ses employés. Lorsque M. Shala se plaignait de sa rémunération ou de ses conditions de travail, Selman menaçait de le congédier et le prévenait qu’il serait renvoyé au Kosovo, où il gagnait trop peu d’argent pour rembourser les dettes qu’il avait contractées. M. Shala affirme que l’entreprise de Selman a ensuite tenté de diminuer son salaire et lui a demandé de payer 7 000 $ pour couvrir les « cotisations syndicales » sinon, il serait congédié. M. Shala a refusé de payer les 7 000 $ et il a été congédié en octobre 2015.

[10] Le permis de travail de M. Shala a expiré en janvier 2016. La famille a donc perdu son statut juridique au Canada. Ils ont ensuite présenté en vain des demandes d’asile (qui ont été rejetées en appel par la Section d’appel des réfugiés). Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, laquelle a été rejetée. Ils ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a également été rejetée.

[11] Au cours de cette période, M. Shala a également demandé un permis de travail ouvert, qui a été approuvé comme permis de travail ouvert sans statut le 18 avril 2018.

[12] Après avoir retenu les services d’un nouvel avocat, les demandeurs ont présenté une demande de PST en alléguant qu’ils étaient victimes de la traite des personnes (parfois appelé « PST‑VTP ») commise par les deux frères Azemaj. À la suite d’une entrevue, la demande initiale de PST-VTP de la famille a été rejetée.

[13] Le 9 octobre 2018, le juge Boswell a ordonné de surseoir au renvoi des demandeurs du Canada jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande de contrôle judiciaire qui était alors en instance : 2018 CanLII 95596 (CF).

[14] Toujours en octobre 2018, les demandeurs ont présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. À ma connaissance, cette demande est en instance.

[15] Le 5 avril 2019, la Cour a annulé la première décision relative au PST‑VTP : 2019 CF 416 (la juge Strickland).

[16] Les membres de la famille ont pris part à une deuxième entrevue en ce qui a trait au PST-VTP, le 19 juillet 2019. Ils ont fourni d’autres éléments de preuve et observations à l’agent après la deuxième entrevue. Ils ont fait valoir que les PST devraient être délivrés parce qu’ils ont été victimes de la traite des personnes et, subsidiairement, que les PST devraient être accordés jusqu’à ce que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée.

[17] L’agent a rejeté la demande présentée par les demandeurs dans une décision rendue avec ses motifs le 12 septembre 2019. Cette décision est contestée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[18] Le 12 avril 2019, les demandeurs ont demandé un deuxième permis de travail ouvert, qui a été refusé le 19 juillet 2019. Les demandeurs n’ont donc présentement aucun statut juridique au Canada.

II. Principes juridiques

Permis de séjour temporaire

[19] Un PST peut être délivré en vertu de l’article 24 de la LIPR. Les paragraphes 24(1) et (3) sont particulièrement pertinents :

24(1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

[...]

(3) L’agent est tenu de se conformer aux instructions que le ministre peut donner pour l’application du paragraphe (1).

[20] Un PST est considéré comme étant « exceptionnel » et peut être délivré pour une période déterminée, sous réserve d’un renouvellement : Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, aux para 8 et 48; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 784 (le juge Phelan), au para 9. Le fardeau imposé à un demandeur est lourd : El Rahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 372 (le juge Pamel), au para 59.

[21] L’objet du PST en vertu de l’article 24 a été décrit comme voulant « rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la stricte application » de la LIPR si un étranger est interdit de territoire ou ne s’est pas conformé à la LIPR : Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 (le juge Shore), au para 22, lequel a été récemment cité par le juge McHaffie dans la décision Shabdeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 492, au para 33, et par le juge Pamel dans la décision El Rahy, au para 57. Dans cette dernière décision, le juge Pamel a également souligné que le « but même du PST est de permettre aux personnes qui n’ont pas respecté la LIPR de régulariser leur statut » (au para 62).

[22] Compte tenu du libellé du paragraphe 24(1) (« [...] s’il estime que les circonstances le justifient [...] »), la Cour a conclu qu’une décision relative au PST est discrétionnaire : Ali, au para 9; César Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 880 (la juge Bédard), au para 93; Lorenzo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 37 (le juge Shore), aux para 22 et 23; Bhamra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 482 (la juge McDonald), au para 27. Comme le juge McHaffie l’a fait remarquer dans la décision Shabdeen, il y a une certaine divergence dans les décisions rendues par notre Cour concernant la norme applicable à une demande de PST au titre du paragraphe 24(1) : voir la décision Shabdeen, au para 14. À l’instar du juge McHaffie, je ne suis pas tenu d’aborder cette divergence dans les présents motifs.

[23] En l’espèce, le ministre a donné des instructions qui, en raison du paragraphe 24(3) de la LIPR, restreignent l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent de délivrer un PST en vertu du paragraphe 24(1).

Norme de contrôle

[24] Les deux parties ont fait valoir que la norme de contrôle de la décision d’un agent en vertu du paragraphe 24(1) est celle de la décision raisonnable, telle que décrite dans l’arrêt Vavilov. Je partage cet avis.

[25] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (c.‑à‑d., la justification) et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au para 12. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

[26] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

III. Analyse

[27] Je vais trancher les questions soulevées par les demandeurs à tour de rôle.

Demande de PST des demandeurs fondée sur la traite des personnes

[28] La demande principale présentée à l’agent portait sur les PST fondés sur la traite des personnes. En 2007, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a publié des instructions relatives à ces demandes de PST intitulées « Instructions du Ministre sur la délivrance de permis de séjour temporaire aux victimes de la traite des personnes » (les instructions ministérielles). L’objectif de ces instructions est de protéger les étrangers vulnérables qui sont victimes de la traite des personnes, en régularisant leur statut au Canada, s’il y a lieu. Les instructions ministérielles fournissent des directives sur la délivrance d’un PST à court terme (jusqu’à 180 jours) et à long terme, y compris des critères pour la délivrance de chacun. Les buts du PST à court terme comprennent de : « donner aux victimes de la traite des personnes une période de réflexion pour examiner plus à fond leurs possibilités de retourner dans leur pays d’origine ou leur donner le temps de décider si elles veulent participer à l’enquête sur le trafiquant ou à la procédure pénale contre celui‑ci »; permettre aux victimes de se rétablir d’un traumatisme physique ou mental; permettre aux victimes d’échapper à l’influence des trafiquants afin de prendre une décision éclairée sur la solution à privilégier; protéger des étrangers vulnérables victimes de la traite des personnes. Un permis de séjour temporaire de plus longue durée peut être accordé dans les cas où une vérification plus complète des faits établit des motifs raisonnables de croire que l’individu est victime de la traite des personnes. Les instructions ministérielles prévoient que l’agent doit examiner certains facteurs pour prendre une décision relative à un PST de plus longue durée.

[29] Les instructions ministérielles énoncent la définition suivante de la traite des personnes, tirée de l’article 3 du Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (2003) des Nations Unies (le Protocole sur la traite des personnes des Nations Unies) :

L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.

[30] Les instructions ministérielles indiquent que la définition des NU comporte trois « éléments clés », à savoir l’acte, les moyens et le but :

  1. un acte physique : par exemple, le recrutement, le transport ou l’hébergement de personnes;

  2. cet acte doit être accompli par des moyens : par exemple, des menaces, la force, la contrainte ou la tromperie;

  3. pour un but précis : l’exploitation des victimes.

[31] Je vais traiter maintenant des motifs de l’agent.

[32] L’agent a énoncé la définition de la traite des personnes du Protocole sur la traite des personnes des Nations Unies et une définition plus courte du Bureau international du Travail des Nations Unies ([traduction] « Tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré » : Bureau international du Travail, Human Trafficking and Forced Labour Exploitation Guidelines : for Legislation and Law Enforcement (2005), p. 17 (la Convention du BIT)).

[33] L’agent a conclu qu’en l’absence d’éléments de preuve d’autres facteurs liés à la définition des NU, il examinerait la notion de la tromperie et de la fraude pour amener M. Shala au travail forcé. L’agent a déclaré ce qui suit : [traduction] « Dans l’ensemble, l’évaluation de tous les facteurs principaux sera utilisée pour apprécier de façon cumulative si les demandeurs satisfont à la définition de victimes de la traite des personnes à des fins de travail forcé conformément aux instructions ministérielles ou aux doctrines internationales des Nations Unies ».

[34] Après une analyse détaillée des faits, l’agent a déclaré qu’il se concentrerait sur la question de savoir si M. Shala satisfait à la définition de « victime de la traite des personnes à des fins de travail forcé » aux termes du Protocole sur la traite des personnes des Nations Unies ou des instructions ministérielles et [traduction] « si un PST à long terme correspondant, délivré en dehors des appréciations préliminaires, sera délivré à [M. Shala] et aux personnes à charge qui l’accompagnent en conséquence ».

[35] L’agent a ensuite examiné la nature de la traite des personnes à des fins de travail forcé, qu’il a distinguée de l’exploitation des travailleurs. L’agent a considéré que la traite des personnes à des fins de travail forcé se produit lorsqu’un employeur oblige ou trompe un travailleur en l’incitant à travailler contre son gré, souvent en utilisant la violence, les menaces, la manipulation de la dette, le chantage ou la fraude pour forcer les victimes à travailler. En revanche, l’agent a décrit l’exploitation des travailleurs comme une situation où les employeurs profitent du traitement illégal de leurs travailleurs, mais n’exercent pas le niveau de contrôle qui caractérise la traite des personnes à des fins de travail forcé. Les victimes de la traite des personnes à des fins de travail forcé sont souvent victimes de multiples formes d’exploitation des travailleurs. L’agent a également établi une distinction entre les personnes qui sont [traduction] « soumises à une forme quelconque de contrainte économique qui fait qu’ils doivent accepter des conditions de travail inférieures à la norme parce qu’elles n’ont tout simplement pas d’autre choix (exploitation ou exploitation de la vulnérabilité, mais pas nécessairement le travail forcé) et celles contre lesquelles la coercition réelle est exercée par un tiers pour les forcer à entreprendre un travail contre leur volonté ».

[36] L’agent a adopté une approche fondée sur « l’acte, les moyens et le but » pour apprécier les circonstances en l’espèce. L’agent a conclu que M. Shala [traduction] « avait l’intention de chercher des occasions d’emploi au Canada avec la perspective d’un avenir financier meilleur » et qu’il savait qu’il pourrait être temporairement tenu de travailler dans un domaine ou un secteur différent. L’agent a conclu que le demandeur [traduction] « a accepté les conditions » et a choisi de venir au Canada, amenant avec lui sa famille comme personnes à charge qui l’accompagnaient, [traduction] « dont aucune n’a été soumise au travail ». L’agent a conclu que le témoignage de M. Shala au sujet de ses heures de travail, de ses paiements irréguliers et de ses déductions illégitimes indiquait des éléments révélateurs d’exploitation des travailleurs, et non de la traite, en raison de l’absence de travail forcé ou sous contrainte.

[37] L’agent a également examiné la question de la servitude pour dettes. L’agent a conclu, en se fondant sur les éléments de preuve, que M. Shala [traduction] « a accepté les conditions de travail par nécessité économique pour payer le loyer et subvenir aux besoins de sa famille et n’a mentionné aucune déduction systémique pour le remboursement de la dette » aux frères Azemaj. M. Shala n’a pas signalé sa situation à la police. L’agent a également fait remarquer que lorsque M. Shala a refusé de rembourser les frais du règlement lié au syndicat, on lui a dit qu’il était congédié.

[38] En dernier lieu, l’agent a tenu compte de l’observation selon laquelle la famille Shala craignait de retourner au Kosovo en raison de l’intimidation des usuriers découlant des fonds en souffrance. L’agent a souligné que les fonds n’avaient pas été obtenus illégalement ou illicitement, et que les demandeurs n’avaient pas prétendu que la protection de l’État au Kosovo était inadéquate ni fourni d’éléments de preuve à cet égard s’ils étaient ciblés par des usuriers.

[39] Dans l’ensemble, [traduction] « en appréciant tous les facteurs principaux », l’agent a conclu qu’il n’était pas satisfait aux éléments du Protocole sur la traite des personnes des Nations Unies et de la Convention du BIT, [traduction] « surtout compte tenu du fait que [M. Shala] n’a pas été trompé pour être amené à travailler contre son gré ou forcé de travailler contre son gré ». L’agent a conclu que M. Shala ne satisfaisait pas à la définition de victime de la traite des personnes aux termes des Instructions ministérielles ou du Protocole sur la traite des personnes des Nations Unies. Par conséquent, l’agent n’a pas trouvé de raisons ou de circonstances impérieuses justifiant la délivrance d’un PST en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR.

[40] Dans la présente demande, les demandeurs ont présenté deux arguments principaux pour contester la décision de l’agent de ne pas délivrer de PST pour motif de traite des personnes : a) l’agent a conclu de façon déraisonnable que M. Shala n’avait pas été recruté frauduleusement; b) l’agent a conclu façon déraisonnable que Selman Azemaj n’exerçait pas un contrôle sur M. Shala. Les deux arguments concernent l’application de principes juridique aux éléments de preuve.

[41] Tout d’abord, en ce qui concerne le recrutement frauduleux, les demandeurs contestent les conclusions de l’agent selon lesquelles M. Shala n’a pas été trompé pour être amené à travailler contre son gré et il a [traduction] « accepté les conditions d’emploi ». Ils soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve non contredits selon lesquels M. Shala a été trompé pour être amené à travailler parce qu’aucune des trois promesses de Bashkim Azemaj n’était vraie : M. Shala n’a pas obtenu de permis de travail ouvert; la rémunération et les autres conditions de travail ont rendu impossible le remboursement des frais de recrutement de 30 000 euros dans un délai d’un an; et la famille n’a pas eu d’appartement meublé à son arrivée et les enfants Shala n’ont pas été inscrits ni emmenés à l’école. Les demandeurs ont fait valoir que M. Shala n’avait pas accepté de travailler selon des « conditions » qui comprenaient le salaire minime, les longues heures de travail et d’autres conditions terribles qu’il a vécues. Ils ont également fait valoir que les déductions salariales chroniques imposaient à M. Shala une forme de servitude pour dettes.

[42] Le défendeur a décrit les observations des demandeurs comme demandant à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de la preuve ou de prendre sa propre décision quant au bien‑fondé de la demande de PST, ce qui n’est pas permis selon les principes du contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 125 et 126. Je conviens avec le défendeur que les observations des demandeurs vont dans ce sens. Je n’examinerai que les arguments permis par l’arrêt Vavilov, qui portent sur le raisonnement de l’agent et la question de savoir si la décision a tenu compte des contraintes factuelles et juridiques qui ont eu une incidence sur celle‑ci.

[43] Au paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a relevé deux catégories de lacunes fondamentales qui pourraient amener une cour de révision à annuler une décision administrative. La première se présente dans le cas d’une décision « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision ». Les motifs de la Cour portaient précisément sur des contraintes, y compris la preuve dont disposait le décideur (aux para 125 et 126). Une décision raisonnable en est une qui « se justifie au regard des faits » et à moins de « circonstances exceptionnelles », une cour de révision ne modifie pas les conclusions de fait du décideur et doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve (au para 125). Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard du dossier et de la trame factuelle. Comme la Cour suprême l’a déclaré, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis » si le décideur s’est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (au para 126). La preuve versée au dossier et la trame factuelle constituent donc des contraintes quant au caractère raisonnable d’une décision : voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (le juge Rowe), au para 61; Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd., 2020 CAF 64 (le juge de Montigny), au para 30.

[44] Ce ne sont pas toutes les erreurs ni toutes les mauvaises compréhensions de la preuve qui justifient l’intervention d’une cour de révision, car ce ne sont pas tous les aspects des circonstances factuelles et juridiques qui constituent une contrainte pour le décideur administratif : Vavilov, au para 105. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a clairement indiqué que la capacité d’intervention de la cour de révision se présente dans le cas d’une décision « indéfendable [...] compte tenu des contraintes factuelles [...] pertinentes » ou si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » [non souligné dans l’original]. Même dans ce cas, la Cour a déclaré que le caractère raisonnable d’une décision « peut être compromis » [mon soulignement] si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte – il n’est pas obligatoire d’annuler la décision. Voir aussi les paragraphes 101 et 194 (la décision peut être annulée si la cour de révision « perd[...] confiance » dans la décision). Cette approche cadre avec l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7.

[45] À mon avis, les demandeurs n’ont pas relevé d’erreur susceptible de contrôle dans la décision de l’agent sur cette question. Le rôle de l’agent consistait à déterminer le droit applicable, à examiner la preuve et à établir les faits, et à appliquer le droit à ces faits pour rendre une décision en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR. Il incombe à la Cour de s’assurer que l’agent a respecté la loi, a utilisé un raisonnement transparent et intelligible, a rendu une décision justifiée au moyen de motifs et est arrivé à un résultat raisonnable.

[46] L’agent a cerné la question globale appropriée, soit recourir à la tromperie et à la fraude pour inciter au travail forcé. L’agent a compris que les demandeurs demandaient un PST à long terme, et non à court terme. L’agent connaissait les faits relatifs aux trois promesses sur lesquelles les demandeurs se sont appuyés, ainsi que les expériences de travail négatives de M. Shala après son arrivée au Canada, et il en a tenu compte. L’agent a décrit l’exploitation des travailleurs et la traite des personnes à des fins de travail forcé et a établi une distinction entre elles, que les demandeurs n’ont pas contestée en l’espèce. L’agent a appliqué l’approche fondée sur l’acte, les moyens et le but de la définition de la traite des personnes des NU, telle qu’elle est décrite dans les instructions ministérielles, et a souligné que chacun des trois éléments doit être présent pour étayer une conclusion de traite des personnes. En appréciant la preuve en fonction de ces principes juridiques, l’agent a qualifié les circonstances factuelles en l’espèce d’exploitation des travailleurs plutôt que de traite des personnes.

[47] Malgré les arguments vigoureux présentés par l’avocat des demandeurs, je ne suis pas en mesure de conclure que l’appréciation de l’agent était « indéfendable » ou que l’agent « s’est fondamentalement mépris » sur la preuve, comme l’exige Vavilov. Les motifs de l’agent montrent une appréciation des faits pertinents et des allégations précises faites par M. Shala au sujet de la façon dont il a été recruté et des conditions de travail qu’il a vécues. L’agent n’a pas fait abstraction de la preuve ni omis de lui donner effet. L’agent a plutôt conclu que la preuve appuyait une conclusion d’exploitation de M. Shala à des fins de travail, mais qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences de la traite. À mon avis, il n’y a pas lieu de modifier la décision de l’agent étant donné le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[48] Dans leurs observations sur la deuxième question soulevée (le contrôle exercé par Selman Azemaj), les demandeurs se sont concentrés sur la servitude pour dettes. L’agent a traité de la servitude pour dettes dans les motifs. Il a déclaré que M. Shala n’avait pas travaillé pour Selman Azemaj pendant quatre ans. Au cours de ces années, M. Azemaj n’a pas poursuivi, intimidé, ni forcé M. Shala à travailler pour être remboursé. L’agent a également constaté que M. Shala n’avait jamais signalé sa situation à la police. Lorsque Selman Azemaj a tenté de forcer M. Shala à payer de prétendues cotisations syndicales, M. Shala a refusé et a quitté son emploi. Dans l’ensemble, l’agent a conclu que M. Shala acceptait les conditions de travail par nécessité économique pour subvenir aux besoins de sa famille.

[49] Les demandeurs ont soutenu que selon la description des NU, une personne est victime de servitude pour dettes quand « son travail, ou le travail d’un tiers sur lequel il a autorité, est exigé en remboursement d’un prêt ou d’une somme avancée, et quand la valeur de son travail n’est pas affectée à la liquidation de la dette ou quand la durée de son service n’est pas limitée et/ou la nature du service n’est pas définie » (Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, « Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences » (4 juillet 2016), A/HRC/33/46). Les demandeurs ont fait remarquer que la servitude pour dettes est rendue plus puissante par les disparités de richesse et de devises entre les pays visés, en l’occurrence le Kosovo et le Canada. Les demandeurs ont insisté sur le fait que M. Shala a été entraîné à contracter une dette qu’il ne pouvait pas rembourser sans travailler au Canada, et qu’il a été forcé de travailler pour un salaire minime et dans des conditions terribles pour tenter de rembourser cette dette. Les demandeurs ont soutenu que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve de coercition et de contrôle pendant le lien d’emploi et qu’il s’est concentré à tort sur la question de savoir s’il y avait eu des tentatives de coercition après la fin du lien d’emploi. En particulier, ils ont fait valoir que [traduction] « la caractéristique déterminante de ce lien d’emploi particulier [était] l’obtention impitoyable d’heures supplémentaires » de M. Shala alors qu’il travaillait pour l’entreprise de Selman Azemaj. Ils ont fait remarquer que Selman Azemaj se servait de la dette qu’il devait comme levier pour s’assurer que M. Shala continue à travailler fort, tout en faisant d’importantes déductions sur sa paie pour s’assurer que la dette ne puisse jamais être remboursée. Bien que l’agent ait constaté que M. Shala n’avait pas prévenu la police, les demandeurs ont soutenu que cela aurait pu compromettre le statut d’immigration de la famille Shala au Canada – Selman Azemaj brandissait l’expulsion comme une épée de Damoclès afin de subjuguer M. Shala.

[50] Le défendeur était d’avis que la Cour ne peut apprécier à nouveau la preuve sur le fond et que l’agent a apprécié tous les éléments de preuve pour arriver à ses conclusions. Le défendeur a soutenu que les motifs de l’agent démontraient un raisonnement logique, transparent et justifiable : M. Shala était libre de quitter son emploi, de sorte qu’il était raisonnable que l’agent conclue qu’il n’était pas forcé de travailler pour rembourser la dette.

[51] À mon avis, la décision de l’agent n’était pas déraisonnable relativement à cette question. Selon mon interprétation des motifs, l’agent a conclu que le lien d’emploi n’était pas une servitude pour dettes, parce que M. Shala n’a pas prévenu la police, a pu quitter son emploi, n’a pas été pourchassé par Selman Azemaj par la suite et n’a pas été contraint à retourner au travail forcé. À cette étape des motifs, l’agent avait déjà examiné en profondeur les éléments de preuve liés aux conditions de travail de M. Shala pendant son emploi. La brièveté de l’analyse de l’agent sur la servitude pour dettes, et les références uniquement au fait que M. Shala n’a jamais prévenu la police et aux événements survenus après qu’il a quitté l’entreprise de Selman Azemaj, sont plus logiques dans ce contexte. Je ne suis pas en mesure de conclure que les éléments de preuve présentés par les demandeurs limitaient l’agent à une conclusion autre que celle qu’il a tirée, ou que les motifs de l’agent sont indéfendables selon les principes de l’arrêt Vavilov.

[52] Pour ces motifs, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que les motifs de l’agent contiennent une erreur susceptible de contrôle quant à savoir si des PST devraient être délivrés en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR pour des motifs de traite des personnes. À mon avis, la décision de l’agent possède la transparence, l’intelligibilité et la justification nécessaires selon les principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes.

Demande subsidiaire de PST des demandeurs pour régulariser leur statut au Canada

[53] Les demandeurs ont également fait valoir qu’ils ont présenté une autre demande à l’agent selon laquelle, s’ils n’étaient pas admissibles à un PST pour motif de traite des personnes, l’agent devrait délivrer un PST à la famille pour d’autres motifs, en attendant l’issue de leur deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[54] Les observations écrites des membres de la famille à l’agent indiquaient qu’ils avaient présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en octobre 2018, au motif qu’ils étaient établis au Canada depuis septembre 2013. Les demandeurs ont expliqué que la délivrance de PST régulariserait le statut de la famille pendant qu’ils attendent une décision relativement à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ils ont soutenu que les forcer à se déraciner pendant le traitement de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire causerait inutilement un préjudice à une famille qui a déjà beaucoup souffert.

[55] L’observation faite à l’agent mettait l’accent sur l’intérêt supérieur des enfants Shala, y compris les répercussions de l’interruption de leur école et de leur emploi ainsi que les répercussions sur la santé mentale d’Arjanita, alors âgée de 17 ans. L’observation énonce la conclusion de notre Cour relativement à la demande de sursis en ces termes : [traduction]

[traduction]

Il existe des éléments de preuve convaincants et non hypothétiques selon lesquels les demandeurs, notamment les jeunes enfants, subiraient un préjudice irréparable, en ce sens que les éléments de preuve présentés par les demandeurs dans la présente requête montrent qu’il existe une probabilité sérieuse que leur vie ou leur sécurité soient menacées s’ils sont renvoyés du Canada à ce stade-ci.

[56] Les observations présentées à l’agent indiquaient qu’Arjanita [traduction] « était déprimée et suicidaire en raison de la possibilité d’être renvoyée » au Kosovo et mentionnaient des déclarations corroborantes d’un responsable scolaire. Les demandeurs ont fourni un rapport d’évaluation daté du 16 juin 2019 établi par un psychologue, le Dr Rod Day. Ce rapport comporte 10 pages à simple interligne. Il est détaillé sur le plan factuel et semble complet. De l’avis du Dr Day, Arjanita répondait aux critères diagnostiques d’un trouble dépressif majeur, épisode unique, grave, qui a commencé lorsqu’elle s’est rendu compte que la famille risquait d’être renvoyée du Canada. Selon le rapport, son état psychologique était le suivant :

[TRADUCTION]

[...] se détériore constamment. Les symptômes de dépression, d’anxiété et d’appréhension s’intensifient à mesure que la perspective d’expulsion devient de plus en plus imminente. Son fonctionnement s’est déjà détérioré au point où elle [est] régulièrement absente de l’école, se confine dans sa chambre à coucher et sanglote pendant une bonne partie de la journée, et se désengage de plus en plus de sa famille.

[57] Le psychologue a conclu que, dans sa situation actuelle, il était [traduction] « profondément préoccupé » par le risque qu’elle ait des comportements autodestructeurs. Le Dr Day a également conclu que si son père était expulsé au Kosovo, [traduction] « il ne fait aucun doute que cela la placerait dans une situation extrême et précipiterait une détérioration accrue de son fonctionnement psychologique et une augmentation proportionnelle de son risque déjà considérable d’automutilation ».

[58] Dans son résumé, le Dr Day a déclaré que les résultats de son évaluation indiquaient qu’Arjanita [traduction]« souffre actuellement d’une dépression grave et de tendances suicidaires qui sont apparues pour la première fois en avril 2017 » et qu’il était difficile d’envisager un résultat qui ne mènerait pas à une [traduction] « autre dégradation de son état psychologique déjà précaire » au point où elle [traduction] « présentera un risque élevé d’automutilation et pourrait nécessiter une hospitalisation pour la stabiliser ».

[59] La décision de l’agent mentionnait le rapport du Dr Day, mais pas son contenu. L’agent a déclaré que, bien qu’il [TRADUCTION] « reconnaisse le désespoir d’Arjanita à l’idée de retourner au Kosovo, [il a conclu] que les enfants s’adapteront probablement avec le soutien de leurs frères et sœurs et de leurs parents [...] ». L’agent a également fait remarquer que [TRADUCTION] « la détresse générale occasionnée par la réinstallation involontaire de la famille » n’était pas un facteur qui [traduction] « confirmait si [...] M. Shala est ou a été victime de la traite des personnes à des fins de travail forcé ».

[60] À mon avis, la demande de PST présentée par les demandeurs pour des motifs différents de ceux de la traite des personnes devrait être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une décision. Il y a plusieurs raisons connexes.

[61] Premièrement, l’agent n’a pas tenu compte de la demande subsidiaire des demandeurs de délivrer des PST de façon temporaire pour des raisons autres que leur allégation de traite des personnes, ce qui pourrait régulariser leur statut au Canada en attendant l’issue de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette autre demande devait être traitée, sur le fond et au nom de l’équité procédurale. À la lecture de l’ensemble des motifs de décision de l’agent, je ne suis pas en mesure de conclure à une analyse de fond du bien‑fondé de la demande subsidiaire ou des facteurs non liés aux PST-VTP invoqués pour l’appuyer. L’analyse globale de l’agent, et en particulier son dernier paragraphe, ne fait référence qu’aux constatations et aux conclusions de l’observation de la famille concernant la traite des personnes.

[62] La position subsidiaire des demandeurs demandant expressément des PST en vertu du paragraphe 24(1) était importante et au cœur de leur observation générale. On ne pouvait faire abstraction de la demande et des motifs qui l’appuyaient : Vavilov, au para 128.

[63] À l’appui de leur position devant la Cour, les demandeurs ont également fait valoir que l’existence et l’intérêt des enfants sont des circonstances pertinentes dont l’agent doit tenir compte conformément au paragraphe 24(1). Les décisions rendues par notre Cour appuient la position des demandeurs : voir Ali, aux para 12 et 13; Palmero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1128 (le juge Harrington), aux para 15 et 20; Mousa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1358 (la juge Strickland), aux para 14 à 17; César Nguesso, au para 105. Voir aussi Shabdeen au para 16, dans lequel le juge McHaffie a récemment confirmé qu’un agent doit tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant lorsque celui‑ci fait partie des circonstances pertinentes à l’égard d’une demande de PST. L’agent ne l’a pas fait dans les motifs.

[64] Les motifs de l’agent mentionnaient les éléments de preuve présentés relativement à la santé mentale d’Arjanita, mais ils ne démontraient pas que ces éléments de preuve avaient été pris en compte. Les motifs de l’agent faisaient référence au [traduction] « désespoir » d’Arjanita, qui donnait à penser qu’elle était simplement déprimée, abattue ou triste. Cette affirmation va à l’encontre de l’opinion professionnelle contenue dans le rapport du Dr Day du 16 juin 2019, qui faisait état d’une situation beaucoup plus grave, qui s’était manifestée pour la première fois en avril 2017, plus de deux ans avant l’évaluation du Dr Day en juin 2019. Bien qu’un agent puisse tirer ses propres conclusions fondées sur la preuve et s’écarter d’une opinion professionnelle dans la preuve, la Cour a conclu que l’agent est tenu de fournir une explication à cet égard : Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 (le juge en chef Crampton), au para 48; Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 (le juge Gascon), au para 24. Dans ses motifs, l’agent n’a pas tenté de fournir une telle explication.

[65] Le défendeur a soutenu que l’agent était en droit de ne pas rendre une décision relativement à la demande subsidiaire de PST parce que la famille n’avait pas payé de frais distincts de 200 $ pour son examen. Je n’accepte pas cet argument. Outre le fait que l’agent n’a fait aucune mention de l’omission de payer des droits ni n’a tiré de conclusion à cet égard, cette observation constitue une tentative technique pour étoffer l’omission de l’agent d’examiner la demande subsidiaire des demandeurs. En outre, il est à tout le moins possible de soutenir qu’aucun droit n’était requis en raison de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire existante en vertu du paragraphe 25(1) : al 298(2)b) du RIPR.

[66] À l’audition de la présente demande, l’avocate du défendeur a indiqué qu’il existait une pratique selon laquelle une demande de PST « régulière » devait être examinée avec la demande présentée en vertu du paragraphe 25(1) et non avec une demande présentée en vertu du paragraphe 24(1) en ce qui concerne la traite des personnes. En l’absence d’éléments de preuve plus précis d’une telle pratique administrative, je ne peux retenir cet argument.

[67] Pour ces motifs, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en négligeant d’examiner le fond de la demande subsidiaire de PST présentée par les demandeurs.

Mesure de redressement

[68] À mon avis, la mesure de redressement adéquate consiste à accueillir la demande en partie et à renvoyer la demande subsidiaire de PST présentée par les demandeurs en vertu du paragraphe 24(1) pour qu’un autre agent rende une décision, limitée aux motifs différents de ceux de la question de savoir si les circonstances factuelles constituent de la traite des personnes. Je souligne que, dans trois décisions récentes, la Cour a renvoyé des demandes de PST en vue d’une décision ou d’une nouvelle décision dans d’autres circonstances lorsqu’un agent ne les a pas traitées en même temps qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire : voir Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 754 (la juge Elliott), aux para 10 et 11; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 (le juge Norris), aux para 52, 53, 61 et 67; et Mpoyi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 251 (le juge Bell), aux para 31 à 33. Pour une mesure de redressement semblable, voir aussi Vaval c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 160 (le juge Noël).

[69] D’après les observations présentées à l’audience, je crois comprendre que le rapport du Dr Day a été joint à la deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la famille. Bien qu’il puisse être logique que l’agent qui tranche la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire tranche la demande de PST de la famille pour régulariser son statut, il n’appartient pas à la Cour de désigner le décideur approprié.

IV. Conclusion

[70] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée relativement à la demande de permis de séjour temporaire fondée sur la traite des personnes. Toutefois, la demande sera accueillie en partie et la demande de permis de séjour temporaire fondée sur d’autres motifs sera renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une décision.

[71] Aucune des parties n’a demandé à la Cour de certifier une question aux fins d’appel, et il n’y en a pas. Il n’y a pas de motifs justifiant une ordonnance relative aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5796‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent le 12 septembre 2019 est rejetée en partie. La Cour renvoie l’affaire à un autre agent afin qu’il rende une décision relativement à la demande de permis de séjour temporaire présentée par les demandeurs en vertu de l’article 24 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés pour des motifs différents de ceux de la question de savoir si les circonstances factuelles constituent de la traite des personnes, en attendant la décision définitive relativement à la demande d’exception des demandeurs en vertu du paragraphe 25(1).

  2. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent le 12 septembre 2019 est à tous autres égards rejetée.

  3. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5796‑19

 

INTITULÉ :

XHEVDET SHALA, AJSHE SHALA, ARVRESHA SHALA, JETON SHALA, ARJANITA SHALA, ERJON SHALA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 SEPTEMBRE 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

POUR LES DEMANDEURS

 

Nadine Silverman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luke McRae

Avocat

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nadine Silverman

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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