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Date : 20041116

Dossier : T-1401-04

Référence : 2004 CF 1601

ENTRE :

                                MARC DESROSIERS et MARIA LE BOUTHILLIER

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Les différends relatifs à l'emploi dans la fonction publique du Canada relèvent d'une procédure de règlement des griefs. L'agent des griefs est nommé et rémunéré par l'employeur contre qui la plainte est formée et fait partie de la direction de cet employeur. La question en litige dans la présente espèce est celle de savoir si le Parlement a autorisé les agents des griefs à appliquer la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et à prononcer les mesures de réparation applicables, y compris le paiement de dommages-intérêts, dans le cas où il serait conclu qu'un employé a été victime de violation ou de négation des droits et libertés que lui garantit la Charte.

[2]                Les demandeurs, Marc Desrosiers et Maria Le Bouthillier, sont des psychologues employés par le Service correctionnel du Canada (le SCC). Jusqu'à une date récente, le poste de psychologue dans ce service exigeait seulement que son titulaire fût licencié par un ordre provincial de psychologues, et non qu'il fût agréé dans la province où il travaillait. Marc Desrosiers et Maria Le Bouthillier sont autorisés à exercer la psychologie au Québec, mais sont employés par le SCC dans un établissement correctionnel fédéral sis en Nouvelle-Écosse.

[3]                Le SCC, pour ce qu'il déclare être des [TRADUCTION] « raisons opérationnelles » , a récemment changé cette politique. Il exige maintenant de ses psychologues qu'ils soient agréés dans la province où ils travaillent. S'il est vrai que les demandeurs ont apparemment été confirmés dans leurs postes actuels en vertu des droits acquis, ce changement de politique pourrait avoir un effet défavorable sur leur avenir professionnel. C'est ainsi que M. Desrosiers s'est déjà vu refuser la possibilité de concourir pour des mutations dans d'autres provinces au motif qu'il n'est pas habilité à y exercer la psychologie à titre indépendant.


[4]                Les demandeurs ont non seulement saisi la Cour en leur propre nom, mais ils comptent aussi intenter un recours collectif au nom de l'ensemble des psychologues du SCC. Ils sollicitent une déclaration comme quoi cette nouvelle exigence de leur emploi porte atteinte à leur liberté de circulation et d'établissement sous le régime de l'article 6 de la Charte (Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982) et enfreint les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20. Ils demandent aussi une indemnité au titre de la violation alléguée de la Charte, des dommages spéciaux, les intérêts afférents et les dépens. Le paragraphe 24(1) de la Charte est libellé comme suit :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

24. (1) Anyone whose rights or freedoms, as guaranteed by this Charter, have been infringed or denied may apply to a court of competent jurisdiction to obtain such remedy as the court considers appropriate and just in the circumstances.

[5]                La déclaration des demandeurs, considérée isolément, expose une thèse défendable contre la Couronne, que la Cour a compétence pour examiner en vertu de l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Cette thèse n'est certainement pas si dénuée de fondement, en supposant que les allégations en soient vraies, qu'elle devrait à l'évidence être rejetée avant que le procureur général n'ait déposé une défense au nom du SCC.

[6]                Cependant, le première mesure de défense du procureur général a été de présenter une requête en radiation de l'action au motif de l'incompétence de la Cour. Le procureur général n'a pas encore formulé de position sur le fond de l'action. Il soutient que toute action intentée devant la Cour est prématurée au motif que le Parlement a établi une procédure de règlement des griefs d'application générale et à paliers multiples. Ce n'est qu'après épuisement des recours prévus dans le cadre de cette procédure que la Cour pourrait être saisie de l'affaire, par voie de demande de contrôle judiciaire et non d'action ordinaire.

[7]                Le procureur général soutient que le Parlement, en promulguant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35 (la LRTFP) et la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-33 (la LEFP), a privé la Cour de ce qui eût autrement été sa compétence de première instance et a prévu un mécanisme de règlement des différends qui, s'ils sont fondés en leur plainte, donnera à M. Desrosiers et à Mme Le Bouthillier tout ce qu'ils demandent, y compris des dommages-intérêts au titre de la violation des droits que leur garantit la Charte.

[8]                Les avocats de M. Desrosiers et de Mme Le Bouthillier font valoir que le Parlement n'a jamais eu l'intention que l'application de la Charte fût confiée à des agents des griefs, qui ne remplissent pas de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires. Soutenir le contraire équivaudrait à dire que le Parlement a sanctionné l'abandon d'un des fondements de la justice naturelle, soit le principe qu'un différend doit être réglé par une instance impartiale. En outre, soutiennent les avocats des demandeurs, les agents des griefs ne peuvent accorder une réparation pleine et efficace.

LA QUESTION EN LITIGE


[9]         La déclaration des demandeurs devrait-elle être radiée sous le régime de l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable qui relèverait de la compétence de la Cour? Autrement dit : la LRTFP prive-t-elle la Cour fédérale de la compétence de première instance qui serait autrement la sienne sous le régime de l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales et de l'article 24 de la Charte?

ANALYSE

[10]       Il est inévitable que s'élèvent de temps à autre des différends liés à l'emploi dans les secteurs aussi bien privé que public. Le Parlement fédéral, les corps législatifs provinciaux, ainsi que les parties elles-mêmes en tant que signataires de conventions collectives, ne font pas en général appel aux tribunaux judiciaires pour régler ces différends en première instance. Des tribunaux privés relevant de conventions collectives ou des procédures d'arbitrage ou de règlement des griefs sanctionnées par la loi ont été établis afin de maintenir ces différends hors de la sphère judiciaire. En théorie, il est plus facile et il coûte moins cher de régler les différends professionnels dans un cadre privé que d'en saisir un juge dépourvu de connaissances spéciales en matière de relations du travail. De plus, il est en principe préférable que tous les aspects d'un différend soient réglés en un même lieu et en même temps.

[11]            L'article 91 de la LRTFP est applicable à défaut d'autres mécanismes. Si aucun recours administratif de réparation ne lui est ouvert sous le régime d'une autre loi fédérale :


91. (1) .... le fonctionnaire .... lorsqu'il s'estime lésé_:

a) par l'interprétation ou l'application à son égard_:

(i) soit d'une disposition législative, d'un règlement - administratif ou autre -, d'une instruction ou d'un autre acte pris par l'employeur concernant les conditions d'emploi,

(ii) soit d'une disposition d'une convention collective ou d'une décision arbitrale;

91. (1) Where any employee feels aggrieved

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) a provision of a statute, or of a regulation, by-law, direction or other instrument made or issued by the employer, dealing with terms and conditions of employment, or

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award, ...

a le droit de présenter un grief à tous les paliers de la procédure prévue à cette fin par la LRTFP.

[12]            L'article 92 de la LRTFP dispose que, dans certains cas, l'employé qui a porté son grief jusqu'au dernier palier de la procédure applicable peut le renvoyer à l'arbitrage, c'est-à-dire en saisir un arbitre indépendant. Cet article s'applique aux griefs portant sur l'interprétation d'une convention collective, ou sur une mesure disciplinaire entraînant la suspension, une sanction pécuniaire, le licenciement ou une rétrogradation. Les parties s'entendent sur la non-applicabilité de l'article 92 à la présente espèce.


[13]            Il y a une autre loi qui pourrait prévoir un recours, soit la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (la LEFP). Lorsqu'il a été déclaré inapte à participer à un concours en vue d'une mutation interprovinciale au motif qu'il n'était pas agréé dans la province du poste à pourvoir, M. Desrosiers a présenté un grief sous le régime de l'article 91. La [TRADUCTION] « décision de la direction sur le grief » portait que celui-ci avait pour objet le fait qu'il était empêché de participer à un concours sur la base des qualifications requises pour le poste à pourvoir. Le grief a été déclaré irrecevable au motif que les employés contestant les qualifications essentielles pour la participation à un concours peuvent porter plainte devant la Commission de la fonction publique, que l'article 12.1 de la LEFP habilite à examiner les qualifications établies afin de faire en sorte qu'elles s'inscrivent dans une procédure de sélection fondée sur le mérite. Cet article est ainsi libellé :

La Commission peut réviser les qualifications établies par un administrateur général pour les nominations à tel poste ou telle catégorie de postes afin de faire en sorte que ces qualifications satisfassent au principe de la sélection au mérite.                                        

The Commission may review any qualifications established by a deputy head for appointment to any position or class of positions to ensure that the qualifications afford a basis for selection according to merit.

[14]            Autrement dit, la direction a défini l'objet de la plainte comme étant « les qualifications [...] pour les nominations à tel poste » plutôt que l'application d'une instruction « concernant les conditions d'emploi » .


[15]            Les lois précitées servent de toile de fond à une convention collective entre le Conseil du Trésor et l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada qui s'applique à plusieurs groupes professionnels, dont celui des psychologues. Cette convention est annexée à l'affidavit de Linda Brouillette, directrice générale des relations du travail au SCC. S'il est vrai que la production d'éléments de preuve n'est pas normalement permise dans une demande en radiation de déclaration au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action, il est arrivé que les tribunaux admettent des éléments de preuve dans le cas où une telle demande se fonde sur une exception d'incompétence (MIL Davie Inc. c. Hibernia Management and Development Co., [1998] 226 N.R. 369).

[16]            La convention collective en question prévoit deux procédures distinctes de règlement des griefs, toutes deux applicables conjointement avec la LRTFP. La procédure qui à première vue s'applique à la présente espèce est celle qui est énoncée à l'article 34.05, lequel reflète l'article 91 de la LRTFP et s'en autorise expressément. En conséquence, cette procédure n'est pas d'application si le Parlement a prévu un autre recours administratif pour la plainte en question, par exemple celui de l'article 12.1 de la LEFP.


[17]            Je dois immédiatement écarter l'argument formulé au nom des demandeurs comme quoi ils auraient été « menés en bateau » du fait que le grief présenté par M. Desrosiers sous le régime de l'article 91 a déjà été rejeté. En ce qui me concerne, la nouvelle exigence selon laquelle les psychologues doivent être agréés par l'ordre de la province où ils remplissent leurs fonctions constitue à la fois une instruction « concernant les conditions d'emploi » au sens de l'article 91 de la LRTFP et une qualification pour la nomination à tel poste au sens de l'article 12.1 de la LEFP. Il y a compétence concurrente sous le régime de ces deux articles. Toutefois, M. Desrosiers a formulé son grief en fonction de son point de vue selon lequel les qualifications établies ne satisfaisaient pas au principe de la sélection au mérite au sens de l'article 12.1. Le procureur général fait valoir qu'il n'a pas été présenté de grief portant sur la décision de la direction d'exiger comme condition d'emploi que les psychologues soient enregistrés dans la province où ils remplissent leurs fonctions. Il a raison. [TRADUCTION] « [L]e défendeur, écrit-il dans son contre-mémoire, invite les demandeurs à se prévaloir de cette procédure. »

[18]            Il s'est constitué au cours de la dernière décennie une abondante jurisprudence touchant les lois fédérales et provinciales conçues pour limiter la compétence des cours d'archives supérieures sur les conflits du travail. Voyons d'abord l'arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Hydro avait suspendu Weber, un de ses employés, en invoquant le motif qu'il avait abusé de ses congés de maladie. Bien que ses griefs eussent été réglés, il avait intenté une action en justice fondée sur la responsabilité délictuelle et la violation des droits garantis par la Charte. Hydro avait alors présenté une requête en radiation de cette action, au motif que selon le paragraphe 95(1) de la Loi sur les relations de travail de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.2 (abrogée par L.O. 1995, ch. 1), chaque convention collective

[..] contient une disposition sur le règlement, par voie de décision arbitrale définitive [...], de tous les différends entre les parties que soulèvent l'interprétation, l'application, l'administration ou une prétendue inexécution de la convention collective.

La Cour suprême a statué, par quatre voix contre trois, que cette disposition de la loi ontarienne privait la Cour de sa compétence touchant aussi bien la partie de l'action fondée sur la responsabilité délictuelle que celle fondée sur la violation des droits garantis par la Charte.


[19]            La juge McLaughlin, s'exprimant au nom de la majorité, a examiné les trois positions que les tribunaux avaient jusque-là adoptées concernant l'effet des clauses d'arbitrage exécutoires prévues dans les lois sur les relations du travail. Il y avait d'abord le modèle de la concomitance, selon lequel l'action pouvait suivre son cours malgré le fait qu'elle s'inscrivît dans le contexte des relations du travail. Ce point de vue était illustré par la thèse qu'une convention collective ne pouvait priver la Cour de sa compétence à l'égard des actions en responsabilité délictuelle. Le deuxième modèle était celui du chevauchement de compétences, selon lequel une action pouvait être intentée si elle soulevait des questions débordant l'objet traditionnel du droit du travail. Ce modèle s'appliquait à certaines actions fondées sur la responsabilité délictuelle et sur la violation de droits garantis par la Charte. Le troisième modèle, qu'a retenu la Cour suprême, était celui de la compétence exclusive, selon lequel l'instance de décision devait essayer de définir l' « essence » du litige. Si celui-ci découlait expressément ou implicitement de la convention collective, les tribunaux judiciaires ne pouvaient en être saisis en première instance. Ce qui ne voulait pas dire qu'il ne pût y avoir de droit au contrôle judiciaire, qu'il fût d'origine législative ou relevât de la common law.

[20]            La juge McLaughlin a résumé dans les termes suivants le droit relatif à cette question :

67. Je suis d'avis que les clauses d'arbitrage obligatoire comme le par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l'Ontario confèrent en général une compétence exclusive aux tribunaux du travail pour entendre tous les litiges qui résultent de la convention collective. Dans chaque cas, il s'agit de déterminer si le litige, considéré dans son essence, résulte de la convention collective. Cela vaut pour les réparations fondées sur la Charte, pour autant que la loi habilite l'arbitre à entendre le litige et à accorder les réparations demandées. La compétence exclusive de l'arbitre est assujettie au pouvoir discrétionnaire résiduel des tribunaux de compétence inhérente d'accorder des réparations que le tribunal de création législative ne peut accorder. À partir de ces considérations générales, j'examinerai maintenant les faits de la présente affaire.

[21]            Elle a conclu dans l'affaire en question que, en vertu de la loi ontarienne, un arbitre avait le pouvoir de prononcer des mesures de réparation fondées sur la Charte, soit des dommages-intérêts et des décisions déclaratoires.

61.    [...] Le pouvoir et l'obligation des arbitres d'appliquer le droit [écrit la juge McLauglin] s'étendent à la Charte, en tant qu'élément essentiel du droit canadien [...] Dans l'application du droit du pays aux litiges qui lui sont soumis, que ce soit la common law, le droit d'origine législative ou la Charte, l'arbitre peut accorder les réparations que la législature ou le Parlement l'a habilité à accorder dans les circonstances [...]

Voir aussi Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000]

1 R.C.S. 360.

[22]            Les juges dissidents estimaient que les arbitres n'avaient pas, sous le régime de l'article 24 de la Charte, le pouvoir d'accorder des réparations au titre de violations de celle-ci, au motif qu'ils n'étaient pas des tribunaux compétents.

[23]            La Cour d'appel fédérale a appliqué à la LRTFP le modèle de la compétence exclusive retenu dans l'arrêt Weber et a statué que l'article 91 de cette loi établit un régime complet conçu pour remplacer la compétence de la Cour. Voir Johnson-Paquette c. Canada (2000), 253 N.R. 305; Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor) (2001), 205 F.T.R. 270, conf. par 2002 CAF 239, [2002] A.C.F. no 850 (QL); et Vaughan c. Canada, [2003] 3 C.F. 645.

[24]            Les faits examinés dans l'arrêt Vaughan sont tout à fait différents de ceux de la présente espèce. Cette affaire ne soulevait pas de questions relatives à la Charte, mais il y était soutenu comme ici qu'un agent des griefs nommé par l'employeur n'est pas un arbitre indépendant. Les Cours d'appels de la Nouvelle-Écosse et de l'Ontario ont toutes deux statué que les tribunaux judiciaires ne sont pas privés de leur compétence dans le cas où le décideur visé dans la loi applicable n'est pas un arbitre indépendant; voir Pleau c. Canada (Attorney General), [1999] 181 N.S.R. (2d) 356 (CA); et Guenette c. Canada (Attorney General), (2002), 60 O.R. (3d) 601 (CA). Cependant, dans l'arrêt Vaughan, Monsieur le juge Sexton, à l'avis de qui Monsieur le juge en chef Richard a souscrit, s'est inspiré de l'arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 81 pour poser qu'en l'absence de contestation de constitutionnalité, le régime législatif l'emporte sur le principe de justice naturelle de la common law selon lequel la maxime audi alteram partem comporte le droit à un arbitre impartial.

[25]            Le juge Sexton formulait les observations suivantes sur cette question :

17. [...] Pour déterminer l'intention du législateur, il faut examiner la législation. L'examen de la législation elle-même ainsi que de la nature du litige lui-même sont les facteurs déterminants. Par conséquent, le choix, dans la LRTFP, de ne pas avoir d'arbitres indépendants en tant que partie intégrante du régime législatif doit être respecté. Toutefois, il importe de noter que, lorsque des arguments d'ordre constitutionnel ou des arguments fondés sur la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] sont en cause, ce principe ne s'applique peut-être pas.

18. Toutefois, les arguments d'ordre constitutionnel ou les arguments fondés sur la Charte ne sont pas ici en litige. L'article 91 de la LRTFP n'est pas contesté sur le plan constitutionnel. Aucun argument fondé sur la Charte n'a été avancé par l'appelant.

[26]            Monsieur le juge Evans a souscrit à la décision rendue dans l'arrêt Vaughan. Il a toutefois fait remarquer que les cours d'appel provinciales s'opposent au caractère exclusif du régime de recours établi par l'article 91 de la LRTFP. Contrairement au juge Sexton, il n'était pas convaincu de la validité de la proposition générale selon laquelle la nature exhaustive du régime institué par l'article 91 de la LRTFP priverait la Cour de sa compétence de surveillance des tribunaux inférieurs en matière de justice naturelle :

158. [...] la nature exhaustive du régime [fait observer le juge Evans] n'établit pas en soi une intention législative suffisamment claire, en ce qui concerne l'exclusivité, pour justifier l'omission de la Cour de tenir compte de l'équité de la procédure prévue par la loi.

[27]            Il concluait ainsi son raisonnement :

160. Par conséquent, même si l'absence d'accès à l'arbitrage impartial est à mon avis une considération pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer si le législateur voulait que la procédure prévue à l'article 91 exclue la compétence conférée à la Cour en vertu de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, ce n'est pas suffisant à mon avis dans ce cas-ci pour qu'il soit possible de conclure que cette considération l'emporte sur les considérations contraires dont j'ai fait ci-dessus mention.


[28]            Les considérations énumérées par le juge Evans comprenaient la considérable réserve de mesures dont la Cour fédérale dispose sous le régime de l'article 18.1 de la LCF dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, notamment les pouvoirs d'admettre des affidavits en preuve, d'ordonner à un décideur d'accomplir un acte que la loi lui prescrit d'accomplir, de déclarer des droits et d'ordonner qu'une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s'il s'agissait d'une action. Un pourvoi contre l'arrêt Vaughan est actuellement en instance devant la Cour suprême. En fait, l'affaire a été entendue et mise en délibéré en mai, mais une nouvelle audience a été ordonnée le mois dernier ([2003] C.S.C.R. no 165).


[29]            Après l'arrêt Vaughan, la Cour suprême a de nouveau examiné l'application de la Charte au domaine des relations du travail dans Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504. La question en litige dans cette affaire était de savoir si certains programmes de la Workers' Compensation Board (commission des accidents du travail) relatifs à la douleur chronique enfreignaient le paragraphe 15(1) de la Charte. Déboutés par la commission, Martin et l'appelant dans une affaire connexe, Laseur, ont exercé un recours devant le Workers' Compensation Appeals Tribunal (tribunal d'appel des accidents du travail), alléguant que les programmes en question enfreignaient la Charte. Le tribunal d'appel s'est déclaré compétent pour appliquer la Charte. La commission s'est alors pourvue devant la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, qui a conclu à l'incompétence du tribunal d'appel pour examiner la constitutionnalité de la loi en question à la lumière de la Charte. La Cour suprême a accueilli les pourvois de Martin et Laseur et a statué que le tribunal d'appel était habilité à examiner et décider les questions relatives à la Charte au motif que la législature lui avait expressément conféré le pouvoir de statuer sur les questions de droit. Monsieur le juge Gonthier, s'exprimant au nom de la Cour, a rappelé que la Constitution, en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, est la loi suprême du Canada. Les différends relatifs à la Charte ne s'inscrivent pas sur une page blanche : les conclusions de fait d'un tribunal administratif, le dossier qu'il a constitué et son avis d'expert se révéleront souvent d'une aide inestimable pour l'instance révisionnelle. Quoi qu'il en soit, les décisions que rend un tribunal administratif en se fondant sur la Charte sont susceptibles de contrôle judiciaire suivant la norme de la décision correcte.

[30]            Le juge Gonthier ajoutait ce qui suit :

29. Il découle, en pratique, de ce principe de la suprématie de la Constitution que les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles [...]

[...]

31. [...] L'erreur de droit qu'un tribunal administratif commet en interprétant la Constitution peut toujours faire l'objet d'un contrôle complet par une cour supérieure [...]

[Non souligné dans l'original.]

[31]            Conclure que les questions relatives à la Charte que soulève la présente espèce peuvent être examinées en première instance par un tribunal judiciaire équivaudrait à soumettre les parties à des procédures parallèles. Il ne fait aucun doute que la thèse des demandeurs selon laquelle la nouvelle exigence de leur emploi enfreint les dispositions essentielles relatives aux soins de santé de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ressortit à la procédure de règlement des griefs.

[32]            Dans Martin, la Cour a posé que si la législation confère implicitement ou explicitement compétence au tribunal pour interpréter et décider une question de droit, il sera présumé compétent pour interpréter ou décider cette question en fonction de la Charte, à moins que ce pouvoir ne lui soit retiré par la législation.


[33]            L'article 91 de la LRTFP confère explicitement aux agents des griefs la compétence pour interpréter les questions de droit, et donc la Charte, qui fait partie de la Constitution. Les questions restantes sont celles de savoir si le Parlement a retiré cette compétence aux agents des griefs, en tant qu'ils ne sont pas des arbitres indépendants, et si un agent des griefs peut accorder une réparation pleine et efficace à M. Desrosiers et à Mme Le Bouthillier dans le cas où leurs thèses se révéleraient fondées.

[34]            Le juge Gonthier a fait remarquer dans Martin que l'Appeals Tribunal était de nature pleinement juridictionnelle, indépendant de la Workers' Compensation Board. Mais il formulait ensuite l'observation suivante :

54. Cependant, je m'empresse d'ajouter que, même si l'existence d'un processus juridictionnel est importante pour conclure à celle d'un pouvoir implicite de trancher des questions de droit, l'absence d'un tel processus ne serait pas déterminante en soi. L'examen de l'ensemble du régime établi par la loi peut mener à la conclusion que le législateur a voulu qu'un organisme non juridictionnel examine et tranche des questions de droit.

[35]            L'article 91 de la LRTFP confère explicitement le pouvoir de trancher des questions de droit. Ce pouvoir n'a rien d'implicite. Par conséquent, comme l'écrivait le juge Gonthier :

40. Lorsque la loi habilitante confère expressément le pouvoir de trancher des questions de droit, l'on peut s'en tenir à son libellé. L'attribution expresse du pouvoir d'examiner ou de trancher les questions de droit découlant de l'application d'une disposition législative est présumée conférer également le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition.

[36]            Pour ce qui concerne le dernier point, l'agent des griefs a selon moi compétence pour accorder des dommages-intérêts et des mesures de redressement déclaratoires. Les demandeurs font valoir qu'aucun représentant de l'employeur désigné pour répondre à un grief ne dispose des pleins pouvoirs pour contraindre au paiement de sommes à prélever sur le Trésor. L'étendue des pouvoirs d'un tel représentant sous ce rapport, font-ils observer, varie suivant les affectations budgétaires et dépend du point de savoir si les crédits nécessaires ont été ouverts sous le régime de la partie III de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F-11. Cette question est hautement théorique et peut être écartée. L'avocat de l'appelant avait fait valoir dans Vaughan que dans le cas où une décision serait rendue en faveur de son client au dernier palier, le Conseil du Trésor pourrait ne pas la mettre en oeuvre. Cependant, comme l'a fait observer le juge Evans au paragraphe 150 de cet arrêt, l'avocat « ne connaissait aucun cas dans lequel cela s'était produit et le dossier ne renfermait aucun élément de preuve justifiant cette préoccupation » .


DÉCISION

[37]       Vu les arrêts Weber, Vaughan et Martin, je conclus que la présente action est prématurée. La requête est accueillie, la déclaration est radiée dans son intégralité, et les dépens sont adjugés au procureur général.

          « Sean Harrington »        

Juge

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 16 novembre 2004

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1401-04

INTITULÉ :                                                    MARC DESROSIERS et MARIA LE BOUTHILLIER

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 4 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 16 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Dougald Brown                                                 POUR LES DEMANDEURS

Christopher Rootham

Alexander Gay                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O'Brien Payne                                                 POUR LES DEMANDEURS

Ottawa (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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