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Date : 20210412


Dossier : IMM‑7763‑19

Référence : 2021 CF 316

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

AKINWALE OLANREWAJU DAODU

OLUWASEYI DOLAPO DAODU

OLUWAFERANMI REBECCA DAODU

SAMUEL OLUWADAMILOLA DAODU

EMMANUEL OLUWADARASIMI DAODU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue d’ensemble

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 29 novembre 2019 [la décision]. Dans cette décision, la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SAR] a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait refusé de leur reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention et celle de personnes à protéger au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme il sera expliqué plus en détail ci‑après, la demande est accueillie parce que les demandeurs n’ont pas bénéficié de l’équité procédurale à laquelle ils avaient droit dans le cadre de l’appel qu’ils ont interjeté devant la SAR. La décision de la SAR de rejeter leur appel était influencée par une conclusion défavorable déterminante quant à la crédibilité qui avait trait à une nouvelle question à laquelle les demandeurs n’avaient pas eu la possibilité de répondre.

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont Oluwaseyi Dolapo Daodu [la demanderesse principale], son mari et leurs trois enfants, qui sont tous des citoyens nigérians. Ils ont présenté une demande d’asile au Canada en raison de la crainte que la famille du père de la demanderesse principale ne les pourchasse, elle et sa fille, pour les contraindre à accomplir un rite traditionnel. La SPR et la SAR ont rejeté la demande d’asile des demandeurs en s’appuyant sur des conclusions défavorables qu’elles ont tirées au sujet de la crédibilité.

III. La décision de la SPR

[4] La demande d’asile des demandeurs est fondée sur l’allégation suivant laquelle la famille du père de la demanderesse principale a menacé cette dernière parce qu’elle avait refusé d’assumer le rôle d’eledan — un rôle traditionnel dans leur culture et leur religion — et d’accomplir les rites traditionnels associés à ce rôle. Pour rejeter la demande d’asile des demandeurs, la SPR a conclu que la crédibilité était la question déterminante. La SPR n’a pas cru que la famille forcerait la demanderesse principale à assumer ce rôle. Elle a conclu que la demanderesse principale n’avait pas établi que son père était né musulman, mais qu’il avait épousé une femme chrétienne et que la famille de son père n’acceptait pas ce mariage. La SPR a également expliqué que, comme la famille n’avait pas contraint le père à assumer le rôle d’eledan, elle ne recourrait pas la violence pour forcer sa fille à l’assumer.

[5] La SPR a également mis en doute l’allégation des demandeurs suivant laquelle la famille les avait déjà attaqués et avait causé la mort de leur enfant en bas âge. Elle a fondé sa conclusion sur l’absence de corroboration dans le rapport médical pertinent et sur le fait que les demandeurs n’avaient pas soumis de rapport de police à l’appui de leur prétention. Enfin, la SPR a fait observer que les demandeurs avaient continué à vivre dans leur maison pendant un certain temps après l’agression alléguée et qu’ils n’avaient quitté le Nigéria que quelques mois après avoir obtenu leurs visas. Elle a jugé que ces agissements étaient incompatibles avec la crainte alléguée.

IV. Appel devant la SAR

[6] Dans l’appel qu’ils ont interjeté devant la SAR, les demandeurs contestaient les conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité. Ils affirmaient que la SPR avait commis une erreur dans son traitement du rapport médical et du rapport de police, ainsi que dans ses conclusions sur le retour des demandeurs à leur domicile et leur retard à quitter le Nigéria. Ils affirmaient également que la SPR avait commis une erreur dans son analyse des éléments de preuve relatifs à la conversion du père au christianisme. En ce qui concerne les contraintes exercées par la famille pour forcer la demanderesse principale à assumer le rôle d’eledan, les demandeurs faisaient valoir que l’analyse de la SPR suivant laquelle le père n’avait pas été contraint d’adopter ce rôle était erronée puisque la charge d’eledan avait été transmise à la demanderesse principale par son père, du fait qu’elle était sa fille aînée.

V. Décision de la SAR

[7] La SAR a rejeté ces moyens d’appel. Elle a conclu que les conclusions tirées par la SPR au sujet de la conversion au christianisme du père et la désapprobation de sa famille étaient accessoires par rapport à l’allégation principale. La SAR a néanmoins conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré le bien‑fondé de leurs allégations concernant les pratiques traditionnelles et le rôle d’eledan. La SAR a conclu que le témoignage de la demanderesse principale concernant ce rôle était contradictoire et changeant. Elle a jugé que ce témoignage n’était pas crédible et que les demandeurs n’avaient pas démontré que ce rôle échouait à la fille aînée.

[8] La SAR a également conclu que la demanderesse principale n’était pas en réalité la fille aînée de son père, car, selon les renseignements contenus dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], elle avait deux sœurs aînées. La SAR a par conséquent conclu que le témoignage de la demanderesse principale n’était pas crédible et qu’aucune valeur ne devait lui être accordée. Elle a également tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité générale de la demanderesse principale, parce que cette incohérence était importante et grave et qu’elle constituait un élément essentiel des demandes d’asile des demandeurs. La SAR a convenu avec la SPR que la preuve ne permettait pas de conclure que le père avait été pourchassé en vue d’accomplir les pratiques traditionnelles en question. Les demandeurs n’avaient donc pas démontré que la demanderesse principale faisait l’objet de pressions de la part de la famille de son père.

[9] La SAR a également rejeté les arguments des demandeurs sur le rapport médical concernant la mort de leur bébé, l’absence de rapport de police et le retard des demandeurs à quitter leur domicile et le Nigéria. Elle a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et n’avaient pas établi le bien‑fondé des allégations sur lesquelles reposait leur demande d’asile.

VI. Questions en litige et norme de contrôle

[10] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur, du fait qu’elle a tiré des conclusions de fait sans preuve, qu’elle a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents, qu’elle a donné une interprétation erronée à certains éléments de preuve, qu’elle a tiré des conclusions de fait erronées et qu’elle se soit fondée sur des éléments de preuve non pertinents. Ces allégations entraînent l’application de la norme de la décision raisonnable.

[11] Les demandeurs affirment également que la SAR a manqué à ses obligations en matière d’équité procédurale, du fait qu’elle a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité générale de la demanderesse principale sur une question qui n’avait pas été soulevée par la SPR, et ce, sans faire part aux demandeurs de ses préoccupations sur cette question et sans leur donner la possibilité de répondre à ces préoccupations. Cette allégation entraîne l’application de la norme de contrôle de la décision correcte.

VII. Analyse

[12] Ma décision de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire est fondée sur la question de l’équité procédurale. Cette question découle de la conclusion défavorable tirée par la SAR au sujet de la crédibilité qui repose sur des éléments de preuve suivant lesquels la demanderesse principale n’était pas la fille aînée de son père. La demanderesse principale avait déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire un affidavit dans lequel elle expliquait que ses deux sœurs aînées avaient été adoptées et ne pouvaient donc pas assumer le rôle d’eledan. Elle a également joint une copie d’un [traduction] « affidavit d’adoption » documentant les adoptions en question. La demanderesse principale soutient que la SAR a manqué à ses obligations en matière d’équité procédurale en fondant sa décision sur une conclusion défavorable en matière de crédibilité sans lui accorder la possibilité d’aborder la question. Elle affirme que, si on lui avait donné cette possibilité, elle aurait pu dissiper les réserves exprimées au sujet de la crédibilité en expliquant que ses sœurs avaient été adoptées.

[13] Le défendeur est d’avis que la SAR n’avait aucune obligation d’aviser les demandeurs de ses réserves sur la crédibilité, parce que la crédibilité était une des questions en litige dans la décision de la SPR et que les demandeurs en ont traité dans leurs observations. Les demandeurs étaient par conséquent au courant que la crédibilité était toujours une question en litige et que, même si la SAR a tiré une conclusion indépendante de celles de la SPR en ce qui a trait à la crédibilité, il lui était loisible de le faire sans donner de préavis aux demandeurs.

[14] Les avocats ont présenté des arguments éloquents sur la jurisprudence régissant cette question. Ils soutiennent qu’il existe des précédents qui, du moins à première vue, semblent susceptibles d’appuyer la thèse de l’une ou l’autre des parties sur la question.

[15] Une des décisions les plus anciennes signalées par les demandeurs dans leurs observations est le jugement Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 [Ching], dans lequel la juge Kane s’était penchée sur la portée de la compétence d’une juridiction d’appel pour soulever de nouvelles questions en appel, dans un contexte de droit criminel, et avait décidé d’appliquer ces principes dans un contexte de droit administratif intéressant la SAR. La juge Kane expliquait que la SAR devait se demander si la question était « nouvelle », ajoutant que, dans le cas où la SAR déciderait d’examiner la nouvelle question, l’équité procédurale l’obligerait à aviser la ou les parties intéressées, ainsi qu’à leur donner la possibilité de présenter des observations (au para 71). Le juge Hughes, exprimant le même principe de façon quelque peu imagée, a conclu dans le jugement Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10, que « […] si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations ».

[16] Ces principes ont été appliqués pour conclure à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale lorsque la SAR tire une conclusion en matière de crédibilité sans que cette question précise de crédibilité ait été soulevée par la SPR ou par les parties dans le cadre de leur appel devant la SAR (voir, par ex., Fu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1074; He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316).

[17] En revanche, le défendeur cite des précédents suivant lesquels, lorsque la décision de la SPR reposait notamment sur la crédibilité, la SAR a tout le loisir de procéder à une nouvelle appréciation indépendante de la crédibilité sans donner de préavis aux parties ni leur donner la possibilité de formuler des observations (voir, par ex., Oluwaseyi Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 246 aux para 11‑13; Marin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 243 au para 37; Corvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 300 [Corvil] au para 13). Par exemple, dans le jugement Corvil, le juge LeBlanc a déclaré ce qui suit (au para 15) :

15. Le fait, donc, d’avoir relevé un élément de preuve qui figurait au dossier, mais qui semble avoir échappé à la SPR, et d’en avoir tiré une inférence négative sur le plan de la crédibilité du demandeur sans donner à ce dernier l’occasion de s’expliquer, ne saurait être reproché à la SAR dans l’état actuel de la jurisprudence de la Cour puisque la crédibilité du demandeur se présentait comme la question centrale de l’appel logé par le demandeur.

[18] Les parties ont eu l’obligeance de citer des décisions qui contribuent à expliquer cette jurisprudence contradictoire. Ainsi, dans le jugement Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa], le juge Gascon a reconnu que la SAR était habilitée à tirer de façon indépendante des conclusions défavorables concernant la crédibilité du demandeur, sans les lui exposer et sans lui donner la possibilité de formuler des observations, mais a fait observer que cela valait seulement pour les situations où la SAR n’avait pas omis de tenir compte d’éléments de preuve contradictoires versés au dossier ou n’avait pas formulé de conclusions ou d’analyses supplémentaires quant à des éléments de preuve dont le demandeur n’avait pas connaissance (au para 24). Reprenant à son compte la formule employée dans le jugement Ching, le juge Gascon a également expliqué qu’une « nouvelle question » était une question qui constituait un nouveau motif ou raisonnement sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel (au para 25).

[19] Pour conclure à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale au vu des faits particuliers de l’affaire en question, la Cour a conclu ce qui suit dans le jugement Kwakwa (au para 30) :

30. Je reconnais qu’il y a une ligne fine (et parfois floue) entre des situations où la SAR soulève et aborde une « nouvelle question » et celles où elle fait simplement référence à un autre élément de preuve au dossier pour étayer une conclusion déjà existante de la SPR concernant une évaluation factuelle ou une question de crédibilité. Parfois, ces questions de fait ou relatives à la crédibilité ont été examinées en détail par la SPR dans sa décision ou par le demandeur dans ses observations. En l’espèce, toutefois, je ne suis pas convaincu que les questions retenues par la SAR à l’appui de sa décision défavorable à l’endroit de M. Kwakwa aient été communiquées à M. Kwakwa de façon appropriée pour lui permettre de les aborder. Elles ne constituaient pas non plus le cœur de la décision de la SPR et de l’appel interjeté par M. Kwakwa pour que l’on puisse présumer que M. Kwakwa en était nécessairement au courant.

[20] Dans le jugement Nuriddinova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1093, la juge Walker a fait sienne la formule employée dans le jugement Kwakwa pour définir la nature d’une nouvelle question donnant lieu à l’application des exigences en matière d’équité procédurale (au para 47) et a fourni les indications supplémentaires suivantes (au para 48) :

48. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la question de la crédibilité est très large et que la SAR n’a pas carte blanche pour cerner une nouvelle question quelconque relative à la crédibilité. Cependant, les demandeurs ont soulevé en termes généraux la question du témoignage de Mme Nurridinova, affirmant qu’il était [traduction] « cohérent, irréfuté, plausible et corroboré ». La SAR a répondu de manière précise à ce moyen d’appel, soulignant les incohérences entre son formulaire FDA, son témoignage et celui de M. Nurridinov, qui découlaient des questions posées par la SPR. Par conséquent, j’estime que la SAR n’a pas soulevé une nouvelle question dans sa décision et qu’elle n’a pas enfreint le droit à l’équité procédurale des demandeurs.

[21] Dans sa décision récente qu’il a rendue dans l’affaire Bouchra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1063, le juge Roy a passé en revue un certain nombre de précédents, y compris le jugement Corvil, pour en arriver aux conclusions suivantes (aux para 25‑26) :

25. Ceci dit avec égards, je ne suis pas convaincu que la jurisprudence citée dans Corvil et celle récente de notre Cour soit maintenant si bien établie, telle que toute nouvelle constatation sur la crédibilité par la SPR donne ouverture à une toute nouvelle évaluation devant la SAR sans jamais en prévenir l’appelant qui aura soulevé une question étroite. Même dans une affaire où Corvil était invoqué, notre Cour a plutôt noté que les faits invoqués en appel avaient été soulevés devant la SPR. Dans Antunano Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 744, on peut lire au paragraphe 17 :

[17] Il n’est pas nécessaire d’analyser en détail cet argument. Premièrement, je suis d’avis que la crédibilité était au cœur des préoccupations de la SPR, et que la SAR n’a pas erré en faisant une analyse indépendante de cette question. Deuxièmement, je suis d’accord avec les prétentions de la partie défenderesse concernant le fait que la plupart de l’analyse de la SAR sur cette question est axée sur des faits dont la SPR avait déjà traité. Même si la SAR a rejeté certaines des conclusions de la SPR sur la crédibilité des demandeurs, les faits soulignés par la SAR pour appuyer sa conclusion négative de crédibilité ont été initialement soulevés dans la décision de la SPR.

[Non souligné dans l’original.]

Comme on le voit, une nuance est apportée en ce que la décision de la SAR était dans la continuité des faits dont avait traité la SPR.

26. Ainsi, la question au sujet de constatations à être faites par la SAR sur la crédibilité d’un demandeur n’est pas sans nuance. À mon sens, la jurisprudence de notre Cour n’est pas monolithique et les faits continuent d’être importants. Il se peut que, dans une affaire donnée, la crédibilité d’une demanderesse prenne une autre couleur, que celle‑ci ressemble davantage à une nouvelle question qui requiert non pas une nouvelle audition, mais plutôt que la demanderesse puisse fournir ses observations.

[22] Le juge Roy a également retenu les explications données par le juge Gascon dans le jugement Kwakwa au sujet de la ligne fine et parfois floue entre les situations dans lesquelles la SAR soulève une « nouvelle question » et celles où elle mentionne simplement d’autres éléments de preuve au dossier pour étayer une conclusion déjà tirée par la SPR sur une analyse des faits ou une question de crédibilité (Bouchra, aux para 29‑30). Appliquant cette analyse aux faits dont il était saisi, le juge Roy a tiré la conclusion suivante (au para 33) :

33. À mon avis, la ligne fine et floue de Kwakwa risque fort d’avoir été franchie. Les questions soulevées par la SAR sont sensiblement plus significatives que ce qui avait été soulevé par la SPR. La demanderesse arguait en appel que la SPR ne pouvait conclure comme elle l’a fait sur des bases aussi ténues. Cela aura semblé trouver écho auprès de la SAR qui a relevé plusieurs éléments supplémentaires pour étayer sa conclusion, éléments qu’elle a considérés probants sans avoir le bénéfice des observations de la demanderesse. En fin de compte, nous avons une décision bien différente, allant plus loin dans l’explication, ce qui pourrait rendre une décision raisonnable au sens de Vavilov parce que la décision devient justifiée, transparente et intelligible. Le raisonnement y est amélioré, ce qui risque de mener à la conclusion qu’il est intrinsèquement cohérent; on pourrait moins facilement dire que la décision est indéfendable pour une raison ou une autre. Alors que la demanderesse fonde son appel sur l’insuffisance de la justification pour conclure, la SAR identifie des éléments ignorés par la SPR pour conclure. Mais il s’agit là d’une décision différente, prenant en compte des éléments ignorés par la SPR.

[23] À mon avis, les précédents invoqués par les parties à l’appui de leur thèse respective ne démontrent pas qu’il existe une divergence en ce qui concerne les principes jurisprudentiels. Le fait que, dans ces décisions, la Cour en arrive à des résultats différents s’explique par l’application des principes fondamentaux d’équité procédurale à des contextes factuels différents donnant lieu à une solution se situant d’un côté ou de l’autre de la ligne fine et parfois floue évoquée par le juge Gascon. Comme le fait observer le juge Roy, l’analyse de la question de savoir de quel côté de cette ligne se situe un ensemble déterminé de faits n’est pas sans nuance.

[24] Pour procéder à cette analyse nuancée, il est utile de revenir à la décision rendue par la juge Kane dans l’affaire Ching, dans laquelle la juge s’est fondée sur l’arrêt rendu en matière criminelle par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30, où cette dernière explique que les questions véritablement nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties. Il est également instructif de rappeler les précisions données par la juge Kane au sujet du principe sous‑jacent d’équité procédurale suivant lequel toute partie doit se voir offrir la possibilité de s’exprimer au sujet des nouvelles questions et préoccupations qui auront une incidence sur une décision la concernant (Ching, au para 74).

[25] Appliquant ce cadre analytique de base au cas qui nous occupe, je conviens avec les demandeurs que l’équité procédurale leur donnait le droit d’être informés de la préoccupation de la SAR selon laquelle la demanderesse principale n’était pas la fille aînée de son père, avant que la SAR ne se fonde sur cette préoccupation pour contester la crédibilité générale de la demanderesse principale. Bien que la SPR ait affirmé que la crédibilité était l’élément déterminant dans sa décision de rejeter la demande d’asile des demandeurs, force est de constater que les raisons qui étaient à la base des réserves de la SPR au sujet de la crédibilité étaient distinctes sur le plan factuel de la question de savoir si la demanderesse principale était ou non la fille aînée.

[26] Les réserves de la SPR au sujet de la crédibilité découlaient de certains facteurs, y compris du défaut des demandeurs de faire documenter le signalement qu’ils avaient fait à la police à la suite du décès de leur enfant, de leur omission de mentionner ce rapport dans le formulaire FDA et de leur retard à quitter leur domicile et à partir du Nigéria. Aucun de ces facteurs n’avait trait à la question de savoir si la demanderesse principale était la fille aînée. La SPR avait également des préoccupations concernant la crédibilité en raison des affirmations suivant lesquelles le père de la demanderesse principale était né musulman, mais avait épousé une femme chrétienne et que la famille désapprouvait ce mariage. La SAR a toutefois conclu que cette conclusion était accessoire par rapport aux allégations principales des demandeurs.

[27] Il reste deux paragraphes à la décision de la SPR; dans ceux‑ci, elle s’est penchée sur les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale en réponse aux questions qu’elle lui avait posées pour savoir si son père avait déjà accompli les rites de l’eledan ou avait été pris pour cible par sa famille en raison de faire une telle chose. La demanderesse principale a témoigné que la famille préférait que ce soit elle, et non son père, qui accomplisse les rites. La SPR n’a pas jugé cette explication convaincante. La SPR a expliqué que le fait que la famille du père de la demanderesse principale n’avait pas tenté de forcer le père à remplir les rôles traditionnels tendait à démontrer que la famille ne recourrait pas à la violence pour exprimer son mécontentement envers sa fille.

[28] L’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR concernait la question générale de savoir si les demandeurs avaient démontré que la famille contraindrait la demanderesse principale à accomplir les rites traditionnels. Les réserves exprimées par la SAR au sujet de la crédibilité suivant lesquelles la demanderesse principale n’était pas la fille aînée de son père se rapportaient à la même question générale. Toutefois, cette question est distincte, sur le plan factuel, des raisons ayant motivé les réserves exprimées par la SPR au sujet de la crédibilité.

[29] À mon avis, ces réserves concernant la crédibilité sont également distinctes sur le plan factuel des moyens d’appel invoqués par les demandeurs devant la SAR. Les demandeurs ont fait valoir plusieurs arguments pour contester les conclusions tirées par la SAR au sujet de la crédibilité. Le seul argument qui a trait à la question en litige était l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle la SPR n’avait pas évalué les éléments de preuve portant que son père n’était plus pris pour cible par la famille, puisque c’est à elle, en tant que fille aînée, qu’échoyait le rôle d’eledan. Bien que cet argument soit fondé sur le fait que la demanderesse principale est la fille aînée, ce fait n’était pas en soi en litige devant la SPR. Je ne puis conclure que les demandeurs auraient pu prévoir que la SAR soulèverait la question de savoir si la demanderesse principale était ou non la fille aînée de son père. La demanderesse principale ne pouvait donc savoir qu’elle devait expliquer à la SAR que ses sœurs aînées avaient été adoptées. Je conclus, en appliquant le principe suivant lequel les parties doivent avoir la possibilité de répondre aux questions qui auront une incidence sur une décision les concernant, que les demandeurs n’ont pas bénéficié de cette possibilité dans le cas qui nous occupe.

[30] J’ai examiné l’argument du défendeur suivant lequel, indépendamment de la question de savoir si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées en l’espèce, la conclusion de la SAR suivant laquelle la demanderesse principale n’est pas la fille aînée ne constituait pas non plus le cœur de la décision de la SPR. Le défendeur souligne que la SAR a mentionné plusieurs autres raisons justifiant sa conclusion suivant laquelle la SPR n’avait pas commis d’erreur en décidant que les demandeurs n’avaient pas démontré de façon crédible le bien‑fondé de leurs allégations selon la prépondérance des probabilités.

[31] Toutefois, lorsqu’elle a conclu que la demanderesse principale n’était effectivement pas la fille aînée, la SAR a qualifié ce fait d’élément essentiel de la demande d’asile des demandeurs. La SAR a par conséquent conclu que le témoignage de la demanderesse principale n’était pas digne de foi et elle a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité générale de la demanderesse principale. La SAR a également qualifié cette incohérence d’importante et de grave, ajoutant qu’elle constituait un élément essentiel des demandes d’asile des demandeurs. Je relève également que, pour souscrire ensuite à la conclusion de la SPR suivant laquelle les demandeurs n’avaient pas démontré que l’agression violente alléguée avait été perpétrée par la famille du père de la demanderesse principale, la SAR s’est fondée notamment sur la conclusion défavorable qu’elle avait tirée au sujet de la crédibilité générale de la demanderesse principale. Je suis par conséquent d’accord avec les demandeurs pour affirmer qu’il ressort de cette décision que la conclusion défavorable tirée au sujet de la crédibilité a joué un rôle déterminant sur l’issue de l’appel.

[32] En résumé, je conclus que le droit des demandeurs à l’équité procédurale a été bafoué, que cette erreur a joué un rôle essentiel dans l’issue de l’appel dont la SAR était saisie et que la décision doit par conséquent être annulée et être renvoyée à la SAR pour que cette dernière rende une nouvelle décision. Il n’est donc pas nécessaire que j’examine les arguments des parties concernant le caractère raisonnable de la décision.

VIII. La question proposée aux fins de la certification

[33] Les demandeurs proposent la certification de la question suivante en vue d’un appel conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :

S’il existe des préoccupations concernant la crédibilité qui découlent d’éléments de preuve que la SPR n’a pas traités comme posant problème sous l’angle de la crédibilité, la SAR peut‑elle soulever cette préoccupation pour justifier son refus sans permettre au demandeur de répondre par écrit ou dans le cadre d’une audience?

[34] En ce qui concerne le critère applicable à la certification d’une question en vue d’un appel, les demandeurs font valoir que cette question trancherait la présente affaire et qu’elle constitue également une question grave de portée générale qui transcende les intérêts des parties en l’espèce. À l’appui de cette dernière position, les demandeurs font valoir que la jurisprudence sur la question de l’équité procédurale formulée dans la question proposée est partagée sur le sujet et bénéficierait des lumières que pourrait apporter une juridiction d’appel. Le défendeur s’oppose à la certification au motif que la question ne satisfait à aucun des deux volets du critère applicable en matière de certification.

[35] Le défendeur affirme que la question n’est pas déterminante quant à la présente demande de contrôle judiciaire, étant donné que la décision de la SAR peut être confirmée peu importe que les demandeurs aient été privés ou non de l’équité procédurale. J’ai examiné et rejeté cet argument dans mon analyse du bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire.

[36] Le défendeur fait toutefois aussi valoir que la question proposée ne satisfait pas au critère de la certification étant donné que la réponse à la question de l’équité procédurale visée par la question proposée dépend des faits de l’espèce. La question n’est donc pas une question d’application générale qui transcende les intérêts des parties en l’espèce.

[37] Je n’écarterais pas la possibilité que la Cour puisse, dans une autre affaire portant sur des faits relevant de ce que les demandeurs appellent la jurisprudence « partagée » et concernant la question d’équité procédurale soulevée dans la présente décision, décider qu’une question est susceptible d’être certifiée en vue d’un appel. Toutefois, l’issue de la présente affaire dépend dans une large mesure de l’application de principes d’équité procédurale aux faits particuliers de l’espèce. Je conviens par conséquent avec le défendeur que la question proposée ne se prête pas à la certification en l’espèce.

 


JUGEMENT DANS L’AFFAIRE IMM‑7763‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés en vue d’une nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7763‑19

INTITULÉ :

AKINWALE OLANREWAJU DAODU

OLUWASEYI DOLAPO DAODU

OLUWAFERANMI REBECCA DAODU

SAMUEL OLUWADAMILOLA DAODU

EMMANUEL OLUWADARASIMI DAODU

c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MARS 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2021

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

pour les demandeurs

Stephen Jarvis

Pour Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jeffrey L. Goldman

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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