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Date : 20210412


Dossier : T-1845-17

Référence : 2021 CF 314

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

PATTERNED CONCRETE MISSISSAUGA INC.

demanderesse

et

BOMANITE TORONTO LTD.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Patterned Concrete Mississauga Inc. (Patterned Concrete) construit des patios, des sentiers et des allées en béton décoratif pour des clients résidentiels. Elle a intenté une action pour violation du droit d’auteur, alléguant que sa concurrente, Bomanite Toronto Ltd. (Bomanite), a violé le droit d’auteur existant sur un formulaire de devis, un formulaire de contrat et un certificat de garantie limitée utilisés par Patterned Concrete dans le cadre de ses activités (collectivement appelés les œuvres). Patterned Concrete présente maintenant une requête en jugement sommaire à l’égard de toutes les questions liées à la violation du droit d’auteur soulevées dans l’action, au motif qu’il n’existe aucune véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès. Elle cherche à obtenir une ordonnance interdisant à Bomanite de violer le droit d’auteur sur les œuvres et lui enjoignant de payer des dommages‑intérêts préétablis pour les violations antérieures au titre de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42.

[2] Patterned Concrete allègue que les œuvres sont protégées par le droit d’auteur, car elles résultent de l’exercice d’un talent et d’un jugement considérables par leur auteur, Dino Padula, copropriétaire de la société. Selon Patterned Concrete, environ deux ans après que l’un de ses employés de longue date a accepté un poste chez Bomanite, elle a appris que Bomanite utilisait un formulaire de devis, un formulaire de contrat et un certificat de garantie limitée qui reproduisaient essentiellement les œuvres. Patterned Concrete soutient que Bomanite a eu accès aux œuvres et qu’une comparaison des œuvres en cause et des formulaires de Bomanite démontre une similitude importante entre eux. Elle soutient que Bomanite n’a pas réussi à prouver l’existence de faits susceptibles d’appuyer un quelconque moyen de défense affirmatif. Ainsi, Patterned Concrete soutient qu’elle s’est acquittée de son fardeau d’établir, d’une part, qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et, d’autre part, que Bomanite a violé ce droit.

[3] Bomanite soutient que la requête devrait être rejetée parce que Patterned Concrete n’a pas réussi à établir que les œuvres émanaient de M. Padula ni qu’elles étaient le produit d’un exercice non négligeable de talent et de jugement. Selon Bomanite, les œuvres ont été créées en 2008-2009 dans le cadre de la révision de formulaires antérieurs qui n’ont pas été déposés en preuve, et Patterned Concrete n’a pas réussi à établir que les similitudes alléguées entre les œuvres en cause et les formulaires de Bomanite se rapportent à des aspects des œuvres dont M. Padula est l’auteur. En outre, Bomanite soutient que les œuvres en cause sont des formulaires commerciaux standard dépourvus d’une originalité suffisante pour que le droit d’auteur existe, et que le contenu de ses formulaires contestés correspond aux versions antérieures de son formulaire de contrat, de son formulaire de devis et de son certificat de garantie. Par ailleurs, bien que Bomanite nie avoir violé un quelconque droit d’auteur appartenant à Patterned Concrete, elle soutient que Patterned Concrete n’a pas droit à une injonction ou à une autre réparation parce que Bomanite a volontairement adopté de nouveaux formulaires qui ne sont pas contrefaits, ce que Patterned Concrete a admis.

[4] Un tribunal peut rendre un jugement sommaire lorsqu’il n’y a pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès. Il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès lorsque le juge des requêtes est en mesure de tirer les conclusions de fait nécessaires et d’appliquer les règles de droit aux faits et lorsque la procédure de jugement sommaire constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste : Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 au para 49; Apotex Inc c Pfizer Inc, 2016 CF 136 [Apotex] au para 31. Lorsque le dossier dont est saisi le juge des requêtes ne lui permet pas de tirer les conclusions de fait nécessaires, ou lorsqu’il serait injuste de le faire, la requête en jugement sommaire doit être rejetée : Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc., 2018 CF 1112 au para 36. Toutefois, les parties sont censées présenter leur meilleure preuve, et le juge des requêtes a le droit de tenir pour acquis qu’aucune nouvelle preuve ne serait présentée si la question devait être portée devant les tribunaux : Apotex, au para 31.

[5] Je conclus qu’il n’existe pas de véritable question nécessitant la tenue d’un procès dans la présente instance et que la procédure de jugement sommaire est un moyen approprié d’arriver à un résultat juste. Pour les motifs qui suivent, la requête en jugement sommaire est accueillie. Patterned Concrete a établi qu’il existe un droit d’auteur sur les œuvres, qu’elle est la titulaire de ce droit et que Bomanite l’a violé. Patterned Concrete a droit à une injonction et à des dommages-intérêts préétablis.

II. Questions en litige

[6] Dans la présente requête en jugement sommaire, les questions en litige sont les suivantes :

  1. Existe-t-il un droit d’auteur sur les œuvres, et PatternedConcrete en est-elle la titulaire?

  2. Dans l’affirmative, Bomanite a-t-elle violé le droit d’auteur sur les œuvres?

  3. Si oui, quelle réparation devrait être accordée?

III. Analyse

A. Question 1 : Existe-t-il un droit d’auteur sur les œuvres, et Patterned Concrete en est-elle la titulaire?

[7] En plus de la preuve par affidavit de M. Padula, Patterned Concrete s’appuie sur les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur pour aider à prouver qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et que Patterned Concrete en est la titulaire. Avant de passer à l’analyse de la question de savoir si Patterned Concrete a établi qu’il existe un droit d’auteur sur les œuvres et qu’elle en est la titulaire, j’aborderai les observations des parties concernant la question de savoir si Patterned Concrete peut se fonder sur les dispositions législatives en question.

[8] Patterned Concrete a demandé l’enregistrement du droit d’auteur sur le formulaire de devis, le formulaire de contrat et le certificat de garantie, et a présenté les certificats d’enregistrement qui en ont résulté comme preuve qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et que Patterned Concrete en est la titulaire. Les paragraphes 53(1) et (2) de la Loi sur le droit d’auteur disposent :

Preuve

53 (1) Le registre des droits d’auteur, de même que la copie d’inscriptions faites dans ce registre, certifiée conforme par le commissaire aux brevets, le registraire des droits d’auteur ou tout membre du personnel du Bureau du droit d’auteur, fait foi de son contenu.

Titulaire du droit d’auteur

(2) Le certificat d’enregistrement du droit d’auteur constitue la preuve de l’existence du droit d’auteur et du fait que la personne figurant à l’enregistrement en est le titulaire.

Register to be evidence

53 (1) The Register of Copyrights is evidence of the particulars entered in it, and a copy of an entry in the Register is evidence of the particulars of the entry if it is certified by the Commissioner of Patents, the Registrar of Copyrights or an officer, clerk or employee of the Copyright Office as a true copy.

Owner of copyright

(2) A certificate of registration of copyright is evidence that the copyright subsists and that the person registered is the owner of the copyright.

[9] Les demandes d’enregistrement de Patterned Concrete n’ont pas été déposées au moment de la publication des œuvres en 2009. Selon son affidavit, M. Padula a demandé à son avocat de faire enregistrer le droit d’auteur au moment où il lui a demandé d’informer Bomanite de la contrefaçon alléguée. Les certificats portent des dates d’enregistrement comprises entre le 13 juin 2017 et le 22 juin 2017, et la première mise en demeure de Patterned Concrete à Bomanite est datée du 14 juin 2017.

[10] Bomanite s’appuie sur le moment où les demandes de Patterned Concrete ont été déposées pour faire valoir que Patterned Concrete a obtenu les certificats en vue d’un litige, plutôt que dans le cours de ses activités normales. Elle soutient que Patterned Concrete ne peut pas invoquer l’article 53 si les enregistrements de droit d’auteur ont été obtenus aux fins d’un litige plutôt que dans le cours de ses activités normales, citant l’arrêt P.S. Knight Co. Ltd. c Association canadienne de normalisation, 2018 CAF 222 [P.S. Knight (CAF)] au para 150. Patterned Concrete réplique qu’il n’y a aucune preuve qu’elle est une entreprise procédurière et que l’affirmation de Bomanite selon laquelle les certificats ont été obtenus en vue d’un litige n’est pas fondée. Elle soutient qu’il n’y a aucune raison de conclure que l’article 53 de la Loi sur le droit d’auteur n’est pas applicable.

[11] À mon avis, l’arrêt P.S. Knight (CAF) n’établit pas une règle selon laquelle l’article 53 de la Loi sur le droit d’auteur ne s’applique que si un certificat d’enregistrement a été obtenu dans le cours des activités normales et non en vue d’un litige. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a jugé que le certificat d’enregistrement en question avait en fait été obtenu dans le cours des activités normales et que le demandeur avait le droit de l’invoquer pour établir qu’il était le titulaire du droit d’auteur par application du paragraphe 53(2) de la Loi sur le droit d’auteur (la Cour d’appel fédérale a infirmé la conclusion de la Cour fédérale sur ce point). Ainsi, la Cour d’appel fédérale n’a pas eu besoin de décider si l’article 53 ne s’applique qu’aux certificats d’enregistrement obtenus dans le cours des activités normales. Il n’y a pas eu d’analyse du libellé de cette disposition et, bien que les expressions « cours des activités normales » et « en vue d’un litige » aient un sens juridique, elles n’apparaissent pas dans la Loi sur le droit d’auteur. À mon avis, l’arrêt P.S. Knight (CAF) n’a pas établi une règle générale comme l’affirme Bomanite.

[12] En outre, je ne suis pas convaincue que les circonstances de l’espèce justifient de ne pas donner effet aux certificats en tant que preuve de l’existence du droit d’auteur et de l’identité du titulaire du droit d’auteur. Rien ne prouve que Bomanite ait cherché à contester la validité des enregistrements, et je ne suis pas convaincue que le moment où les demandes de Patterned Concrete ont été déposées rende les certificats qui en résultent si peu fiables qu’ils ne constitueraient pas au moins une preuve prima facie de l’existence d’un droit d’auteur sur les œuvres et du fait que Patterned Concrete en est la titulaire. Lors du contre-interrogatoire, on a demandé à M. Padula s’il avait obtenu des certificats d’enregistrement uniquement dans le but d’intenter une poursuite, et il a répondu : [traduction] « Non. Je voulais empêcher quiconque de les utiliser. Je voulais juste le droit d’auteur. J’avais l’impression que j’aurais dû l’avoir dans le passé, je ne savais pas que c’était nécessaire. » Ainsi, il a expliqué dans son témoignage qu’il n’avait pas compris la nécessité d’obtenir un droit d’auteur.

[13] Les certificats d’enregistrement ne sont peut-être pas une preuve solide de l’existence du droit d’auteur ou de l’identité du titulaire du droit d’auteur, mais c’est une question de poids. Par exemple, dans l’arrêt Circle Films Enterprises Inc. v Canadian Broadcasting Corporation, [1959] SCR 602 [Circle Film] à la p 606, la Cour a affirmé que dans le cas où des éléments de preuve contredisent le certificat d’enregistrement du droit d’auteur, la valeur du certificat peut être touchée, mais en l’absence de tels éléments de preuve la valeur du certificat ne doit pas être diminuée parce qu’aucune preuve de titre n’est exigée dans une demande d’enregistrement et que le Bureau du droit d’auteur n’assume aucune responsabilité à l’égard de la véracité des faits allégués dans la demande et ne mène aucun examen indépendant. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que le certificat constituait une preuve suffisante pour écarter la présomption légale selon laquelle l’auteur de l’œuvre, et non le demandeur, était le titulaire du droit d’auteur sur l’œuvre en question, et que le certificat était suffisant pour conclure que le demandeur s’était acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait.

[14] Par ailleurs, au paragraphe 63 de l’arrêt CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2002 CAF 187, la Cour d’appel fédérale a affirmé que les certificats vraisemblablement obtenus uniquement en vue d’un litige peuvent permettre de conclure à l’existence d’un droit d’auteur sur les œuvres décrites dans les certificats, mais qu’ils peuvent avoir une force persuasive diminuée et ne pas constituer une preuve particulièrement convaincante.

[15] Je suis d’accord avec Patterned Concrete pour dire que rien ne permet de conclure que l’article 53 de la Loi sur le droit d’auteur ne s’applique pas. À mon avis, les circonstances qui ont conduit aux demandes d’enregistrement de Patterned Concrete sont des facteurs qui doivent être pris en considération dans l’appréciation de l’ensemble des éléments de preuve tendant à prouver ou à réfuter l’existence du droit d’auteur et l’identité du titulaire du droit d’auteur.

[16] Patterned Concrete s’appuie également sur la présomption énoncée à l’article 34.1 de la Loi sur le droit d’auteur. Dans toute procédure civile où le défendeur conteste l’existence du droit d’auteur ou la qualité du demandeur à titre de titulaire de ce droit, l’alinéa 34.1(1)a) prévoit que l’œuvre est, jusqu’à preuve contraire, présumée être protégée par le droit d’auteur, et le paragraphe 34.1(2) prévoit que si un nom paraissant être celui de l’auteur de l’œuvre y est imprimé, la personne dont le nom est ainsi imprimé est, jusqu’à preuve contraire, présumée être la titulaire du droit d’auteur en question. Patterned Concrete soutient qu’elle peut invoquer l’alinéa 34.1(2)b), car son nom est imprimé sur le formulaire de devis, le formulaire de contrat et le certificat de garantie : P.S. Knight (CAF), au para 149. Je suis d’accord. La preuve établit que, pendant toute la période pertinente, le nom de Patterned Concrete était imprimé sur les œuvres.

[17] Je note qu’en l’espèce, les effets juridiques des articles 34.1 et 53 de la Loi sur le droit d’auteur concordent — c’est-à-dire que les deux dispositions appuient la conclusion qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et que Patterned Concrete en est la titulaire.

[18] J’examinerai maintenant les autres éléments de preuve et les arguments des parties concernant l’existence du droit d’auteur sur les œuvres et l’identité du titulaire de ce droit.

[19] Patterned Concrete s’appuie sur le témoignage par affidavit de M. Padula. M. Padula a déclaré dans son témoignage qu’il avait créé les œuvres en 2008 et qu’il était à l’époque un citoyen canadien qui résidait au Canada et qui agissait dans l’exercice de son emploi à Patterned Concrete. Il a déclaré que les œuvres ont été initialement publiées en 2009 et qu’elles sont utilisées par Patterned Concrete sous une forme essentiellement identique depuis.

[20] Patterned Concrete affirme que le témoignage détaillé de M. Padula démontre qu’il a exercé un talent et un jugement importants dans l’élément expressif des œuvres, de manière à établir qu’un droit d’auteur existe sur celles-ci en tant qu’œuvres littéraires originales : CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 (CanLII), [2004] 1 RCS 339 [CCH]. Patterned Concrete note qu’une œuvre existante peut répondre au critère d’originalité si elle a fait l’objet d’une amélioration, par exemple la mise à jour d’un dictionnaire ou d’une carte routière ou la préparation d’une nouvelle édition d’une œuvre existante : Association canadienne de normalisation c P.S. Knight Co. Ltd., 2016 CF 294 [P.S. Knight] au para 33, confirmé dans l’arrêt P.S. Knight (CAF), au para 97.

[21] Patterned Concrete soutient que le formulaire de contrat, le formulaire de devis et surtout le certificat de garantie ne sont manifestement pas des formulaires standard. Au contraire, ils sont propres aux activités de Patterned Concrete et reflètent les mots et le travail de M. Padula lui-même.

[22] Les principes directeurs concernant l’originalité requise pour que le droit d’auteur existe ont été établis par la Cour suprême dans l’arrêt CCH et ne sont pas contestés :

14 L’article 5 de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le droit d’auteur, au Canada, existe « sur toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » (je souligne). Bien que l’originalité délimite la portée du droit d’auteur, elle n’est pas définie par la Loi sur le droit d’auteur. Suivant l’art. 2, « toute œuvre littéraire […] originale » s’entend de « toute production originale du domaine littéraire […] quels qu’en soient le mode ou la forme d’expression ». Comme le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées ou leur mise en forme, [traduction] « le critère de l’originalité doit s’appliquer à l’élément expressif de l’œuvre, et non à l’idée » : S. Handa, Copyright Law in Canada (2002), p. 209.

15 La jurisprudence est contradictoire sur le sens du terme « originale » en matière de droit d’auteur. Pour certains tribunaux, le fait qu’une œuvre émane d’un auteur et soit davantage qu’une simple copie d’une autre œuvre suffit à faire naître le droit d’auteur. Voir, par exemple, University of London Press, Ltd. c University Tutorial Press, Ltd., [1916] 2 Ch. 601; U & R Tax Services Ltd. c H & R Block Canada Inc. (1995), 62 C.P.R. (3d) 257 (C.F. 1re inst.). Cette interprétation associe le critère d’originalité à l’idée d’effort ou de labeur, conception qui s’appuie sur une théorie des droits naturels ou lockienne voulant que « chacun obtienne ce qu’il mérite », c’est-à-dire que l’auteur qui crée une œuvre a le droit de voir ses efforts récompensés. Pour d’autres tribunaux, une œuvre doit être créative pour être « originale » et, de ce fait, protégée par le droit d’auteur. Voir, par exemple, Feist Publications Inc. c Rural Telephone Service Co., 499 U.S. 340 (1991); Télé-Direct (Publications) Inc. c American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (C.A.). Cette analyse est aussi conforme à une théorie du droit de propriété considéré comme un droit naturel, mais elle est moins radicale, du fait que seule l’œuvre issue d’une activité créative bénéficie de la protection du droit d’auteur. L’on a avancé que cette conception de l’originalité contribuait à faire en sorte que le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées, par opposition aux idées ou aux éléments sous-jacents. Voir Feist, précité, p. 353.

16 J’arrive à la conclusion que la juste interprétation se situe entre ces deux extrêmes. Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. J’entends par talent le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’œuvre. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel. L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique. Par exemple, tout talent ou jugement que pourrait requérir la seule modification de la police de caractères d’une œuvre pour en créer une « autre » serait trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une œuvre « originale ».

[…]

25 Pour ces motifs, j’arrive à la conclusion qu’une œuvre « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur est une œuvre qui émane d’un auteur et qui n’est pas une copie d’une autre œuvre. Toutefois, cela ne suffit pas à rendre une œuvre originale. Elle doit en outre être le produit de l’exercice du talent et du jugement d’un auteur. Cet exercice ne doit pas être négligeable au point qu’on puisse le qualifier d’entreprise purement mécanique. Bien qu’une œuvre créative soit par définition « originale » et protégée par le droit d’auteur, la créativité n’est pas essentielle à l’originalité.

[23] M. Padula a déclaré que, en 2008, Patterned Concrete utilisait un formulaire de devis qui comportait de nombreux espaces vides pour y inscrire des renseignements, comme la portée des travaux et les spécifications d’un projet. Il souhaitait créer un formulaire qui nécessiterait moins de saisie manuelle et qui serait d’une page, uniforme, clairement rédigé, spécifique aux produits et aux processus de Patterned Concrete et visuellement attrayant. Il estimait que les listes de contrôle étaient importantes pour éviter les erreurs humaines. Après avoir créé des ébauches et des maquettes, M. Padula a créé un formulaire de devis qui était, selon lui, visuellement attrayant, présentait les renseignements sur une page, dans un format propre aux activités de Patterned Concrete, et comportait des champs propres et des listes de contrôle concises. Le témoignage de M. Padula décrit un processus similaire pour créer le formulaire de contrat. Il a déclaré dans son témoignage qu’il estimait que les formulaires de devis et de contrat étaient différents des formulaires utilisés par d’autres entreprises du secteur.

[24] En ce qui concerne le certificat de garantie, M. Padula a déclaré que Patterned Concrete offrait auparavant une garantie d’un an, ce qui était la norme dans l’industrie, et que ses conditions consistaient en une simple déclaration incluse dans les conditions générales imprimées au dos du formulaire de contrat antérieur à 2009. M. Padula a déclaré que Patterned Concrete avait eu des problèmes avec certains clients, parce que la portée de sa garantie n’était pas claire. Il a déclaré qu’il voulait créer une nouvelle garantie limitée qui serait détaillée, claire, propre aux produits et services de Patterned Concrete et visuellement distinctive. Afin de distinguer la garantie de Patterned Concrete de celles de ses concurrents et d’améliorer la satisfaction de la clientèle, M. Padula a décidé que l’entreprise offrirait une garantie de cinq ans. Il a déclaré qu’il avait passé du temps à décider ce qui devrait être inclus dans la garantie et s’il était financièrement viable d’offrir une garantie de cinq ans, et qu’il avait décidé de ne pas modifier l’ancien texte de la garantie inclus dans les conditions imprimées au dos du contrat et a choisi de créer un document distinct sous la forme d’un certificat. Il a déclaré que le certificat de garantie qu’il a créé en 2008-2009 à la suite de ce processus était sensiblement différent de celui utilisé par ses concurrents.

[25] Bomanite a produit les affidavits de deux témoins : Robert Fallone, président de Bomanite, et Vanessa Fallone, administratrice des ressources humaines. L’affidavit de M. Fallone concerne principalement la demande de dommages-intérêts de Patterned Concrete, et l’affidavit de Mme Fallone concerne les nouveaux formulaires de Bomanite qu’elle a préparés et qui ne sont pas contrefaits. Ils ne sont pas particulièrement pertinents pour la première question. Le dossier contient également des exemples des formulaires que Bomanite utilisait avant que l’ancien employé de Patterned Concrete, M. Schipani, ne devienne estimateur pour Bomanite en 2015. M. Fallone a été contre-interrogé au sujet de ces formulaires. La position de Bomanite est que le dossier de preuve, y compris le témoignage de M. Padula et les exemples des formulaires plus anciens de Bomanite, démontre que les œuvres n’émanent pas de M. Padula en tant qu’auteur présumé et qu’elles ne sont pas le produit d’un exercice non négligeable de talent et de jugement.

[26] Premièrement, Bomanite soutient qu’une conclusion défavorable devrait être tirée de l’omission de Patterned Concrete de produire des copies physiques ou électroniques des ébauches de formulaires ou des maquettes que M. Padula a réalisés au cours de la création des œuvres, ou des formulaires de devis et de contrat que Patterned Concrete utilisait avant 2009, et desquels les œuvres ont prétendument été tirées. Bomanite fait valoir que Patterned Concrete n’a fourni aucune explication satisfaisante quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas conservé un seul contrat avec un client avant 2009. Bomanite soutient que la Cour peut tirer une conclusion défavorable de l’incapacité d’une partie à obtenir des éléments de preuve importants, de son incapacité à se souvenir des détails concernant des événements importants, ainsi que de la non-production d’une preuve dans des circonstances où il serait naturel qu’une telle preuve soit produite, et qu’elle doit présumer qu’une telle preuve « serait défavorable au demandeur » : Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 509 aux para 3-4.

[27] Lors du contre-interrogatoire, lorsque M. Padula a été invité à produire les ébauches, les maquettes et les listes de travail utilisés lors de la création des œuvres, il a déclaré qu’il ne les avait plus parce qu’il ne pensait pas avoir besoin de les conserver. M. Padula avait également rédigé une [traduction] « liste exhaustive des renseignements qu’[il] voulait inclure dans le formulaire de devis » sur papier et à l’aide de son ordinateur, mais cette liste n’existe plus. Il a déclaré qu’il ne pensait pas en avoir besoin dix ans plus tard. M. Padula a été invité à fournir les anciens formulaires de Patterned Concrete, utilisés avant 2009, et il a répondu qu’il ne pouvait pas le faire parce que l’entreprise n’avait pas conservé ses formulaires datant d’aussi loin. Lorsqu’il a été interrogé sur la politique de conservation de Patterned Concrete, M. Padula a déclaré qu’il pensait que la politique était de sept ou huit ans. Il a déclaré qu’il n’est pas dans les habitudes de l’entreprise de détruire les documents après sept ans, mais que l’entreprise avait déménagé dans un autre bâtiment en 2009 et qu’il pensait que Patterned Concrete n’aurait pas de documents remontant aussi loin dans le temps. M. Padula a déclaré que les formulaires de contrat préparés en 2009 et avant avaient été remplis à l’ordinateur, mais qu’il n’en avait plus de copie, parce que son ordinateur avait cessé de fonctionner et qu’il n’avait pas sauvegardé son disque dur. À mon avis, M. Padula a raisonnablement expliqué pourquoi Patterned Concrete n’était pas en mesure de produire les documents plus anciens et je ne suis pas prête à en tirer une conclusion défavorable.

[28] Deuxièmement, Bomanite soutient que, puisque les formulaires de contrat et de devis antérieurs à 2009 n’ont pas été produits en preuve, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir ce que M. Padula a réellement rédigé en 2009, par rapport à ce qui existait auparavant. Bomanite soutient que le contre-interrogatoire de M. Padula a révélé que le frère de ce dernier avait rédigé les formulaires initiaux de Patterned Concrete en 1990. Bien que le frère soit un autre copropriétaire de Patterned Concrete, Bomanite soutient qu’il est important de distinguer ses contributions de celles de M. Padula, car Patterned Concrete n’a fourni aucune preuve de l’originalité du travail du frère. Ainsi, Bomanite soutient qu’il est impossible de déterminer quelles parties spécifiques des œuvres auraient résulté de l’exercice du talent et du jugement de M. Padula, et si ces parties ont été copiées. Bomanite s’appuie également sur le témoignage de M. Padula selon lequel :

  1. les conditions initiales du contrat ont été rédigées en 1990 (PatternedConcrete est en activité depuis 1990), probablement par le frère de M. Padula;

  2. les formulaires de devis et de contrat de PatternedConcrete ont toujours été des formulaires d’une page;

  3. M. Padula a examiné les formulaires de ses concurrents lorsqu’il a créé les œuvres, mais il ne se souvient pas exactement les formulaires de quels concurrents il a examinés;

  4. M. Padula a consulté les estimateurs de PatternedConcrete pour évaluer à quoi ressemblaient les [traduction] « formulaires utilisés par d’autres »;

e. M. Padula n’a pas pu préciser quelles parties des conditions générales faisaient partie des révisions qu’il prétend avoir effectuées en 2009 et lesquelles faisaient plutôt partie des œuvres préexistantes créées par d’autres personnes, y compris son frère.

[29] Les arguments de Bomanite sur ce point ne me convainquent pas. M. Padula a déclaré que Patterned Concrete est en activité depuis 1990 et qu’il s’est joint à l’entreprise en 1991. M. Padula a déclaré que les formulaires de Patterned Concrete évoluaient progressivement chaque année. Il a rédigé non seulement les révisions de 2009, mais aussi les formulaires que Patterned Concrete utilisait à l’époque — il a déclaré qu’il avait personnellement créé ces formulaires dans l’exercice de son emploi. Bien que M. Padula ait déclaré que son frère avait rédigé la première version en 1990, M. Padula a procédé en 2009 à un [traduction] « grand nettoyage », qui a donné lieu aux œuvres qui sont en cause dans la présente procédure. La garantie a été créée pour la première fois en tant que certificat distinct en 2009. M. Padula a déclaré que, en 2009, les formulaires ont été [traduction] « vraiment modifiés […] jusqu’au point où, vous savez, nous en étions très satisfaits, et j’ai mis au point quelque chose de bien que nous utilisons depuis ». En ce qui concerne le témoignage de M. Padula selon lequel son frère a rédigé l’ensemble original des conditions du contrat de Patterned Concrete en 1990, mentionné aux points a) et e) ci-dessus, il se rapporte au travail du frère sur les conditions contractuelles figurant au verso du formulaire du contrat de Patterned Concrete. Patterned Concrete n’allègue pas que les conditions générales ont été copiées, et celles-ci ne sont pas pertinentes pour les allégations de contrefaçon.

[30] En conclusion, bien que M. Padula n’ait probablement pas rédigé l’intégralité du contenu original des formulaires de devis et de contrat, je ne suis pas convaincue que des aspects importants du formulaire de devis, du formulaire de contrat et du certificat de garantie n’étaient pas son œuvre. J’estime que la preuve apportée par M. Padula établit qu’il est l’auteur des œuvres en question.

[31] Troisièmement, Bomanite soutient que les œuvres reflètent simplement les conditions standards de l’industrie et qu’elles sont des itérations réorganisées des mêmes formulaires de contrat, formulaires de devis et certificats de garantie d’une page largement utilisés dans l’industrie du béton estampé. M. Padula a déclaré qu’il avait vu les formulaires des concurrents dans le passé et qu’il savait à quoi ils ressemblaient; cependant, il a affirmé qu’il n’avait pas les formulaires des concurrents à côté de lui lorsqu’il a rédigé les formulaires révisés de Patterned Concrete. À mon avis, Bomanite n’a pas établi que les œuvres sont des itérations réorganisées des mêmes formulaires de contrat, formulaires de devis et certificats de garantie d’une page qui sont largement utilisés dans l’industrie du béton estampé. En effet, Bomanite n’a présenté que des exemples de ses propres contrats antérieurs pour montrer à quoi pouvaient ressembler les formulaires de contrat d’une page dans l’industrie, et ceux-ci sont sensiblement différents du formulaire de contrat créé par M. Padula. Par exemple, le formulaire de contrat de Patterned Concrete prévoit des détails précis sur le projet sous la forme de cases à cocher telles que la finition architecturale, les spécifications et les éléments additionnels du contrat, offrant ainsi une vue d’ensemble conviviale des conditions contractuelles qui diffère des formulaires précédents de Bomanite.

[32] Quatrièmement, Bomanite soutient que le témoignage de M. Padula démontre qu’il a pris les contrats existants de Patterned Concrete, qu’il les a comparés aux contrats des concurrents et qu’il s’est engagé dans un processus de révision itératif pour arriver aux œuvres. Bomanite soutient que l’exercice du talent et du jugement requis dans la réorganisation des renseignements standard sur un formulaire d’une page est semblable à « la seule modification de la police de caractères d’une œuvre » et est trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une œuvre originale, selon l’arrêt CCH (au para 16). De plus, Bomanite soutient qu’il existe une distinction importante entre le talent et le jugement exercés pour créer des œuvres et le talent et le jugement exercés dans le cours normal de son emploi. Bomanite affirme que le [traduction] « nombre considérable de semaines » consacré à la préparation de la garantie correspond en fait au temps que M. Padula a passé à déterminer le type de garantie que Patterned Concrete pouvait offrir à ses clients, plutôt qu’à travailler sur l’expression du certificat de garantie lui-même. Bomanite prévient que si les œuvres en question sont jugées comme étant originales au sens de la Loi sur le droit d’auteur, cela donnerait à penser que toute œuvre produite par un employé dans l’exercice de son emploi sera protégée par le droit d’auteur.

[33] À mon avis, les efforts de M. Padula n’étaient pas négligeables et ne se résumaient pas à un simple exercice mécanique ou à une simple copie d’une autre œuvre. Sur la base du témoignage de M. Padula, qui expose les mesures qu’il a prises pour créer les œuvres, je suis convaincue que celles-ci émanent de M. Padula et qu’il a exercé un talent et un jugement suffisants pour que le droit d’auteur existe. La preuve établit que l’expression dans les œuvres résulte de l’exercice, par M. Padula, de son talent (le recours à ses connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience) et de son jugement (l’utilisation de sa faculté de discernement ou de sa capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre), qui satisfait au critère d’originalité : CCH, au para 16.

[34] Je conclus que Patterned Concrete est la titulaire du droit d’auteur existant sur les œuvres. Le témoignage de M. Padula selon lequel il a créé les œuvres dans l’exercice de son emploi à Patterned Concrete n’a pas été contesté et, par application du paragraphe 13(3) de la Loi sur le droit d’auteur, Patterned Concrete est réputée être la première titulaire du droit d’auteur qui existe sur les œuvres.

[35] En outre, les certificats d’enregistrement, qui concordent avec le témoignage de M. Padula, fournissent une certaine preuve qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et que Patterned Concrete en est la titulaire : Loi sur le droit d’auteur, art 53.

[36] Il n’y a pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès en ce qui concerne la première question, qui consiste à savoir s’il existe un droit d’auteur sur les œuvres et si Patterned Concrete en est la titulaire. Patterned Concrete a établi qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres et qu’elle en est la titulaire. Mes conclusions sont compatibles avec la présomption relative à l’existence du droit d’auteur et à l’identité du titulaire de ce droit, énoncée à l’article 34.1 de la Loi sur le droit d’auteur, bien que j’aurais tiré les mêmes conclusions en l’absence de cette présomption, compte tenu de la preuve présentée à la Cour.

B. Question 2 : Bomanite a-t-elle violé le droit d’auteur sur les œuvres?

[37] Patterned Concrete soutient qu’un tribunal peut conclure qu’il y a eu violation du droit d’auteur si le demandeur établit que : a) les œuvres sont suffisamment similaires pour que l’œuvre prétendument contrefaite puisse être considérée comme une copie ou une reproduction de l’œuvre protégée; et b) le défendeur a eu accès à l’œuvre protégée par le droit d’auteur (c’est ce qui est parfois appelé un « lien de causalité ») : Philip Morris Products S.A. c Malboro Canada Limitée, 2010 CF 1099 au para 315 [Philip Morris] (infirmée en partie dans l’arrêt Marlboro Canada Limitée c Philip Morris Products S.A., 2012 CAF 201 [Marlboro], mais pas sur la question de la violation du droit d’auteur). La question de savoir si Bomanite a violé le droit d’auteur en reprenant une part importante d’une œuvre protégée est essentiellement une question de fait : Marlboro, au para 118.

[38] Patterned Concrete a présenté des éléments de preuve établissant que M. Schipani, employé de longue date de Patterned Concrete, avait démissionné en mars 2015 et accepté un poste d’estimateur à Bomanite. Le 9 avril 2015, les avocats de Patterned Concrete ont écrit à M. Schipani pour lui rappeler ses obligations d’après-mandat concernant les renseignements confidentiels et les clients de Patterned Concrete.

[39] Un peu plus tard, à l’automne 2016, M. Padula a appris que Bomanite offrait une garantie de six ans à ses clients. En 2017, M. Padula a obtenu des copies du formulaire de contrat et du certificat de garantie limitée de Bomanite. Après examen des documents, M. Padula a estimé que les formulaires de Bomanite avaient été copiés des œuvres, et, le 14 juin 2017, les avocats de Patterned Concrete ont envoyé une mise en demeure à M. Schipani et à Bomanite. La mise en demeure alléguait que le formulaire de devis, le formulaire de contrat et le certificat de garantie de Bomanite étaient des [traduction] « copies serviles » des œuvres de Patterned Concrete.

[40] Patterned Concrete fait valoir que les faits essentiels établissant la violation du droit d’auteur de Patterned Concrete par Bomanite sont clairs et incontestables. En plus des éléments de preuve constitués de copies des œuvres en cause et des formulaires de Bomanite prétendument contrefaits, M. Padula a supervisé la préparation de trois tableaux qui comparent des passages des formulaires de Bomanite à chacune des œuvres. Ces tableaux ont été fournis à Bomanite, et ils sont joints en tant que pièces à l’affidavit souscrit par M. Padula dans le cadre de la présente requête.

[41] M. Padula a déclaré dans son témoignage qu’il pensait que les formulaires de Bomanite prétendument contrefaits étaient utilisés depuis 2015.

[42] Bomanite soutient que Patterned Concrete n’a produit aucune preuve permettant d’établir une preuve directe de copie et qu’elle a présenté des preuves insuffisantes pour établir une preuve prima facie de contrefaçon sur la base d’une similitude suffisante entre les œuvres en question et les formulaires de Bomanite. Bomanite fait valoir que, même si une preuve prima facie de copie est établie, il ne peut y avoir de contrefaçon lorsque le défendeur démontre que l’œuvre prétendument contrefaite est le fruit d’un travail inspiré d’une source commune ou qu’il s’agit d’une création indépendante, et Bomanite soutient qu’elle a fourni la preuve de son propre processus de révision itératif en déposant des copies des formulaires utilisés antérieurement par Bomanite : Pyrrha Design Inc. c Plum and Posey Inc., 2019 CF 12 aux para 121-122 [Pyrrha Design], citant Philip Morris, aux para 315 et 320.

[43] Par ailleurs, Bomanite fait valoir que la Cour a depuis longtemps reconnu que « plus l’œuvre protégée est simple, plus il est nécessaire d’établir la copie exacte afin d’établir la contrefaçon » : Pyrrha Design, au para 123; DRG Inc. c Datafile Ltd., [1988] 2 CF 243 au para 21. Bien que M. Padula ait admis que les formulaires de Patterned Concrete ont changé [traduction] « de temps en temps au fil des années », Patterned Concrete n’a présenté en preuve aucun de ses formulaires antérieurs (avant 2009), et aucun de ces formulaires n’a été fourni en réponse aux demandes présentées en ce sens lors du contre-interrogatoire. Bomanite fait valoir que Patterned Concrete et elle-même ont toujours utilisé des formulaires d’une page, et que les deux sociétés ont périodiquement révisé et reformaté leurs formulaires au fil des ans. Elle affirme qu’une grande partie du libellé en cause est directement tirée des versions antérieures du formulaire de contrat, du formulaire de devis et du certificat de garantie de Bomanite (qui existaient avant la prétendue création des œuvres par M. Padula en 2008-2009), et que Patterned Concrete n’a pas réussi à démontrer la copie. Bomanite s’appuie également sur la preuve que les œuvres de Patterned Concrete et les formulaires de Bomanite sont le fruit d’années de révisions et de reformatage, qui, selon elle, étaient fondés sur les termes et le langage courants de l’industrie.

[44] À mon avis, une comparaison côte à côte des deux séries de formulaires démontre une similitude importante entre les formulaires de Bomanite et les œuvres, tant au niveau du fond que de la forme. Lorsque j’examine l’évolution des modifications apportées aux formulaires de contrat de Bomanite au fil des ans, les changements observés entre les versions antérieures à 2017 et la version de 2017 qui a prétendument été copiée sont significatifs. Je ne suis pas d’accord avec Bomanite pour dire qu’une grande partie du libellé est directement tirée des versions antérieures des formulaires de Bomanite. De nombreuses phrases qui figurent dans le formulaire de contrat de Patterned Concrete sont apparues dans le formulaire de contrat de Bomanite de 2017, notamment une section relative à la [traduction] « finition architecturale », des cases à cocher supplémentaires dans la section [traduction] « À inclure au contrat », la mention [traduction] « Particularités du contrat » et de nouvelles options dans la section relative aux bordures, comme la mention [traduction] « Selon la conception – 1 coulée ». Une section sur les éléments additionnels du contrat et la majorité des phrases qui y figurent sont également nouvelles dans le formulaire de contrat de 2017 de Bomanite.

[45] Bien que les formulaires de Bomanite aient changé [traduction] « de temps en temps au fil des années », les modifications apportées au formulaire de contrat de 2017 de Bomanite et le libellé du certificat de garantie de Bomanite présentent des similitudes frappantes avec les œuvres en cause. J’estime que les similitudes sont plus vraisemblablement le résultat de la copie des formulaires de Patterned Concrete que de la révision itérative par Bomanite de ses formulaires antérieurs. Il convient de noter qu’une copie d’un formulaire de Bomanite, identifié comme un contrat et utilisé en 2011, ressemble beaucoup au formulaire de devis de Patterned Concrete publié en 2009. Bomanite a utilisé le formulaire de contrat de 2011 comme formulaire de devis jusqu’en 2017. Bien que le formulaire de 2011 soit antérieur à la démission de M. Schipani de Patterned Concrete, Bomanite n’a présenté aucune preuve concernant l’identité de l’auteur du formulaire de 2011 ou la manière dont il a été créé. En effet, Bomanite n’a présenté aucune preuve relative à l’identité de l’auteur des formulaires qu’elle a utilisés au fil des ans. Au cours du contre-interrogatoire, M. Fallone a déclaré qu’il ne savait pas qui était l’auteur du certificat de garantie de six ans de Bomanite ou du formulaire de contrat de Bomanite qui aurait été copié. M. Fallone a également déclaré qu’il ne savait pas quand Bomanite avait commencé à utiliser les formulaires de garantie ou de contrat en question. Lorsqu’on lui a demandé qui était responsable de l’adoption des formulaires en question, M. Fallone a estimé que deux ou trois vendeurs [traduction] « avaient pris sur eux de réécrire leur feuille de devis et de la faire imprimer ».

[46] En ce qui concerne le certificat de garantie, M. Fallone a déclaré que Bomanite avait commencé à offrir une garantie de six ans après avoir vu [traduction] « dans certaines publicités qu’une petite entreprise dans la région de Woodbridge avait commencé à offrir une garantie de six ans ou de cinq ans » et que cette décision n’avait rien à voir avec Patterned Concrete. Toutefois, lors de la plaidoirie, Bomanite n’a pas sérieusement contesté que son certificat de garantie présente une similitude importante avec celui de Patterned Concrete.

[47] À mon avis, Bomanite n’a pas réussi à établir que les similitudes étaient attribuables au caractère commun des termes plutôt qu’à la copie des formulaires de Patterned Concrete, ou que ses formulaires ont été créés de manière indépendante.

[48] Par ailleurs, je conclus que Bomanite avait accès aux œuvres en cause. M. Schipani, qui a travaillé à Patterned Concrete en tant qu’estimateur pendant plus de 20 ans, a commencé à travailler à Bomanite en 2015. J’estime que M. Schipani aurait eu connaissance des œuvres et y aurait eu accès dans l’exercice de son emploi à Patterned Concrete. En outre, la similitude entre les formulaires prétendument contrefaits de Bomanite et les œuvres en cause est suffisante pour déduire un tel accès, d’autant plus que les éléments de preuve suggèrent qu’il n’est pas excessivement difficile d’obtenir des copies des formulaires des concurrents. M. Padula a déclaré que les clients pouvaient fournir des copies aux concurrents. Par conséquent, même si M. Schipani n’a pas fourni les copies, je pense qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir que Bomanite a eu accès aux œuvres en cause.

[49] Je conclus qu’il n’y a pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès en ce qui concerne la deuxième question, qui consiste à savoir si Bomanite a violé le droit d’auteur sur les œuvres en cause. Patterned Concrete a établi que Bomanite avait accès aux œuvres en cause, et la similitude importante entre celles-ci et les formulaires de Bomanite est suffisante pour déduire qu’il y a eu copie. Les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que les similitudes résultent du caractère commun des termes dans l’industrie ou d’une création indépendante.

C. Question 3 : Patterned Concrete a-t-elle droit à une injonction et à des dommages-intérêts préétablis?

[50] Patterned Concrete fait valoir que des injonctions tendent à être accordées systématiquement aux demandeurs qui obtiennent gain de cause dans les affaires de propriété intellectuelle portées devant la Cour. Bomanite fait valoir qu’aucune injonction ne devrait être accordée en l’espèce, car cela serait inutile : Bomanite a déjà modifié ses formulaires, et Patterned Concrete confirme que ceux-ci ne sont pas contrefaits. Je ne suis pas convaincue qu’une injonction est inutile parce que Bomanite a modifié ses formulaires au début de 2018. Le témoignage de M. Fallone lors du contre-interrogatoire laisse entendre que Bomanite n’avait pas de mécanisme en place pour superviser les modifications apportées à ses formulaires, et les modifications apportées au fil des ans semblent avoir été faites à l’insu de M. Fallone. À mon avis, une injonction interdisant la reproduction de la totalité ou d’une partie importante des œuvres en cause est appropriée en l’espèce.

[51] À titre subsidiaire, Bomanite soutient que Patterned Concrete ne devrait pas se voir accorder de réparation autre qu’une injonction parce que Bomanite ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de soupçonner que les œuvres étaient protégées par le droit d’auteur : Loi sur le droit d’auteur, art 39(1). M. Fallone, président de Bomanite, a déclaré lors du contre-interrogatoire qu’il ne savait pas si quelqu’un copiait les formulaires de Patterned Concrete. À mon avis, les éléments de preuve de Bomanite ne suffisent pas à établir que Bomanite ne savait pas que les œuvres étaient protégées par le droit d’auteur. Bomanite n’a pas produit le témoignage de la personne responsable de la rédaction des formulaires de Bomanite contrefaits, qu’il s’agisse de M. Schipani ou d’une autre personne. Bomanite soutient qu’il était loisible à Patterned Concrete d’assigner M. Schipani comme témoin, puisqu’il était un estimateur « indépendant » et non un employé de Bomanite. Cependant, la nature juridique de la relation entre M. Schipani et Bomanite n’est pas claire. Lors du contre-interrogatoire, en réponse à une question sur la nature des fonctions de M. Schipani en tant qu’employé de Bomanite, M. Fallone a répondu qu’il était [traduction] « en quelque sorte un vendeur indépendant », mais à deux reprises dans l’affidavit qu’il a souscrit en réponse à la présente requête en jugement sommaire, M. Fallone fait clairement référence à M. Schipani comme étant un employé. Quoi qu’il en soit, c’est à Bomanite qu’il incombe d’établir qu’elle a droit au bénéfice de l’exception prévue au paragraphe 39(1), et elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Au cours du contre-interrogatoire, M. Fallone a déclaré qu’il ne savait pas si quelqu’un copiait les formulaires de Patterned Concrete, mais il n’a fait aucun effort pour le savoir, notamment en posant la question à M. Schipani. M. Fallone ne pouvait pas dire si quelqu’un d’autre dans son organisation avait connaissance de la copie. Enfin, Bomanite n’a pas établi qu’il n’y avait pas eu d’autres contrefaçons après que Patterned Concrete l’a informée des allégations de violation du droit d’auteur en lui adressant une mise en demeure en juin 2017.

[52] La réparation monétaire demandée dans la déclaration de Patterned Concrete comprenait des dommages-intérêts de 100 000 $ pour violation du droit d’auteur ou, à titre subsidiaire, [traduction] « des dommages-intérêts préétablis d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, selon ce que la Cour estime équitable, pour toutes les violations du droit d’auteur relatives aux œuvres littéraires qui sont alléguées dans la présente action ». Environ un mois avant l’instruction de la présente requête, Patterned Concrete a envoyé une lettre pour aviser Bomanite de son choix de recouvrer des dommages-intérêts préétablis aux termes de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur.

[53] L’alinéa 38.1(1)a) de la Loi sur le droit d’auteur dispose :

Dommages-intérêts préétablis

38.1 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire du droit d’auteur, en sa qualité de demandeur, peut, avant le jugement ou l’ordonnance qui met fin au litige, choisir de recouvrer, au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1), les dommages-intérêts préétablis ci-après pour les violations reprochées en l’instance à un même défendeur ou à plusieurs défendeurs solidairement responsables :

(a) dans le cas des violations commises à des fins commerciales, pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence;

[…]

Statutory damages

38.1 (1) Subject to this section, a copyright owner may elect, at any time before final judgment is rendered, to recover, instead of damages and profits referred to in subsection 35(1), an award of statutory damages for which any one infringer is liable individually, or for which any two or more infringers are liable jointly and severally,

a) in a sum of not less than $500 and not more than $20,000 that the court considers just, with respect to all infringements involved in the proceedings for each work or other subject-matter, if the infringements are for commercial purposes; and

[…]

[54] L’alinéa 38.1(1)a) est soumis à un certain nombre de considérations législatives expresses énoncées de l’alinéa 38.1(1)b) au paragraphe 38.1(7). Les dispositions pertinentes pour la présente procédure sont examinées ci-après.

[55] De façon générale, les parties s’entendent sur les principes fondamentaux applicables à la détermination par la Cour du montant approprié des dommages-intérêts préétablis. Patterned Concrete soutient que la mission essentielle consiste à en arriver à une appréciation raisonnable eu égard aux dispositions législatives et à l’ensemble des circonstances, et ce, dans le but d’arriver à un résultat juste : Telewizja Polsat S.A. c Radiopol Inc., 2006 CF 584 [Telewizja Polsat]; Collett c Northland Art Company Canada Inc., 2018 CF 269 [Collett]. Bomanite soutient que le pouvoir discrétionnaire de la Cour est ancré dans les principes d’équité et de proportionnalité entre le montant des dommages-intérêts préétablis accordés et la gravité de la violation. Bomanite soutient que, aux termes du paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur, lorsqu’elle exerce ce pouvoir discrétionnaire, la Cour doit tenir compte de tous les facteurs pertinents, y compris la bonne ou mauvaise foi des parties et leur comportement avant l’instance et au cours de celle-ci : Telewizja Polsat, au para 31.

[56] Patterned Concrete interprète l’article 38.1 comme conférant le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts préétablis calculés en multipliant un montant en dollars qui se situe dans la fourchette des dommages-intérêts préétablis de 500 $ à 20 000 $ par le nombre de copies contrefaites des œuvres, sur la base du fait que chaque copie non autorisée d’une œuvre constitue un acte de contrefaçon. Patterned Concrete demande une indemnité totale de 584 000 $, soit le produit de la multiplication de 500 $ (le montant le plus bas de la fourchette) et de 1 168, ce qui correspond au nombre de reproductions contrefaites par Bomanite des œuvres en cause, selon l’estimation « prudente » de M. Padula.

[57] Patterned Concrete soutient qu’il est illogique d’interpréter l’article 38.1 de manière à limiter les dommages-intérêts préétablis à un montant calculé en multipliant un montant en dollars compris dans la fourchette par le nombre d’œuvres en cause, car cela signifierait qu’il n’y aurait aucune différence entre les dommages-intérêts préétablis et les dommages-intérêts symboliques, qui ont toujours été disponibles dans les procédures pour violation du droit d’auteur. Patterned Concrete n’a cité aucun précédent à l’appui de son interprétation de l’article 38.1. Bien qu’elle n’ait cité aucune décision concernant spécifiquement les dommages-intérêts préétablis, Patterned Concrete s’appuie sur une [traduction] « majorité de décisions » selon lesquelles chaque acte de contrefaçon constitue une cause d’action distincte.

[58] Subsidiairement, Patterned Concrete demande un montant de 20 000 $ par œuvre, soit 60 000 $.

[59] Bomanite déclare avoir été prise de court par la position de Patterned Concrete sur l’interprétation de l’article 38.1. Bien que Patterned Concrete l’ait avisée de son choix de demander des dommages-intérêts préétablis, Bomanite ne savait pas qu’elle demandait des dommages-intérêts préétablis de 584 000 $ basés sur un calcul par copie jusqu’à ce que Patterned Concrete présente ses observations sur les dommages-intérêts à l’audience. Bomanite souligne que le montant demandé est près de six fois supérieur au montant de dommages-intérêts compensatoires demandé dans la déclaration.

[60] Bomanite soutient que l’interprétation de l’article 38.1 par Patterned Concrete ne tient pas compte du libellé clair de cet article, qui fixe une fourchette monétaire qui se rapporte clairement à toutes les violations relatives à une œuvre donnée. Bomanite fait valoir que la jurisprudence est conforme à son interprétation. Elle cite les affaires Telewizja Polsat et Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd., 2020 CF 794, à titre d’exemples de décisions où la Cour a accordé des dommages-intérêts préétablis en multipliant un montant compris dans la fourchette par le nombre d’œuvres, et non par le nombre de reproductions, le nombre de visites d’un site Web ou tout autre élément similaire.

[61] Je suis d’accord avec Bomanite pour dire que l’alinéa 38.1(1)a) utilise des mots différents — toutes les violations relatives à une œuvre donnée — et qu’une lecture simple prévoit l’octroi de dommages-intérêts préétablis dont le montant est calculé en multipliant un montant en dollars dans la fourchette par le nombre d’œuvres, et non par le nombre de violations. À mon avis, la jurisprudence établissant que chaque violation constitue une cause d’action n’impose pas une interprétation différente. Comme il est indiqué plus haut, Patterned Concrete n’a pas cité de décision dans laquelle le tribunal a calculé les dommages-intérêts préétablis en multipliant un montant compris dans la fourchette prévue à l’article 38.1 par le nombre de violations, et je n’ai pas été en mesure de trouver une telle décision. La détermination du montant des dommages-intérêts préétablis « par œuvre contrefaite » a récemment été confirmée par la juge Kane dans la décision Young c Thakur, 2019 CF 835 [Thakur] aux para 40 et 41 :

[40] Les demanderesses soutiennent que le montant maximal de 20 000 $ par violation devrait être accordé. Elles avancent que chaque visionnement du vidéoclip sur le site Web Badmash Factory et sur Vimeo constitue une violation distincte, et qu’au moins 82 violations ont été commises puisque le vidéoclip a été visionné 82 fois sur le compte Vimeo des défendeurs. Les demanderesses réclament des dommages-intérêts préétablis de 1 640 000 $.

[41] Contrairement à ce que font valoir les demanderesses, la jurisprudence a établi que les dommages-intérêts préétablis sont accordés en fonction du nombre d’œuvres contrefaites. En d’autres mots, ceux-ci sont calculés « pour toutes les violations – relatives à une œuvre donnée ».

[62] Par conséquent, en l’espèce, la fourchette des dommages-intérêts préétablis pouvant être octroyés suivant l’article 38.1 pour trois œuvres serait de 1 500 à 60 000 $, sous réserve des exceptions légales.

[63] Bomanite soutient que les exceptions prévues aux paragraphes 38.1(2) et (3) s’appliquent pour réduire les dommages-intérêts préétablis.

[64] Le paragraphe 38.1(2) de la Loi sur le droit d’auteur accorde au tribunal le pouvoir discrétionnaire de réduire le montant des dommages-intérêts préétablis jusqu’à 200 $ dans les cas où le défendeur le convainc qu’il ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de croire qu’il avait violé le droit d’auteur. Pour les mêmes raisons que celles évoquées à propos du paragraphe 39(1) de la Loi sur le droit d’auteur, je ne suis pas convaincue que les dommages-intérêts préétablis devraient être réduits en vertu du paragraphe 38.1(2).

[65] Le paragraphe 38.1(3) confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’accorder, à l’égard de chaque œuvre, un montant inférieur à 500 $ ou à 200 $ par œuvre, selon le cas, dans les cas où plus d’une œuvre est incorporée dans un même support matériel et que même s’il accordait le montant minimal de dommages-intérêts visé au paragraphe 38.1(1) le montant total de ces dommages-intérêts serait extrêmement disproportionné à la violation. S’appuyant sur la décision Trader c CarGurus, 2017 ONSC 1841 au para 57 [Trader], Bomanite affirme que les photocopies des formulaires en cause dans la présente affaire ont été réalisées sur un seul et même support. Je ne suis pas convaincue qu’il faille accorder un montant inférieur à 500 $ par œuvre. Premièrement, je ne suis pas d’accord avec l’interprétation de l’affaire Trader par Bomanite. Ce sont les œuvres, et non les copies, qui doivent être sur un seul support pour que le paragraphe 38.1(3) s’applique. Deuxièmement, je ne suis pas convaincue que l’octroi du montant minimal prévu au paragraphe 38.1(1), soit 1 500 $ pour les trois œuvres en cause, serait extrêmement disproportionné à la violation en l’espèce.

[66] Si un demandeur choisit de recouvrer les dommages-intérêts préétablis en vertu de l’article 38.1 de la Loi sur le droit d’auteur, la Cour peut tenir compte de tous les facteurs pertinents. Le paragraphe 38.1(5) de la Loi sur le droit d’auteur est ainsi rédigé :

Facteurs

(5) Lorsqu’il rend une décision relativement aux paragraphes (1) à (4), le tribunal tient compte notamment des facteurs suivants :

(a) la bonne ou mauvaise foi du défendeur;

(b) le comportement des parties avant l’instance et au cours de celle-ci;

(c) la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur en question;

(d) dans le cas d’une violation qui est commise à des fins non commerciales, a nécessité d’octroyer des dommages-intérêts dont le montant soit proportionnel à la violation et tienne compte des difficultés qui en résulteront pour le défendeur, du fait que la violation a été commise à des fins privées ou non et de son effet sur le demandeur.

Factors to consider

(5) In exercising its discretion under subsections (1) to (4), the court shall consider all relevant factors, including

a) the good faith or bad faith of the defendant;

b) the conduct of the parties before and during the proceedings;

c) the need to deter other infringements of the copyright in question; and

d) in the case of infringements for non-commercial purposes, the need for an award to be proportionate to the infringements, in consideration of the hardship the award may cause to the defendant, whether the infringement was for private purposes or not, and the impact of the infringements on the plaintiff.

[67] Patterned Concrete fait valoir que l’octroi de dommages-intérêts préétablis devrait refléter le comportement peu coopératif de Bomanite. Elle soutient que Bomanite n’a pas rapidement cessé d’utiliser ses formulaires après avoir reçu la mise en demeure de Patterned Concrete, qu’elle n’a pas informé Patterned Concrete que ses formulaires avaient été modifiés avant d’avoir présenté une défense, qu’elle n’a pas fourni de copies des formulaires révisés avant que Patterned Concrete n’en fasse la demande et qu’elle a refusé de fournir des renseignements concernant l’étendue de l’utilisation des formulaires. Cependant, je suis d’accord avec Bomanite pour dire qu’il est erroné d’affirmer que Bomanite a agi de mauvaise foi ou qu’elle s’est montrée peu coopérative. Même si Bomanite ne souscrivait pas à la position de Patterned Concrete, il y a eu des communications régulières entre les avocats des parties et des efforts ont été déployés pour résoudre le problème. En l’espace de neuf mois environ, Bomanite a volontairement modifié ses formulaires. Par ailleurs, le refus de Bomanite de fournir des renseignements concernant l’étendue de l’utilisation des formulaires a fait l’objet d’une requête, et Bomanite a fourni les documents et renseignements dont la production a été ordonnée. Cela dit, le comportement de Bomanite n’était pas non plus entièrement de bonne foi. Il s’agissait peut-être d’une position, mais Bomanite a refusé de prendre toute forme d’engagement, n’a pas proposé de présenter ses formulaires révisés à Patterned Concrete et n’a effectivement fourni les formulaires à Patterned Concrete qu’après le début de la procédure judiciaire. À mon avis, la bonne ou mauvaise foi de Bomanite est un facteur neutre qui n’est pas particulièrement utile pour justifier la majoration ou la réduction du montant de dommages-intérêts que j’estime équitable dans les circonstances de la présente affaire.

[68] Bomanite soutient que Patterned Concrete n’a pas présenté de preuve permettant de conclure qu’elle a subi des dommages, encore moins de les quantifier, et que l’absence de dommages réels est pertinente dans le contexte de l’évaluation des dommages-intérêts préétablis. Elle fait valoir que Patterned Concrete n’a pas apporté de preuve que l’utilisation des œuvres en cause a procuré à Bomanite un avantage concurrentiel sur le marché, comme il est allégué dans la déclaration, ou que le formulaire de devis, le formulaire de contrat et le certificat de garantie ont joué un rôle déterminant dans l’obtention, la rétention ou la perte de clients par Bomanite ou Patterned Concrete.

[69] Patterned Concrete réplique qu’un avantage concurrentiel peut être déduit et que Bomanite n’a pas établi qu’elle ne bénéficiait d’aucun avantage concurrentiel. Selon Patterned Concrete, il était évident que le témoin de Bomanite, M. Fallone, participait davantage au volet municipal des activités de Bomanite et qu’il ne participait pas particulièrement au volet résidentiel, qui est en concurrence avec Patterned Concrete. Bomanite n’a fourni aucune preuve de la part de ses estimateurs qui soumissionnent effectivement sur les travaux résidentiels, ni aucune preuve sur la raison pour laquelle Bomanite aurait décidé de modifier ses formulaires s’il n’y avait aucun avantage. De plus, Patterned Concrete soutient que les dommages-intérêts préétablis reconnaissent que les dommages réels sont souvent difficiles à prouver et que l’effet des dommages réels d’un demandeur sur la détermination des dommages-intérêts préétablis est une question qui n’a pas été tranchée de manière concluante. Des décisions antérieures ont fait état d’une certaine corrélation entre les deux (par exemple, Telewizja Polsat, précitée), mais Patterned Concrete soutient que dans des décisions récentes les tribunaux ont simplement observé que les dommages-intérêts préétablis nécessitent une appréciation raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances, et ce, dans le but d’arriver à un résultat juste : Thakur, aux para 54-60; Thomson c Afterlife Network Inc., 2019 CF 54 aux para 62-64; Collett, précitée, au para 59.

[70] À mon avis, les dommages-intérêts préétablis prévus à l’article 38.1 sont accordés « au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1) ». La détermination du montant des dommages-intérêts préétablis que la Cour estime équitable n’est pas nécessairement liée aux dommages réels du demandeur ni aux profits réels du défendeur, puisqu’il s’agit d’une catégorie de dommages-intérêts distincte. Les facteurs que j’estime pertinents pour déterminer le montant approprié des dommages-intérêts préétablis en l’espèce sont les suivants :

  1. le témoignage de M. Padula selon lequel la raison pour laquelle il a modifié les formulaires de PatternedConcrete était d’offrir une meilleure expérience client, afin de résister au ralentissement économique de 2008 et d’attirer de nouvelles possibilités d’affaires;

  2. l’absence d’éléments de preuve expliquant pourquoi Bomanite a modifié ses formulaires;

  3. le témoignage de M. Padula sur les efforts qu’il a entrepris pour modifier les formulaires de PatternedConcrete, sur la base de son expérience considérable dans l’industrie — cependant, je suis également consciente que PatternedConcrete n’a pas tenté de quantifier la valeur de ces efforts;

  4. le témoignage de M. Fallone selon lequel il a estimé la valeur du travail de Vanessa Fallone dans la révision des formulaires de devis, de contrat et de garantie de Bomanite à environ 2 500 $;

  5. le témoignage de Mme Vanessa Fallone selon lequel elle est l’administratrice des ressources humaines de Bomanite et qu’elle a préparé le nouveau formulaire de devis, le nouveau formulaire de contrat et le nouveau certificat de garantie de Bomanite en se basant sur des versions antérieures des formulaires que la société avait utilisés dans le passé et sur des discussions avec des représentants commerciaux;

  6. les œuvres en cause ne sont pas revendues;

  7. les parties utilisent leurs formulaires à des fins commerciales;

  8. les formulaires contrefaits ont été utilisés pendant environ trois ans par Bomanite; étant donné que cette période comprenait un an après l’envoi de la mise en demeure de PatternedConcrete, la réponse de Bomanite n’a été ni immédiate ni d’une longueur abusive;

  9. bien que les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si elles sont des concurrentes, je suis d’accord avec PatternedConcrete pour dire qu’elles le sont;

  10. la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur en question;

  11. comme il est indiqué ci-dessus, bien que Bomanite n’ait pas agi de mauvaise foi au point de justifier une majoration des dommages-intérêts préétablis, son comportement ne justifie pas non plus une réduction au titre de la bonne foi.

[71] J’estime qu’un montant de dommages-intérêts préétablis de 8 000 $ par œuvre, pour un total de 24 000 $, constitue un résultat juste et une appréciation raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce.

[72] Patterned Concrete a également demandé des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires d’un montant de 40 000 $. Je suis d’accord avec Bomanite pour dire qu’il n’y a aucun fondement juridique pour accorder des dommages-intérêts punitifs à son encontre. Patterned Concrete n’a apporté aucune preuve que Bomanite s’est livrée à une « conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite », qui justifierait l’octroi de dommages-intérêts punitifs : Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595 au para 36. Les dommages-intérêts punitifs ne sont justifiés que lorsque la conduite du défendeur dans la violation du droit d’auteur est inacceptable ou extrêmement déraisonnable, ou si elle témoigne d’un mépris caractérisé des droits du demandeur : Adobe Systems Incorporated c Dale Thompson DBA Appletree Solutions, 2012 CF 1219 au para 11. Bomanite a volontairement révisé ses formulaires dans un délai raisonnable. La dissuasion est déjà prise en compte dans l’octroi de dommages-intérêts préétablis, et il n’existe aucune preuve d’une conduite qui mériterait l’octroi de dommages-intérêts punitifs contre Bomanite.

IV. Conclusion

[73] Un jugement sommaire est approprié dans la présente procédure, et la requête de Patterned Concrete est accueillie. Patterned Concrete a établi qu’un droit d’auteur existe sur les œuvres en cause et qu’elle est la titulaire de ce droit. Bomanite a violé le droit d’auteur en réalisant des reproductions ou des copies importantes des œuvres, en violation des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur.

[74] Patterned Concrete a droit à une injonction interdisant à Bomanite, à ses administrateurs, dirigeants, employés et mandataires, ainsi qu’à toute personne sur qui elle exerce un contrôle, de réaliser des reproductions ou des copies importantes des œuvres sous forme matérielle ou d’autoriser la réalisation de telles reproductions ou copies en violation des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur. Bomanite doit remettre sous serment ou détruire sous serment tout matériel qui est susceptible d’enfreindre l’injonction et qui est en sa possession ou en la possession de ses directeurs, dirigeants, employés ou mandataires ou de toute personne sur qui elle exerce un contrôle. L’injonction et l’ordonnance de remise ou de destruction seront soumises aux exceptions nécessaires, notamment en ce qui concerne les formulaires de contrats déjà remplis par Bomanite et les formulaires devant être conservés à des fins commerciales. La Cour fournira un projet de jugement aux parties pour qu’elles en examinent les modalités particulières.

[75] J’accorde un montant de 24 000 $ au titre des dommages-intérêts préétablis. Patterned Concrete n’a pas réussi à établir qu’elle avait droit à des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires, et ces dommages-intérêts lui sont refusés.

[76] Au cours de l’audience, les parties ont demandé à déposer des observations écrites sur les dépens après ma décision. Les parties sont également invitées à présenter des observations sur les intérêts avant et après jugement. Patterned Concrete doit soumettre ses observations écrites dans les 15 jours suivant la présente décision, et Bomanite doit soumettre ses observations en réponse dans les 15 jours suivant la réception des observations de Patterned Concrete. Les observations de chaque partie ne doivent pas dépasser 10 pages, à l’exclusion de toute ébauche du mémoire des dépens ou liste de décisions.

[77] Les modalités définitives du jugement seront exposées dans les motifs complémentaires de la Cour sur les dépens et les intérêts.


JUGEMENT dans le dossier T-1845-17

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en jugement sommaire est accueillie; les modalités définitives du jugement suivront.

  2. Le montant des dépens et des intérêts reste à déterminer.

  3. Les parties doivent déposer des observations écrites concernant les dépens et les intérêts conformément aux motifs de la Cour.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-1845-17

 

INTITULÉ :

PATTERNED CONCRETE MISSISSAUGA INC. c BOMANITE TORONTO LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 NOVEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge PALLOTTA

 

DATE :

LE 12 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

John McKeown

Janine Abuluyan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Daniel Murdoch

Muzhgan Wahaj

 

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldman Sloan Nash &

Haber LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stikeman Elliott LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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