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Date : 20210409


Dossier : IMM‑6247‑19

Référence : 2021 CF 312

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

BABU CHOWDHURY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Babu Chowdhury, a qualité de réfugié au sens de la Convention et est un résident permanent du Canada. Il a fui son pays de nationalité, le Bangladesh, parce qu’il craignait d’être persécuté par des extrémistes islamiques et des fondamentalistes religieux membres du Jamaat‑e‑Islami. Un passeport du Bangladesh a été délivré à M. Chowdhury après qu’il a obtenu le statut de résident permanent, mais il a été égaré dans le courrier. En utilisant le passeport de remplacement qui lui a été délivré, M. Chowdhury est retourné au Bangladesh à deux reprises, prétendument pour prendre soin de membres de sa famille qui étaient malades : sa jeune fille et son épouse. Ses voyages au Bangladesh avec ce passeport ont également nécessité qu’il transite par les Émirats arabes unis [ÉAU].

[2] En raison du voyage de M. Chowdhury au Bangladesh, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté a demandé le constat de la perte de l’asile, conformément au paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la LIPR]. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a accueilli la demande du ministre, compte tenu de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, et a estimé que la demande d’asile de M. Chowdhury était rejetée, au titre du paragraphe 108(3) de la LIPR.

[3] M. Chowdhury demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative au constat de perte de l’asile. Il soulève les questions suivantes pour que la Cour les examine, à savoir que la SPR a commis une erreur en n’appréciant pas ou en n’examinant pas correctement si M. Chowdhury i) avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Bangladesh, ii) a effectivement obtenu la protection du Bangladesh et iii) aurait pu se réclamer d’une protection de l’État qui n’a jamais existé contre ses agents de persécution (non étatiques). M. Chowdhury allègue également iv) un manquement à l’équité procédurale en lien avec le traitement par la SPR de la question du risque prospectif.

[4] À la lumière de mon examen du dossier et des observations des parties, je ne suis pas persuadée que la SPR a commis l’une ou l’autre des erreurs prétendues. Pour les motifs détaillés ci‑après, je rejette donc la demande de contrôle judiciaire de M. Chowdhury.

II. Norme de contrôle

[5] Les parties conviennent tout comme moi que la norme de contrôle présumée, soit la norme de la décision raisonnable, s’applique aux trois premières questions énoncées précédemment : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 10. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances : Vavilov, au para 85. Les cours ne doivent intervenir qu’en cas de nécessité. Pour éviter une intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur; une décision peut toutefois être déraisonnable si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, aux para 125 et 126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[6] Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont toutefois considérés comme étant assujettis à la norme de la décision correcte ou à un « exercice de révision […][TRADUCTION] "particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte", même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54.  L’obligation d’équité procédurale « est "éminemment variable", intrinsèquement souple et tributaire du contexte ». Elle doit être déterminée eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker : Vavilov, précité, au para 77. En somme, la cour de révision se concentre sur la question de savoir si le processus était équitable.

III. Cadre législatif et directives quant à l’interprétation

[7] Voir l’annexe « A » ci‑après pour prendre connaissance des dispositions pertinentes de la LIPR. Voir également l’annexe B pour consulter les paragraphes pertinents du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCNUR] qui, bien qu’ils ne soient pas contraignants pour la Cour, fournissent des directives utiles en matière d’interprétation de la demande de constat de la perte d’asile.

IV. Analyse

[8] Les cours fédérales ont reconnu le critère à trois volets s’appliquant à un demandeur d’asile qui se réclame de nouveau de la protection au titre de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, tel que reflété à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Les éléments de ce critère sont les suivants : 1) la volonté, en ce sens que le réfugié ne doit pas être contraint; 2) l’intention, c’est‑à‑dire que le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; 3) le succès de l’action, en ce sens que le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection : Nsende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CF), 2008 CF 531 [Nsende], au para 13, [2009] 1 RCF 49; Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 [Siddiqui] au para 6, citant Nsende; Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104 [Jing] au para 16, citant Siddiqui. Le caractère volontaire n’est pas une question à trancher dans les circonstances en l’espèce.

A. i) Intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays

[9] Contrairement à l’observation de M. Chowdhury, je ne suis pas persuadée que la SPR a déterminé à tort qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de l’État en obtenant un passeport du Bangladesh et en se rendant au Bangladesh. Il incombe au ministre de prouver selon la prépondérance des probabilités que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection de l’État : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459, au para 42. La présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays s’applique, cependant, lorsqu’un réfugié demande et obtient (ou renouvelle) un passeport du pays dont il a la nationalité; une telle présomption est considérée comme étant forte lorsqu’il utilise ce passeport pour se rendre dans le pays dont il a la nationalité : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154 [Nilam], au para 25; Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi], au para 16; Abechkhrishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 313 [Abechkhrishvili], au para 23.

[10] De plus, chaque situation dépend des circonstances qui lui sont propres : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bashir, 2015 CF 51 [Bashir], au para 70, [2015] 4 RCF 336. Je conviens avec les parties en l’espèce que, selon les faits, l’acte de demander un passeport peut ne pas constituer en lui‑même une réclamation de nouveau de la protection d’un pays. Je constate par exemple que lorsque la conseil du ministre a demandé à M. Chowdhury, pendant l’audience de la SPR, s’il avait l’intention de voyager lorsqu’il a présenté une demande de passeport, M. Chowdhury a répondu [traduction] « Non ». Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Bashir, « il n’y a aucune raison logique de présumer de manière irréfutable que dès qu’un réfugié déclare qu’il a l’intention de voyager à l’étranger avec un passeport national, il est réputé avoir eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité » [non souligné dans l’original] : Bashir, précitée, au para 70. Comme l’a noté le professeur James C. Hathaway dans l’ouvrage The Law of Refugee Status (Toronto : Butterworths, 1991), aux pages 193 à 195 [cité dans la décision Bashir, précitée, au para 70] : [traduction] « […] Étant donné qu’il n’y a pas de lien automatique entre la délivrance ou le renouvellement d’un passeport et l’octroi de la protection, il est essentiel que la raison véritable pour laquelle le passeport est demandé fasse partie des considérations de l’autorité décisionnelle. Sauf si le motif du réfugié est véritablement la protection de ses intérêts par le pays dont il a la nationalité, l’intention requise est inexistante. »

[11] Le pouvoir discrétionnaire dont dispose la SPR n’est cependant pas limité à un moment ou à des moments de la chronologie des événements qui ont mené à la conclusion sur la nouvelle réclamation de la protection de l’État : Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1060 [Lu], au para 42. Comme il est indiqué précédemment, la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection d’un pays est considérée comme étant forte si le réfugié utilise le passeport du pays dont il a nationalité pour se rendre dans son pays d’origine. Un tel voyage peut ne pas être en même temps que l’obtention du passeport, ni même être prévu au moment de son obtention, mais plutôt être entrepris plus tard, comme cela s’est produit en l’espèce.

[12] L’opinion dominante est que la présomption d’intention de se réclamer de nouveau d’une telle protection peut être réfutée dans des circonstances exceptionnelles au moyen d’une preuve du contraire; il incombe au réfugié de produire une preuve suffisante pour réfuter une telle présomption : Nilam, précitée, au para 26; Abadi, précitée, aux para 17 et 18. D’après le Guide du HCNUR, au paragraphe 125, une visite à un parent âgé ou souffrant peut constituer l’une de ces circonstances exceptionnelles qui suffisent à réfuter la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de l’État, tout dépendant du bien‑fondé de chaque affaire. En effet, une visite à un parent âgé ou souffrant dans son pays d’origine implique des considérations différentes, en ce qui concerne les relations avec le pays d’origine, que des visites régulières pour des vacances ou des affaires. Toutefois, dans plusieurs affaires, ces « circonstances exceptionnelles » ont été interprétées comme se limitant aux réfugiés qui se rendent dans leur pays d’origine en utilisant un passeport délivré par le pays d’accueil, et non un passeport délivré par le pays dont il a nationalité : Abadi, précitée, au para 18, citant Nilam, précitée, au para 28.

[13] M. Chowdhury soutient que son intention d’obtenir un passeport du Bangladesh était double, à savoir, à des fins d’identification et pour la signature d’une procuration afin de pouvoir vendre des biens au Bangladesh à partir du Canada. Je ne suis toutefois pas d’accord avec son argument selon lequel la SPR a mal interprété son témoignage en réponse aux questions du ministre concernant l’utilisation du passeport dans un contexte canadien, par exemple pour faire des affaires au Canada. Après avoir examiné la transcription de l’audience, je conclus que les questions du ministre à ce propos étaient claires et que, contrairement à ce qu’il affirme, les réponses de M. Chowdhury ne montrent pas de confusion.

[14] Je conviens avec M. Chowdhury que la SPR a tiré une conclusion d’invraisemblance inappropriée de son explication selon laquelle il avait besoin d’un passeport du Bangladesh pour obtenir une procuration afin de pouvoir vendre un bien au Bangladesh. La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible qu’il fasse une demande de passeport avant d’avoir trouvé quelqu’un qui agirait comme son mandataire, et elle s’est donc engagée dans des spéculations inacceptables sur ce que M. Chowdhury aurait dû ou n’aurait pas dû faire dans des cas moins que clairs, où « on ne peut prétendre [que les circonstances] déborde[nt] le cadre de ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre » : Selvarasu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 849, au para 32; Ilyas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1270, au para 59.

[15] La SPR a tiré cette conclusion d’invraisemblance relativement au caractère volontaire lié au critère de la nouvelle réclamation, ainsi qu’un certain nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité concernant les explications de M. Chowdhury sur la nécessité du passeport dans un contexte canadien. Les motifs de la SPR ne sont pas parfaits, mais j’estime que, dans l’ensemble, ils me permettent de comprendre pourquoi la SPR a tiré de telles conclusions; je ne suis pas persuadée que, dans l’ensemble, elles sont déraisonnables, malgré la conclusion d’invraisemblance inappropriée.

[16] En outre, malgré que les motivations de M. Chowdhury pour demander et obtenir un passeport du Bangladesh n’aient pas été initialement liées à un voyage, il a par la suite utilisé ce passeport à deux occasions ce qui donne naissance à une présomption forte selon laquelle il a eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays : Abechkhrishvili, précitée, au para 23; Chokheli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 800 [Chokheli], au para 55.

[17] Il reste donc à examiner cet élément du critère pour savoir si M. Chowdhury a prouvé l’existence de circonstances exceptionnelles qui réfutent la forte présomption d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection de l’État. La SPR s’est appuyée sur la décision Abadi pour conclure que M. Chowdhury ne peut pas s’appuyer sur le paragraphe 125 du Guide du HCNUR pour démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles. Néanmoins, la SPR a examiné en détail le récit de M. Chowdhury concernant le but de ses voyages, à savoir prendre soin de sa fille et de son épouse malades, et l’endroit où il se trouvait pendant ces voyages, mais a conclu qu’il manquait de crédibilité.

[18] La SPR avait la possibilité d’examiner la crédibilité de M. Chowdhury en fonction des incohérences dans son témoignage et ses éléments de preuve documentaire. Malgré que l’analyse par la SPR des éléments de preuve de M. Chowdhury concernant ses voyages au Bangladesh et les problèmes de santé de sa famille, y compris les renseignements pertinents sur ses demandes de citoyenneté et de carte de résident permanent, ait été quelque peu microscopique, je conclus qu’elle ne l’a pas été à un point déraisonnable. À mon avis, l’affaire en l’espèce se distingue de la décision Peiqrishvili c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1205, dans laquelle les efforts du réfugié pour se cacher de son agent de persécution particulier n’ont pas fait l’objet d’une analyse. Au contraire, l’analyse de cette question par la SPR était très détaillée dans l’affaire dont je suis saisie.

[19] À mon avis, la présente affaire se distingue également de la décision Totaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 853, dans laquelle Cour a précisé qu’il n’était pas impossible, improbable ou invraisemblable qu’un demandeur, après avoir fourni à un tiers qui a fait ses preuves tous les documents et renseignements pertinents qu’il estime nécessaires pour remplir des formulaires, signe ceux‑ci sans les avoir lus, en particulier lorsque le demandeur est par ailleurs considéré comme un témoin honnête et crédible. Au contraire, en ce qui concerne l’affaire dont je suis saisie, la SPR était d’avis que M. Chowdhury n’était pas crédible à bien des égards et que son témoignage concernant la préparation des formulaires était changeant. De plus, il n’y a aucun élément de preuve montrant le taux de réussite de la personne l’ayant prétendument aidé à préparer ses demandes de citoyenneté et de carte de résident permanent. Le fait même qu’il y ait eu une personne qui a aidé M. Chowdhury, comme il est prétendu, a été mis en doute en raison des préoccupations en matière de crédibilité.

[20] J’estime en outre que la présente affaire se distingue de la décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 545, dans laquelle la Cour a estimé que l’agent d’immigration avait tiré une conclusion déraisonnable et non étayée par des éléments de preuve concernant l’état psychiatrique du demandeur. Au contraire, dans l’affaire dont je suis saisie, la SPR a conclu, non sans raison, que les multiples rapports médicaux présentés comme éléments de preuve concernant la maladie de l’épouse de M. Chowdhury étaient incohérents et, par conséquent, non fiables.

[21] Bien que j’aurais pu arriver à une conclusion différente de celle de la SPR concernant l’intention de M. Chowdhury de se réclamer de nouveau de la protection de l’État, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer ou d’apprécier à nouveau les éléments de preuve. De plus, une conclusion n’est pas déraisonnable simplement parce que des déductions différentes de celles du décideur peuvent être faites de façon raisonnable à partir de la preuve; lorsque la preuve est examinée dans son ensemble, elle était suffisante selon moi pour que la décision de la SPR ne puisse être considérée comme déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanaratnam, 2005 CAF 122, au para 34.

B. ii) A effectivement obtenu la protection du Bangladesh

[22] Je conviens avec M. Chowdhury que le fait pour un réfugié de voyager avec un passeport du pays dont il a nationalité en passant par un tiers pays (en l’occurrence, les ÉAU) vers son pays d’origine ne suffit pas à déterminer qu’il a effectivement obtenu la protection du pays d’origine : Bashir, précitée, au para 68. Cela dit, je ne suis pas persuadée que la décision de la SPR sur cette question dans son ensemble était déraisonnable. La SPR a estimé, non sans raison, que le nombre de voyages (2) et leur durée (plus de deux mois pour le premier voyage et plus de quatre mois pour le second), tous deux effectués avec le passeport du Bangladesh, montraient que la protection diplomatique était accordée à M. Chowdhury.

[23] Je ne suis pas d’accord pour dire que l’analyse du fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité sera différente selon que la crainte du réfugié est liée à des acteurs étatiques ou à des acteurs non étatiques. Le critère en trois volets relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection de l’État est fondé sur les actions du réfugié; le critère lui‑même n’établit pas de distinction entre les agents de persécution étatiques et non étatiques : Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1287, au para 32 [Okojie]. De plus, comme l’a fait remarquer la SPR, M. Chowdhury semble confondre la protection de l’État, qui s’applique pour sa demande d’asile, et la protection diplomatique, qui s’applique pour les procédures de constat de perte de l’asile : Lu, précitée, au para 60; Okojie, précitée, au para 30; Chokheli, précitée, au para 65.

C. iii) Protection de l’État qui n’a jamais existé contre les agents de persécution non étatiques

[24] En ce qui concerne son examen de la question de l’obtention réelle de la protection de l’État, je conclus que la SPR a abordé la question connexe selon laquelle la protection de l’État n’a jamais existé et le demandeur ne pouvait donc pas se réclamer de nouveau de cette protection. La SPR a conclu que la proposition selon laquelle il n’y avait pas eu nouvelle réclamation de la protection de l’État parce que, comme le montre la décision de la SPR accordant à M. Chowdhury la qualité de réfugié au sens de la Convention, il n’avait pas concrètement bénéficié d’une protection adéquate de l’État, n’était pas viable. En outre, une fois que M. Chowdhury a effectué le premier voyage avec le passeport du Bangladesh, le deuxième voyage avec ce passeport montrerait une réclamation de nouveau de la protection diplomatique de l’État. Contrairement à la situation dans la décision Thapachetri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 600, l’affaire dont je suis saisie n’en est pas une où la SPR n’a pas tenu compte de l’argument de M. Chowdhury selon lequel l’agent de persécution était un acteur non étatique et où, par conséquent, le concept de se réclamer de nouveau de la protection de l’État ne s’appliquait pas. Je conclus plutôt que la SPR, non sans raison, a simplement exprimé son désaccord, en particulier en ce qui concerne le deuxième voyage. En outre, je constate que la Cour a déjà rejeté un tel argument : Chokheli, précitée, aux para 67 à 71.

D. iv) Manquement à l’équité procédurale en lien avec le traitement par la SPR de la question du risque prospectif

[25] Je ne suis pas convaincue que la SPR a manqué à l’équité procédurale en ce qui concerne le risque prospectif. Il est vrai en l’espèce que la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17 [la LPSIC], qui soumettait les résidents permanents à une procédure de constat de perte de l’asile, est entrée en vigueur après que M. Chowdhury est devenu un résident permanent. Son voyage au Bangladesh a toutefois eu lieu après l’entrée en vigueur de la LPSIC. Il a effectué son premier voyage environ un an après avoir obtenu l’asile. La SPR a conclu, non sans raison à mon avis, qu’il n’était pas crédible que M. Chowdhury ne se soit pas renseigné sur les conséquences possibles de ses actes, surtout qu’il a reconnu avoir réfléchi à ce que les autorités canadiennes pourraient penser de son voyage au Bangladesh après que la SPR a conclu qu’il avait un motif valable de ne pas y retourner parce qu’il pourrait y être tué. En d’autres termes, il avait une certaine idée du fait que son voyage au Bangladesh pourrait poser un problème aux autorités canadiennes, mais il a choisi de ne pas se renseigner. Je conclus que cette situation, ainsi que le manque général de crédibilité et le fait que M. Chowdhury était un adulte – et non un mineur – au moment de son premier voyage et de ses voyages subséquents, servent à distinguer l’affaire dont je suis actuellement saisie de celle que j’ai examinée dans la décision Camayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 213, pour laquelle un appel est en instance.

[26] Contrairement à ce que M. Chowdhury fait valoir, je ne suis pas d’accord pour dire que la SPR a tiré une conclusion concernant le risque prospectif. La SPR a reconnu qu’aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, elle n’est pas chargée d’apprécier s’il existe un profil résiduel, des éléments de preuve crédibles ou un risque prospectif permettant d’infirmer une conclusion selon laquelle la personne en cause se réclamerait de nouveau de la protection de l’État. De plus, malgré le fait que la SPR aurait pu être plus claire, je comprends qu’elle a indiqué que le manque de crédibilité de M. Chowdhury et ses actes passés n’étaient pas compatibles avec un risque prospectif. La SPR a fait précéder ces commentaires d’une mise en garde que la Cour d’appel fédérale était saisie de l’affaire.

[27] À mon avis, M. Chowdhury confond l’évaluation prospective des risques et l’évaluation des risques antérieurs, d’une manière qui n’est pas justifiée par la décision de la SPR : Jing, précitée, au para 32. Je conclus qu’en l’espèce, la SPR a abordé cette question essentiellement de la même manière que celle décrite dans la décision Jing, précitée, aux para 29 à 34 et, par conséquent, je suis d’avis que la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son traitement de cette question.

V. Conclusion

[28] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que, dans l’ensemble, la décision de la SPR, bien qu’imparfaite, n’était pas déraisonnable et je rejette donc la demande de contrôle judiciaire.

[29] Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification, et je conclus que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6247‑19

LA COUR STATUE que : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée; et il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier en l’espèce.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu
Annexe « A » : Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Perte de l’asile — étranger

Cessation of refugee protection — foreign national

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

40.1 (1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

Perte de l’asile — résident permanent

Cessation of refugee protection — permanent resident

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

(2) A permanent resident is inadmissible on a final determination that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d).

Perte de l’asile

Cessation of Refugee Protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants:

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.


Annexe « B » – Paragraphes pertinents

Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (réédité, Genève, février 2019)

CHAPITRE III –CLAUSES DE CESSATION

B. INTERPRÉTATION DES TERMES EMPLOYÉS

(1) Reprise, à titre volontaire, de la protection nationale

Le libellé du paragraphe 1 de la section C de l’article premier de la Convention de 1951 est le suivant :

Si elle s’est volontairement réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité;

118. Cette clause de cessation s’applique à un réfugié qui possède une nationalité et qui demeure hors du pays dont il a la nationalité. (Le cas du réfugié qui est effectivement retourné « s’établir » dans le pays dont il a la nationalité est prévu par la quatrième clause de cessation.) Le réfugié qui s’est volontairement réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité n’a plus besoin de la protection internationale. Il a montré qu’il n’était plus dans la situation de celui qui ne peut ou ne veut se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité.

119. L’application de cette clause de cessation suppose la réalisation de trois conditions :

a) la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement;

b) l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;

c) le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

120. Si le réfugié n’agit pas volontairement, il ne cessera pas d’être un réfugié S’il reçoit d’une autorité, par exemple d’une autorité de son pays de résidence, l’ordre d’accomplir contre son gré un acte qui peut être interprété comme le fait de réclamer à nouveau la protection du pays dont il a la nationalité, par exemple de demander à son consulat la délivrance d’un passeport national, il ne cessera pas d’être réfugié du seul fait qu’il a obéi à cet ordre. Des circonstances indépendantes de sa volonté peuvent également le contraindre d’avoir recours à une mesure de protection de la part du pays dont il a la nationalité. Il peut être amené, par exemple, à intenter une procédure de divorce dans son pays d’origine, parce qu’un jugement de divorce qui serait rendu par des tribunaux autres que ceux de son pays ne serait pas internationalement reconnu. Un acte de cette nature ne peut être considéré comme le fait de s’être « volontairement réclamé à nouveau de la protection » du pays considéré et n’entraînera pas la perte du statut de réfugié.

121. Lorsqu’on cherche à déterminer si le statut de réfugié a été perdu dans des circonstances de cet ordre, il convient d’établir une distinction entre le fait de se réclamer à nouveau de la protection du pays considéré et des rapports occasionnels et fortuits avec les autorités de ce pays. Si un réfugié demande et obtient un passeport national ou le renouvellement de ce passeport, il sera présumé, en l’absence de preuves contraires, avoir voulu se réclamer à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité. En revanche, l’obtention de certaines pièces auprès des autorités d’un pays, auxquelles en des circonstances analogues des non‑ressortissants seraient également tenus de s’adresser, par exemple l’obtention d’un certificat de naissance ou de mariage, ou autres services de ce genre, ne peut être assimilée au fait de se réclamer à nouveau de la protection du pays en question.

122. Un réfugié qui demande la protection des autorités du pays dont il a la nationalité ne peut être considéré comme s’étant « réclamé » de cette protection que lorsque sa demande a effectivement abouti. Le cas le plus fréquent de réclamation de la protection du pays sera celui où le réfugié veut retourner dans le pays dont il a la nationalité. Il ne cessera pas d’être un réfugié du simple fait qu’il demande le rapatriement. En revanche, l’obtention d’une autorisation de rentrer dans le pays ou d’un passeport national aux fins de retourner dans le pays sera considérée, sauf preuve contraire, comme entraînant la perte du statut de réfugié. Cependant, cela n’exclut pas qu’une assistance puisse être accordée – y compris par le Haut Commissariat – à celui qui a choisi le rapatriement afin de lui faciliter le retour dans son pays.

123. Un réfugié peut avoir volontairement obtenu un passeport national, avec l’intention soit de se réclamer de la protection de son pays d’origine, tout en demeurant hors de ce pays, soit de retourner dans ce pays. Comme on l’a indiqué précédemment, dès réception de ce document, l’intéressé cesse normalement d’être un réfugié. S’il renonce ultérieurement à l’une ou l’autre intention, il y aura lieu de procéder à une nouvelle détermination de sa qualité de réfugié. Il devra expliquer les raisons pour lesquelles il a changé d’avis et montrer qu’il n’y a eu aucun changement fondamental en ce qui concerne les circonstances qui, à l’origine, ont fait de lui un réfugié.

124. L’obtention d’un passeport national ou la prorogation de la validité de ce passeport peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, ne pas impliquer la perte du statut de réfugié (voir, ci‑dessus, le paragraphe 120). Il pourrait en être ainsi dans le cas où il ne serait pas permis au détenteur d’un passeport national de retourner dans le pays de sa nationalité sans autorisation expresse.

125. Lorsqu’un réfugié se rend dans son pays d’origine, sans passeport national mais, par exemple, avec un titre de voyage qui lui a été délivré par son pays de résidence, il a été considéré par certains États comme s’étant réclamé de la protection de son pays d’origine et comme ayant perdu son statut de réfugié en vertu de la clause de cessation à l’examen. Il apparaît néanmoins que des cas de ce genre doivent être appréciés individuellement. Ainsi, le fait de rendre visite à un parent âgé ou souffrant n’a pas la même portée du point de vue des rapports du réfugié avec son pays d’origine que le fait de se rendre régulièrement dans ce pays pour y passer des vacances ou pour y établir des relations d’affaires.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM‑6247‑19

 

INTITULÉ :

BABU CHOWDHURY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tORONTO (oNTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Jennifer Luu

 

POUR LE DEMANDEUR

 

James Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jennifer Luu

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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