Dossier : IMM-1008-21
Référence : 2021 CF 277
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 31 mars 2021
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
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SAMER ABU ALDABAT
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
M. Abu Aldabat demande à la Cour de surseoir à l’exécution de son renvoi en Jordanie, qui est prévu pour le 5 avril 2021. Je rejette sa requête, essentiellement parce qu’il n’a pas pu démontrer que son renvoi l’exposerait à un préjudice irréparable.
[2]
Les présents motifs sont un peu plus longs que ceux qui sont habituellement formulés pour une affaire de ce type, parce que M. Abu Aldabat a soulevé un large éventail de questions dans ses observations écrites et sa plaidoirie. J’ai pris le temps d’expliquer pourquoi une grande partie de ses observations ne sont pas utiles à l’examen des questions précises que je dois trancher.
I.
Contexte
[3]
M. Abu Aldabat est un citoyen de la Jordanie. Il a vécu aux États-Unis pendant plusieurs années. Il est entré au Canada en 2019. Sa demande d’asile a été rejetée, car il avait commis des infractions criminelles aux États-Unis et était de ce fait interdit de territoire au Canada. Il a néanmoins été autorisé à présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].
[4]
Dans sa demande d’ERAR, il a fait valoir qu’il serait exposé à des risques en Jordanie en raison de son orientation sexuelle et de sa conversion au christianisme, et plus précisément, en raison des menaces qu’il avait reçues de membres de sa famille. Sa demande d’ERAR a été rejetée le 2 février 2020. L’agent d’ERAR a examiné les éléments de preuve sur le traitement des membres de la communauté LGBTQ en Jordanie, ainsi que celui des musulmans convertis au christianisme. L’agent a conclu que, bien que ces personnes puissent faire l’objet de discrimination et de stigmatisation sociale, cela ne donnerait pas lieu à une crainte de persécution. M. Abu Aldabat a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à notre Cour. J’ai rejeté sa demande le 19 janvier 2021.
[5]
Depuis son arrivée au Canada, M. Abu Aldabat a été détenu à plusieurs reprises en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. À une occasion, il a été libéré à condition de porter un bracelet électronique. M. Abu Aldabat a formulé plusieurs plaintes au sujet de ses conditions de détention, notamment en ce qui a trait à des infections aux jambes causées par le port du bracelet.
[6]
Le 7 décembre 2020, M. Abu Aldabat a également déposé une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Il a introduit la présente demande de contrôle judiciaire le 15 février 2021, en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de rendre une décision concernant sa demande.
[7]
Le 12 mars 2021, M. Abu Aldabat a rencontré une agente de renvoi qui l’a informé que son renvoi aurait lieu le 5 avril. Le 24 mars, il a déposé la présente requête visant à surseoir à l’exécution de son renvoi.
[8]
Parallèlement, M. Abu Aldabat a aussi présenté une demande de report administratif de son renvoi. Dans une décision datée du 26 mars, mais apparemment communiquée le 28 mars, l’agente de renvoi a rejeté sa demande de report. M. Abu Aldabat a présenté une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision.
II.
Analyse
A.
Requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi
[9]
Étant donné la manière dont l’affaire a été plaidée, il est nécessaire de prendre un certain recul et d’expliquer certains éléments fondamentaux des requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi et du cadre d’analyse pour statuer sur ces requêtes, notamment en ce qui a trait à l’incidence des droits fondamentaux et à la théorie des mains propres.
1)
Objectif et portée
[10]
Une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi n’est pas une procédure judiciaire indépendante. Il s’agit d’une mesure provisoire visant à préserver les droits des parties jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à un autre recours, que l’on appelle habituellement la « demande sous-jacente »
. Il ne s’agit ni d’une mesure permanente ni d’une façon d’obtenir le droit de résider au Canada : Lion c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 77, au paragraphe 6.
[11]
Qui plus est, en raison de leur nature même, les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi sont présentées, plaidées et tranchées rapidement.
[12]
Les questions qui doivent être tranchées dans le cadre de telles requêtes sont donc étroites et circonscrites. L’analyse doit être centrée sur les conséquences qu’aura le renvoi du demandeur vers un pays étranger. Il est tout simplement impossible de procéder à un examen complet des antécédents d’immigration du demandeur ou d’examiner en détail les motifs invoqués par les précédents décideurs si cela ne se rapporte pas directement aux conséquences du renvoi.
[13]
À ce propos, M. Abu Aldabat invoque un large éventail d’arguments sur les mauvais traitements qu’il aurait subis de la part des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] et sur l’absence de motifs valables pour justifier sa détention. Je ne cherche pas à minimiser ses préoccupations. Cependant, ces questions ne peuvent pas être examinées de manière équitable dans le cadre étroit d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Cela exigerait un examen détaillé et approfondi d’une preuve étoffée, plus importante que celle que les parties ont pu déposer au cours des derniers jours. Quoi qu’il en soit, ces questions ne sont pas directement liées aux conséquences du renvoi de M. Abu Aldabat en Jordanie.
2)
Cadre d’analyse
[14]
Les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi sont tranchées en fonction du critère à trois volets bien connu qui s’applique aux injonctions interlocutoires : RJR -- Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 et R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196. La Cour doit déterminer : 1) si le demandeur a établi que la demande sous-jacente soulève une question sérieuse; 2) si le demandeur subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et 3) si la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur.
[15]
Dans les décisions Musasizi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 5 [Musasizi] et Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1075 [Gill], je me suis penché sur la façon dont ce critère en trois volets s’applique dans le contexte de requêtes en sursis à l’exécution de mesures de renvoi. Je ne reproduirai pas ici les motifs de ces décisions et je n’y renverrai que lorsque cela est pertinent.
3)
Requêtes en sursis et droits fondamentaux
[16]
M. Abu Aldabat insiste fortement sur les droits fondamentaux qui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et par les instruments internationaux de défense des droits de la personne. Il affirme qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort.
[17]
Il ne fait aucun doute que la protection des réfugiés est étroitement liée à la protection des droits fondamentaux, notamment le droit à la vie et la protection contre la torture. C’est ce que prévoient les paragraphes 3(2) et 3(3) de la Loi. À cet égard, l’article 7 de la Charte protège contre le renvoi vers un pays où la personne serait torturée : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 44, [2002] 1 RCS 3; Farhadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15491 (CAF). La Loi a été soigneusement rédigée afin d’offrir une protection contre un tel risque : Sylla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 475, au paragraphe 6; Chirivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1114, au paragraphe 33. Cette protection découle plus précisément du processus d’ERAR : Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 67, [2014] 3 RCS 431; B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, au paragraphe 75, [2015] 3 RCS 704.
[18]
Il peut toutefois y avoir des circonstances où le risque auquel la personne visée par le renvoi serait exposée n’a pas été adéquatement évalué, ou ne l’a pas été du tout. Le cas échéant, la requête en sursis se veut une « soupape de sécurité »
visant à prévenir tout manquement à l’article 7 de la Charte. Dans l’arrêt Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, au paragraphe 51, [2020] 2 RCF 355, le juge Yves de Montigny de la Cour d’appel fédérale a fourni l’explication suivante :
Lorsqu’elle fait le contrôle judiciaire du refus d’un agent d’exécution de différer le renvoi, la Cour fédérale peut (et, à mon avis, doit) évaluer tout risque de préjudice dont l’agent d’exécution n’aurait pas tenu compte afin de décider si les droits garantis par l’article 7 de la Charte sont en jeu (voir les arrêts Shpati, aux paragraphes 49 à 51; Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153, aux paragraphes 18 à 23; Savunthararasa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 51, [2017] 1 R.C.F. 318, au paragraphe 26 [Savunthararasa]).
[19]
L’examen d’un manquement possible à l’article 7 n’est pas une étape supplémentaire qui s’ajoute au critère à trois volets pour statuer sur les requêtes en sursis. Cet examen fait partie intégrante de chaque volet. La décision d’un agent de refuser le report alors que la vie du demandeur serait menacée soulèverait une question sérieuse. Il en serait de même si la décision de l’agent d’ERAR était entachée d’une lacune grave. Pareilles circonstances mènent habituellement à une conclusion de préjudice irréparable : Gill, au paragraphe 22.
[20]
Dans le contexte d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, il incombe au demandeur de faire la preuve qu’il existe un risque pour sa vie ou sa sécurité. Le fardeau de la preuve n’est pas renversé simplement parce qu’une personne allègue un manquement à la Charte.
[21]
Durant l’audience, l’avocat de M. Abu Aldabat a fait valoir que les agents d’ERAR et de renvoi ne disposent pas de l’indépendance requise pour statuer sur des affaires mettant en cause des questions liées à la Charte ou des situations de vie ou de mort. Présenter de tels arguments dans le contexte d’une requête en sursis ne fait que détourner l’attention des véritables questions en litige. De plus, les décideurs administratifs se voient souvent confier le mandat de trancher des questions qui mettent en cause des droits fondamentaux. Les tribunaux judiciaires doivent examiner leurs décisions en faisant preuve de retenue, même lorsque les droits fondamentaux sont en jeu : Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395. Dans le contexte de renvois du Canada, le législateur a confié aux agents d’ERAR la tâche de veiller au respect des droits garantis par la Charte. S’il n’y a pas de contestation constitutionnelle, les tribunaux judiciaires ne peuvent pas modifier cet élément fondamental du système. Ils doivent simplement jouer le rôle de soupape de sécurité auquel j’ai fait allusion précédemment.
4)
Mains propres
[22]
Un sursis à une mesure de renvoi est une mesure de réparation équitable et discrétionnaire. Le sursis peut être refusé pour plusieurs raisons, notamment la conduite répréhensible du demandeur. L’expression « mains propres »
est souvent utilisée pour décrire ce facteur discrétionnaire. Il peut s’agir de situations où le demandeur a un lourd casier judiciaire, a tenté d’échapper aux autorités de l’immigration ou a omis de divulguer des renseignements pertinents dans son dossier de requête : voir, par exemple, Bentamtam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 984; Pierre c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 887 [Pierre]; Gracia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 158.
[23]
Dans certaines circonstances, invoquer la théorie des mains propres peut avoir pour effet d’élargir considérablement la portée des questions en litige. Lorsque la Cour est saisie d’une requête en sursis, elle n’est peut-être pas en mesure de faire un examen en profondeur de la conduite contestée du demandeur. Le demandeur peut également tenter de justifier sa conduite. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Le ministre affirme que M. Abu Aldabat n’a pas les mains propres, car il a enfreint les conditions de sa mise en liberté. Cependant, pour trancher cette question, il me faudrait procéder à un examen en profondeur des décisions de la Section de l’immigration au sujet de la détention ou de la mise en liberté de M. Abu Aldabat. Comme je suis en mesure de trancher la requête sur d’autres motifs, je n’irai pas plus loin dans l’examen de la question des mains propres.
B.
Application au cas de M. Abu Aldabat
1)
Question sérieuse
[24]
La première demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Abu Aldabat est une demande visant à obtenir un bref de mandamus, un jugement déclaratoire et une mesure de réparation fondée sur la Charte relativement au traitement de sa demande pour motifs d’ordre humanitaire et de sa demande de permis de résidence temporaire. En somme, une telle demande vise à obliger un fonctionnaire à rendre une décision. Une telle demande ne peut toutefois pas être utilisée pour « couper la file d’attente »
, si j’ose dire, et demander qu’une décision soit rendue plus rapidement, sans respecter le temps de traitement habituel. Le temps de traitement habituel d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire est actuellement d’un peu plus de deux ans. M. Abu Aldabat a déposé sa demande pour motifs d’ordre humanitaire en décembre 2020 et sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en février 2021. De toute évidence, cela ne soulève pas de question sérieuse.
[25]
Bien que la présente requête ait initialement été présentée dans le cadre de la première demande, j’ai ordonné qu’elle soit également examinée dans le contexte de la demande dans laquelle M. Abu Aldabat conteste le refus de sa demande de report. Lorsque la requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi concerne une demande de report, le critère à remplir est plus rigoureux : le demandeur doit non seulement démontrer l’existence d’une « question sérieuse »
, mais il doit aussi faire valoir des « arguments assez solides »
: Gill, au paragraphe 21; Musasizi, au paragraphe 15.
[26]
L’agente de renvoi a examiné les quatre motifs soulevés par M. Abu Aldabat pour demander le report de son renvoi : 1) sa demande pour motifs d’ordre humanitaire en traitement; 2) la plainte qu’il a formulée relativement à son mauvais traitement par les agents de l’ASFC; 3) la séparation de sa famille; 4) le risque de persécution et de torture en Jordanie. L’agente a rejeté chacun de ces motifs et a donc refusé de reporter le renvoi de M. Abu Aldabat du Canada.
[27]
M. Abu Aldabat n’a pas fait valoir d’« arguments assez solides »
démontrant que la décision de l’agente était déraisonnable. L’agente a appliqué la jurisprudence bien établie pour examiner les trois premiers motifs. La séparation familiale est une conséquence triste, mais inévitable, pour quelqu’un qui perd le droit de rester au Canada : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 23, [2015] 3 RCS 909; Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261, au paragraphe 13; Tesoro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148, aux paragraphes 30 à 45, [2005] 4 RCF 210. De même, le dépôt à la dernière minute d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire ne constitue pas un motif justifiant le report du renvoi : Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 53, [2010] 2 RCF 311; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, aux paragraphes 56 et 57, [2018] 2 RCF 229. Le même raisonnement devrait s’appliquer à la plainte de M. Abu Aldabat au sujet des mesures prises par les agents de l’ASFC, notamment du fait que l’issue de l’enquête ne lui conférerait pas le droit de rester au Canada.
[28]
Le quatrième motif concerne les risques auxquels M. Abu Aldabat serait exposé en Jordanie. Comme cette question est liée à celle du préjudice irréparable, je l’examinerai sous cette rubrique.
2)
Préjudice irréparable
[29]
De fait, le cœur de l’affaire est de savoir s’il est nécessaire de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi pour protéger M. Abu Aldabat d’un préjudice irréparable, à savoir d’un risque d’être tué, d’être torturé ou d’être victime d’autres menaces graves pour sa sécurité personnelle.
[30]
Le point de départ de l’analyse est l’examen récent que l’agent d’ERAR a fait de cette question. Dans une décision rendue le 30 janvier 2020, l’agent a analysé les risques auxquels font face, d’une part, les personnes gaies et bisexuelles et, d’autre part, les apostats, en Jordanie.
[31]
En ce qui concerne les personnes gaies et bisexuelles, l’agent a résumé en ces termes les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation [CND] :
[traduction]
Selon les documents du cartable national de documentation portant sur les minorités sexuelles en Jordanie, les personnes gaies et bisexuelles sont, malgré tout, parfois exposées à du chantage, de la divulgation involontaire et de la violence, qui sont souvent le résultat de l’utilisation d’applications de rencontres. Le rapport mentionne également que la source de la violence et de la discrimination à l’encontre d’un membre de la communauté LGBTQ découle de la situation socioéconomique de la personne, de ses liens familiaux ou de sa lignée tribale. En d’autres termes, la violence et la discrimination à l’encontre d’une personne LGBTQ proviennent de membres de sa famille et de son cercle immédiat, et non de l’État. De fait, bien que la Jordanie soit un pays musulman gouverné par la charia, il n’est fait mention d’aucune persécution, sanction juridique, amende ou peine de la part de l’État qui pourrait être appliquée aux termes du droit pénal jordanien pour condamner des relations ou des gestes de nature sexuelle entre personnes de même sexe. Dans ce rapport, un activiste mentionne plus précisément que les membres de la communauté LGBTQ « sont habituellement amenés au commissariat de police, puis sont remis en liberté après quelques heures ».
[32]
L’agent a également examiné un autre rapport présenté par M. Abu Aldabat et résumé comme suit :
[traduction]
Le rapport montre également que le gouvernement jordanien est non seulement au courant de l’existence d’une communauté LGBTQ dynamique en Jordanie, mais qu’il fait également preuve d’une très grande tolérance à son égard. Le rapport fait état de quelques cas où il y a eu intervention de l’État, mais aucune de ces interventions n’atteint le seuil de la persécution.
[33]
Quant à la conversion de l’islam au christianisme, l’agent a examiné le contenu du CND et un autre article présenté par M. Abu Aldabat, et il a conclu ce qui suit :
[traduction
Je constate qu’il n’y a aucune mention, dans la documentation sur la situation générale dans le pays, de difficultés créées par l’État du fait de la conversion religieuse. Il peut toutefois y avoir une certaine forme de stigmatisation sociale, d’ostracisme ou d’exclusion de la part de membres de la famille du fait de l’apostasie, et les tribunaux de la charia peuvent annuler le mariage d’une personne déclarée apostate ou la déshériter. La documentation générale ne fait état d’aucune autre conséquence.
[34]
En se fondant sur ces conclusions, l’agent a conclu que M. Abu Aldabat ne courait aucun risque de décès, de torture ou de persécution, qui sont les types de risques mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi. Il a donc rejeté sa demande d’ERAR. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision présentée par M. Abu Aldabat. Par conséquent, celle-ci est maintenant définitive.
[35]
Une requête visant à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi ne constitue pas un moyen approprié de débattre à nouveau de risques qui ont déjà été adéquatement évalués par de précédents décideurs : Goshen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1380, au paragraphe 6; Lebrun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 663, au paragraphe 15; Pierre. Quoi qu’il en soit, outre le fait de répéter son opinion selon laquelle la vie des personnes gaies et bisexuelles est menacée en Jordanie, M. Abu Aldabat n’a relevé aucune erreur précise dans la décision de l’agent d’ERAR.
[36]
M. Abu Aldabat affirme toutefois avoir de nouveaux éléments de preuve qu’il n’a pas présentés à l’agent d’ERAR. Il s’agit de deux lettres de son père et de son frère dans lesquelles ceux-ci menacent de le tuer du fait de son homosexualité, ainsi que d’une lettre de sa mère attestant des menaces qu’il a reçues de la famille de son père. Les lettres du père et du frère remontent à 2015 et 2014, respectivement. Aucune date n’est indiquée sur la lettre de la mère. Ces lettres sont en arabe et une traduction certifiée conforme en anglais a été obtenue en novembre 2020. M. Abu Aldabat affirme que ces éléments de preuve sont susceptibles de remettre en cause les conclusions de l’agent d’ERAR, qui a déclaré ce qui suit :
[traduction]
Le demandeur affirme avoir reçu des menaces de sa famille lorsque celle-ci a été informée de sa conversion, mais il n’a pas présenté d’éléments de preuve à l’appui.
[37]
Pour les motifs énoncés ci-après, toutefois, ces trois lettres ne me convainquent pas que M. Abu Aldabat subirait un préjudice irréparable s’il était renvoyé en Jordanie.
[38]
Premièrement, je ne dispose d’aucun renseignement sur l’origine de ces lettres ni d’aucune explication quant aux raisons pour lesquelles elles n’ont été produites que récemment. Ces lettres sont adressées à M. Abu Aldabat et elles remontent à 2014 et à 2015. M. Abu Aldabat est au Canada depuis près de deux ans. Bien que je reconnaisse qu’il a pu être plus difficile pour lui d’obtenir des éléments de preuve lorsqu’il était en détention, rien n’explique pourquoi il lui a fallu près de deux ans pour mettre la main sur ces lettres. Qui plus est, il a signé une déclaration sous serment détaillée le 24 mars 2021 à l’appui de la présente requête. Dans cette déclaration sous serment, il ne fait que mentionner qu’il a reçu des menaces de mort de membres de sa famille rapprochée. Il ne mentionne pas les lettres, lesquelles sont simplement jointes en annexe à sa demande pour motifs d’ordre humanitaire, elle-même une pièce jointe à sa déclaration sous serment. Il ne précise pas à quel moment il a reçu ces lettres et n’essaie pas non plus d’expliquer pourquoi il n’a pu les déposer que récemment. Dans ses observations à l’appui de sa demande d’ERAR, il affirme à plusieurs reprises avoir reçu des menaces de sa famille. Pourtant, il ne mentionne pas que ces menaces ont été proférées par écrit et indique plutôt qu’elles l’ont été par téléphone. Si ces lettres étaient si importantes pour sa cause, il aurait sûrement fourni des explications dans sa déclaration sous serment et ses observations écrites à l’agent d’ERAR.
[39]
Deuxièmement, rien n’indique que la famille de M. Abu Aldabat serait nécessairement informée de son retour en Jordanie. Dans ses observations à l’appui de sa demande d’ERAR, il dit avoir coupé tous les liens avec quiconque réside en Jordanie, y compris sa famille.
[40]
Troisièmement, j’ai examiné le CND et je n’y ai trouvé aucune mention de crimes d’honneur ou de risque de mort ou de torture auxquels seraient exposées les personnes gaies et bisexuelles de la part d’agents non étatiques. Ce facteur est pertinent pour évaluer la gravité des menaces alléguées. Il est vrai que les rapports font mention d’ostracisme social et familial, mais l’agent d’ERAR en a tenu compte et n’a pas jugé que cela représentait un risque de persécution, de torture ou de mort.
[41]
Par conséquent, ces lettres ne changent en rien l’évaluation faite par l’agent d’ERAR des risques auxquels serait exposé M. Abu Aldabat à son retour en Jordanie. M. Abu Aldabat n’est donc pas parvenu à démontrer qu’il subirait un préjudice irréparable s’il était renvoyé en Jordanie. Autrement dit, son affirmation selon laquelle son retour en Jordanie mettrait sa vie en danger ou l’exposerait à la torture ou à la persécution est dépourvue de fondement factuel.
3)
Prépondérance des inconvénients
[42]
Le troisième volet du critère à remplir pour faire droit à une demande de sursis est la prépondérance des inconvénients. Comme M. Abu Aldabat n’a pu démontrer l’existence d’une question sérieuse ou d’un préjudice irréparable, il n’y a pas lieu d’examiner cette question.
III.
Conclusion
[43]
Comme M. Abu Aldabat n’a pu satisfaire au critère en trois volets pour justifier le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, sa requête sera rejetée.
ORDONNANCE dans le dossier IMM-1008-21
LA COUR ORDONNE :
1. L’intitulé est modifié de façon à y ajouter le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à titre de défendeur.
2. La requête du demandeur visant à surseoir à l’exécution de son renvoi en Jordanie est rejetée.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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IMM-1008-21
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INTITULÉ :
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SAMER ABU ALDABAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) ET MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 30 mars 2021
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE GRAMMOND
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DATE DES MOTIFS :
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LE 31 mars 2021
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COMPARUTIONS :
Stewart Istvanffy
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Pour le demandeur
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Simone Truong
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Pour les défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stewart Istvanffy
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour les défendeurs
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