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Date : 20010323

Dossier : IMM-4263-00

OTTAWA (ONTARIO), LE 23 MARS 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE EN CHEF ADJOINT

ENTRE :

                      

       ANSEAR AHMED, MOHAMMED AHMED,

           AMNA AHMED et BUSHRA AHMED

demandeurs

                    et

                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur

ORDONNANCE

VU la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs de la décision du 19 juillet 2000 de la Section du statut de réfugié portant qu'ils ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention;

VU l'examen des prétentions écrites des parties et l'audience du 26 février 2001 tenue à Montréal (Québec);

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


2.          La décision de la Section du statut de réfugié du 19 juillet 2000 est annulée et la question est renvoyée pour nouvel examen et décision par une formation différente.

« Allan Lutfy »

Juge en chef adjoint

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


Date : 20010323

Dossier : IMM-4263-00

Référence neutre : 2001 CFPI 237

ENTRE :

      ANSEAR AHMED, MOHAMMED AHMED,

      AMNA AHMED et BUSHRA AHMED

      demandeurs

      et

      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

      défendeur

      MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF ADJOINT

[2]    Le demandeur Ansear Ahmed, un citoyen du Pakistan, est un musulman shi'ite et un partisan du Parti populaire du Pakistan. M. Ahmed, son épouse et ses deux enfants revendiquent le statut de réfugié du fait de leur religion.

[3]    Les demandeurs vivaient dans un village de 1 500 habitants, dont seulement 20 % sont des musulmans shi'ites. Leurs concitoyens sont principalement des musulmans sunnites. Leur village est situé dans la région du Pendjab, au Pakistan.


[4]    Le père de M. Ahmed dispensait une éducation islamique à la mosquée shi'ite locale (Imambargah). La famille a contribué une somme d'argent substantielle pour l'agrandissement de la mosquée.

[5]    Lorsqu'on a entrepris les rénovations de la mosquée en mars 1998, M. Ahmed a été attaqué deux fois par des hommes de main du Sepah-e-Shahabah Pakistan (SSP), un groupe de militants sunnites.

[6]    En juillet 1999, d'autres partisans du SSP ont gravement blessé la soeur de M. Ahmed, parce qu'elle enseignait la religion à de jeunes étudiants. En août 1999, après que certains partisans du PPP aient fait un rapport de ces incidents à la police, M. Ahmed a été arrêté, détenu pendant cinq jours et torturé.

[7]    Après que d'autres plaintes eurent été présentées à la police, le président local du SSP a informé M. Ahmed que son cousin et lui-même étaient sur la « liste des victimes ciblées » par le SSP. Inquiet, le demandeur a amené sa famille avec lui à Lahore, qui est située à une centaine de milles de son village. Pendant qu'il était à Lahore, la police locale de son village est venue à la résidence familiale pour y rechercher M. Ahmed et son cousin.

[8]    Les demandeurs ont cherché refuge au Canada vers la fin d'octobre 1999. Une semaine après leur arrivée ici, le cousin de M. Ahmed a été tué par les hommes de main du SSP dans son village.


[9]                 Les membres de la formation ont posé plusieurs questions précises à M. Ahmed au cours de son témoignage. Ils ont mis en cause la crédibilité de certaines de ses réponses. Toutefois, dans sa décision, la formation note que « bon nombre des explications ont été données spontanément » par M. Ahmed et son épouse. Ils ne font pas état d'incohérences entre leur témoignage et leur documentation personnelle. Ils n'ont pas tiré de conclusion négative quant à leur crédibilité. La formation a accepté que les demandeurs avaient une crainte subjective de persécution dans leur village.

[10]            Toutefois, le tribunal a conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur au Pakistan et donc qu'ils n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.

[11]            Les motifs du tribunal à l'appui de la possibilité de refuge intérieur sont rédigés comme suit :

Maintenant, même si le tribunal convient que le village de Mangowal Sharki n'est pas un endroit sûr pour les revendicateurs, nous arrivons à la conclusion que le Pakistan est un grand pays qui compte une population très nombreuse : près du quart de sa population est composée de shi'ites. Ils vivent en paix avec la majorité de la population sunnite. Le conseil du revendicateur a souligné que les shi'ites sont en danger en raison d'extrémistes qui font usage de violence et qui, assez souvent, ont recours au meurtre. Le tribunal se doit de mentionner qu'il est connu que des actes de représailles ont été perpétrés, la plupart sous forme d'actes de violence commis au hasard. Même si ces actes sont très déplorables et très tristes, et qu'ils indiquent un pays aux prises avec des conflits, ils n'équivalent pas à de la persécution.

...

En outre, le revendicateur a témoigné que si la police a agi contre lui, c'est uniquement en raison de pressions exercées par le SSP qui a suffisamment de pouvoir pour dicter ses désirs à la police. Ce n'est pas la police elle-même qui poursuit le revendicateur; elle n'a même pas rédigé un Premier rapport d'information contre lui.


Le tribunal conclut que le revendicateur peut vivre ailleurs au Pakistan, et qu'une section locale du SSP ne constituerait pas une menace pour le revendicateur à l'extérieur de son village. Le tribunal ne croit pas que le revendicateur a agi d'une telle façon qu'il s'est attiré l'attention de toutes les sections du SSP dans tout le Pakistan, qu'elles se retourneraient toutes contre lui et qu'elles se lanceraient à sa recherche. Le tribunal est donc d'avis que les revendicateurs ont une possibilité de refuge intérieur au Pakistan. [Je souligne]

[11] Les demandeurs contestent la conclusion portant sur la possibilité de refuge intérieur, pour deux motifs principaux.

[12] Premièrement, les demandeurs soutiennent que le tribunal n'a pas tenu compte du fait qu'ils pourraient être persécutés ailleurs au Pakistan, de la même façon qu'ils l'étaient dans leur village, s'ils continuaient à exercer leur droit de pratiquer leur religion de façon ouverte et active. La formation a admis que des représailles étaient possibles, tout en les décrivant comme des actes de violence commis au hasard qui n'équivalent pas à de la persécution. Il n'est pas clair comment le tribunal peut conclure que le village des demandeurs n'est pas un endroit sûr, tout en faisant peu de cas de situations semblables de harcèlement, raclées, arrestations et emprisonnements, en les qualifiant d'actes de violence commis au hasard qui n'équivalent pas à de la persécution.

[13] De plus, l'optimisme du tribunal au sujet de la possibilité que les demandeurs puissent vivre en paix avec la population sunnite ne tient pas compte du texte suivant qui porte sur les minorités religieuses, que l'on trouve dans le U.S. State Department 1999 Country Report on Pakistan (États-Unis, 1999 Country Reports on Human Rights Practices (Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, U.S. Department of State, 2000)) :


[TRADUCTION]

Les autorités gouvernementales n'accordent pas la même protection aux minorités religieuses que celle qu'ils accordent aux citoyens qui sont musulmans sunnites. Les membres des minorités religieuses sont soumis à des actes de violence et de harcèlement et la police refuse quelquefois d'empêcher ces actions ou de mettre en accusation leurs perpétrateurs.

La violence sectaire entre les sunnites et les shi'ites continue d'être un problème sérieux à travers tout le pays. Au Pendjab plus particulièrement, on voit se maintenir la violence mortelle entre les sunnites et les shi'ites, des terroristes assassinant des personnes du fait de leur statut de membre dans des organisations sectaires rivales, ou simplement du fait de leur identification religieuse.

[14]       La deuxième allégation des demandeurs porte que le tribunal n'a pas précisé où au Pakistan les conditions étaient telles qu'ils pourraient raisonnablement y trouver un refuge sûr : Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 589 (C.A.), au paragraphe 14; Rabbani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 125 F.T.R. 141, au paragraphe 16; Keerthaponrajah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] J.C.F. no 627 (QL) (1re inst.); et Geelle c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 36 (C.F. 1re inst.).

[15]       Il est utile de rappeler ici les principes énoncés dans l'arrêt Thirunavukkarasu lorsqu'on doit identifier où dans son pays le revendicateur du statut de réfugié peut se réfugier en toute sécurité (au paragraphe 14) :


La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer.

Selon moi, cette déclaration porte que la Section du statut de réfugié doit identifier une possibilité de refuge intérieur spécifique et réaliste.

[16]       Il est banal de dire que lorsqu'un tribunal tire une conclusion négative quant à la crédibilité, il doit exprimer ses motifs de façon claire et non équivoque.

[17]             Lorsqu'un tribunal considère que les allégations des revendicateurs portant que leurs vies sont en danger dans une partie de leur pays, il semble raisonnable de s'attendre à ce qu'une possibilité de refuge intérieur, s'il en est, soit aussi identifiée de façon claire et non équivoque.

[18]       Étant donné les circonstances particulières de la présente affaire, je suis convaincu que l'analyse du tribunal au sujet de la possibilité de refuge intérieur est déficiente.

[19]       On a posé des questions au demandeur au sujet de la possibilité qu'il s'installe à Lahore et le tribunal pouvait tout à fait rejeter la partie de ses réponses qui portait sur sa perception du besoin d'une carte d'identité nationale. De la même façon, le tribunal pouvait aussi conclure que les demandeurs pouvaient obtenir un logement locatif de leurs concitoyens musulmans shi'ites.


[20]             Toutefois, le tribunal n'a pas fait mention de la réponse spontanée de M. Ahmed, que je trouve au dossier, portant que sa détermination de continuer à pratiquer ouvertement sa religion shi'ite ferait qu'il continuerait à être exposé à des risques. Le tribunal n'a pas tenu compte de cette inquiétude sérieuse, qui semble être appuyée par la preuve documentaire (voir le paragraphe 13).

[21]       Le tribunal a choisi d'accepter les allégations de fait présentées à l'appui des revendications des demandeurs pour obtenir le statut de réfugié. Les membres de la formation ont accepté le témoignage du demandeur qu'il avait été attaqué par des opposants de la religion rivale deux fois en mars 1998, que sa soeur avait été gravement blessée en juillet 1999 à cause de son enseignement religieux, et qu'il avait été détenu et torturé pendant cinq jours en août 1999. Ayant accepté ce témoignage, le tribunal devait expliquer la possibilité de refuge intérieur en des termes plus précis que ceux qu'il a utilisés. Selon moi, ayant conclu que les demandeurs avaient été persécutés dans leur village, il ne suffisait pas de déclarer simplement qu'ils trouveraient un refuge sûr ailleurs au Pakistan simplement parce que « près du quart de sa population est composé de shi'ites » .


[22]       La jurisprudence impose systématiquement à la Section du statut de réfugié le fardeau d'expliquer dans des termes clairs et non équivoques ses conclusions négatives quant à la crédibilité. Dans la mesure où le tribunal ajoute foi à la persécution dont les revendicateurs font état, il doit s'exprimer aussi clairement dans ses motifs lorsqu'il rejette leurs inquiétudes par rapport à la vie dans une autre partie de leur pays d'origine. En l'instance, le tribunal ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

[23]       L'arrêt Thirunavukkarasu, précité au paragraphe 14, nous éclaire aussi au sujet du devoir d'avertir le revendicateur du statut de réfugié que la possibilité de refuge intérieur va être soulevée (au paragraphe 10) :

... il appartient au ministre ou à la Commission d'avertir le demandeur si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays doit être soulevée. Le demandeur du statut de réfugié bénéficie des principes de justice naturelle devant la section du statut. L'un des éléments fondamentaux et bien établis du droit d'une partie d'être entendue est l'obligation de lui donner avis de la preuve réunie contre elle (voir, par exemple, Kane c. Conseil d'administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1114). Le but d'un tel avis est de lui permettre de préparer, à son tour, une réponse adéquate à cette preuve. Le droit d'un demandeur du statut de réfugié d'être avisé de la preuve réunie contre lui est extrêmement important lorsque ce demandeur peut être requis de réfuter l'allégation du ministre en prouvant qu'il n'existe pas vraiment de possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Par conséquent, il n'est pas permis au ministre ou à la Commission d'alléguer à l'improviste contre le demandeur la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sans lui donner avis que cette question sera soulevée à l'audience. Comme l'a expliqué le juge Mahoney dans l'arrêt Rasaratnam, précité, aux pages 710 et 711 :

... on ne peut s'attendre à ce que le demandeur de statut soulève la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ni à ce qu'on puisse simplement déduire de la demande elle-même la prétention que cette possibilité est inexistante. La question doit être expressément soulevée lors de l'audience par l'agent d'audience ou par la Commission, et le demandeur doit avoir l'occasion d'y répondre en présentant une preuve et des moyens.


[24]       Le tribunal lui-même a fait remarquer qu'il n'avait pas fait état de la question de la possibilité de refuge intérieur au début de l'audience. Comme le demandeur a choisi de ne pas s'appuyer sur cette question devant notre Cour, je n'ai pas à traiter de cet aspect de l'équité procédurale.

[25]       Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question est renvoyée à une formation différente pour nouvel examen et décision en conformité de ces motifs. Aucune des deux parties n'a suggéré la certification d'une question grave.

« Allan Lutfy »

Juge en chef adjoint

Ottawa (Ontario)

Le 23 mars 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :       IMM-4263-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :       Ansear Ahmed et autres

et

Le ministre de la Citoyenneté

et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :       Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                          le 26 février 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR :       Monsieur le juge en chef adjoint Lutfy

DATE DES MOTIFS :       le 29 mars 2001

ONT COMPARU :

Me Jean-Pierre Bertrand                          POUR LES DEMANDEURS

Me Daniel Latulippe                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand, DesLauriers                          POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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