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Date : 20210406


Dossier : IMM-6692-20

Référence : 2021 CF 294

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2021

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une requête présentée par le demandeur, M. Helmut Oberlander, en vue d’obtenir une ordonnance suspendant définitivement son enquête devant la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ou, subsidiairement, une ordonnance suspendant cette enquête jusqu’à ce que le gouverneur en conseil [GC] se soit prononcé sur la demande de réouverture qu’il lui a présentée le 8 mars 2021. La présente requête en suspension s’inscrit dans le contexte de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire [DACJ] qu’il a introduite devant la Cour et dans laquelle il conteste une décision interlocutoire datée du 11 décembre 2020 par laquelle la SI a rejeté sa demande de remise de l’inscription au rôle de son enquête [la décision relative à la mise au rôle].

[2] Pour les motifs qui suivent, la requête sera rejetée. Après examen des prétentions des parties, des éléments de preuve et des circonstances particulières entourant la requête de M. Oberlander, je ne suis pas convaincu que les faits justifient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension que demande M. Oberlander. Je conviens plutôt avec le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile que, dans les circonstances actuelles et pour l’instant, la Cour ne devrait pas entendre cette demande. Je conclus que la requête de M. Oberlander en vue d’obtenir une suspension définitive des procédures est prématurée, car la SI n’a pas eu la possibilité d’examiner les allégations de communication injuste et trompeuse de la preuve et de manquement à l’obligation de communication du ministre que M. Oberlander a formulées à l’appui de sa requête en suspension et qui, prétend-il, constituent un abus de procédure. Il faudrait que ces questions soient d’abord soumises à la SI afin qu’elle puisse les trancher, et la Cour ne devrait pas s’ingérer dans le processus administratif mené par la SI avant que celle‐ci se soit prononcée. Par ailleurs, en ce qui concerne la demande subsidiaire de suspension temporaire, M. Oberlander cherche par cette demande à obtenir plus que ce qu’il pourrait obtenir s’il avait gain de cause dans sa DACJ sous‐jacente, ce qui dépasse l’objectif de l’injonction interlocutoire. Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire, pour l’instant, que la Cour examine les autres objections que le ministre a soulevées ou qu’elle se penche sur le bien‐fondé de la requête de M. Oberlander.

I. Le contexte

[3] M. Oberlander a depuis longtemps – environ 35 ans – des démêlés complexes avec le gouvernement du Canada, les autorités de l’immigration et les tribunaux canadiens. Pour les besoins de la présente requête en suspension, les faits pertinents peuvent être résumés comme suit.

[4] Lors de la Seconde Guerre mondiale, M. Oberlander, aujourd’hui âgé de 97 ans, a agi comme interprète auxiliaire au sein de l’Ek 10a, une brigade d’exécution nazie.

[5] En 1985‐1986, M. Oberlander était du nombre des personnes visées par une enquête sur les criminels de guerre qui était présidée par feu le juge Deschênes et qui a mené au dépôt d’un rapport, en 1987, par la Commission d’enquête sur les criminels de guerre au Canada [le rapport Deschênes]. L’évaluation détaillée de la situation de M. Oberlander ainsi que les conclusions le concernant sont énoncées dans la partie II du rapport Deschênes, laquelle a été considérée comme secrète et est demeurée confidentielle jusqu’en 2007. Dans ses conclusions, le juge Deschênes explique que la preuve est insuffisante pour engager une poursuite criminelle contre M. Oberlander, mais il recommande ensuite de révoquer sa citoyenneté.

[6] En 2017, le GC a révoqué la citoyenneté canadienne de M. Oberlander pour la quatrième fois [la décision de révocation du GC] à cause de fausses déclarations que M. Oberlander avait faites à des agents d’immigration canadiens à propos de son service au sein de la brigade Ek 10a pendant la Seconde Guerre mondiale et de sa complicité dans les crimes commis par cette organisation. Les efforts que M. Oberlander a faits pour contester la décision de révocation du GC devant notre Cour, devant la Cour d’appel fédérale [CAF] et devant la Cour suprême du Canada [CSC] ont été vains.

[7] En juin 2019, deux rapports établis en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [LIPR], constataient que, à titre d’étranger, M. Oberlander était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)a) et du sous‐alinéa 40(1)d)(i) de la LIPR pour crimes contre l’humanité ainsi que pour fausses déclarations. C’est ainsi que, en août 2019, on a demandé à la SI de tenir une enquête afin de déterminer si M. Oberlander était interdit de territoire ou non.

[8] En novembre 2019, M. Oberlander a déposé une demande par laquelle il contestait la compétence de la SI d’examiner les rapports fondés sur l’article 44. La SI a ainsi rendu une décision interlocutoire en octobre 2020 au sujet de sa compétence [la décision relative à la compétence]. M. Oberlander a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire afin de contester la décision relative à la compétence (dossier de la Cour no IMM‐5658‐20), et il a déposé une première requête en suspension de la procédure d’enquête le concernant en attendant l’issue de sa demande. Par ordonnance rendue par le juge Southcott, le 5 février 2021, cette requête a été rejetée au motif que M. Oberlander n’avait pas écarté le « principe de la prématurité » ni démontré l’existence d’une question sérieuse à trancher dans sa demande sous‐jacente (Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 119 [décision Suspension Oberlander 1]. Le principe de la prématurité empêche de procéder au contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire tant que le processus administratif suit son cours, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

[9] Après le prononcé de la décision relative à la compétence, la SI a tenu une conférence de gestion de l’instance, en novembre 2020, en vue de discuter de questions de nature procédurale, dont la mise au rôle de l’enquête. M. Oberlander a alors demandé que la date de l’enquête ne soit pas encore fixée parce que, vu son âge avancé, son état de santé et les difficultés de communication qui en résultaient, le tout aggravé par la pandémie de COVID‐19, il lui était impossible de s’y préparer. Dans la décision relative à la mise au rôle, la SI a rejeté la demande de M. Oberlander. Elle a ensuite décidé, après consultation des parties, que l’enquête aurait lieu en février 2021. Le 24 décembre 2020, M. Oberlander a déposé la DACJ dont il est question en l’espèce, souhaitant contester la décision relative à la mise au rôle. Dans sa DACJ, M. Oberlander conteste le caractère raisonnable et l’équité de la décision relative à la mise au rôle et il sollicite « une ordonnance de la nature d’un certiorari » annulant la décision relative à la mise au rôle, de même qu’une « ordonnance interdisant à la SI de procéder à l’enquête pour le moment ».

[10] Dans une deuxième requête en suspension déposée le 20 janvier 2021, M. Oberlander a demandé la suspension de son enquête jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur sa DACJ, au motif que celle‐ci soulevait des questions sérieuses quant à la décision relative à la mise au rôle, qu’il subirait un préjudice irréparable si la suspension n’était pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de la suspension. Dans une ordonnance elle aussi rendue le 5 février 2021 (Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 124 [la décision Suspension Oberlander 2], le juge Southcott a fait droit en partie à la deuxième requête en suspension de M. Oberlander. Il s’est dit non disposé à suspendre l’enquête jusqu’à la date de la décision sur la DACJ, mais il a convenu d’ordonner une suspension d’une durée restreinte, jusqu’au 19 mars 2021, pour que M. Oberlander puisse trouver des solutions à ses problèmes de communication et à ses doutes au sujet de l’équité de l’enquête. Cette ordonnance de suspension a expiré le 19 mars 2021 et, le 24 mars suivant, la Cour a rejeté une demande informelle de M. Oberlander pour qu’elle soit prorogée en attendant l’audition de la présente requête. Il semble que les parties n’aient pas encore convenu d’une solution aux problèmes de communication de M. Oberlander.

[11] Dans l’intervalle, le journaliste Terry Pender a déposé une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels [AIPRP] en vue d’obtenir du gouvernement du Canada l’accès à des documents découlant du rapport Deschênes, et il a publié dans le Toronto Star, en octobre 2020, un article analysant le dossier de M. Oberlander et le rapport Deschênes [l’article de Pender]. En prévision de l’enquête relative à M. Oberlander, le ministre a produit l’article de Pender, qui faisait partie d’une série de documents déposés à la SI en février 2021, mais il a omis de fournir les pièces jointes à l’article, qui contenaient des extraits de la partie II du rapport Deschênes. Il a expliqué que ces pièces avaient été omises par inadvertance, car elles n’étaient pas jointes à la copie imprimée de l’article de Pender, et que son avocat n’était pas au courant de leur existence. Le 2 mars 2021, il a produit à la SI l’article complet, accompagné des pièces jointes.

[12] Par l’entremise de son avocat, M. Oberlander a écrit à la SI, le 3 mars 2021, disant qu’il ne consentirait pas à la tenue de l’enquête avant que la SI n’ait obtenu communication complète de la preuve. Dans plusieurs lettres échangées avec la SI et le ministre vers le début de mars 2021, M. Oberlander s’est également plaint du caractère trompeur de la communication tardive de la preuve par le ministre et il a prétendu que, en omettant de fournir la partie II du rapport Deschênes, le ministre (et d’autres représentants du gouvernement du Canada) avait manqué à l’obligation de communication de la preuve au regard de la procédure d’interdiction de territoire ainsi que de toutes les procédures qui l’avaient précédée, dont la décision de révocation du GC. Au lieu d’attendre que la SI examine l’affaire, M. Oberlander a demandé au GC de rouvrir sa décision de révocation de 2017 et il a déposé une troisième requête en suspension devant notre Cour.

[13] Dans cette nouvelle requête en suspension, M. Oberlander se fonde sur l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7 [LCF] et soutient qu’il est dans « l’intérêt de la justice » de surseoir à l’enquête devant la SI, de façon définitive ou, subsidiairement, de façon temporaire. Il est d’avis que le ministre s’appuie de manière injuste sur un document trompeur, l’article de Pender, qui a été soumis à la SI en vue de l’enquête et qu’il a omis de communiquer la partie II du rapport Deschênes. M. Oberlander soutient qu’il n’a découvert l’existence de cette preuve, par ses propres moyens, qu’en février 2021. Il soutient de plus que le ministre avait l’obligation de communiquer plus tôt la partie II du rapport Deschênes, que son omission de communication est un manquement flagrant à la justice naturelle et à l’équité procédurale, qui équivaut à un abus de procédure. Il ajoute que la partie II du rapport Deschênes est d’une nature hautement probante et pertinente pour l’enquête devant la SI, tout comme elle l’était pour les questions que le GC a tranchées en 2017, dont celles relatives à sa complicité dans la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

[14] J’ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer que M. Oberlander a décidé de déposer sa requête en suspension dans le contexte de sa DACJ qui est en instance et que, pour ce qui est des réparations, sa requête renvoie à deux types de suspensions différentes : la réparation principale que demande M. Oberlander est une suspension définitive de l’enquête devant la SI, tandis que la réparation subsidiaire est une suspension temporaire ou interlocutoire de ladite enquête en attendant l’issue de la nouvelle demande de réouverture qui a été soumise au GC.

II. Les observations des parties

A. M. Oberlander

[15] Le fondement de la requête en suspension de M. Oberlander est la communication tardive, par le ministre, de l’article de Pender, qui fait partie de sa preuve contre M. Oberlander à l’enquête, article qui s’inspire lui‐même de partie II du rapport Deschênes. M. Oberlander soutient que, en se fondant sur cet article, le ministre soulève de nouvelles allégations qui n’ont pas été invoquées contre lui dans les procédures antérieures engagées devant les autorités de l’immigration, les Cours fédérales ainsi que le GC. Il soutient que le ministre a accès à la partie II du rapport Deschênes depuis 1987 et que ce document ne lui a jamais été communiqué. Il ajoute que son avocat et lui n’ont pris connaissance de cette information qu’en février 2021, après que le ministre a produit en preuve l’article de Pender dans le contexte de l’enquête devant la SI.

[16] M. Oberlander fait valoir que les conclusions et les constatations du juge Deschênes qui figurent dans la partie II de son rapport sont directement pertinentes pour l’enquête devant la SI, qui vise à déterminer s’il est interdit de territoire au Canada en application de l’article 35 de la LIPR, et qu’elles auraient été pertinentes pour la procédure de révocation du GC. Il soutient que, vu la nature de ces procédures et les droits importants qui sont en jeu, le ministre est tenu de lui communiquer la partie II du rapport Deschênes avant l’enquête de la SI et le processus de révocation du GC. Il ajoute que l’omission du ministre de communiquer cette preuve est un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale qui équivaut à un abus de procédure justifiant une suspension définitive de l’enquête devant la SI ou, à tout le moins, sa suspension temporaire jusqu’à ce que le CG se soit prononcé sur sa récente demande de réouverture.

[17] À l’appui de sa requête en suspension, M. Oberlander invoque l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391 [Tobiass], dans lequel la CSC décrit les différents types de circonstances dans lesquelles il peut être justifié d’ordonner une suspension définitive de l’instance pour abus de procédure. Elle cite le cas de l’injustice dont un particulier est victime en raison de la conduite répréhensible de l’État, de même que la « catégorie résiduelle » de conduite qui est à ce point inéquitable ou vexatoire qu’elle contrevient aux notions fondamentales de justice et mine l’intégrité du processus judiciaire, encore qu’elle ne soit peut-être pas directement liée à l’équité de la procédure (Tobiass aux para 89–90). M. Oberlander est d’avis que les circonstances de sa cause entrent dans ces deux catégories. Il soutient que le ministre n’a pas seulement omis de communiquer l’élément hautement probant qu’est la partie II du rapport Deschênes, mais qu’il tente aussi de manière inéquitable de se fonder sur l’article de Pender, qui fait référence à cette preuve.

[18] Invoquant les arrêts R c McNeil, 2009 CSC 3 aux para 13, 48–49, R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326 [Stinchcombe] aux p 336, 343‐344, et d’autres affaires de nature criminelle, M. Oberlander soutient que, lorsque des informations se trouvant en la possession du gouvernement sont manifestement pertinentes pour la défense, il existe une obligation de les communiquer. Il ajoute que, non seulement le ministre a passé outre à cette obligation, mais qu’il a aussi agi de manière trompeuse dans le cadre de l’enquête en présentant en preuve l’article de Pender, tout en laissant de côté la partie II du rapport Deschênes qui contredit des parties des déclarations que cet article contient.

[19] Selon M. Oberlander, le ministre avait l’obligation de communiquer la partie II du rapport Deschênes ou de faire des recherches raisonnables auprès d’autres organismes de l’État pour la trouver et la communiquer, car il est tenu à un degré élevé d’équité procédurale étant donné les obligations que lui imposent la Déclaration canadienne des droits, LC (1960), c 44 [la Déclaration des droits] et la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi sur le Canada 1982 (R.-U.), 1982, c 11 [Charte]. Il fait valoir que l’article 7 de la Charte s’applique, car en l’obligeant à subir une enquête qui met à risque son état de santé fragile, on porte atteinte à son droit à la sécurité de sa personne. Il ajoute qu’il est soumis à un régime législatif qui commande l’application des mesures de protection visées par la Déclaration des droits. Il soutient qu’il y a une corrélation directe entre les allégations soulevées devant la SI au moyen des rapports fondés sur l’article 44 et la procédure soumise au GC en 2017, dont l’élément central est la révocation de sa citoyenneté. M. Oberlander estime donc que son droit à une audience équitable, garanti à l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, est mis en jeu (Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473 [Hassouna] au para 79). Vu le degré élevé d’équité procédurale auquel il a droit dans le cadre du régime de révocation de la citoyenneté, soutient-il, le fait que le ministre ait omis de communiquer la partie II du rapport Deschênes est un manquement à ces exigences.

[20] Étant donné que l’omission du ministère public de communiquer des informations à un accusé constitue un déni du droit de présenter une défense pleine et entière (R c Carosella, [1997] 1 RCS 80 [Carosella]), M. Oberlander soutient que, du moment qu’un manquement à l’obligation de communication est établi, la mesure de réparation appropriée est la suspension définitive des procédures (Carosella aux para 53–56). Il prétend par ailleurs que l’obligation étendue de communication qui incombe au ministre et au gouvernement du Canada ne se limite pas aux procédures criminelles et s’applique aux procédures administratives, notamment dans le contexte de l’immigration (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37 aux para 92–93; Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38 aux para 53–55).

[21] Selon M. Oberlander, l’obligation de communiquer la preuve dans le cadre de l’enquête devant la SI et de la procédure devant le GC s’étend à n’importe quelle information pertinente qui est en la possession du gouvernement du Canada dans son ensemble. Il allègue que le ministre ne peut pas faire valoir que les dossiers ne sont pas en sa possession ou en possession de son ministère alors que ses propres avocats et fonctionnaires avaient en leur possession des documents hautement importants et qu’il pouvait y avoir accès. Il soutient que tous les ministres et ministères qui sont en cause dans l’affaire qui le concerne, y compris les ministères poursuivants, avaient accès à des copies des dossiers et de la partie II du rapport Deschênes, qu’ils avaient en leur possession, mais qu’ils ont omis de les communiquer. Plus précisément, il allègue que la Section des crimes de guerre du ministère de la Justice [JC], le ministre et/ou d’autres membres du gouvernement du Canada avaient en leur possession des copies des dossiers et de la partie II du rapport Deschênes et qu’ils ne les ont pas mises à sa disposition. Il fait en outre valoir que, contrairement à ce que le ministre soutient, même si les documents pertinents ne relèvent pas de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] ou du JC, ces ministères sont quand même tenus de faire des recherches raisonnables auprès des autres ministères.

[22] De plus, M. Oberlander soutient que la partie II du rapport Deschênes est directement pertinente pour l’enquête devant la SI et qu’elle l’aurait été pour le GC si elle avait été communiquée à l’occasion de cette procédure. Les conclusions du juge Deschênes ne sont pas exécutoires et ne lient pas non plus la Cour, mais il reste que ce sont des « conclusions de fait » pertinentes (Canada (Procureur général) c Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 RCS 440 aux para 34–42). Il ajoute qu’il est injuste de produire des éléments de preuve trompeurs et que le fait de se fonder sur des éléments de preuve qui sont pertinents, qui le disculpent et qui sont en la possession ou à la disposition du ministre depuis 1987 constitue une injustice permanente, qui entache à la fois l’enquête devant la SI et le processus de révocation du GC.

[23] M. Oberlander conteste la prétention du ministre selon laquelle il aurait pu ou dû découvrir plus tôt les documents contestés, puisqu’il était au courant de l’affaire examinée par le juge Deschênes. M. Oberlander soutient qu’il était au courant de l’existence de la Commission Deschênes, mais pas des conclusions de fait contenues dans la partie II du rapport Deschênes. Par ailleurs, ajoute-t-il, ce n’est pas à lui qu’il incombait d’obtenir les renseignements, d’autant plus que l’accès à la partie II du rapport Deschênes a été interdit jusqu’en 2007 et qu’il ignorait qu’il était possible d’y avoir accès après cette date. Dans le même ordre d’idées, M. Oberlander admet que certains des documents sur lesquels le juge Deschênes s’est fondé lui ont été fournis, mais il ajoute qu’il ne les a pas tous eus. De plus, il n’a plus aucun des documents qui lui ont été remis, il ne peut donc pas se fonder sur eux ou y répondre à ce stade‐ci et, en tout état de cause, il n’a jamais eu en main la partie II du rapport Deschênes et les conclusions de fait qu’il contient.

[24] M. Oberlander n’est donc pas d’accord pour dire qu’il avait l’obligation de tenter d’en obtenir la communication dans les meilleurs délais. Par ailleurs, dit-il, c’est le ministre qui tente maintenant de se fonder sur l’article de Pender, qui est directement contredit par la partie II du rapport Deschênes.

[25] M. Oberlander se plaint en outre de la communication tardive, par le ministre, de la partie II du rapport Deschênes. Il déclare qu’il ne peut pas répondre aux allégations particulières qui sont contenues dans les documents maintenant communiqués et invoqués par le ministre, car sa santé est trop précaire, sa mémoire trop imprécise et son bien‐être émotionnel trop fragile pour pouvoir présenter une défense convenable. Dans ces circonstances, soutient-il, il est abusif de présenter cette preuve contre lui, et l’intérêt de la justice exige donc que l’on ordonne la suspension définitive de l’enquête devant la SI ou, subsidiairement, sa suspension temporaire jusqu’à ce que le GC se soit prononcé sur sa demande de réouverture du processus de révocation.

B. Le ministre

[26] En réponse à la requête de M. Oberlander, le ministre nie vigoureusement que la partie II du rapport Deschênes lui a été dissimulée et il soutient que ses allégations – la mauvaise foi, la communication trompeuse et le manquement à l’obligation de communication – sont tout à fait infondées. Il fait valoir que la Cour ne devrait pas entendre la requête en suspension de M. Oberlander, car : 1) les questions liées à la communication injuste et trompeuse d’éléments de preuve, ainsi qu’au manquement à l’obligation de communication doivent être d’abord soulevées devant la SI, 2) l’abus de procédure allégué n’a aucun lien avec la DACJ sous‐jacente dans la présente affaire, 3) M. Oberlander sollicite des réparations qui vont au‐delà de ce qu’il demande à la Cour dans sa DACJ, et 4) la DACJ est maintenant théorique. Pour ce qui est du bien‐fondé de la requête en suspension, le ministre soutient que M. Oberlander ou son avocat étaient au courant de l’existence de la partie II du rapport Deschênes et qu’ils ont décidé de ne pas en obtenir la communication au moment approprié, et qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accorder la suspension que demande maintenant M. Oberlander.

[27] Le ministre avance quatre raisons à l’appui de sa position selon laquelle la Cour ne devrait pas entendre la requête en suspension de M. Oberlander. Premièrement, il soutient que la Cour n’est pas l’instance compétente pour ce faire et que c’est plutôt la SI qui devrait examiner les allégations de M. Oberlander, car c’est elle qui est « habilitée à tirer une conclusion d’abus de procédure et à suspendre une procédure » (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Najafi, 2019 CF 594 [Najafi] au para 36; Prassad c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560 [Prassad] aux pp 568–569).

[28] Deuxièmement, le ministre fait valoir que l’allégation d’abus de procédure n’a aucun lien avec la DACJ dont il est question en l’espèce, qui porte sur la tentative, par la SI, de mettre l’enquête au rôle et son refus de faire droit à la demande d’ajournement de 30 jours de M. Oberlander. La nouvelle requête en suspension dont il est question ici excède nettement la portée de la DACJ, car elle vise à obtenir la suspension définitive de l’enquête à titre de réparation principale. La Cour ne devrait pas entendre non plus la demande subsidiaire de M. Oberlander, qui cherche à obtenir la suspension temporaire de l’enquête en attendant l’issue de sa demande de réouverture de la décision de révocation du GC, car ce processus n’a rien à voir avec la décision relative à la mise au rôle de la SI.

[29] Troisièmement, le ministre soutient que les réparations demandées dans la présente requête en suspension visent à obtenir plus que ce que M. Oberlander obtiendrait s’il avait gain de cause dans sa DACJ, ce qui est contraire à l’article 18.2 de la LCF, qui porte sur les mesures provisoires que la Cour peut prendre lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire.

[30] Enfin, le ministre soutient que la DACJ qui sous‐tend la présente requête en suspension est maintenant théorique, car cela fait maintenant plusieurs mois que l’enquête est ajournée à toutes fins pratiques, ce qui transforme la présente requête en une demande de suspension distincte, sans lien avec une DACJ encore active.

[31] Subsidiairement, le ministre soutient que, s’il fallait que la requête en suspension soit entendue, il faudrait la rejeter, car il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’ordonner la suspension définitive de l’enquête de la SI, ni sa suspension temporaire en attendant la réouverture de la décision de révocation du GC. Il fait valoir que M. Oberlander n’a pas satisfait au critère qui régit la suspension définitive d’une instance pour cause d’abus de procédure. Les accusations non étayées de mauvaise foi et de communication trompeuse ne permettent pas d’affirmer qu’il y a eu abus de procédure, et encore moins qu’il s’agit de l’un des « cas les plus manifestes » d’abus de procédure qu’exige le critère que la CSC a énoncé dans l’arrêt R c Babos, 2014 CSC 16 [Babos] aux para 30–32. Dans la présente affaire, dit le ministre, l’État n’a pas adopté une conduite qui compromet l’équité du procès de l’accusé, ni une conduite qui risque de miner l’intégrité du processus judiciaire.

[32] D’après le ministre, le fait de rendre une décision sur l’interdiction de territoire de M. Oberlander ne porterait pas préjudice à l’intégrité du système de justice. Il existe par ailleurs une réparation subsidiaire, en ce que M. Oberlander peut déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision que rendra la SI à l’issue de l’enquête si cette décision lui est défavorable. Enfin, l’intérêt public commande que l’on rende une décision sur l’interdiction de territoire de M. Oberlander au Canada (Ratnasingam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 1096 au para 32; Kanagaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 885 aux para 31 et 43.)

[33] Le ministre soutient aussi que les arguments de M. Oberlander voulant que le ministre prévoie utiliser l’article de Pender afin de soulever de nouvelles allégations sont infondés et doivent être présentés à la SI plutôt qu’à notre Cour.

[34] Le ministre ajoute que la présente requête en suspension repose sur la fausse prémisse que la partie II du rapport Deschênes n’a été découverte que récemment, en février 2021. Selon lui, la prétention de M. Oberlander selon laquelle cette preuve lui a été [traduction] « dissimulée » est tout à fait infondée et il convient de rejeter ses allégations de mauvaise foi et de « communication trompeuse ». Les faits démontrent que M. Oberlander ou ses anciens avocats étaient au courant de l’existence du rapport Deschênes ou de ses conclusions, mais qu’ils n’ont pas tenté d’en obtenir la communication au moment approprié, quand le rapport a été publié en 1987, quand le ministre a déposé son affidavit de documents dans le cadre des procédures engagées en 1998 et qu’il a dressé la liste de ces documents, ou quand le rapport Deschênes a été « déclassifié » en 2007. Il soutient que la propre preuve de M. Oberlander et les observations qu’il a faites dans le cadre des procédures antérieures renvoient aux conclusions du rapport Deschênes, et il souligne que rien ne prouve que les documents contestés n’ont pas été communiqués à M. Oberlander ou que ce dernier en ignorait l’existence.

[35] Le ministre fait valoir que M. Oberlander avait l’obligation de chercher à obtenir la communication de ces documents en faisant preuve de diligence raisonnable et en agissant le plus tôt possible, et que d’attendre plus de 20 ans pour le faire n’est pas admissible (R c Dixon, [1998] 1 RCS 244 au para 37). Dans une instance antérieure concernant M. Oberlander, la communication a été tout d’abord contestée, mais la contestation a finalement été abandonnée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Oberlander, 185 FTR 41, [2000] ACF no 229 (QL)). Par ailleurs, des avocats ont demandé et obtenu, dans des affaires semblables, la communication du même type de documents que ceux qui, selon M. Oberlander, lui ont été [traduction] « dissimulés » et pour lesquels il n’a pas fait autant d’efforts pour les obtenir (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dueck, [1998] ACF no 1206 (CF 1re inst.) aux para 2, 12).

[36] Le ministre soutient que l’obligation de communication complète dont il est question dans l’arrêt Stinchcombe ne s’applique pas aux procédures de révocation de la citoyenneté ni aux procédures d’interdiction de territoire devant la SI, et que l’article 7 de la Charte n’entre en jeu dans aucun de ces deux contextes. (Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 aux para 54–57; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Katriuk, [1999] 3 CF 143 (CF 1re inst.) au para 5; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dueck, [1998] 2 CF 614 (CF 1re inst.)). Il ajoute que l’obligation d’équité n’exige pas du ministre qu’il procède à une communication exhaustive, et qu’il suffit que cette communication permette à la personne à qui elle est destinée de connaître la preuve qui pèse contre elle et d’y répondre (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 au para 57; May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 aux para 91–92; Ahani c Canada, [1995] ACF no 1190 (QL) au para 38). De plus, en décembre 1997, M. Oberlander a déposé devant notre Cour une requête par laquelle il mettait en cause le caractère suffisant de la communication au regard de l’article 7 de la Charte et citait l’arrêt Stinchcombe. La Cour a conclu que l’article 7 ne s’appliquait pas et elle a rejeté l’argument de M. Oberlander, qui affirmait que les principes du droit criminel devraient s’appliquer aux procédures de révocation de la citoyenneté (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Oberlander, [1997] ACF n1828 (QL)).

[37] En réponse à l’affirmation de M. Oberlander selon laquelle l’article 7 de la Charte s’applique en raison de son état de santé, le ministre soutient que, contrairement à ce qui se passe en matière criminelle, les Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 [les Règles de la SI] prévoient expressément qu’un représentant peut être désigné lorsqu’une personne n’est pas en mesure de prendre part à la procédure. Il ajoute que l’argument de M. Oberlander selon lequel le régime législatif tout entier suppose l’application des mesures de protection visées par la Déclaration des droits ne peut pas être retenu. Même si, dans la décision Hassouna, la Cour a conclu que le processus de révocation de la citoyenneté déclenchait l’application de l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, aucun précédent ne permet de conclure qu’il en va de même pour les procédures d’interdiction de territoire. Le ministre soutient qu’étant donné qu’il n’existe aucun droit à une défense pleine et entière dans le contexte de l’immigration, il ne peut pas y avoir à cet égard de manquement à l’équité procédurale (R c O’Connor, [1995] 4 RCS 411 [O’Connor] au para 141; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 227).

[38] Le ministre fait en outre valoir que, même en droit criminel, auquel s’applique l’arrêt Stinchcombe, l’obligation de communication ne s’étend pas aux tiers ou aux documents qui ne sont pas en la possession ou sous le contrôle de la partie (O’Connor, au para 101). Dans l’affaire qui nous occupe, l’ASFC n’est pas, et n’a jamais été, la détentrice des documents, de sorte qu’elle ne saurait être tenue responsable de ne pas avoir communiqué des renseignements de tiers (Seyoboka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 104 aux para 40–44). Le ministre soutient par conséquent que rien n’oblige l’ASFC ou JC à rechercher, à recueillir et à ensuite communiquer tous les documents qui se trouvent dans le dossier complet du gouvernement en général en vue de la tenue d’une enquête.

[39] Par ailleurs, le ministre soutient que la partie II du rapport Deschênes n’a que peu d’importance pour la procédure devant la SI ou le GC, car elle confirme simplement la voie que le gouvernement du Canada a finalement suivie, c’est-à-dire : pas de poursuite criminelle et la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander. Enfin, s’agissant de la suspension temporaire demandée à titre de réparation subsidiaire, le ministre fait remarquer qu’aucun régime législatif ne prévoit de recours en réouverture de la décision de révocation du GC, qui est définitive et a été confirmée par les tribunaux, même la CSC.

[40] Le ministre demande une adjudication spéciale de dépens en application de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et soutient que le critère strict pour établir l’existence de « raisons spéciales » justifiant l’adjudication de dépens en matière d’immigration est satisfait en l’espèce. Il ajoute que M. Oberlander et son avocat ont agi « de mauvaise foi ou d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée » en formulant des accusations infondées de mauvaise foi et d’abus de procédure (Singh Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201 au para 31), et qu’ils ont agi de manière à prolonger inutilement ou déraisonnablement la procédure en déposant la présente requête en suspension devant la Cour, plutôt que devant la SI.

III. Analyse

[41] Je ne nie pas que, à la lumière de cette description détaillée des observations que les deux parties ont faites dans le cadre de la présente requête en suspension, les allégations et les arguments de M. Oberlander soulèvent des questions importantes à propos des éléments de preuve additionnels communiqués par le ministre, de l’utilisation de ces éléments dans la procédure d’interdiction de territoire devant la SI et les autres procédures devant le GC, de la nature et de la portée de l’obligation de communication qui incombe au ministre, ainsi que de l’étendue de la connaissance que M. Oberlander pourrait avoir de la partie II du rapport Deschênes.

[42] Cependant, pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que la Cour ne devrait pas examiner la demande de M. Oberlander et qu’elle ne devrait pas, pour l’instant, exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension définitive de l’instance. Les questions qui sous‐tendent la requête en suspension de M. Oberlander, et celle de savoir si elles constituent un abus de procédure justifiant la suspension définitive de la procédure d’interdiction de territoire dont la SI est saisie, devraient d’abord être soumises à la SI de sorte que celle-ci puisse les trancher dans le cadre de son processus administratif. Par ailleurs, M. Oberlander a décidé de déposer sa requête en suspension dans le contexte de sa DACJ, et la réparation subsidiaire qu’il sollicite – une suspension temporaire – vise à obtenir plus que ce qu’il pourrait obtenir s’il avait gain de cause dans sa DACJ sous‐jacente, ce qui est contraire à l’article 18.2 de la LCF, qui porte sur les mesures intérimaires qui peuvent être accordées dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire.

 

A. Le critère régissant l’examen de la présente requête en suspension

[43] D’entrée de jeu, je dois souligner que la suspension de l’instance est une réparation en equity discrétionnaire et extraordinaire. Il s’agit d’une réparation exceptionnelle, et la Cour ne peut intervenir et exercer son pouvoir discrétionnaire de l’accorder que si des circonstances impérieuses l’exigent. Cette règle s’applique autant aux suspensions définitives qu’aux suspensions temporaires ou interlocutoires. Par ailleurs, la suspension définitive de l’instance pour abus de procédure est une mesure rare qui ne peut être accordée que dans les « cas les plus manifestes ». Il incombe au demandeur de démontrer qu’il s’agit d’un des « cas les plus manifestes » qui justifient une conclusion aussi extraordinaire (Babos au para 31; Tobiass aux para 88–92; O’Connor au para 68).

[44] Pour ce qui est du critère applicable à la suspension définitive de l’instance pour abus de procédure, M. Oberlander invoque les arrêts de la CSC O’Connor et Tobiass. Il est établi dans ces deux arrêts que deux situations peuvent ouvrir droit à cette réparation : 1) lorsque la conduite des représentants de l’État compromet l’équité du procès d’un accusé, ce qui est considéré comme la catégorie principale, ou 2) lorsque la conduite de l’État ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire, ce qui est la catégorie résiduelle (Tobiass aux para 88–89; O’Connor au para 73). Dans les deux cas, deux critères doivent être respectés avant que la suspension définitive pour abus de procédure puisse être considérée comme appropriée : 1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue, et 2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice (Tobiass au para 90; O’Connor au para 75). La CSC a ajouté dans l’arrêt Tobiass que, après avoir examiné ces deux exigences, les tribunaux peuvent estimer nécessaire de tenir compte d’un troisième facteur : la mise en balance des intérêts que servirait la suspension de la procédure et de l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond (Tobiass au para 92).

[45] Le ministre invoque pour sa part l’arrêt plus récent de la CSC, l’arrêt Babos, dans lequel la Cour suprême a confirmé les deux types de conduite de l’État qui peuvent justifier une suspension et a déclaré que, dans l’un ou l’autre cas, trois exigences doivent être respectées : 1) il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue », 2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger cette atteinte, et 3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de suspendre les procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond » (Babos au para 32).

[46] Il n’est pas contesté que les critères de fond énoncés par la CSC dans les arrêts Tobiass et Babos relativement à la suspension définitive de l’instance pour abus de procédure sont semblables et s’appliquent au fond de la requête en suspension de M. Oberlander.

[47] Cela dit, M. Oberlander fonde la présente requête en suspension sur l’alinéa 50(1)b) de la LCF, et il est important d’examiner le cadre qui régit les suspensions accordées en application de cette disposition.

[48] Le paragraphe 50(1) de la LCF confère à la Cour d’appel fédérale et à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures « dans toute affaire », au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal (alinéa 50(1)a)) ou lorsque l’intérêt de la justice l’exige (alinéa 50(1)b)). Bien qu’on puisse faire valoir que le pouvoir d’autoriser la suspension des procédures en application du paragraphe 50(1) devrait se limiter exclusivement aux procédures engagées devant les Cours fédérales (voir : Compagnie des chemins de fer nationaux c BNSF Railway Company, 2019 CF 142 aux para 18–19), la CAF a conclu que ce pouvoir ne se limite pas aux procédures qui sont en instance devant la CAF ou devant notre Cour, et qu’il peut englober les suspensions de procédures engagées devant d’autres organismes administratifs (Compagnie des chemins de fer nationaux c BNSF, 2016 CAF 284 [BNSF] aux para 8–9; Yri-York Ltd c Canada (Procureur général), [1988] 3 CF 186 (CAF) au para 18).

[49] Le recours à l’alinéa 50(1)b) pour suspendre des procédures qui sont en instance devant un office fédéral, une commission ou un autre tribunal soulève une autre difficulté sur laquelle la CAF s’est penchée dans plusieurs décisions : le critère que les Cours fédérales devraient appliquer dans ces circonstances. S’agit‐il du critère tripartite habituel établi par la CSC dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‐MacDonald] – qui est appliqué dans l’exercice du pouvoir, conféré par l’article 18.2 de la LCF, de prendre des mesures provisoires dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire – , s’agit-il du critère peut-être plus souple de l’« intérêt de la justice », qui découle du libellé de l’alinéa 50(1)b) de la LCF – ou s’agit-il d’un autre critère?

[50] Dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 [Mylan], approuvé par la suite dans les arrêts Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 et Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1, la CAF a établi une distinction entre la situation où, en vertu de l’alinéa 50(1)b) de la LCF, la Cour interdit à un autre organisme d’exercer sa compétence, et d’autres situations où la Cour décide de n’exercer sa propre compétence que plus tard. Dans l’arrêt Mylan, la CAF devait se prononcer sur une demande d’ajournement de ses propres procédures en attendant l’issue d’un appel interjeté devant la CSC dans une autre affaire qui mettait en cause des parties différentes, mais qui portait sur des questions semblables.

[51] La CAF a conclu que, lorsque le tribunal est appelé à déterminer s’il convient de reporter sa propre audience en attendant l’issue d’un autre appel, c’est le critère plus souple de l’« intérêt de la justice » qui s’applique. Cependant, elle a ajouté que c’est le critère tripartite plus strict énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald qu’il convient habituellement d’appliquer dans les cas où le tribunal interdit à un autre organisme d’exercer sa compétence (Mylan au para 5). Comme l’a expliqué le juge Stratas dans les arrêts Mylan et BNSF, quand « une partie demande la suspension des procédures d’un décideur administratif, elle demande en réalité un bref de prohibition à l’égard de ces procédures » (BNSF au para 14). Lorsque le tribunal ordonne la suspension des procédures d’un autre organisme administratif, il interdit en fait à cet organisme de poursuivre l’instance et d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le législateur et qu’il exerce habituellement. En bref, le tribunal interdit à cet organisme de faire ce que le législateur dit qu’il peut faire (Mylan au para 5). Il faut pour cela satisfaire à un critère exigeant.

[52] Il va sans dire que la suspension des procédures engagées devant un organisme administratif peut aussi être demandée en vertu de l’alinéa 50(1)b), dans des circonstances où le critère de l’arrêt RJR-MacDonald ne s’applique pas forcément. Prenons l’exemple où, comme en l’espèce, on demande la suspension définitive de l’instance au motif que la conduite des représentants de l’État est telle que l’instance en question constitue un abus de procédure. Or, dans toutes les situations qui mettent en cause un autre organisme administratif, le tribunal est appelé à empêcher le décideur administratif de mener sa propre procédure administrative et d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés, ce qui lui impose de faire preuve de retenue judiciaire dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 50(1)b) de la LCF.

[53] Le pouvoir de suspendre une procédure est de nature discrétionnaire et, même si le tribunal a compétence pour accorder une suspension touchant d’autres procédures et décisions administratives, il peut décider dans certaines circonstances de ne pas exercer sa compétence et de ne pas examiner une requête en suspension (BNSF, aux para 13–18; Association des compagnies de Téléphone du Québec Inc c Canada (Procureur général), 2012 CAF 203 [ACTQ] aux para 24–26). Il peut notamment le faire s’il existe « d’autres recours administratifs efficaces et adéquats » ou si un autre tribunal « [a] une plus grande expertise ou [est] mieux placé pour trancher la question » (ACTQ, au para 26).

[54] Dans l’arrêt ACTQ, les requérantes sollicitaient une ordonnance suspendant certaines décisions et politiques du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, et l’intimée avait soulevé des objections préliminaires qui reposaient sur la compétence de la CAF ainsi que sur l’existence de « restrictions discrétionnaires » qui empêchaient la Cour d’exercer sa compétence. Cette dernière a conclu que l’existence d’autres recours administratifs adéquats et efficaces ainsi que d’un autre tribunal mieux placé pour trancher la question, empêchait la Cour d’examiner la requête en suspension. Dans l’arrêt BNSF, la partie demanderesse, se fondant sur l’article 50 de la LCF, s’était adressée directement à la CAF par voie d’avis de demande. Elle demandait la suspension de certaines procédures administratives engagées devant l’Office des transports du Canada. Elle n’avait pas demandé à l’Office de suspendre ses procédures. La CAF a conclu que, dans les circonstances de cette affaire, elle aurait dû le demander. Il est utile de reproduire ici le passage suivant de l’arrêt BNSF :

[13] Les défendeurs soutiennent que l’avis de demande doit être retiré du dossier parce que la demanderesse s’est adressée prématurément à la Cour. Ils font valoir que la demanderesse n’a pas demandé à l’Office de suspendre ses procédures. Selon eux, il s’agit là d’un recours adéquat dont la demanderesse aurait dû se prévaloir avant de demander la suspension de l’instance à la Cour d’appel fédérale.

[14] Cet argument est convaincant. Lorsque, comme en l’espèce, une partie demande la suspension des procédures d’un décideur administratif, elle demande en réalité un bref de prohibition à l’égard de ces procédures. Elle demande que soit ordonné l’arrêt des procédures du décideur administratif. Dans un tel cas, les critères régissant l’octroi d’une suspension des procédures d’un décideur administratif en vertu de l’article 50 doivent refléter ceux régissant l’octroi d’un bref de prohibition.

[15] Le bref de prohibition est un recours de droit administratif qui ne devrait pas être utilisé lorsqu’il existe d’autres recours adéquats ou lorsqu’il n’y a pas de circonstances extraordinaires ou d’urgence inhabituelle (voir Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332) (C.B. Powell); cela vaut également pour une demande de suspension d’instance du type de celle dont la Cour est saisie. Les raisons justifiant qu’on empêche l’accès prématuré à une cour de révision, exposées dans l’arrêt C.B. Powell, au paragraphe 32, sont également valables en l’espèce.

[16] Il ne s’agit pas que d’une simple règle jurisprudentielle. C’est ce qui ressort du régime prévu par la Loi sur les transports au Canada, une loi qui lie la Cour. Par la Loi sur les transports au Canada, le législateur confère à l’Office tous les pouvoirs concernant les procédures dont il est saisi, y compris celui de décider s’il devrait suspendre les procédures dont il est saisi. Autoriser les parties à contourner l’Office et à s’adresser directement à la Cour pour demander la suspension des procédures de l’Office irait à l’encontre de ce régime légal. Ce ne serait pas conforme à la Loi sur les transports au Canada.

[17] Il peut exister des circonstances exceptionnelles ou une urgence inhabituelle où s’adresser d’abord à l’Office ne constituerait pas un recours adéquat (voir, par exemple, C.B. Powell, précité, au paragraphe 33) et où l’accès direct à la cour doit être autorisé. En l’espèce, il suffit de dire ceci : l’avis de demande ne révèle ni circonstance exceptionnelle ni urgence inhabituelle justifiant l’accès direct à la cour.

[55] À mon avis, il ressort de ces autorités que le raisonnement qui sous‐tend le principe de la non-ingérence des tribunaux dans les questions administratives – aussi appelé le principe de la prématurité, que le juge Southcott a analysé en détail et appliqué dans les décisions Suspension Oberlander 1 et Suspension Oberlander 2 – s’applique aussi en général dans le contexte de la suspension des procédures se déroulant devant d’autres organismes administratifs, conformément à l’alinéa 50(1)b) de la LCF, lorsqu’une partie souhaite en fait obtenir un bref de prohibition interdisant la tenue d’une procédure administrative. Je signale en passant que, tant dans l’arrêt BNSF que dans l’arrêt ACTQ, la CAF fait un parallèle avec l’arrêt fondamental sur l’accès prématuré à une cour de révision, soit Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], et prolonge son raisonnement aux suspensions d’instance prévues à l’alinéa 50(1)b) de la LCF. Je reconnais que ces décisions ne portent pas sur des requêtes en suspension définitive pour abus de procédure, mais je ne vois aucune raison de principe pour laquelle la Cour ne devrait pas tenir compte des restrictions discrétionnaires dont parle la CAF dans une situation comme celle en l’espèce.

[56] J’ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer que ce principe de non‐ingérence des tribunaux dans une procédure administrative en instance, sauf en cas de circonstances exceptionnelles ou d’urgence inhabituelle, est bien établi. Essentiellement, il prévoit que le processus administratif doit être terminé avant qu’un demandeur puisse recourir aux tribunaux et demander à un juge des requêtes de l’interrompre (Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880 au para 46). Dans un passage souvent cité de l’arrêt CB Powell, et reproduit dans de nombreuses décisions, la CAF résume en ces termes le raisonnement qui sous‐tend l’application de ce principe dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire :

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point [...].

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‐ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif [...].De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire [...].Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles [...].

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‐ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé [...].Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‐ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces [...]. [L]’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[57] Ce principe de la retenue judiciaire dans le contexte d’un processus administratif en cours a régulièrement été reconnu par les tribunaux et la CSC y a souscrit dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux para 35–36. Lorsque la loi établit un processus administratif constitué de séries d’évaluations, de décisions et de recours, il doit être suivi jusqu’à la fin, sous réserve de circonstances exceptionnelles ou d’urgence inhabituelle, avant que les tribunaux puissent être appelés à intervenir. Les parties doivent épuiser toutes les voies de recours utiles lorsque le législateur a confié le pouvoir de prendre des décisions à des décideurs administratifs plutôt qu’aux tribunaux judiciaires.

[58] Certes, la doctrine de l’épuisement des recours administratifs prévoit certaines exceptions, mais l’éventail des situations où il est possible d’écarter la règle générale est limité et le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (CB Powell au para 33). Ces exceptions ne s’appliquent que dans des circonstances exceptionnelles ou des situations d’urgence inhabituelle (BNSF au para 17). L’existence d’une question de droit importante ou les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ne permettent pas aux tribunaux d’élargir l’exception à la règle interdisant l’intervention prématurée des tribunaux dans le processus administratif (CB Powell au para 33). De plus, l’existence d’une question de compétence ne permet pas de s’adresser prématurément aux tribunaux dès lors que le processus administratif permet de soulever la question et prévoit des réparations efficaces (CB Powell aux para 39–40).

[59] Comme l’a déclaré la CAF dans l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17 [Wilson], le principe général de la non‐ingérence repose sur deux valeurs du droit public : « [l]a première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions » (Wilson au para 31).

B. Application du critère à la présente requête en suspension

[60] Je passe maintenant à la requête en suspension déposée par M. Oberlander, que j’examinerai à travers le prisme établi par la CAF pour l’examen des demandes de suspension relatives à une instance engagée devant d’autres organismes administratifs. La Cour doit tout d’abord répondre à la question suivante : même si la Cour est compétente et peut examiner la question soumise par M. Oberlander dans sa requête en suspension, devrait‐elle le faire dans les circonstances actuelles et à ce moment‐ci? Selon moi, et compte tenu des circonstances particulières en l’espèce, la réponse est non. Nous sommes en présence d’une situation où un autre recours administratif adéquat et efficace peut être exercé devant la SI, où la requête en suspension de M. Oberlander soulève des questions sous‐jacentes que la SI peut et devrait trancher en premier, et où la SI, l’instance compétente, celle qui a l’expertise et l’expérience nécessaires en matière réglementaire, est la mieux mieux placée pour trancher plusieurs des questions factuelles et de droit qui sous‐tendent la demande de M. Oberlander. Autrement dit, je conclus que nous ne sommes pas en présence d’une situation où la Cour devrait examiner pour l’instant le bien‐fondé de la requête en suspension de M. Oberlander, avant que la SI ait eu la possibilité de statuer sur les allégations et les arguments soulevés par M. Oberlander.

[61] Essentiellement, dans sa requête en suspension, M. Oberlander demande à la Cour de trancher les trois questions suivantes : 1) s’il y a eu communication injuste de la preuve par le ministre et si ce dernier manqué à son obligation de communication, 2) si, à supposer qu’il y a eu communication injuste ou manquement à l’obligation de communication de la preuve, cela constitue un abus de procédure, et 3) si, à supposer qu’il y a eu abus de procédure, il est justifié de suspendre de façon définitive ou temporaire la procédure administrative engagée devant la SI. Comme l’a souligné le ministre, M. Oberlander demande à la Cour de statuer sur ses allégations, selon lesquelles la communication tardive du ministre serait contraire à l’équité, et que ce dernier a manqué à son obligation de communication, ce qui pourrait constituer un abus de procédure, et ce, à un moment où la SI n’a pas statué sur ces allégations et n’a même pas eu la possibilité de les examiner. À mon avis, il faudrait que ces questions soient d’abord examinées par la SI elle-même de sorte qu’elle puisse tirer des conclusions à leur égard.

[62] Avant de passer à l’examen de la question de l’abus de procédure, et avant de déterminer si l’abus de procédure pourrait justifier la suspension définitive des procédures, il convient de s’intéresser aux nombreuses questions de fait et de droit que soulève la requête en suspension de M. Oberlander quant à la source même de cet abus. Il s’agit notamment de savoir : 1) si la communication d’éléments additionnels par le ministre était injuste, trompeuse ou de mauvaise foi, 2) si, dans les circonstances, la communication tardive des éléments contestés était inappropriée et si la SI devrait ou pourrait accepter cette preuve pour les besoins de l’enquête, 3) quel usage le ministre entend faire de la preuve censément trompeuse, et cette preuve servira‐t‐elle à avancer de nouvelles allégations de participation directe à des actes criminels, 4) si la partie II du rapport Deschênes représente une information pertinente, probante et disculpatoire que le ministre aurait dû communiquer plus tôt, 5) quelle est l’étendue et la portée des obligations de communication du ministre et de l’obligation qu’il a de communiquer la preuve dans le contexte du processus d’interdiction de territoire, 6) si le ministre a omis de communiquer la partie II du rapport Deschênes ou, à l’inverse, si M. Oberlander était au courant de cet élément ou aurait pu l’être, et 7) si, à un moment quelconque, le ministre a manqué à son obligation de communication.

[63] Tous ces éléments, qui découlent de la communication de la preuve faite dans le cadre de la procédure administrative dont la SI est saisie, doivent être tranchés avant qu’on puisse évaluer s’ils pourraient constituer un abus de procédure qui justifierait la suspension de l’instance que M. Oberlander souhaite obtenir. En d’autres termes, il est nécessaire de déterminer s’il y a eu défaut de communication, communication injuste ou manquement à l’obligation de communication; si la réponse est oui, il faut se demander si cela constitue un abus de procédure dans le contexte des procédures en cause, et le cas échéant, si cela justifie que l’on suspende la procédure d’interdiction de territoire dont la SI est saisie. Il va sans dire que si la conclusion est qu’il n’y a eu ni communication injuste, ni défaut de communication, ni manquement à une obligation de communication, rien n’appuierait l’allégation d’abus de procédure ou la suspension des procédures engagées devant la SI.

[64] À mon avis, ce sont là des conclusions qui doivent d’abord être soumises à l’examen de la SI dans le cadre de son processus administratif, et non de notre Cour. Cela n’a pas été fait.

[65] La LIPR et les Règles de la SI confèrent à la SI pleins pouvoirs pour décider du déroulement des affaires dont elle est saisie, et plus particulièrement des questions relatives au traitement et à la réception des éléments de preuve. L’article 173 de la LIPR dispose que, dans toute affaire dont elle est saisie, la SI « n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve » (alinéa c)) et elle « peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision » même si de tels éléments n’étaient pas admissibles dans le cadre d’une procédure judiciaire (alinéa d). L’article 3 des Règles de la SI fait également référence aux éléments de preuve que le ministre doit présenter dans le cadre d’une enquête, et l’article 26 traite précisément de la communication de documents dans le cadre d’une audience. C’est donc dire que, pour ce qui est du traitement de la preuve dans les procédures engagées devant elle, ce qui inclut les questions de communication et d’exclusion de la preuve, la SI semble être maîtresse chez elle (Prassad aux pp 568–569). De plus, l’article 49 des Règles de la SI prévoit que, faute de dispositions permettant de régler précisément une question, la SI « peut prendre toute mesure pour [la] régler ».

[66] À la lumière de ce cadre législatif, il appert que les questions que soulève la requête en suspension de M. Oberlander au sujet de la communication de la preuve et de l’obligation de communiquer la partie II du rapport Deschênes font partie intégrante de la procédure administrative devant la SI, et la Cour ne devrait pas intervenir à ce stade. Je ne dis pas que la Cour ne dispose pas du vaste pouvoir discrétionnaire de régler ces questions, mais plutôt que, en l’espèce, ces questions devraient être soulevées d’abord devant la SI, dans le cadre de sa procédure administrative, et qu’il faudrait donner à celle‐ci la possibilité de tirer des conclusions sur les allégations de M. Oberlander au sujet de la communication de la preuve et sur l’abus de procédure allégué avant que l’affaire soit soumise à la Cour.

[67] Si M. Oberlander est insatisfait des conclusions et des décisions que la SI rendra sur ces questions, il dispose d’un autre recours administratif efficace, en ce qu’il peut les contester devant la Cour en déposant une demande de contrôle judiciaire, et qu’il peut solliciter une suspension accessoire à cette demande. Je ne suis pas convaincu que, d’ici à ce que la SI se prononce sur les questions que M. Oberlander a soulevées dans sa requête en suspension, la Cour devrait être l’instance qui règle l’affaire.

[68] Je fais remarquer que M. Oberlander a déjà soulevé devant la SI ses allégations de communication inappropriée et de manquement à l’obligation de communication du ministre, mais qu’il a déposé la présente requête en suspension devant la Cour avant que la SI ait pu valablement les examiner. Les documents que les deux parties ont déposés à l’appui de leur position respective dans la présente requête en suspension montrent que les deux ont présenté des observations détaillées à la SI à l’égard des questions de communication de la preuve et de l’obligation de communication du ministre. Le dossier contient de nombreuses lettres échangées en février et en mars 2021, qui émanent des avocats de M. Oberlander et du ministre et à la suite desquelles la plupart des arguments, sinon tous, qui sont invoqués dans la présente requête en suspension ont bel et bien été soumis à la SI. Dans certaines de ces lettres, l’avocat de M. Oberlander s’est opposé à la communication d’éléments additionnels par le ministre et a demandé qu’on rende une décision préliminaire sur les documents ainsi communiqués et qu’ils soient exclus de l’examen de la SI.

[69] Non seulement cela confirme que les questions relatives au traitement et à la communication de la preuve font partie de la procédure administrative de la SI, mais cela montre aussi que la SI est assurément une instance adéquate et efficace pour les trancher. En fait, je suis d’avis que, dans les circonstances, la SI est l’instance qui est le mieux placée pour ce faire, vu l’étendue de son expertise et de son expérience en matière réglementaire dans les questions d’interdiction de territoire, ainsi que sa connaissance détaillée et plus complète du dossier de M. Oberlander.

[70] Je suis donc d’accord avec le ministre que la Cour n’est pas l’endroit qui convient, pour l’instant, pour trancher la demande de suspension définitive présentée par M. Oberlander à l’égard de la procédure d’enquête dont est saisie la SI. Les questions qui sous‐tendent les arguments qu’invoque M. Oberlander pour demander la suspension de la procédure d’enquête ont trait aux éléments de preuve communiqués par le ministre à la SI. Cette dernière, qui est maîtresse chez elle, peut et devrait examiner les prétentions de M. Oberlander sur ce point et en tirer des conclusions, qu'il aura la possibilité de contester s’il est insatisfait du résultat.

[71] Pour ce qui est des allégations d’abus de procédure, si l’on présume que la SI conclut qu’il y a eu communication injuste d’éléments de preuve par le ministre, ou manquement à son obligation de communication, je ne suis pas convaincu que cela l’empêche de déterminer si la conduite du ministre constitue un abus de procédure qui ouvre droit à une suspension définitive des procédures engagées devant elle.

[72] M. Oberlander soulève certains doutes au sujet du pouvoir qu’a la SI d’ordonner la suspension définitive de ses propres procédures pour cause d’abus de procédure. Invoquant les décisions que notre Cour a rendues dans les décisions Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 [Torre] et Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427 [Ismaili], M. Oberlander soutient que la SI n’est pas compétente pour rendre une ordonnance qui suspend ses procédures de façon définitive en l’espèce. Je ne suis pas convaincu que, dans ces décisions, la Cour arrive vraiment à une conclusion aussi catégorique. Selon moi, elle conclut plutôt que le pouvoir dont dispose la SI d’examiner les questions d’abus de procédure et de suspendre de façon définitive ses procédures pour cette raison est « très limité », dans le contexte d’allégations d’abus de procédure pour cause de délais déraisonnables.

[73] Dans l’affaire Torre, la Cour a examiné si la SI était compétente pour ordonner l’arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable, et elle a conclu que ce n’était vraisemblablement pas le cas (Torre au para 21). La Cour a donc conclu que la SI n’avait pas commis d’erreur en refusant d’entendre une demande de suspension de l’instance pour des raisons de compétence. Dans l’affaire Ismaili, la Cour s’est également demandé si la SI avait compétence pour ordonner l’arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure découlant de délais déraisonnables et a suivi Torre en confirmant « le pouvoir très limité de la SI de trancher les allégations d’abus de procédure » aux fins d’un arrêt des procédures (Ismaili aux para 12–24). À mon avis, ces deux décisions permettent à la SI d’examiner, dans des circonstances limitées, les allégations d’abus de procédure fondées sur le temps qui s’est écoulé entre la décision du ministre d’établir un rapport au titre de l’article 44 de la LIPR et la conclusion de la SI sur l’interdiction de territoire.

[74] Comme le ministre l’a mentionné, la question de savoir si la SI a compétence pour suspendre définitivement une enquête pour cause d’abus de procédure a aussi été soulevée plus récemment dans la décision Najafi. Dans cette affaire, la Cour a conclu que la question n’avait pas été réglée de façon concluante et qu’une affaire pouvait tomber sous le coup de ce qu’elle avait décrit, dans les décisions Torre et Ismaili, comme le « pouvoir discrétionnaire limité » dont jouit la SI de suspendre les instances portées devant elle pour abus de procédure. Dans la décision Najafi, la SI avait ordonné la suspension définitive de l’instance pour cause d’abus de procédure en raison de délais trop longs, et la Cour a confirmé que la SI est « habilitée à tirer une conclusion d’abus de procédure et à suspendre une instance relative à l’interdiction de territoire » pour cause d’abus de procédure (Najafi au para 36). La Cour a fait remarquer que, à l’instar de n’importe quel autre tribunal administratif, la SI peut tenir compte des principes de justice naturelle et de l’obligation d’équité dans les instances dont elle est saisie. S’agissant de déterminer si la SI avait le pouvoir discrétionnaire de suspendre, pour cause d’abus de procédure, une procédure engagée devant elle, la Cour a conclu que la SI avait la « vaste compétence pour entendre et trancher toutes les questions de droit, de fait et de compétence » et que « [l]orsque les circonstances le justifient, elle peut exercer sa compétence [pour] suspendre une enquête » (Najafi au para 51), y compris suspendre définitivement une instance pour cause d’abus de procédure.

[75] Il semble donc que la jurisprudence n’a pas encore réglé la question et qu’on peut dire, à tout le moins, que la SI jouit d’une compétence limitée pour ce qui est d’examiner des allégations d’abus de procédure, et que, pour cette raison, elle pourrait jouir du pouvoir de suspendre définitivement ses procédures dans certains cas, et qu’elle s’est montrée disposée à exercer ce pouvoir.

[76] Je remarque que, dans les trois décisions que les parties ont mentionnées (Torre, Ismaili et Najafi), la Cour devait se prononcer sur la compétence de la SI d’ordonner la suspension définitive des procédures en raison d’un abus de procédure attribuable à des délais déraisonnables, et non d’un abus de procédure attribuable à une omission de communiquer des éléments de preuve ou à un manquement à l’obligation de communication dans le cadre d’une procédure d’interdiction de territoire, comme c’est le cas en l’espèce. Je n’ai connaissance d’aucune décision dans laquelle la Cour, ou la SI, a examiné l’étendue de la compétence dont jouit cette dernière pour ordonner la suspension des procédures en raison d’un abus de procédure attribuable à une omission de communiquer des éléments de preuve ou à un manquement, par le ministre, à son obligation de communication dans le cadre d’une procédure d’interdiction de territoire.

[77] À la lumière de ce qui précède, je ne suis pas convaincu que la SI ne peut pas décider de suspendre ses procédures pour remédier à un abus de procédure découlant d’une question de communication de la preuve, ou qu’elle ne peut pas se prononcer sur l’allégation d’abus de procédure que M. Oberlander a soulevée dans sa requête en suspension. Je mentionne en passant que le ministre a dit que, en novembre 2019, M. Oberlander avait lui‐même déposé à la SI une demande de suspension définitive de la procédure d’interdiction de territoire au motif que la SI n’avait pas la compétence requise, et qu’il avait entre autres fait valoir que la procédure d’interdiction de territoire constituait un abus de procédure.

[78] Je conclus donc que la SI offre une voie de recours adéquate et efficace qui permet à M. Oberlander de soulever les questions et les arguments présentés dans sa requête en suspension, et qu’elle pourrait trancher de manière efficace et rapide la demande de suspension définitive des procédures de M. Oberlander.

[79] Je m’arrête ici pour faire le commentaire suivant par rapport à la réparation subsidiaire demandée par M. Oberlander, soit la suspension temporaire ou interlocutoire de l’instance, qui est une réparation plus courante. M. Oberlander a décidé de joindre sa requête en suspension à sa DACJ qui est en instance dans la présente affaire, et c’est dans ce contexte qu’il convient d’examiner sa demande subsidiaire de réparation temporaire. Il ne faudrait pas perdre de vue la nature fondamentale de la suspension temporaire ou interlocutoire et son lien avec une cause d’action ou une demande. Le droit d’obtenir une injonction interlocutoire – la suspension de l’instance étant une forme d’injonction – est purement subordonnée ou accessoire à une cause d’action ou à une demande préexistante. Contrairement à la requête en injonction permanente ou en arrêt des procédures, la requête en suspension ou en injonction interlocutoire n’a pas en soi de vie indépendante; il s’agit plutôt d’une réparation qui se rattache à une action ou à une demande sous‐jacente. Comme l’a rappelé la CSC dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 [SRC], l’injonction interlocutoire est, en général, « une réparation qui est subordonnée à une cause d’action » [souligné dans l’original] (SRC, au para 24, citant l’arrêt Amchem Products Incorporated c Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 RCS 897, à la p 930). Le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine) a fait écho à ce principe lorsqu’il a déclaré que [traduction] « [l]es injonctions interlocutoires sont ‘une mesure prophylactique directement associée à l’affaire qui est en cours’ tandis que ‘les injonctions permanentes sont d’une nature différente et sont assimilables à une décision définitive sur les droits’ » (Robert Sharpe J, Injunctions and Specific Performance, 4e éd, (Toronto : Canada Law Book, 2012) aux para 1.40, 1.60). C’est donc dire que l’injonction interlocutoire est une mesure de préservation et de précaution qui est étroitement liée à une affaire en cours, qu’il s’agisse d’une action ou d’une demande.

[80] Vu la nature accessoire de la suspension ou de l’injonction interlocutoire, ainsi que le lien direct qu’une telle mesure doit avoir avec l’action ou la demande sous‐jacente, les tribunaux hésiteront à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour accorder une réparation aussi exceptionnelle lorsque la partie, qui demande une suspension ou une injonction interlocutoire, demande plus que ce qu’elle souhaite obtenir dans l’action ou la demande sous‐jacente. Autrement dit, il sera difficilement juste et équitable pour un tribunal d’ordonner une suspension interlocutoire si la partie requérante demande en fait, à titre de réparation interlocutoire, plus que ce qu’elle lui demande dans le cadre de son action ou de sa demande sous‐jacente.

[81] S’agissant des demandes de contrôle judiciaire, l’article 18.2 de la LCF fait écho à ce principe en précisant que la Cour « peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive ». Autrement dit, un demandeur ne peut pas demander plus que ce qu’il pourrait obtenir s’il avait finalement gain de cause dans la DACJ sous‐jacente : « pour qu’un sursis soit accordé dans une affaire d’immigration, il doit y avoir des procédures d’autorisation ou de contrôle judiciaire dont le sursis est l’accessoire » (D’Souza c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 1304 au para 40.

[82] Je conclus que c’est ce que M. Oberlander tente d’obtenir par la réparation temporaire subsidiaire qu’il sollicite dans sa requête en suspension. La réparation qu’il souhaite obtenir (la suspension de l’enquête de la SI jusqu’à ce que le GC rende sa décision sur sa demande de réouverture du 8 mars 2021) n’est pas dans sa DACJ sous‐jacente, par laquelle il sollicite une [traduction] « ordonnance interdisant à [la SI] de procéder à l’enquête pour l’instant ». La DACJ de M. Oberlander ne contient aucune conclusion liant la mise au rôle de l’enquête à l’issue d’une procédure administrative distincte devant le GC ou ailleurs. Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Oberlander demande seulement à la Cour d’interdire à la SI de procéder à l’enquête pour l’instant, afin de pouvoir trouver des solutions à ses problèmes de communication. En d’autres termes, je conclus que, en demandant la suspension de l’enquête jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande de réouverture soumise au GC, M. Oberlander, dans sa requête en suspension, sollicite une réparation temporaire subsidiaire qui va au‐delà de ce qu’il cherche en fait à obtenir dans sa DACJ sous‐jacente. Ce n’est pas ce qu’une suspension interlocutoire est censée faire.

[83] À mon avis, on fait échec à l’objectif de l’injonction interlocutoire si la partie qui sollicite une suspension temporaire ou interlocutoire peut demander une réparation qui est différente et va plus loin que celle qui constitue le fondement de la demande ou de la cause d’action sous‐jacente. Dans un tel cas, la Cour devrait s’abstenir d’examiner la demande et d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner une suspension temporaire exceptionnelle. C’est le cas en l’espèce et, à mon avis, cela suffit pour conclure que la Cour ne devrait pas examiner la requête en suspension temporaire présentée par M. Oberlander à titre subsidiaire.

[84] La LIPR et les Règles de la SI établissent un processus administratif d’examen, d’audience et de décision pour les affaires d’interdiction de territoire qui sont portées devant la SI, et ce processus doit d’abord être suivi en l’instance. Le législateur a attribué les pouvoirs décisionnels à la SI, non pas aux tribunaux, notamment pour ce qui est des questions liées au traitement et à l’examen de la preuve. La SI devrait donc pouvoir statuer sur les questions soulevées par M. Oberlander avant que celui-ci demande à la Cour de le faire. À défaut de circonstances impérieuses extraordinaires ou de situation urgente inhabituelle, les parties devraient épuiser les droits et les recours que leur accorde tout processus administratif semblable à celui dont il est ici question avant de demander aux tribunaux de trancher les questions en litige et de suspendre le processus administratif. En l’espèce, je ne crois pas que, pour le moment, nous soyons en présence de circonstances exceptionnelles impérieuses ou d’une situation urgente inhabituelle qui justifieraient que la Cour intervienne prématurément.

[85] Tant que la SI n’aura pas examiné et tranché les questions que M. Oberlander a soulevées, la Cour ne devrait pas intervenir dans son processus administratif. Dans la présente affaire, le demandeur dispose d’un recours valable à la fin du processus mené par la SI, en ce que s’il n’est pas satisfait de la décision rendue par la SI sur l’interdiction de territoire, il peut déposer une demande visant à obtenir le contrôle judiciaire de cette décision, qui portera ultimement sur le bien‐fondé de l’interdiction de territoire.

[86] Je suis conscient que, selon les décisions que rendra la SI, l’affaire pourrait revenir plus tard devant la Cour, après que la SI aura terminé son travail et statué sur les allégations et les arguments que M. Oberlander a soulevés à l’égard des questions relatives à la communication de la preuve et de l’allégation d’abus de procédure. Toutefois, le cas échéant, la Cour disposera alors des conclusions et décisions rendues par la SI sur la foi d’un dossier complet, et elle aura laissé la SI exercer les pouvoirs que lui confèrent les dispositions législatives applicables.

IV. Conclusion

[87] Pour les motifs qui précèdent, la Cour n’examinera pas la demande de M. Oberlander pour l’instant, et sa requête en suspension est donc rejetée. Sa requête en suspension définitive des procédures est prématurée, car les allégations et les arguments qu’il soulève doivent d’abord être tranchés par la SI, plutôt que par notre Cour, qui se trouverait à substituer sa compétence à celle de la SI. Aucune circonstance exceptionnelle ne justifie l’intervention immédiate de la Cour, et la SI doit d’abord avoir la possibilité d’examiner les allégations et les arguments que M. Oberlander a soulevés, et de rendre les conclusions et les décisions qui s’imposent. J’estime que, dans les circonstances actuelles et pour l’instant, il n’y a pas lieu d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’ordonner la mesure exceptionnelle de suspension définitive des procédures que demande M. Oberlander, et d’examiner sa requête en suspension. Par ailleurs, en ce qui concerne la demande subsidiaire de suspension temporaire, M. Oberlander vise à obtenir plus que ce qu’il obtiendrait s’il avait gain de cause dans sa DACJ sous‐jacente, ce qui va au-delà de l’objectif des injonctions interlocutoires qui sont demandées dans le contexte d’un contrôle judiciaire. Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire, pour l’instant, que la Cour examine les autres objections soulevées par le ministre ou qu’elle se penche sur le bien‐fondé de la requête de M. Oberlander.

[88] Pour ce qui est des dépens, je ne suis pas d’avis que les circonstances de l’espèce sont semblables à celles, rares, qui justifient une ordonnance d’adjudication de dépens en matière d’immigration, et je refuse de rendre une telle ordonnance à l’encontre de M. Oberlander. Je ne suis pas convaincu que, en présentant sa requête devant la Cour, M. Oberlander ou son avocat ont agi d’une manière à ce point inéquitable, oppressive ou inappropriée ou qu’ils ont eu une conduite à ce point abusive que cela pourrait ouvrir droit à une adjudication de dépens. Le simple fait qu’une partie décide d’exercer une option juridique et n’obtienne pas gain de cause ne crée pas de motifs spéciaux.

[89] Lorsqu’elle rendra ses conclusions et ses décisions sur les allégations et les arguments que M. Oberlander a soulevés dans sa requête en suspension, la SI devra garder à l’esprit le commentaire qu’a fait le juge Southcott dans son ordonnance de suspension du 5 février 2021, à savoir que les procédures d’interdiction de territoire de M. Oberlander devraient se dérouler et se conclure le plus rapidement possible.


ORDONNANCE au dossier IMM-6692-20

LA COUR ORDONNE que:

  1. La requête en suspension du demandeur est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6692-20

 

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE MONTRÉAL (QUÉBEC) ET TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 30 MarS 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

 

Angela Marinos

Daniel Engel

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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